Je crois que la secte d’Épicure, qui s’introduisit à Rome sur la fin de la
République, contribua beaucoup à gâter le coeur et l’esprit des Romains. Les
Grecs en avaient été infatués avant eux. Aussi avaient-ils été plus tôt
corrompus. Polybe nous dit que, de son temps, les serments ne pouvaient donner
de la confiance pour un Grec, au lieu qu’un Romain en était, pour ainsi dire,
enchaîné.
Il y a un fait dans les lettres de Cicéron à Atticus qui nous
montre combien les Romains avaient changé à cet égard depuis le temps de Polybe.
« Memmius, dit-il, vient de communiquer au Sénat l’accord que
son compétiteur et lui avaient fait avec les consuls, par lequel ceux-ci
s’étaient engagés de les favoriser dans la poursuite du consulat pour l’année
suivante ; et eux, de leur côté, s’obligeaient de payer aux consuls quatre cent
mille sesterces s’ils ne leur fournissaient trois augures qui déclareraient
qu’ils étaient présents lorsque le peuple avait fait la loi curiate, quoiqu’il
n’en eût point fait, et deux consulaires qui affirmeraient qu’ils avaient
assisté à la signature du sénatus-consulte qui réglait l’état de leurs
provinces, quoiqu’il n’y en eût point eu. » Que de malhonnêtes gens dans un seul
contrat !
Outre que la religion est toujours le meilleur garant que
l’on puisse avoir des moeurs des hommes, il y avait ceci de particulier chez les
Romains, qu’ils mêlaient quelque sentiment religieux à l’amour qu’ils avaient
pour leur patrie : cette ville fondée sous les meilleurs auspices, ce Romulus,
leur roi et leur dieu, ce Capitole, éternel comme la Ville, et la Ville,
éternelle comme son fondateur, avaient fait autrefois sur l’esprit des Romains
une impression qu’il eût été à souhaiter qu’ils eussent conservée.
La grandeur de l’État fit la grandeur des fortunes
particulières ; mais, comme l’opulence est dans les moeurs, et non pas dans les
richesses, celles des Romains, qui ne laissaient pas d’avoir des bornes
produisirent un luxe et des profusions qui n’en avaient point. Ceux qui avaient
d’abord été corrompus par leurs richesses le furent ensuite par leur pauvreté ;
avec des biens au-dessus d’une condition privée, il fut difficile d’être un bon
citoyen ; avec les désirs et les regrets d’une grande fortune ruinée, on fut
prêt à tous les attentats ; et, comme dit Salluste, on vit une génération de
gens qui ne pouvaient avoir de patrimoine, ni souffrir que d’autres en eussent.
Cependant, quelle que fût la corruption de Rome, tous les
malheurs ne s’y étaient pas introduits : car la force de son institution avait
été telle qu’elle avait conservé une valeur héroïque et toute son application à
la guerre au milieu des richesses, de la mollesse et de la volupté ; ce qui
n’est, je crois, arrivé à aucune nation du monde.
Les citoyens romains regardaient le commerce et les arts
comme des occupations d’esclaves : ils ne les exerçaient point. S’il y eut
quelques exceptions, ce ne fut que de la part de quelques affranchis qui
continuaient leur première industrie. Mais, en général, ils ne connaissaient que
l’art de la guerre, qui était la seule voie pour aller aux magistratures et aux
honneurs. Ainsi les vertus guerrières restèrent après qu’on eut perdu toutes les
autres. |