I. Se rendre coupable d'une injustice envers autrui, c'est faire un acte d'impiété, parce que la nature qui gouverne l'univers, ayant créé les êtres raisonnables pour s'aider par des secours réciproques, selon leurs mérites divers, sans qu'il leur soit jamais permis de se nuire entre eux, celui qui méconnaît cette volonté expresse de la nature se rend impie envers la plus auguste des divinités. Faire un mensonge est une autre impiété aussi grave envers elle ; car la nature qui régit l'univers est également la nature pour tous les êtres ; et les êtres d'ici-bas sont évidemment de la même famille que les êtres éternels. C'est là ce qui fait qu'à un certain point de vue, la nature est appelée la Vérité, parce que c'est elle qui est la cause première de tout ce qui est vrai. Celui donc qui trompe sciemment fait acte d'impiété ; car c'est un délit de mentir. Mais même quand on trompe sans le vouloir, comme on se met en désaccord avec la nature universelle, et que l'on provoque un désordre dans son sein, on combat par cela seul la constitution naturelle du monde. C'est la combattre que de se porter, fût-ce à son propre détriment, vers ce qui contredit la vérité. Car celui qui s'égare ainsi avait préalablement reçu de la nature toutes les facultés nécessaires, et c'est en les négligeant qu'il s'est rendu désormais impuissant à distinguer le faux du vrai. C'est encore une sorte d'impiété de rechercher le plaisir comme un bien, et de fuir la douleur comme un mal. Il est inévitable qu'avec ces idées on accuse incessamment la commune nature d'avoir réparti ses dons, sans considération de mérite, entre les méchants et les bons, puisqu'à chaque instant les méchants jouissent des plaisirs de ce monde et de tous les moyens de se les procurer, et que les bons sont plongés dans la douleur, exposés aux causes de tout genre qui la produisent. D'une autre part, quand on redoute la douleur, on doit par suite redouter bien des événements que le monde doit néanmoins voir s'accomplir. C'est là encore une disposition impie. Quand on tient tant au plaisir, on ne se défend pas assez de commettre des fautes contre ses semblables ; et c'est également une impiété manifeste. Dans les choses où la commune nature se montre indifférente, puisque, certainement, elle n'aurait pas fait les deux si elle n'était pas profondément indifférente à l'une et à l'autre, ce qu'il faut c'est que ceux qui veulent obéir à la nature pensent à cet égard absolument comme elle, et qu'eux aussi ils restent dans une indifférence parfaite. Ainsi donc, en ce qui concerne la douleur et le plaisir, la mort et la vie, la gloire et l'obscurité, toutes choses dont la commune nature fait indistinctement usage, on se rend coupable d'une impiété évidente, si l'on n'est pas aussi impassible que la nature elle-même. Et quand je dis que la commune nature est indifférente à tout cela, et qu'elle en fait un égal usage, je veux faire entendre que tout cela arrive indistinctement à tous les êtres qui se succèdent, les uns à la suite des autres, ou qui apparaissent dans le monde, en vertu d'une impulsion première de la Providence ; car elle a dès l'origine des choses réglé l'ordre entier de l'univers, et y a déposé les raisons de tout ce qui devait être dans un avenir sans fin, en déterminant l'empire de toutes les forces qui ont été les germes des existences, des changements, et des révolutions de tout genre que nous pouvons observer.
II. Ce serait le privilège d'un mérite surhumain que de pouvoir sortir de la société des hommes sans avoir jamais su ce que c'est que le mensonge, la fausseté sous aucune de ses formes, la mollesse et l'orgueil. Déjà, c'est avoir fait une heureuse traversée que de s'en aller de ce monde avec le profond dégoût de ces vices. Ou bien, par hasard, préférerais-tu t'enfoncer dans le mal ? Et l'expérience en est-elle encore à l'apprendre à fuir cette peste ? La corruption de l'âme, qui se ruine par le vice, est une peste cent fois plus fatale que celle qui infecte et vicie l'air que tu respires. Car l'une est la peste des animaux en tant qu'ils sont de simples animaux, tandis que l'autre est la peste des hommes en tant qu'ils sont hommes.
III. Ne maudis pas la mort ; mais fais-lui bon accueil, comme étant du nombre de ces phénomènes que veut la nature. La dissolution de notre être est aussi naturelle en nous que la jeunesse, la vieillesse, la croissance, la pleine maturité, la pousse des dents, la barbe, les cheveux blancs, la procréation, la gestation des enfants, l'accouchement, et tant d'autres fonctions purement physiques, que développent en nous les diverses saisons de la vie. Lors donc que l'homme y a réfléchi, il sait qu'il doit ne montrer à l'égard de la mort, ni oubli, ni courroux, ni jactance. Il faut l'attendre comme un des actes nécessaires de la nature ; et puisque tu attends bien le jour où ta femme mettra au monde l'enfant qu'elle porte en son sein, de même aussi tu dois accueillir l'heure où ton âme se délivrera de son enveloppe. Que si tu as besoin, pour te rassurer le coeur, d'une réflexion toute spéciale, qui le rende plus accommodant envers la mort, tu n'as qu'à considérer ce que sont les choses dont tu vas te séparer enfin, et les spectacles dont moralement ton âme ne sera plus attristée. Ce n'est pas à dire le moins du monde qu'il faille combattre contre les hommes ; loin de là, il faut les aimer et les supporter avec douceur. Seulement, il faut bien te dire que ce ne sont pas des gens partageant tes sentiments que tu vas quitter ; car le seul motif qui pourrait nous rattacher à la vie et nous y retenir, ce serait d'avoir le bonheur de s'y trouver avec des hommes qui auraient les mêmes pensées que nous. Mais, à cette heure, tu vois quelle anxiété te cause ce profond désaccord dans la vie commune, et tu vas jusqu'à t'écrier : «0 mort, ne tarde plus à venir, de peur que je n'en arrive, moi aussi, à me méconnaître autant qu'eux !»
IV. Quand on fait une faute contre quelqu'un, on en commet une aussi contre soi-même ; en faisant tort à autrui, on se fait en même temps un tort personnel, puisqu'on se pervertit.
V. Bien souvent on se rend coupable en négligeant d'agir, et non pas seulement en agissant.
VI. Il doit te suffire d'avoir une idée parfaitement intelligible des choses qui t'occupent actuellement, de remplir actuellement ton devoir envers la communauté, et d'être actuellement en disposition de te soumettre avec joie à tout événement que la Cause infinie peut t'envoyer.
VII. Effacer les impressions sensibles ; apaiser l'émotion qu'elles ont pu nous causer ; éteindre nos passions ; rester complètement maîtres de la raison qui doit nous guider.
VIII. C'est une seule et même âme qui fait vivre les animaux privés de raison ; c'est une seule et même âme intelligente qui est répartie entre les êtres raisonnables, de même qu'il n'y a qu'une seule et même terre pour toutes les choses terrestres, de même qu'il n'y a qu'une seule et même lumière qui nous fait voir tout ce qui est visible, de même qu'il n'y a qu'un seul et même air que respirent tous les êtres animés.
IX. Tout être qui a quelque chose de commun avec un autre être se porte invinciblement vers son semblable. Tout objet terreux se dirige spontanément vers la terre ; toute particule liquide tend à s'écouler avec les eaux ; la particule d'air en fait autant. Il faut des obstacles et une violence, pour qu'ils ne suivent pas cette pente. De même encore, le feu monte toujours en haut pour s'y rejoindre au feu élémentaire ; sur la terre, il suffit qu'une matière quelconque soit un peu plus sèche pour qu'elle soit toute prête à s'enflammer, sous toute espèce de feu, parce que cette matière est moins mélangée de ce qui s'oppose et résiste à la combustion.
X. C'est en vertu d'une loi semblable que tout être qui a sa part de la commune nature intellectuelle, tend aussi vivement et plus vivement encore vers l'être qui est de la même espèce que lui. Plus l'être intelligent l'emporte sur le reste des créatures, plus aussi il a d'empressement à se mêler et à se fondre avec ce qui est de sa famille. Ainsi d'abord, parmi les animaux qui n'ont pas la raison en partage, on peut observer des essaims, des troupes, des éducations de petits, et, en quelque sorte aussi, des affections et des amours ; car, dans ces êtres, il y a déjà des âmes ; et l'on peut y remarquer une tendance évidente à se grouper autour du meilleur, ce qu'on ne voit, ni dans les plantes, ni dans les pierres, ni dans les bois. Au contraire, entre les êtres qui ont le privilège de la raison, il se forme des gouvernements, des amitiés de tout ordre, des familles, des réunions de tout genre, et, même pendant la guerre, des traités et des trêves. En montant encore plus haut jusqu'aux êtres de la région supérieure, il y a une sorte d'unité même entre les plus séparés par la distance, comme le sont les astres. C'est donc ainsi que la tendance à s'élever toujours vers le mieux peut créer entre les êtres les plus disparates une sorte de sympathie. Mais regarde ce qui se passe dans l'état présent des choses. Seuls, les êtres doués d'intelligence ont perdu le sentiment de cette affection et de ce bon accord qu'ils se doivent mutuellement ; il n'y a que parmi eux qu'on ne voit plus ce concours. Pourtant ils ont beau fuir ; ils sont repris dans le courant qui les entraîne ; la nature est la plus forte ; et tu peux te convaincre de cette vérité pour peu que tu l'observes avec quelque soin ; car il serait plus facile de découvrir un objet terrestre séparé du reste de la terre, que de trouver un homme absolument isolé de l'homme. L'homme porte son fruit, comme Dieu porte le sien, comme le monde porte le sien aussi, comme toute chose le porte, quand la saison en est venue. Si d'ordinaire le mot de Fruit ne s'applique proprement qu'aux plantes qui, comme la vigne, produisent des fruits, l'expression ici n'est de rien. La raison porte également son fruit, qui est tout ensemble, et commun, et spécial ; et, de ce fruit-là, il sort une multitude d'autres fruits qui sont pareils à la raison elle-même.
XI. Si tu le peux, instruis les gens et redresse-les ; si tu y échoues, n'oublie pas que c'est précisément à cet effet que la bienveillance t'a été accordée. Les Dieux mêmes sont cléments pour les êtres qui te résistent ; et à leur égard, tant les Dieux sont bons, ils les aident à se donner santé, richesse et gloire. Tu peux imiter les Dieux ; ou, si tu ne le fais pas, dis-moi qui t'en empêche.
XII. Travaille sans cesse, non pas avec la persuasion que c'est un malheur pour toi de travailler, ni avec le désir qu'on te plaigne ou qu'on t'admire, mais soutenu par cette seule volonté de toujours agir ou de suspendre ton activité, de la manière que le veut la raison dans l'intérêt de la cité dont tu fais partie.
XIII. Aujourd'hui, je suis sorti de tous mes embarras ; ou, pour mieux dire, j'ai mis tous mes embarras de côté ; car ils n'étaient pas au dehors ; ils étaient tout intérieurs, c'est-à-dire dans les idées que je m'en faisais.
XIV. Toutes choses deviennent familières par l'expérience qu'on en acquiert ; le temps qu'elles subsistent n'est que d'un jour ; leur matière n'est que souillure. A cette heure, tout est absolument ce qu'il était quand vivaient ceux que nous avons ensevelis.
XV. Les choses nous sont extérieures et restent à notre porte. Indépendantes par elles-mêmes, elles ne savent rien de ce qu'elles sont, elles ne nous en disent rien. Qui nous en apprend donc quelque chose ? C'est uniquement la raison, qui nous gouverne.
XVI. Pour l'être raisonnable qui vit en société, le mal, ainsi que le bien, ne consiste pas dans ce qu'il pense, mais dans ce qu'il fait. C'est comme la vertu et le vice, qui, pour lui, ne consistent pas davantage dans la pensée, mais dans l'action.
XVII. Pour le caillou qu'on lance en l'air, il n'y a pas plus de mal à redescendre qu'il n'y avait de bien à monter.
XVIII. Pénètre au fond de leurs coeurs ; et tu sauras quels juges tu redoutes, et quels juges ils sont aussi à leur propre égard.
XIX. Tout est soumis au changement. Et toi-même tu es sujet à une perpétuelle modification, et, sous certains rapports, à une destruction perpétuelle. L'univers entier est comme toi.
XX. Il faut laisser à autrui la faute d'autrui.
XXI. Qu'une action cesse ; qu'un désir, qu'une idée s'arrêtent et s'apaisent ; que tout cela meure, peut-on dire, il n'y a pas là le moindre mal. A un autre point de vue, considère les âges divers de la vie, enfance, adolescence, jeunesse, vieillesse ; tous ces changements sont des morts successives de chacun de ces états. Est-ce donc si terrible ? Maintenant considère encore le temps de la vie que tu as passé sous la conduite de ton grand-père, de ta mère, de ton père ; et te rappelant encore bien d'autres vicissitudes que celles-là, bien d'autres changements, bien d'autres cessations de choses, demande-toi de nouveau : «Est-ce donc si terrible ?» Ainsi, le terme de la vie tout entière, sa cessation, son changement ne sont pas non plus davantage à craindre.
XXII. Reviens bien vite, reviens en courant à la pensée du principe souverain qui te régit, du principe qui régit l'univers, et de celui qui régit l'homme à qui tu parles : à ton principe, pour en faire en toi une intelligence amie de la justice ; au principe souverain de l'univers, pour te rappeler de quel tout tu fais partie ; au principe qui conduit ton interlocuteur, pour savoir s'il agit par ignorance ou de propos délibéré, et ne pas oublier qu'il est de ta famille.
XXIII. Comme tu n'es toi-même qu'un complément du système entier que la cité compose, de même il faut aussi que chacun de tes actes tende à compléter la vie de la cité. Si donc une quelconque de tes actions n'a pas un rapport, soit direct, soit éloigné, avec le but commun de la société, cette action brise ta vie sociale, et en rompt l'unité ; elle est factieuse, au même titre qu'est factieux le citoyen qui, pour sa part personnelle, s'écarte de l'harmonie qui ressemble à celle-là et qui est si nécessaire au peuple.
XXIV. Fureurs d'enfants, jeux puérils, pauvres âmes chargées des cadavres qu'elles portent, toutes choses qui jettent une plus vive lumière sur l'Évocation des morts dans l'Odyssée.
XXV. Remonte jusqu'à la qualité essentielle de la cause, et, l'isolant de tout élément matériel, considère-la en elle-même. Tâche de la même manière d'isoler le temps, et calcule combien doit durer tout au plus cette qualité particulière que tu as distinguée.
XXVI. Tu as beaucoup souffert dans la vie, parce que tu ne t'es pas borné à faire faire à ta raison ce que sa constitution lui permet ; mais sans doute la leçon t'a suffi.
XXVII. Si les gens te critiquent, s'ils te détestent, s'ils t'accablent de leurs clameurs et de leurs outrages, va droit à leurs âmes, pénètres-y et regarde ce qu'ils sont. Tu verras bien vite que tu n'as guère à te tourmenter de l'opinion que de telles gens peuvent avoir de toi. Il faut néanmoins conserver ta bienveillance envers eux ; car la nature veut que vous vous aimiez. Les Dieux mêmes leur viennent en aide de cent manières par les songes, et par la divination, afin qu'ils acquièrent précisément tout ce qui fait l'objet de leurs voeux.
XXVIII. Les choses de ce monde roulent toujours, en haut, en bas, dans le même cercle, qu'elles parcourent perpétuellement d'âge en âge. Ou bien, l'intelligence universelle s'occupe de chacune d'elles spécialement ; et alors, si cela est, tu dois adorer ce qu'elle a réglé elle-même ; ou bien, elle s'est contentée de donner une première impulsion, à laquelle toutes choses obéissent les unes à la suite des autres ; ou bien enfin, il n'y a que des atomes, c'est-à-dire des indivisibles. En un mot, Dieu existe, et dès lors tout est bien. Si tout va au hasard, toi du moins tu n'y es pas soumis. Bientôt la terre nous aura tous cachés dans son sein ; puis, elle-même changera comme nous ; ce qui succédera changera encore à l'infini, et ce changement sera éternel. Aussi, en considérant ces flots accumulés de révolutions et la rapidité de ces vicissitudes incessantes, on se sentira pris, pour tout ce qui est mortel, d'un bien profond dédain.
XXIX. La cause universelle est un torrent qui entraîne toutes choses. Aussi, qu'ils sont naïfs même ces prétendus hommes d'Etat qui s'imaginent régler par la philosophie la pratique des affaires ! Ce sont des enfants qui ont encore la morve au nez. O homme, que te faut-il donc ? Borne-toi à faire ce que présentement la nature exige. Agis, puisque tu le peux ; et ne t'inquiète pas de savoir si quelqu'un regarde ce que tu fais. Ne va pas espérer non plus la République de Platon ; mais sache te contenter du plus léger progrès ; et si tu réussis, ne crois pas avoir gagné si peu de chose. Qui peut en effet changer l'esprit des hommes ? Et tant qu'on ne parvient pas à modifier les coeurs et les opinions, qu'obtient-on, si ce n'est l'obéissance d'esclaves, qui gémissent, et d'hypocrites, qui feignent de croire à ce qu'ils font ? Poursuis donc maintenant ; et continue à me citer Alexandre, Philippe et Démétrius de Phalère. On verra s'ils ont bien compris ce que veut la commune nature, et s'ils ont su faire leur propre éducation. Mais s'ils n'ont eu qu'un personnage plus ou moins dramatique, je ne connais personne qui puisse me condamner à les imiter. L'oeuvre de la philosophie est aussi simple que modeste. Ne me pousse donc pas à une morgue solennelle.
XXX. Regarde d'un peu haut ces rassemblements innombrables, ces innombrables cérémonies de tout ordre, ce voyage fait dans toutes les conditions de tempête et de calme, ces diversités infinies d'êtres naissant, coexistant, mourant ; songe aussi un peu à cette vie que tant d'autres ont jadis vécue comme toi, à cette vie qu'après toi d'autres vivront encore, à la vie que mènent à cette heure tant de nations barbares ; et calcule combien il y a d'hommes qui n'ont, jamais entendu même prononcer ton nom, combien qui l'oublieront dans un moment, combien qui peut-être te louent aujourd'hui et qui demain s'empresseront de te déchirer. Et tu te diras que le souvenir des hommes est certainement bien peu de chose, que la gloire ne vaut pas davantage, et que rien dans tout cela ne mérite notre estime.
XXXI. Pas de trouble, pour tout ce qui provient de la cause extérieure ; stricte justice dans tous les actes que produit la cause qui ne tient qu'à toi ; en d'autres termes, principe d'action et désir, qui aboutissent à te faire toujours rechercher l'intérêt de tous, comme un devoir que la nature t'impose.
XXXII. Il est une foule d'embarras gratuits que tu peux aisément t'épargner, puisqu'ils n'ont rien de réel que dans l'idée que tu t'en formes. Il te sera toujours facile de donner à ton esprit une immense carrière, en embrassant par la pensée l'univers entier, en songeant à l'éternité du temps, au changement rapide de chacune des parties de ce monde, à l'intervalle si étroit qui sépare leur naissance de leur destruction, à l'abîme sans fond qui a précédé leur existence, et à l'infini non moins insondable qui suivra leur dissolution.
XXXIII. Tout ce que tu vois sera détruit dans un instant, et ceux aussi qui observent cette destruction inévitable seront eux-mêmes non moins vite détruits. On a beau mourir dans la plus extrême vieillesse, on en est au même point que celui qui a trouvé la mort la plus prématurée.
XXXIV. Quelles âmes sont les leurs ! A quels objets appliquent-ils leurs soins les plus ardents ! Dans quelles vues prodiguent-ils leur amour et leur respect ! Essaie un peu de voir à nu leur coeur misérable. Quelle déception de s'imaginer que le blâme de telles gens puisse nous faire quelque tort, ou que leurs louanges les plus vives puissent nous servir à quelque chose !
XXXV. La perle de l'existence n'est pas autre chose qu'un changement. Cette vicissitude plaît à la nature universelle, qui a fait que tout est bien, que tout a été de toute éternité semblable à ce qui est, et que tout sera à l'avenir semblable à ce qui a été. Et toi, qu'oses-tu dire ? Que tout dans le monde a toujours été mal, que tout sera mal à jamais, et que, parmi ces Dieux si nombreux, il ne s'est pas trouvé une seule puissance capable de redresser ce désordre, et tu prétends que l'univers a été condamné à des souffrances qui ne doivent jamais cesser !
XXXVI. Dans la matière dont tout être est composé, il y a une partie qui se corrompt et se perd, liquide, cendre, os, humeur ; dans un autre genre, les marbres sont les coagulations de la terre ; l'or et l'argent y sont des dépôts, des sédiments ; les poils des bêtes sont notre vêtement ; le sang est de la pourpre, et ainsi de tout le reste. Le souffle même qui nous anime est quelque chose d'analogue, puisque, venu de certains éléments, c'est en ces éléments qu'il se change lui-même.
XXXVII. Assez de cette vie de misère, assez de murmures, assez de grimaces dignes d'un singe ! Pourquoi te troubler ainsi ? Qu'y a-t-il de nouveau dans les choses ? Qui te met hors de toi ? T'en prends-tu à la cause même, à laquelle tu rapportes ton agitation ? Regarde-la en face. Est-ce à la matière ? Regarde-la avec une égale fermeté. En dehors de la matière et de la cause, il n'y a rien. Tâche donc enfin de devenir, sous l'oeil des Dieux, plus simple et meilleur que tu n'es. Se dire tout cela et voir tout cela pendant cent années ou pendant trois ans, c'est bien toujours la même chose.
XXXVIII. Si cette personne a commis une faute, c'est un mal pour elle ; mais peut-être n'a-t-elle pas commis la faute qu'on lui impute.
XXXIX. Ou bien en ce monde tout vient d'une source unique, qui est intelligente, comme en un vaste et unique corps ; et dans ce cas, une partie n'a pas le droit de se plaindre de ce qui se fait en vue du tout ; ou bien, il n'est au monde que des atomes, et il n'y a jamais que leur concours fortuit, ou leur dispersion. Dès lors, pourquoi t'émouvoir et te troubler ? Tu n'as qu'à dire à l'âme qui te gouverne : «Tu es morte ; tu es perdue et détruite ; tu n'es que déception ; tu es à l'état des brutes ; comme elles, tu te réunis en troupes, et tu te repais comme elles».
XL. Ou les Dieux sont impuissants, ou ils peuvent quelque chose. S'ils sont sans puissance, pourquoi leur adresser tes prières ? S'ils peuvent quelque chose pour toi, pourquoi ne les pries tu pas de te donner la force de ne plus craindre rien de tout ce que tu crains, de ne désirer rien de ce que tu désires, de ne t'affliger de rien de ce qui t'afflige, plutôt que de leur demander qu'ils t'accordent cette chose que lu souhaites, ou qu'ils éloignent telle ou telle autre chose de toi ? Car si les Dieux peuvent aider les hommes en agissant avec eux, c'est en cela certainement qu'ils le peuvent. Mais peut-être diras-tu : «Ce sont là des choses dont les Dieux m'ont laissé maître». Eh bien alors, ne vaut-il pas cent fois mieux te les procurer toi-même, et te servir avec pleine liberté de choses qui ne dépendent que de toi seul, plutôt que de t'agiter avec la bassesse d'un esclave pour des choses qui ne dépendent pas de toi ? Mais qui t'assure que les Dieux ne prennent point une part dans les actions mêmes qui dépendent de nous ? Essaie donc un peu de les prier comme je te le recommande, et tu verras. L'un fait cette prière : «0 Dieux, faites que je couche avec cette femme !» Et toi, fais-leur cette prière : «Faites, ô Dieux, que je ne désire pas coucher avec elle». Un autre prie ainsi : «Faites, ô Dieux, que je sois délivré de ce fléau». Toi, au contraire, prie-les en disant : «Faites, ô Dieux, que je ne désire pas d'être délivré de ce fléau». Un troisième s'écriera : «Faites, ô Dieux, que je ne perde pas mon enfant». Toi, prie-les en leur disant : «Faites, ô Dieux, que je ne craigne pas de le perdre». C'est en ce sens que tu dois diriger le cours de tes prières, et tu vois ensuite venir les choses.
XLI. Epicure a dit : «Quand j'étais indisposé, je ne mettais jamais la conversation sur mon mal ; et je me gardais d'en souffler mot à ceux qui venaient chez moi. Mais je poursuivais l'entretien commencé sur les principes de la nature ; et je m'appliquais uniquement à ce que l'âme, qui participe cependant à ces émotions poignantes de la chair, n'en fût pas troublée, et conservât la jouissance du bien qui n'appartient qu'à elle. Je ne laissais pas même aux médecins, poursuit Épicure, la vanité de croire qu'ils faisaient quelque chose pour moi. Et ma vie n'en continuait pas moins son cours heureux et digne». Tu dois imiter cet exemple dans la maladie, si tu es malade, ou dans tout autre accident ; car il ne faut jamais déserter la philosophie, quelles que soient les circonstances ; pas plus qu'il ne faut perdre ses paroles en conversant avec l'ignorant, ou avec celui qui n'a point étudié la nature, préceptes excellents que recommandent toutes les écoles ; en un mot, on doit être tout entier à ce qu'on fait actuellement, et au moyen qu'on emploie pour le faire.
XLII. Quand quelqu'un te choque par son impudence, demande-toi sur-le-champ : «Se peut-il qu'il n'y ait pas d'impudents dans le monde ?» Non, cela ne se peut pas. Ainsi donc, ne cours pas après l'impossible ; car cet homme qui te choque est un de ces impudents dont l'existence est inévitable dans le monde où nous sommes. Aie toujours la même réflexion présente s'il s'agit d'un malfaiteur, d'un perfide, ou de quelqu'un qui s'est rendu coupable de toute autre faute. En te disant qu'il est impossible que cette sorte de gens n'existe pas dans la société ; tu te sentiras plus de tolérance envers chacun d'eux en particulier. En même temps, tu feras bien aussi de penser à la vertu spéciale que la nature permet à l'homme en opposition avec le vice qui te blesse. Ainsi, contre l'ingrat, elle nous a permis la douceur, et telle autre vertu contre tel autre genre de faute. Toujours il t'est loisible d'offrir tes conseils et tes leçons à celui qui s'égare, puisque toujours, quand on dévie, on quitte la voie qu'on s'était proposée, et que c'est une erreur qu'on commet. Et puis, quel tort as-tu souffert ? En y regardant de près, tu verras que pas un de ceux contre qui tu t'emportes si vivement, n'a pu rien faire absolument qui corrompît ton âme ; or, le mal et le tort personnel que tu pourrais éprouver ne consiste absolument qu'en cela. Est-ce donc un mal ou une chose si étrange qu'un ignorant fasse oeuvre d'ignorance ? Examine si ce n'est pas bien plutôt à toi-même qu'il faudrait t'en prendre de n'avoir pas prévu qu'un tel homme commettrait une telle faute. Car la raison te donnait bien des motifs de présumer que, selon toute apparence, il commettrait ce délit ; et si tu t'étonnes qu'il l'ait commis, c'est que tu n'as pas assez écouté les avertissements de la raison. C'est surtout quand tu accuses quelqu'un de perfidie ou d'ingratitude qu'il faut faire ce retour sur toi-même. Évidemment, c'est ta faute si, connaissant le caractère de cet homme, tu as pu croire qu'il observerait sa parole ; ou bien si, en lui rendant service, tu n'as pas rendu ce service sans arrière-pensée, et si, en faisant ce que tu as fait, tu n'as pas su tirer sur-le-champ de ton action même tout le fruit qu'elle comporte. Que veux-tu donc de plus que de rendre service à cet homme ? Ne te suffit-il pas d'avoir agi en cela conformément à la nature ? Te faut-il donc en outre un salaire ? C'est à peu près comme si l'oeil demandait qu'on le payât, parce qu'il voit ; les pieds, parce qu'ils marchent. Ces organes ont été faits pour un but déterminé ; et, en agissant selon leur structure particulière, ils ne font que remplir la fonction qui leur est particulièrement propre. De même aussi, l'homme, qui est né pour le bien, quand il fait quelque chose de bien à lui tout seul, ou qu'il concourt autrement à faire le bien commun en compagnie de ses semblables, ne fait qu'obéir au voeu de son organisation, et il accomplit son devoir propre.