Lorsque la domination de Rome était bornée dans l’Italie, la
République pouvait facilement subsister. Tout soldat était également citoyen :
chaque consul levait une armée, et d’autres citoyens allaient à la guerre sous
celui qui succédait. Le nombre des troupes n’étant pas excessif, on avait
attention à ne recevoir dans la milice que des gens qui eussent assez de bien
pour avoir intérêt à la conservation de la ville. Enfin, le Sénat voyait de près
la conduite des généraux et leur ôtait la pensée de rien faire contre leur
devoir.
Mais, lorsque les légions passèrent les Alpes et la mer, les
gens de guerre, qu’on était obligé de laisser pendant plusieurs campagnes dans
les pays que l’on soumettait, perdirent peu à peu l’esprit de citoyens, et les
généraux, qui disposèrent des armées et des royaumes, sentirent leur force et ne
purent plus obéir.
Les soldats commencèrent donc à ne reconnaître que leur
général, à fonder sur lui toutes leurs espérances, et à voir de plus loin la
ville. Ce ne furent plus les soldats de la République, mais de Sylla, de Marius,
de Pompée, de César. Rome ne put plus savoir si celui qui était à la tête d’une
armée, dans une province, était son général ou son ennemi.
Tandis que le peuple de Rome ne fut corrompu que par ses
tribuns, à qui il ne pouvait accorder que sa puissance même, le Sénat put
aisément se défendre, parce qu’il agissait constamment, au lieu que la populace
passait sans cesse de l’extrémité de la fougue à l’extrémité de la faiblesse.
Mais, quand le peuple put donner à ses favoris une formidable autorité
au-dehors, toute la sagesse du Sénat devint inutile, et la République fut
perdue.
Ce qui fait que les États libres durent moins que les autres,
c’est que les malheurs et les succès qui leur arrivent leur font presque
toujours perdre la liberté, au lieu que les succès et les malheurs d’un État où
le peuple est soumis confirment également sa servitude. Une république sage ne
doit rien hasarder qui l’expose à la bonne ou à la mauvaise fortune : le seul
bien auquel elle doit aspirer, c’est à la perpétuité de son État.
Si la grandeur de l’Empire perdit la République, la grandeur
de la ville ne la perdit pas moins.
Rome avait soumis tout l’univers avec le secours des peuples
d’Italie, auxquels elle avait donné en différents temps divers privilèges : la
plupart de ces peuples ne s’étaient pas d’abord fort souciés du droit de
bourgeoisie chez les Romains, et quelques-uns aimèrent mieux garder leurs
usages. Mais, lorsque ce droit fut celui de la souveraineté universelle, qu’on
ne fut rien dans le monde si l’on n’était citoyen romain, et qu’avec ce titre on
était tout, les peuples d’Italie résolurent de périr ou d’être romains. Ne
pouvant en venir à bout par leurs brigues et par leurs prières, ils prirent la
voie des armes : ils se révoltèrent dans tout ce côté qui regarde la Mer
Ionienne ; les autres alliés allaient les suivre. Rome, obligée de combattre
contre ceux qui étaient, pour ainsi dire, les mains avec lesquelles elle
enchaînait l’univers, était perdue ; elle allait être réduite à ses murailles :
elle accorda ce droit tant désiré aux alliés qui n’avaient pas encore cessé
d’être fidèles ; et peu à peu elle l’accorda à tous.
Pour lors, Rome ne fut plus cette ville dont le peuple
n’avait eu qu’un même esprit, un même amour pour la liberté, une même haine pour
la tyrannie, où cette jalousie du pouvoir du Sénat et des prérogatives des
grands, toujours mêlée de respect, n’était qu’un amour de l’égalité. Les peuples
d’Italie étant devenus ses citoyens, chaque ville y apporta son génie, ses
intérêts particuliers et sa dépendance de quelque grand protecteur. La ville,
déchirée, ne forma plus un tout ensemble, et, comme on n’en était citoyen que
par une espèce de fiction, qu’on n’avait plus les mêmes magistrats, les mêmes
murailles, les mêmes dieux, les mêmes temples, les mêmes sépultures, on ne vit
plus Rome des mêmes yeux, on n’eut plus le même amour pour la patrie, et les
sentiments romains ne furent plus.
Les ambitieux firent venir à Rome des villes et des nations
entières pour troubler les suffrages ou se les faire donner ; les assemblées
furent de véritables conjurations ; on appela comices une troupe de quelques
séditieux ; l’autorité du peuple, ses lois, lui-même, devinrent des choses
chimériques, et l’anarchie fut telle qu’on ne put plus savoir si le peuple avait
fait une ordonnance, ou s’il ne l’avait point faite.
On n’entend parler dans les auteurs que des divisions qui
perdirent Rome. Mais on ne voit pas que ces divisions y étaient nécessaires,
qu’elles y avaient toujours été, et qu’elles y devaient toujours être. Ce fut
uniquement la grandeur de la République qui fit le mal, et qui changea en
guerres civiles les tumultes populaires. Il fallait bien qu’il y eût à Rome des
divisions, et ces guerriers si fiers, si audacieux, si terribles au-dehors, ne
pouvaient pas être bien modérés au-dedans. Demander, dans un État libre, des
gens hardis dans la guerre et timides dans la paix, c’est vouloir des choses
impossibles, et, pour règle générale, toutes les fois qu’on verra tout le monde
tranquille dans un État qui se donne le nom de république, on peut être assuré
que la liberté n’y est pas.
Ce qu’on appelle union dans un corps politique est une chose
très équivoque : la vraie est une union d’harmonie, qui fait que toutes les
parties, quelque opposées qu’elles nous paraissent, concourent au bien général
de la société, comme des dissonances dans la musique concourent à l’accord
total. Il peut y avoir de l’union dans un État où l’on ne croit voir que du
trouble, c’est-à-dire une harmonie d’où résulte le bonheur, qui seul est la
vraie paix. Il en est comme des parties de cet univers, éternellement liées par
l’action des unes et la réaction des autres.
Mais, dans l’accord du despotisme asiatique, c’est-à-dire de
tout gouvernement qui n’est pas modéré, il y a toujours une division réelle : le
laboureur, l’homme de guerre, le négociant, le magistrat, le noble, ne sont
joints que parce que les uns oppriment les autres sans résistance, et, si l’on y
voit de l’union, ce ne sont pas des citoyens qui sont unis, mais des corps
morts, ensevelis les uns auprès des autres.
Il est vrai que les lois de Rome devinrent impuissantes pour
gouverner la République. Mais c’est une chose qu’on a vue toujours, que de
bonnes lois, qui ont fait qu’une petite république devient grande, lui
deviennent à charge lorsqu’elle s’est agrandie, parce qu’elles étaient telles
que leur effet naturel était de faire un grand peuple, et non pas de le
gouverner.
Il y a bien de la différence entre les lois bonnes et les
lois convenables, celles qui font qu’un peuple se rend maître des autres, et
celles qui maintiennent sa puissance lorsqu’il l’a acquise.
Il y a à présent dans le monde une république que presque
personne ne connaît, et qui, dans le secret et dans le silence, augmente ses
forces chaque jour. Il est certain que, si elle parvient jamais à l’état de
grandeur où sa sagesse la destine, elle changera nécessairement ses lois, et ce
ne sera point l’ouvrage d’un législateur, mais celui de la corruption même.
Rome était faite pour s’agrandir, et ses lois étaient
admirables pour cela. Aussi, dans quelque gouvernement qu’elle ait été, sous le
pouvoir des Rois, dans l’aristocratie ou dans l’État populaire, elle n’a jamais
cessé de faire des entreprises qui demandaient de la conduite, et y a réussi.
Elle ne s’est pas trouvée plus sage que tous les autres États de la terre en un
jour, mais continuellement ; elle a soutenu une petite, une médiocre, une grande
fortune, avec la même supériorité, et n’a point eu de prospérités dont elle
n’ait profité, ni de malheurs dont elle ne se soit servie.
Elle perdit sa liberté parce qu’elle acheva trop tôt son
ouvrage. |