Pour prévenir les trahisons continuelles des soldats, les Empereurs
s’associèrent des personnes en qui ils avaient confiance, et Dioclétien, sous
prétexte de la grandeur des affaires, régla qu’il y aurait toujours deux
empereurs et deux césars. Il jugea que, les quatre principales armées étant
occupées par ceux qui auraient part à l’empire, elles s’intimideraient les unes
les autres ; que les autres armées, n’étant pas assez fortes pour entreprendre
de faire leur chef empereur, elles perdraient peu à peu la coutume d’élire ; et
qu’enfin, la dignité de césar étant toujours subordonnée, la puissance, partagée
entre quatre pour la sûreté du Gouvernement, ne serait pourtant, dans toute son
étendue, qu’entre les mains de deux.
Mais ce qui contint encore plus les gens de guerre, c’est
que, les richesses des particuliers et la fortune publique ayant diminué, les
Empereurs ne purent plus leur faire des dons si considérables ; de manière que
la récompense ne fût plus proportionnée au danger de faire une nouvelle
élection.
D’ailleurs, les préfets du prétoire, qui, pour le pouvoir et
pour les fonctions, étaient, à peu près, comme les grands vizirs de ces temps-là
et faisaient à leur gré massacrer les Empereurs pour se mettre en leur place,
furent fort abaissés par Constantin, qui ne leur laissa que les fonctions
civiles et en fit quatre au lieu de deux.
La vie des Empereurs commença donc à être plus assurée ; ils
purent mourir dans leur lit, et cela sembla avoir un peu adouci leurs moeurs :
ils ne versèrent plus le sang avec tant de férocité. Mais, comme il fallait que
ce pouvoir immense débordât quelque part, on vit un autre genre de tyrannie,
mais plus sourde. Ce ne furent plus des massacres, mais des jugements iniques,
des formes de justice qui semblaient n’éloigner la mort que pour flétrir la vie.
La Cour fut gouvernée et gouverna par plus d’artifices, par des arts plus
exquis, avec un plus grand silence. Enfin, au lieu de cette hardiesse à
concevoir une mauvaise action et de cette impétuosité à la commettre, on ne vit
plus régner que les vices des âmes faibles, et des crimes réfléchis.
Il s’établit un nouveau genre de corruption. Les premiers
empereurs aimaient les plaisirs ; ceux-ci, la mollesse. Ils se montrèrent moins
aux gens de guerre ; ils furent plus oisifs, plus livrés à leurs domestiques,
plus attachés à leurs palais, et plus séparés de l’Empire.
Le poison de la Cour augmenta sa force à mesure qu’il fut
plus séparé : on ne dit rien, on insinua tout ; les grandes réputations furent
toutes attaquées, et les ministres et les officiers de guerre furent mis sans
cesse à la discrétion de cette sorte de gens qui ne peuvent servir l’État, ni
souffrir qu’on le serve avec gloire.
Enfin, cette affabilité des premiers empereurs, qui seule
pouvait leur donner le moyen de connaître leurs affaires, fut entièrement
bannie. Le prince ne sut plus rien que sur le rapport de quelques confidents,
qui, toujours de concert, souvent même lorsqu’ils semblaient être d’opinion
contraire, ne faisaient auprès de lui que l’office d’un seul.
Le séjour de plusieurs empereurs en Asie et leur perpétuelle
rivalité avec les rois de Perse firent qu’ils voulurent être adorés comme eux,
et Dioclétien, d’autres disent Galère, l’ordonna par un édit.
Ce faste et cette pompe asiatiques s’établissant, les yeux
s’y accoutumèrent d’abord, et, lorsque Julien voulut mettre de la simplicité et
de la modestie dans ses manières, on appela oubli de la dignité ce qui n’était
que la mémoire des anciennes moeurs.
Quoique, depuis Marc-Aurèle, il y eût eu plusieurs empereurs,
il n’y avait eu qu’un Empire, et, l’autorité de tous étant reconnue dans les
provinces, c’était une puissance unique exercée par plusieurs.
Mais Galère et Constance Chlore n’ayant pu s’accorder, ils
partagèrent réellement l’Empire ; et, par cet exemple, qui fut dans la suite
suivi par Constantin, qui prit le plan de Galère, et non pas celui de
Dioclétien, il s’introduisit une coutume qui fut moins un changement qu’une
révolution.
De plus, l’envie qu’eut Constantin de faire une ville
nouvelle, la vanité de lui donner son nom, le déterminèrent à porter en Orient
le siège de l’empire. Quoique l’enceinte de Rome ne fût pas à beaucoup près si
grande qu’elle est à présent, les faubourgs en étaient prodigieusement étendus :
l’Italie, pleine de maisons de plaisance, n’était proprement que le jardin de
Rome ; les laboureurs étaient en Sicile, en Afrique, en Égypte ; et les
jardiniers, en Italie. Les terres n’étaient presque cultivées que par les
esclaves des citoyens romains. Mais, lorsque le siège de l’empire fut établi en
Orient, Rome presque entière y passa : les Grands y menèrent leurs esclaves,
c’est-à-dire presque tout le peuple, et l’Italie fut privée de ses habitants.
Pour que la nouvelle ville ne cédât en rien à l’ancienne,
Constantin voulut qu’on y distribuât aussi du blé, et ordonna que celui d’Égypte
serait envoyé à Constantinople, et celui de l’Afrique, à Rome ; ce qui, me
semble, n’était pas fort sensé.
Dans le temps de la République, le peuple romain, souverain
de tous les autres, devait naturellement avoir part aux tributs ; cela fit que
le Sénat lui vendit d’abord du blé à bas prix et ensuite le lui donna pour rien.
Lorsque le Gouvernement fut devenu monarchique, cela subsista contre les
principes de la monarchie ; on laissait cet abus à cause des inconvénients qu’il
y aurait eus à le changer. Mais Constantin, fondant une ville nouvelle, l’y
établit sans aucune bonne raison.
Lorsque Auguste eut conquis l’Égypte, il apporta à Rome le
trésor des Ptolomées. Cela y fit à peu près la même révolution que la découverte
des Indes a faite depuis en Europe, et que de certains systèmes ont faite de nos
jours : les fonds doublèrent de prix à Rome ; et, comme Rome continua d’attirer
à elle les richesses d’Alexandrie, qui recevait elle-même celles de l’Afrique et
de l’Orient, l’or et l’argent devinrent très communs en Europe ; ce qui mit les
peuples en état de payer des impôts très considérables en espèces.
Mais, lorsque l’Empire eut été divisé, ces richesses allèrent
à Constantinople. On sait, d’ailleurs, que les mines d’Angleterre n’étaient
point encore ouvertes ; qu’il y en avait très peu en Italie et dans les Gaules ;
que, depuis les Carthaginois, les mines d’Espagne n’étaient guère plus
travaillées ou, du moins, n’étaient plus si riches. L’Italie, qui n’avait plus
que des jardins abandonnés, ne pouvait par aucun moyen attirer l’argent de
l’Orient, pendant que l’Occident, pour avoir de ses marchandises, y envoyait le
sien. L’or et l’argent devinrent donc extrêmement rares en Europe. Mais les
Empereurs y voulurent exiger les mêmes tributs ; ce qui perdit tout.
Lorsque le Gouvernement a une forme depuis longtemps établie,
et que les choses se sont mises dans une certaine situation, il est presque
toujours de la prudence de les y laisser, parce que les raisons, souvent
compliquées et inconnues, qui font qu’un pareil état a subsisté font qu’il se
maintiendra encore. Mais, quand on change le système total, on ne peut remédier
qu’aux inconvénients qui se présentent dans la théorie, et on en laisse d’autres
que la pratique seule peut faire découvrir.
Ainsi, quoique l’Empire ne fût déjà que trop grand, la
division qu’on en fit le ruina, parce que toutes les parties de ce grand corps,
depuis longtemps ensemble, s’étaient, pour ainsi dire, ajustées pour y rester et
dépendre les unes des autres.
Constantin, après avoir affaibli la capitale, frappa un autre
coup sur les frontières : il ôta les légions qui étaient sur le bord des grands
fleuves, et les dispersa dans les provinces ; ce qui produisit deux maux : l’un,
que la barrière qui contenait tant de nations fut ôtée ; et l’autre, que les
soldats vécurent et s’amollirent dans le cirque et dans les théâtres.
Lorsque Constantius envoya Julien dans les Gaules, il trouva
que cinquante villes le long du Rhin avaient été prises par les Barbares ; que
les provinces avaient été saccagées ; qu’il n’y avait plus que l’ombre d’une
armée romaine, que le seul nom des ennemis faisait fuir.
Ce prince, par sa sagesse, sa constance, son économie, sa
conduite, sa valeur et une suite continuelle d’actions héroïques, rechassa les
Barbares, et la terreur de son nom les contint tant qu’il vécut.
La brièveté des règnes, les divers partis politiques, les
différentes religions, les sectes particulières de ces religions, ont fait que
le caractère des Empereurs est venu à nous extrêmement défiguré. Je n’en
donnerai que deux exemples : cet Alexandre, si lâche dans Hérodien, paraît plein
de courage dans Lampridius ; ce Gratien, tant loué par les Orthodoxes,
Philostorgue le compare à Néron.
Valentinien sentit plus que personne la nécessité de l’ancien
plan : il employa toute sa vie à fortifier les bords du Rhin, à y faire des
levées, y bâtir des châteaux, y placer des troupes, leur donner le moyen d’y
subsister. Mais il arriva dans le monde un événement qui détermina Valens, son
frère, à. ouvrir le Danube et eut d’effroyables suites.
Dans le pays qui est entre les Palus-Méotides, les montagnes
du Caucase et la Mer Caspienne, il y avait plusieurs peuples qui étaient la
plupart de la nation des Huns ou de celle des Alains. Leurs terres étaient
extrêmement fertiles ; ils aimaient la guerre et le brigandage ; ils étaient
presque toujours à cheval ou sur leurs chariots et erraient dans le pays où ils
étaient enfermés ; ils faisaient bien quelques ravages sur les frontières de
Perse et d’Arménie, mais on gardait aisément les Portes Caspiennes, et ils
pouvaient difficilement pénétrer dans la Perse par ailleurs. Comme ils
n’imaginaient point qu’il fût possible de traverser les Palus-Méotides, ils ne
connaissaient pas les Romains, et, pendant que d’autres Barbares ravageaient
l’Empire, ils restaient dans les limites que leur ignorance leur avait données.
Quelques-uns ont dit que le limon que le Tanaïs avait apporté
avait formé une espèce de croûte sur le Bosphore Cimmérien, sur laquelle ils
avaient passé ; d’autres, que deux jeunes Scythes, poursuivant une biche qui
traversa ce bras de mer, le traversèrent aussi ; ils furent étonnés de voir un
nouveau monde, et, retournant dans l’ancien, ils apprirent à leurs compatriotes
les nouvelles terres et, si j’ose me servir de ce terme, les Indes qu’ils
avaient découvertes.
D’abord, des corps innombrables de Huns passèrent, et,
rencontrant les Goths les premiers, ils les chassèrent devant eux. Il semblait
que ces nations se précipitassent les unes sur les autres, et que l’Asie, pour
peser sur l’Europe, eût acquis un nouveau poids.
Les Goths, effrayés, se présentèrent sur les bords du Danube
et, les mains jointes, demandèrent une retraite. Les flatteurs de Valens
saisirent cette occasion et la lui représentèrent comme une conquête heureuse
d’un nouveau peuple qui venait défendre l’Empire et l’enrichir.
Valens ordonna qu’ils passeraient sans armes ; mais, pour de
l’argent, ses officiers leur en laissèrent tant qu’ils voulurent. Il leur fit
distribuer des terres ; mais, à la différence des Huns, les Goths n’en
cultivaient point ; on les priva même du blé qu’on leur avait promis ; ils
mouraient de faim, et ils étaient au milieu d’un pays riche ; ils étaient armés,
et on leur faisait des injustices. Ils ravagèrent tout, depuis le Danube
jusqu’au Bosphore, exterminèrent Valens et son armée, et ne repassèrent le
Danube que pour abandonner l’affreuse solitude qu’ils avaient faite. |