I. Noblesse d'Alcibiade; sa beauté.
La famille paternelle d'Alcibiade remontait à
Eurysacès, fils d'Ajax; il était Alcméonide par sa mère Dinomache, fille de
Mégaclès. Son père Clinias combattit avec gloire à Artémisium, où il montait une
galère à trois rangs de rames qu'il avait équipée à ses dépens; il fut tué à la
bataille de Coronée, que les Athéniens perdirent contre les Béotiens. Alcibiade
eut pour tuteurs Périclès et Ariphron, fils de Xanthippe, ses proches parents.
On a eu raison de dire que la bienveillance et l'amitié de Socrate pour
Alcibiade n'avaient pas peu contribué à sa gloire; en effet, nous ignorons même
le nom de la mère de Nicias, de celles de Démosthène, de Lamachus, de Phormion,
de Thrasybule et de Théramène, tous personnages illustres et ses contemporains;
et il n'est personne qui ne sache que la nourrice d'Alcibiade, qui était
Lacédémonienne, s'appelait Amycla, et que Zopyre fut son gouverneur. Antisthène
a parlé de la première, et Platon de l'autre. Peut-être devrais-je m'abstenir de
parler de sa beauté, ou me contenter de dire qu'en ayant conservé tout l'éclat
dans son enfance, dans sa jeunesse et dans l'âge viril, i1 fut aimable à toutes
les périodes de sa vie; car il n'est pas vrai, quoi qu'en dise Euripide, que
tous les hommes beaux le soient encore dans leur automne. Cet avantage peu
commun, Alcibiade le dut aux belles proportions de son corps et à son heureuse
constitution. On dit qu'il grasseyait un peu en parlant, et que ce défaut, qui
chez lui était un agrément, donnait à ses discours une sorte de grâce naturelle
et entraînante. Aristophane parle de ce grasseyement dans des vers où il
plaisante Théorus :
Le fils de Clinias me dit en bégayant :
Regarde Théolus: sa tête a l'apparence
De celle d'un corbeau. Pour cette fois vraiment
Le fils de Clinias a mieux dit qu'il ne pense
Archippus dit aussi, en se moquant d'Alcibiade :
Voyez de ce garçon la démarche indolente;
Voyez flotter les plis de sa robe traînante.
A son père il se pique en tout de ressembler,
Il est son vrai portrait, sa plus fidèle image,
Et, sur le moindre point cherchant à l'égaler,
Il allonge le cou, contrefait son langage.
II. Son caractère et ses mœurs.
Quant à ses mœurs, elles furent souvent
inégales, et éprouvèrent de fréquentes variations; suite naturelle des grandes
circonstances où il se trouva, et des vicissitudes de sa fortune. De cette foule
de passions vives et ardentes auxquelles il était sujet, celle qui domina le
plus en lui fut une ambition démesurée, un amour de la supériorité qui s'annonça
dès l'enfance, comme le prouvent les traits qu'on en rapporte. Un jour qu'il
s'exerçait à la lutte, vivement pressé par son adversaire, et sur le point
d'être renversé, il le mordit à la main, et lui fit lâcher prise: « Tu mords
comme une femme, lui dit celui-ci. - Non, repartit Alcibiade, mais comme un
lion. » Une autre fois, étant encore fort jeune, il jouait aux osselets dans une
rue étroite. Comme il était en tour de les jeter, il voit venir une charrette
chargée. D'abord il crie au conducteur d'arrêter, parce qu'il allait passer à
l'endroit même où il devait ,jouer. Cet homme grossier ne l'écoutant pas et
avançant toujours, les autres enfants se retirèrent; mais Alcibiade se jetant
par terre en face des chevaux: « Passe maintenant si tu veux, » dit-il au
charretier. Cet homme épouvanté fit reculer sa voiture, et les spectateurs
effrayés coururent à Alcibiade en jetant de grands cris.
III. Son motif pour refuser d'apprendre à jouer de la flûte.
Quand il commença à fréquenter les écoles, il
prit volontiers les leçons de divers maîtres; mais il ne voulut jamais apprendre
à jouer de la flûte, parce que ce talent lui paraissait méprisable et indigne
d'un homme libre. Il disait que l'usage de l'archet et de la lyre n'altère point
les traits du visage, et ne lui fait rien perdre de sa noblesse; mais que la
flûte déforme tellement la bouche et même la figure entière, qu'on est à peine
reconnu de ses meilleurs amis. D'ailleurs, ajoutait-il, celui qui joue de la
lyre peut s'accompagner de la voix et du chant; mais la flûte ferme tellement la
bouche du musicien, qu'elle lui interdit l'usage de la parole. Laissons donc,
disait-il encore, laissons la flûte aux enfants des Thébains, qui ne savent pas
parler; mais nous, Athéniens, nous avons, comme disent nos pères, pour
protecteurs et pour chefs Minerve et Apollon, dont l'une jeta loin d'elle la
flûte, et l'autre écorcha celui qui en jouait. Par ces propos moitié sérieux,
moitié plaisants, Alcibiade se délivra de cet exercice, et en détourna même tous
ses camarades, qui furent bientôt informés qu'on louait Alcibiade de mépriser la
flûte et de railler ceux qui en jouaient. Depuis, l'usage de cet instrument fut
exclu du nombre des occupations honnêtes, et généralement regardé comme
avilissant. IV. Reproches faits à sa
jeunesse. Amitié de Socrate pour lui.
Dans le libelle qu'Antiphon publia contre
Alcibiade, il rapporte que, dans son enfance il s'enfuit de la maison de ses
tuteurs dans celle d'un nommé Démocratès, dont il était aimé. Ariphron voulait
le faire crier à son de trompe, mais Périclès s'y opposa. « S'il est mort,
disait-il, cette proclamation ne nous en apprendra la nouvelle qu'un jour plus
tôt; s'il est vivant, elle le déshonorera pour le reste de sa vie. » Antiphon
lui reproche encore d'avoir, dans le gymnase de Sibyrtius, tué d'un coup de
bâton un de ses esclaves. Mais doit-on ajouter foi à des imputations que cet
auteur avoue lui-même n'avoir publiées que par la haine qu'il lui portait? Déjà
une foule de citoyens distingués s'empressaient autour d'Alcibiade et
recherchaient son amitié; mais on s'apercevait facilement que leur admiration
pour les grâces de sa personne était le motif unique de leurs assiduités. Au
contraire, l'amour que Socrate lui portait est un grand témoignage de la vertu
et de l'heureux naturel de ce jeune Athénien. Il en voyait briller les traits
dans sa grande beauté; et craignant pour lui ses richesses, sa naissance, cette
foule de citoyens, d'étrangers et d'alliés qui cherchaient à se l'attacher par
leurs flatteries et leurs complaisances, il se crut appelé à le garantir de tant
d'écueils, à empêcher par ses soins que cette plante ne laissât corrompre dans
sa fleur le fruit qu'elle faisait espérer. Car Alcibiade était de tous les
hommes celui que la fortune avait le plus environné et muni de ce qu'on appelle
ses faveurs, pour le rendre impénétrable aux traits de la philosophie, et
inaccessible aux aiguillons piquants de ses remontrances. Assiégé et amolli dès
sa jeunesse par ceux qui ne cherchaient qu'à lui complaire pour l'éloigner du
seul homme qui pût l'instruire et le corriger, il sut néanmoins par la bonté de
son naturel reconnaître le mérite de Socrate; il l'attira auprès de sa personne,
et en écarta tous les hommes riches et puissants qui lui faisaient la cour. Il
eut bientôt formé avec ce philosophe une liaison intime, et il écouta avec
plaisir les discours d'un ami dont l'attachement n'avait pas pour objet une
volupté honteuse et de lâches plaisirs; mais qui voulait, en lui faisant
connaître les imperfections de son âme, réprimer son orgueil et sa présomption.
Il reconnut alors sa vaine et fausse gloire,
Comme un coq baisse l'aile en cédant la victoire.
V. Son attachement pour ce philosophe.
Il regarda le soin que Socrate prenait des
jeunes gens comme un ministère dont les dieux avaient chargé ce philosophe pour
l'instruction et le salut de ceux qui s'attachaient à lui. Commençant donc à se
mépriser lui-même autant qu'il admirait Socrate, qu'il estimait son amitié et
respectait sa vertu, il se forma insensiblement une image de l'amour, ou plutôt
un contre amour, suivant l'expression de Platon. On était étonné de le voir
souper et lutter tous les jours avec Socrate, loger à l'armée sous la même tente
que lui; au contraire, traiter avec dureté tous ceux qui le recherchaient, les
insulter publiquement, comme il fit à Anytus, fils d'Anthémion. Cet Anytus
aimait Alcibiade; et, l'ayant invité un jour qu'il avait à souper quelques
étrangers, il éprouva de sa part un refus. Le soir, après avoir fait la débauche
dans sa maison avec ses amis, il va tout en désordre chez Anytus, s'arrête à la
porte de la salle; et voyant les tables couvertes de vaisselle d'or et d'argent,
il ordonne à ses esclaves d'en prendre la moitié et de l'emporter chez lui; et,
sans daigner entrer dans la salle, il se retire. Les convives d'Anytus se
récrièrent avec indignation sur l'insolence et l'audace d'Alcibiade: « Au
contraire, leur dit Anytus, il me traite avec ménagement et avec bonté, puisque,
maître de tout prendre, il m'en laisse la moitié. »
VI. Sa conduite envers un étranger dont il était aimé.
C'est ainsi qu'il agissait avec tous ses
adorateurs. Il ne se montra plus doux qu'envers un étranger qui s'était établi à
Athènes; cet homme, ayant vendu le peu de bien qu'il avait, en forma la somme de
cent statères, qu'il offrit à Alcibiade, en le pressant de les accepter.
Alcibiade sourit; et charmé de la simplicité de cet homme, il l'invite à souper.
Après l'avoir bien traité, il lui rend son argent, et lui ordonne de se trouver
le lendemain sur la place, où l'on devait
donner à bail les fermes publiques, et d'y mettre l’enchère. Cet homme s'en
étant défendu, parce que ce bail était de plusieurs talents, Alcibiade le
menaça, s'il ne s'y rendait, de lui faire donner les étri-vières. Il avait à se
plaindre des fermiers, et voulait s'en venger. L'é-trangler se rendit donc le
lendemain matin sur la place, et mit l'enchère d'un talent. Les fermiers
indignés se liguent tous contre lui, et exigent qu'il nomme quelqu'un pour être
sa caution, persuadés qu'il n'en trouverait pas. Cet homme, interdit à cette
proposition, se retirait déjà, lorsqu'Alcibiade cria de loin aux archontes: «
Ecrivez mon nom; cet homme est de mes amis, et je suis sa caution. » Les
fermiers se trouvèrent eux-mêmes fort embarrassés; accoutumés à payer avec le
produit du second bail les arrérages du premier, et ne voyant pas d'autre
expédient, ils offrent de l'argent à cet homme pour l’engager à se désister.
Alcibiade ne voulut pas qu'il reçût moins d'un talent; ils le donnèrent, et
Alcibiade, content de lui avoir procuré ce bénéfice, lui permit de retirer sa
parole. VII. Difficulté que Socrate
éprouve à le fixer.
Quoique Socrate eût dans sa tendresse pour
Alcibiade des rivaux nombreux et puissants, souvent néanmoins il prenait le
dessus dans le cœur de ce jeune homme, dont le bon naturel cédait à des discours
qui le touchaient vivement, et qui portaient dans son âme une telle émotion,
qu'ils lui faisaient verser des larmes. Quelquefois aussi, séduit par ses
flatteurs, qui lui procuraient sans cesse de nouveaux plaisirs, il échappait à
Socrate, qui courait alors après lui comme après un esclave fugitif; car il
était le seul qu'Alcibiade craignît et respectât, tandis qu'il se moquait de
tous les autres. Aussi Cléante disait-il que Socrate ne tenait Alcibiade que par
les oreilles; et que ses rivaux avaient, pour le saisir, plusieurs autres moyens
que ce philosophe ne voulait pas employer, la bonne chère et les plaisirs. En
effet, Alcibiade se laissait facilement entraîner à la volupté; et ce que
Thucydide rapporte de son intempérance et de sa vie licencieuse ne donne que
trop lieu de le penser. Mais les corrupteurs de sa jeunesse, le prenant surtout
par son ambition et par son amour pour la gloire, le poussaient prématurément à
de grandes entreprises, et lui persuadaient qu'aussitôt qu'il se serait mêlé des
affaires publiques, non seulement il effacerait la gloire de tous les généraux
et de tous les orateurs d'Athènes, mais qu'il surpasserait encore la puissance
et la réputation dont Périclès lui-même jouissait dans la Grèce. Le fer amolli
par le feu acquiert de la force et de la densité lorsqu'on le trempe à froid; de
même Alcibiade, amolli par les délices et plein de vanité, n'était pas plus tôt
entre les mains de Socrate, que ce philosophe, le fortifiant par ses discours,
le faisait rentrer en lui-même, le rendait humble et modeste, en lui montrant
combien il avait de défauts, et à quelle distance il était de la vertu. A peine
sorti de l'enfance, il entra un jour dans l'école d'un grammairien, et lui
demanda un livre d'Homère. Le grammairien lui ayant répondu qu'il n'avait rien
des ouvrages de ce poète, Alcibiade lui donna un soufflet et sortit. Un autre
grammairien lui ayant dit qu'il avait un Homère corrigé de sa main: «Eh! quoi,
lui dit Alcibiade, tu es capable de corriger Homère, et tu montres la grammaire
à des enfants? Que ne formes-tu plutôt des hommes ? » Il alla un jour chez
Périclès; et ayant frappé à sa porte, on lui dit qu'il était occupé, qu'il
travaillait à rendre ses comptes: « Ne ferait-il pas mieux, dit Alcibiade en
s'en allant, de travailler à ne pas les rendre? »
VIII. Socrate lui sauve la vie, et lui doit la sienne dans une
autre occasion.
Il était dans sa première jeunesse lorsqu'il
alla à l'expédition de Potidée. Tant qu'elle dura, il logea dans la tente de
Socrate, et ne le quitta jamais dans les combats. À une grande bataille qui se
donna, ils se conduisirent tous deux très vaillamment; et Alcibiade ayant été
renversé d'une blessure qu'il avait reçue, Socrate se mit devant lui, et le
défendit avec tant décourage à la vue de toute l'armée, qu'il empêcha les
ennemis de se rendre maîtres de sa personne et de ses armes. Le prix de la
valeur était incontestablement dû à Socrate; mais les généraux ayant témoigné le
désir d'en déférer l'honneur à Alcibiade, à cause de sa haute naissance,
Socrate, qui voulait augmenter en lui son émulation pour la véritable gloire,
fut le premier qui rendit témoignage à sa bravoure, qui demanda qu'on lui
adjugeât la couronne et l'armure complète. À la bataille de Délium, qui se donna
longtemps après, les Athéniens ayant été mis en fuite, Socrate se retirait à
pied avec quelques autres soldats: Alcibiade était à cheval; et le voyant dans
cet état, il ne voulut pas s'éloigner de lui; mais se tenant toujours à ses
côtés, il le défendit courageusement contre les ennemis, qui poursuivaient les
fuyards et en tuaient un grand nombre.
IX. Il donne un soufflet à Hipponicus, dont il épouse ensuite la
fille.
Un jour, il donna un soufflet à Hipponicus,
père de Callias, à qui sa naissance et ses richesses avaient acquis beaucoup de
puissance et d'autorité dans la ville; et il le fit non dans un mouvement de
colère ou à la suite d'une dispute, mais par plaisanterie, et sur une gageure
qu'il avait faite avec ses camarades. Cette insolence, bientôt divulguée dans
toute la ville, excita une indignation générale. Le lendemain, dès la pointe du
jour, Alcibiade va chez Hipponicus; il frappe à la porte, entre, se dépouille de
ses habits, et, se mettant à sa discrétion, il le prie de le faire châtier comme
il le jugera à propos. Hipponicus lui pardonna, et lui sacrifia si bien son
ressentiment, que, dans la suite, il lui fit épouser sa fille Hipparète.
D'autres disent que ce ne fut pas Hipponicus, mais son fils Callias, qui maria
Hipparète à Alcibiade, et lui donna en dot dix talents; qu'à son premier enfant,
Alcibiade en demanda dix autres, et soutint qu'on les lui avait promis au cas où
il aurait des enfants. Callias, craignant de sa part quelque mauvais dessein,
déclara devant tout le peuple que s'il mourait sans enfants, il laissait sa
maison et ses biens à Alcibiade. Hipparète, femme d'une grande vertu, et qui
aimait fort son mari, affligée de ses torts envers elle et de son commerce avec
des courtisanes tant athéniennes qu'étrangères, sortit de sa maison, et se
retira chez son frère. Alcibiade ne s'en mit point en peine, et continua sa vie
licencieuse. Dans le cas de divorce, l'acte en devait être remis à l'archonte
par la femme elle-même, et non par un autre. Hipparète s'étant rendue chez ce
magistrat pour obéir à la loi, Alcibiade y alla aussi; et, la saisissant par le
milieu du corps, il l'emporta chez lui à travers la place publique, sans que
personne osât s'y opposer ou la lui enlever. Elle demeura dans la maison de son
mari jusqu'à sa mort, qui arriva peu de temps après, pendant un voyage
d'Alcibiade à Éphèse. Cette violence à l'égard de sa femme ne parut ni contraire
à la loi, ni à l'humanité; car la loi semble n'avoir exigé cette comparution
publique de la femme qui fait divorce, qu'afin que le mari ait une occasion de
lui parler et de la retenir. X. Il
entre dans l'administration des affaires.
Alcibiade avait un chien remarquable par sa
taille et par sa beauté, et qui lui avait coûté soixante-dix mines; il lui fit
couper la queue, qui était son plus bel ornement: ses amis lui en firent des
reproches, et lui rapportèrent que cette action était généralement blâmée, et
faisait mal parler de lui. « Voilà précisément ce que je demandais, leur dit
Alcibiade en riant. Tant que les Athéniens s'entretiendront de cela, ils ne
diront rien de pis sur mon compte. » Il entra dans l'administration des
affaires, à l'occasion d'une largesse qu'il fit, non de dessein prémédité, mais
par hasard. Il passait un jour sur la place, où le peuple tenait une assemblée
assez tumultueuse; il en demanda la cause, et, quelqu'un lui ayant dit qu'on
faisait une distribution d'argent, il s'avança, et en distribua aussi. Le peuple
applaudit à grands cris à sa libéralité, et Alcibiade, dans la joie qu'il en
eut, ayant oublié qu'il avait une caille sous son manteau, l'oiseau, effrayé du
bruit, s'envola. Les Athéniens redoublèrent leurs cris, et plusieurs coururent
après la caille pour la rattraper; elle fut prise par un pilote nommé Antiochus,
qui la lui rapporta, et qui depuis fut, pour cela seul, fort aimé d'Alcibiade.
XI. Son éloquence.
Sa naissance et ses richesses, le courage
qu'il avait montré dans les combats, le grand nombre de ses parents et de ses
amis, étaient autant de portes qui lui facilitaient l'entrée du gouvernement.
Mais il aimait beaucoup mieux ne devoir qu'au charme de son éloquence le crédit
et l'autorité qu'il désirait d'acquérir. Il avait un grand talent pour la
parole, comme l'attestent les poètes comiques, et surtout le plus grand des
orateurs, qui, dans son oraison contre Midias, dit qu'Alcibiade fut l'homme de
son temps qui eut le plus d'éloquence. Si nous en croyons Théophraste, écrivain
aussi versé dans l'étude de l'histoire et de l’antiquité qu'aucun autre
philosophe, Alcibiade était l'orateur le plus habile à trouver et à imaginer ce
qui convenait à son sujet; mais les idées et les termes les plus propres à les
exprimer ne se présentant pas toujours facilement à son esprit, il hésitait
souvent, il s'arrêtait au milieu de son discours, ou répétait les derniers mots,
afin de penser à ce qu'il devait dire ensuite.
XII. Sa dépense pour les chevaux et pour les courses.
Le grand nombre de ses chars et la quantité de
chevaux qu'il entretenait lui avaient acquis aussi beaucoup de célébrité.
Personne, avant lui, ni particulier, ni roi même, n'avait envoyé sept chars à la
fois aux jeux olympiques; mais l'honneur qu'il eut de remporter le premier, le
second et le quatrième prix, selon Thucydide, ou le troisième, suivant Euripide,
efface l'éclat et la gloire de tous ceux qui ont le plus brillé dans cette
carrière. Voici ce qu'en dit Euripide dans une de ses odes :
O fils de Clinias, je célèbre ta gloire;
Il est grand, il est beau d'obtenir la victoire :
Mais sur ton char, traîné par des coursiers fougueux,
Triompher par trois fois dans ces illustres jeux;
Deux fois, de l’olivier la tête couronnée,
Par tes brillants succès voir la Grèce étonnée;
Être de tes rivaux proclamé le vainqueur;
Seul tu reçus des dieux cette insigne faveur.
Mais rien ne contribua tant à relever l'éclat de ses victoires que l’émulation
des villes à son égard: les Éphésiens lui dressèrent une tente magnifique; ceux
de Chio nourrirent ses chevaux, et lui fournirent un grand nombre de victimes;
les Lesbiens lui donnèrent le vin, et lui entretinrent une table ouverte à tout
le monde. Il est vrai que la calomnie, ou peut-être la mauvaise foi dont il usa
pour satisfaire son ambition, donna lieu à des propos fâcheux contre lui. Un
Athénien, nommé Diomède, homme de bien et ami d'Alcibiade, désirait
passionnément de remporter le prix aux jeux olympiques: ayant appris que les
Argiens avaient un très beau char qui appartenait au public, et sachant tout le
crédit et le grand nombre d'amis qu'Alcibiade avait à Argos, il le pria de lui
acheter ce char. Alcibiade l'acheta pour lui-même, sans se mettre en peine de
Diomède qui en fut très offensé, et qui prit les dieux et les hommes à témoins
de cette perfidie. Il paraît que l'affaire fut portée en justice; car nous avons
un discours d'Isocrate sur ce char, pour le fils d'Alcibiade; il est vrai que la
partie adverse est nommée Tisias, et non pas Diomède.
XIII. Sa rivalité avec Nicias et Phéax.
Dès qu'Alcibiade fut entré dans la carrière de
l'administration, quoique encore très jeune, il eut bientôt effacé tous les
autres orateurs. Deux seulement purent soutenir la concurrence: Phéax, fils
d'Érasistrate, et Nicias, fils de Nicératus. Celui-ci était déjà vieux, et
passait pour un des meilleurs généraux d'Athènes. Phéax commençait, comme
Alcibiade, à s'élever dans la république. Issu de parents illustres par leur
naissance, il était inférieur à son rival sous plusieurs rapports, et surtout du
côté de l'éloquence: il avait plutôt le talent de la conversation ou l'art de
persuader dans une discussion particulière, que la force nécessaire pour
soutenir de grands combats dans l'assemblée du peuple. Il avait, dit Eupolis,
Le talent de parler, non celui de bien dire.
Il nous reste une oraison de ce Phéax contre Alcibiade, dans laquelle, entre
plusieurs autres reproches, il lui impute de s'être servi pour son propre usage,
et comme s'ils lui eussent appartenu, des vases d'or et d'argent de la
république, de ceux même qu'on portait en pompe aux cérémonies solennelles.
XIV. Il fait bannir Hyperbolus.
Il y avait à Athènes un certain Hyperbolus, du
bourg de Périthoïde, dont Thucydide lui-même parle comme d'un méchant homme,
qui, sur les théâtres, fournissait chaque jour aux poètes comiques une ample
matière de railleries. Mais, insensible à tout ce qu'on disait de lui, il se
piquait de mépriser la gloire et de braver l'infamie. Ce qui n'était en lui
qu'une impudence et une lâcheté passait auprès de certaines gens pour force et
pour audace. Il ne plaisait à personne; mais le peuple se servait souvent de
lui, lorsqu'il voulait humilier ou calomnier les citoyens élevés en dignité.
Dans cette circonstance le peuple, à son instigation, allait prononcer le ban de
l'ostracisme, peine qu'il emploie ordinairement contre le citoyen qui a le plus
de réputation et d'autorité, et qu'il bannit de la ville, moins pour calmer ses
craintes que pour soulager son envie. Comme il paraissait certain que le
bannissement frapperait un des trois rivaux, Alcibiade réunit les divers partis;
et, ayant pris ses mesures avec Nicias, il fit tomber l'ostracisme sur
Hyperbolus. D'autres disent que ce ne fut pas avec Nicias, mais avec Phéax qu'il
se concerta, et que, s'étant réuni à sa faction, il fit chasser Hyperbolus, qui
était bien éloigné de s'y attendre; car jamais aucun homme de basse extraction
ou sans crédit n'avait été condamné à cette sorte de bannissement, comme le
témoigne Platon le poète comique, lorsqu'il dit de cet Hyperbolus :
Ses mœurs lui méritaient d'être banni d'Athène ;
Mais il était trop vil pour cette noble peine :
Pour de tels scélérats nos illustres aïeux
N'inventèrent jamais cet exil glorieux.
Nous en avons parlé ailleurs plus au long.
XV. Il rend Nicias suspect.
Alcibiade n'était pas moins jaloux de
l'admiration que les ennemis avaient pour Nicias, que des honneurs qu'il
recevait de ses concitoyens. Quoiqu'il y eût entre Alcibiade et les
Lacédémoniens une liaison d'hospitalité, et qu'il eût eu le plus grand soin des
Spartiates que les Athéniens avaient pris à Pylos, cependant les Lacédémoniens,
qui devaient surtout à Nicias la paix et la liberté de leurs prisonniers, lui
témoignaient beaucoup plus d'affection qu'à Alcibiade; et l'on disait parmi les
Grecs que Périclès avait allumé la guerre, et que Vicias l'avait éteinte; la
plupart même appelaient cette paix la paix de Nicias. Alcibiade, qui voyait avec
autant de chagrin que d'envie ce succès de son rival, résolut de rompre le
traité. D'abord ayant su que les Argiens, qui haïssaient et craignaient les
Spartiates, cherchaient à s'en séparer, il leur donna secrètement l'espérance
d'être soutenus par les Athéniens; et, soit par lui-même, soit par des
émissaires, il encourageait sous main les principaux d'entre le peuple à ne rien
craindre et à ne pas céder aux Lacédémoniens, mais à se tourner vers les
Athéniens, à attendre qu'un repentir, qui ne pouvait pas être bien éloigné, leur
fît rompre une paix désavantageuse. Lorsque ensuite les Spartiates eurent fait
alliance avec les Béotiens, et eurent remis aux Athéniens le fort de Panacte
tout démantelé, quoiqu'ils se fussent obligés à le rendre avec toutes ses
fortifications, Alcibiade, voyant les Athéniens irrités de ce manque de foi,
travailla à les aigrir davantage. En même temps il attaqua Nicias, et anima le
peuple contre lui par des accusations qui n'étaient pas sans vraisemblance : il
lui imputait de n'avoir pas voulu, pendant qu'il commandait l'armée, faire
prisonniers de guerre les Spartiates qu'on avait laissés dans l'île de
Sphactérie, et, après que d'autres les eurent pris, de les avoir relâchés et
rendus, pour faire plaisir aux Lacédémoniens. Il ajoutait que Nicias, quoiqu'il
fût leur ami, n'avait pas empêché leur ligue avec les Béotiens et les
Corinthiens; tandis qu'il ne laissait aucun peuple de la Grèce suivre son
inclination pour s'allier avec les Athéniens, à moins que les Spartiates n'y
consentissent. XVI. Il trompe les
Lacédémoniens.
Nicias était fort troublé de ces accusations,
lorsque par hasard, il arriva des ambassadeurs de Lacédémone, qui parlèrent avec
beaucoup de modération, et déclarèrent qu'ils avaient plein pouvoir de pacifier
tous les différends, à des conditions justes et raisonnables. Le sénat agréa
leurs propositions, et l'assemblée du peuple fut indiquée au lendemain pour en
délibérer. Alcibiade, qui craignait l'issue de cette assemblée, vint à bout de
déterminer les ambassadeurs à s'aboucher avec lui. Quand ils furent venus: « Que
faites-vous, leur dit-il, seigneurs Spartiates? ignorez-vous que le sénat est
toujours plein de modération et d'humanité pour ceux avec qui il traite, mais
que le peuple, naturellement fier, exagère toujours ses prétentions? Si vous lui
dites que vous êtes venus avec des pleins pouvoirs, il prendra un ton de maître,
et vous forcera de lui accorder tout ce qu'il voudra. Voulez-vous qu'il soit
équitable, et qu'il ne vous contraigne pas à lui rien céder contre votre gré;
agissez avec moins de franchise, et, en faisant des propositions justes, ne lui
dites pas que vous ayez le pouvoir de conclure. Pour moi, je vous seconderai de
tout mon crédit, afin de servir les Lacédémoniens. » Ces paroles, confirmées par
le serment, réussirent à les éloigner de Nicias, et leur inspirèrent pour son
rival la plus grande confiance. Admirant sa prudence et son habileté, ils le
regardaient comme un homme extraordinaire. Le lendemain, le peuple s'étant
assemblé, les ambassadeurs se présentèrent; et Alcibiade leur ayant demandé avec
beaucoup de douceur quel était l’objet de leur ambassade, ils répondirent qu’ils
venaient faire des propositions de paix; mais qu'ils n'étaient pas autorisés à
rien conclure. Aussitôt Alcibiade s'emporte contre eux, et leur reproche une
conduite que lui seul leur avait suggérée; il les traite de fourbes, de
perfides, et leur dit qu'ils ne sont venus que dans de mauvaises vues. Le sénat
partage toute son indignation, le peuple s'irrite; et Nicias, qui ignorait la
fourberie. d'Alcibiade, demeure surpris et consterné du changement des
ambassadeurs. XVII. Il forme une
ligue contre eux. Bataille de Mantinée.
Ils furent donc renvoyés; et Alcibiade, nommé
général, fit conclure sur-le-champ un traité d'alliance entre les Athéniens et
les peuples d'Argos, de Mantinée et d'Élide. On ne saurait approuver le moyen
qu'il employa dans cette occasion; mais ce fut un grand coup
d’avoir ainsi divisé et ébranlé tout le Péloponnèse; d'avoir, en un seul jour,
rassemblé à Mantinée un si grand nombre de troupes contre les ennemis; d'avoir
éloigné d'Athènes les dangers de cette guerre, et réduit les Lacédémoniens à ne
pouvoir tirer aucun avantage réel de la victoire, et à trembler pour Sparte
même, s'ils étaient vaincus. Après la bataille de Mantinée, les mille hommes de
troupes que les Argiens entretenaient formèrent le projet d'abolir le
gouvernement populaire, et de soumettre la ville aux Lacédémoniens, qui,
arrivant alors fort à propos, parvinrent à le détruire. Mais bientôt le peuple
ayant repris les armes, et s'étant rendu 1e plus fort, Alcibiade, qui survint
dans cette conjoncture ,lui assura la victoire, et lui persuada de construire de
longues murailles jusqu'à la mer, afin de mettre la de ville à portée de
recevoir du secours des Athéniens. Il leur amena donc des maçons et des
tailleurs de pierres, et leur montra tant de zèle, qu'il acquit dans Argos
autant de crédit pour lui-même que pour sa patrie. Il détermina ceux de Patras à
joindre leur ville à la mer par de semblables murailles; et quelqu'un leur ayant
dit par raillerie : « Les Athéniens vous avaleront un beau jour; - Cela pourra
être, répondit Alcibiade; mais ce ne sera que peu à peu, et en commençant par
les pieds; au lieu que les Lacédémoniens vous avaleront d’un seul coup, et ils
commenceront par la tête. » Mais en même temps il conseillait aux Athéniens
d’augmenter également leur puissance sur terre, et il exhortait souvent les
jeunes gens d'accomplir le serment qu'ils faisaient dans le temple d'Agraule, de
ne reconnaître de bornes à l’Attique qu'au-delà des blés, des orges, des vignes
et des oliviers. Il voulait par là leur insinuer qu'ils devaient regarder toute
la terre cultivée et qui portait du fruit comme faisant partie de leur
territoire. XVIII. Sa vie
voluptueuse.
Malgré toutes ces actions d'une politique
adroite, malgré tous ces discours, cette élévation d'esprit et cette habileté
rares, Alcibiade menait la vie la plus voluptueuse, et affectait le plus grand
luxe: il passait les journées entières dans la débauche et dans les plaisirs les
plus criminels; il s'habillait d'une manière efféminée, paraissait dans la place
publique traînant de longs manteaux de pourpre, et se livrait aux plus folles
dépenses. Quand il était sur mer, afin de coucher plus mollement, il faisait
percer le plancher de son vaisseau, et suspendait son lit sur des sangles, au
lieu de le poser sur des planches; à l'armée, il avait un bouclier doré, où l'on
ne voyait aucun des symboles que les Athéniens y mettaient ordinairement, mais
un Amour qui portait la foudre. Les principaux citoyens, témoins de tous ces
excès, détestaient sa conduite, et ne pouvaient contenir leur indignation; ils
craignaient d'ailleurs cette licence et ce mépris des lois, comme des vices
monstrueux qui semblaient tendre à la tyrannie. Quant aux dispositions du peuple
pour lui, Aristophane les a fort bien exprimées dans ce vers :
Il le hait, le désire, et ne peut s'en passer.
Ce poète ajoute, par une allusion plus piquante:
N’ayez pas dans vos murs de lion sanguinaire;
Ou, si vous en avez, flattez son caractère.
XIX. Indulgence du peuple à son égard.
À la vérité, ses largesses envers le peuple,
ses dépenses excessives pour donner à la ville des spectacles et des jeux dont
on n'eût pu surpasser la magnificence; la gloire de ses ancêtres, le pouvoir de
son éloquence, la beauté de sa personne, sa force de corps, son courage, son
expérience dans la guerre, et tant d'autres qualités brillantes, faisaient
supporter patiemment toutes ses fautes aux Athéniens, qui, toujours indulgents
pour lui, les déguisaient sous des noms favorables, et les appelaient des traits
de jeunesse, des écarts d'un bon naturel. Par exemple, il tint renfermé chez lui
le peintre Agatharcus, jusqu'à ce qu'il eût peint sa maison; après quoi il le
renvoya comblé de présents. Un jour, il donna un soufflet à Tauréas, qui voulait
rivaliser avec lui dans les jeux, et lui disputer la victoire. Il prit pour sa
maîtresse une jeune Mélienne qui se trouvait parmi les prisonniers de guerre, et
éleva l’enfant qu'il eut d'elle. Voilà ce qu'on appelait des traits d'un bon
naturel. Il n'en fut pas moins cependant la principale cause du massacre de tous
les jeunes Méliens, en consentant au décret qui l'ordonna. Le peintre Aristophon
ayant peint Néméa qui tenait Alcibiade entre ses bras, tout le peuple accourut
pour voir ce tableau, et le considérait avec plaisir; mais les gens âgés ne
voyaient pas sans indignation ce mépris formel des lois, qui les menaçait de la
tyrannie. Aussi Archestrate disait-il avec raison que la Grèce n'eût pu
supporter deux Alcilbiades. On dit aussi qu'un jour qu'il avait eu le plus grand
succès dans l'assemblée, et qu’il retournait chez lui, reconduit avec honneur
par tout le peuple, Timon le Misantrope, qui le rencontra, au lieu de se
détourner et de chercher à l’éviter comme il faisait pour tout le monde, alla au
contraire au-devant de lui, et, le prenant par la main: « Courage, mon fils, lui
dit-il; continue de t’agrandir ainsi; car ta grandeur sera la perte de tout ce
peuple.» Les uns ne firent que rire de ce propos; d'autres chargèrent Timon
d'injures;quelques uns en furent vivement affectés: tant l'inégalité de ses
mœurs rendait les opinions différentes sur son compte !
XX. Expédition de Sicile.
Périclès vivait encore lorsque les Athéniens
conçurent le désir de conquérir la Sicile: peu de temps après sa mort, ils
commencèrent à s'en occuper; et, sous prétexte de faire alliance avec les
peuples maltraités par les Syracusains, et de leur envoyer des secours, ils
s’ouvraient le chemin à une expédition plus considérable. Mais personne
plus qu’Alcibiade n’enflamma ce désir dans le cœur des Athéniens, et ne
leur persuada plus vivement d’aller, non successivement et par parties, mais
avec une grande flotte, soumettre l’île entière. Il faisait espérer au peuple de
grands succès, et s’en promettait de plus grands pour lui-même : car les autres
regardaient la conquête de la Sicile comme la fin de cette guerre, et lui, comme
le commencement des projets qu’il avait conçus. Nicias, au contraire, sentant la
difficulté de prendre Syracuse, détournait le peuple de cette expédition. Mais
Alcibiade, qui rêvait sans cesse la conquête de Carthage et de l’Afrique, qui de
là passait en Italie, et s’emparait du Péloponnèse, ne faisait guère de la
Sicile que le magasin de ses provisions de guerre. Les jeunes gens, enflés des
espérances dont il les berçait, se rangeaient tous de son parti ; ils écoutaient
avidement les choses merveilleuses que les vieillards leur racontaient sur cette
expédition, et passaient, pour la plupart, des journées entières dans les
gymnases et dans les lieux d’assemblée, à tracer sur la table la figure de la
Sicile, le plan de Carthage et de l’Attique; mais Socrate et Méton l’astrologue
n’espéraient rien de bon pour Athènes de cette entreprise: le premier était
averti sans doute par son génie familier; le second, dirigé par sa raison, qui
lui faisait craindre l’avenir, ou par les règles de la divination, contrefit le
fou, et, prenant une torche allumée, il alla pour mettre le feu à sa maison.
D’autres disent que, sans employer la feinte qu’on lui prête, il la brûla
réellement pendant la nuit ; et que le lendemain, ayant paru sur la place, il
conjura le peuple, en considération
de cette perte, de dispenser son fils d’aller à la guerre, ; et, par cet
expédient, il obtint ce qu’il voulait.
XXI. Alcibiade est nommé général avec Nicias.
Nicias fut nommé, malgré lui, l’un des
généraux. Il craignait ce commandement en lui-même, et plus encore parce qu’il
avait Alcibiade pour collègue. Mais les Athéniens se persuadaient que
l’expédition serait mieux conduite, s’ils ne l’abandonnaient pas tout entière à
l’impétuosité d'Alcibiade, et s'ils tempéraient son audace par la prudence de
Nicias; car Lamachus, le troisième général, quoique avancé en âge, n'était ni
moins bouillant qu'Alcibiade, ni moins intrépide dans les dangers. Le peuple
s'étant assemblé pour délibérer sur le nombre des troupes qu'on armerait, et sur
les autres préparatifs, Nicias fit de nouveaux efforts pour en détourner les
Athéniens; mais Alcibiade combattit son avis et l'emporta. Aussitôt un orateur
nommé Démostrate proposa un décret qui laissait les généraux maîtres de tous les
préparatifs qu'exigeait cette guerre.
XXII. Présages sinistres qui précèdent cette expédition.
Le peuple l'ayant approuvé, et tout étant déjà
prêt pour le départ de la flotte, il arriva plusieurs présages sinistres;
surtout la rencontre des fêtes d'Adonis, qu'on célébrait alors, et dans
lesquelles les femmes athéniennes exposent en public des simulacres de morts
qu'on porte en terre, se frappent la poitrine, par imitation de ce qui se
pratique aux funérailles, et accompagnent ces cérémonies de chants lugubres.
Bien plus, toutes les statues de Mercure se trouvèrent en une seule nuit
mutilées au visage, ce qui troubla ceux mêmes qui méprisaient ordinairement les
prodiges. On répandit le bruit que cette profanation était l'ouvrage des
Corinthiens, dont les Syracusains étaient une colonie, et qui avaient espéré que
la crainte de ce présage retiendrait les Athéniens, ou même les ferait renoncer
à cette entreprise. Mais le peuple n'écouta ni ce propos, ni le discours de ceux
qui voulurent lui persuader que ce présage n'avait rien d'effrayant; que
c'étaient sans doute quelques jeunes gens qui, dans la chaleur du vin et de la
débauche, avaient commis cette impiété, dont ils n'avaient fait qu'un badinage.
La colère et la crainte leur faisaient voir dans cette profanation une
conjuration tramée par des audacieux, et qui couvrait de grands desseins. Le
sénat donc et le peuple s'assemblèrent plusieurs fois en peu de jours, et
recherchèrent avec beaucoup de sévérité jusqu'aux moindres traces du crime.
XXIII. Alcibiade est accusé d'avoir mutilé les statues des
dieux.
Cependant l'orateur Androclès produisit des
esclaves et quelques étrangers établis à Athènes, qui accusèrent Alcibiade et
ses amis d'avoir mutilé d'autres statues, et d'avoir, dans une partie de
débauche, contrefait les mystères. Ils disaient que Théodore y faisait les
fonctions de héraut; Polytion, celles de porte-flambeau; qu'Alcibiade était
l'hiérophante; que les autres y assistaient comme initiés, et qu'on leur donnait
le nom de mystes. C'est ce que portait en propres termes l'accusation de
Thessalus, fils de Cimon, qui chargeait Alcibiade de cette impiété envers Cérès
et Proserpine. Le peuple témoigna la plus vive indignation; et Androclès, ennemi
juré d'Alcibiade, aigrissait encore les esprits. Alcibiade en fut d'abord
troublé; mais ensuite s'étant aperçu que les matelots qui devaient s'embarquer
pour la Sicile lui étaient dévoués; ayant même entendu les mille hommes d'Argos
et de Mantinée dire ouvertement qu'ils n'allaient à cette expédition d'outre-mer
que par rapport à L’Alcibiade, et que, si on lui faisait la moindre violence,
ils se retireraient sur-le-champ, il reprit confiance, et, saisissant ce moment
favorable, il se présenta pour se défendre. Ses ennemis, déconcertés à leur tour
par sa hardiesse, et craignant que le peuple, par le besoin qu'il avait de lui,
ne montrât de la faiblesse dans le jugement, eurent recours à la ruse. Ils
engagèrent quelques orateurs, qui, sans être ouvertement déclarés contre
Alcibiade, ne le haïssaient pas moins que ses plus mortels ennemis, à dire dans
l'assemblée du peuple qu'il ne serait pas convenable qu’un général qu'on venait
de mettre à la tête d'une si grande armée avec un pouvoir absolu, et qui avait
déjà rassemblé ses troupes et celles des alliés, perdît un temps précieux
pendant qu'on lui choisirait des juges au sort, et qu'on mesurerait l'eau pour
régler la longueur des Procédures . « Qu'il parte donc, ajoutaient-ils, avec
l'espoir du succès; et quand la guerre sera terminée, qu'il se présente pour
être jugé selon les lois. » Alcibiade , qui ne se méprit pas sur le but perfide
de cette demande, représenta au peuple assemblé qu'il serait trop injuste de le
faire partir pour une expédition si importante, lorsqu'il laissait derrière lui
des accusations calomnieuses qui le tiendraient dans une agitation continuelle;
que, s'il ne pouvait se justifier, il méritait la mort; mais que, s'il était
innocent, il devait aller contre les ennemis sans avoir rien à craindre de ses
calomniateurs. XXIV. On le force de
partir avant d'être jugé sur cette accusation.
Le peuple n'eut aucun égard à sa demande, et
l'obligea de partir. Il mit donc à la voile avec les autres généraux, et sur une
flotte d'environ cent quarante galères à trois rangs de rame, montées de cinq
mille cent hommes de troupes réglées, de près de treize cents tant archers que
frondeurs ou soldats légèrement armés, et pourvues de toutes les provisions
nécessaires: Lorsqu'il eut abordé en Italie, et qu'il eut pris terre à Rhégium,
il assembla le conseil, et proposa son plan de campagne. Nicias fut d'un autre
avis, mais Lamachus s'étant déclaré pour celui d'Alcibiade, il alla droit en
Sicile, et se rendit maître de Catane. Ce fut le seul exploit qu'il fit à cette
expédition; il fut aussitôt rappelé par les Athéniens pour subir son jugement.
On n'avait d'abord contre lui que de légers soupçons, que des dépositions vagues
d'esclaves et d'étrangers : mais, en son absence, ses ennemis suivirent
l'affaire avec plus de chaleur; et, joignant à la mutilation des statues de
Mercure la profanation des mystères, ils insinuèrent que ces deux crimes étaient
l'effet d'une même conspiration, qui avait pour but de changer le gouvernement.
Tous ceux qu'on dénonça furent indistinctement jetés dans les fers, sans être
mêmeentendus; et l'on se repentit de n’avoir pas saisi le moment où Alcibiade
était à Athènes, pour le juger sur de si graves accusations. Tous ceux de ses
parents, de ses amis ou de ses familiers qui, dans ce premier transport de
colère, tombèrent entre les mains du peuple, furent traités avec beaucoup de
rigueur. Thucydide ne fait pas connaître ses dénonciateurs; d'autres historiens
nomment Diocléidès et Teucer; on les trouve cités dans ces vers du poète comique
Phrynichus, qui parle ainsi à une statue de Mercure:
O Mercure chéri, prends garde qu'en tombant
Tu n'ailles fracasser et briser ton visage;
Un nouveau Dioclide, à nuire trop ardent,
Contre nous aussitôt distillerait sa rage.
Je m'en garderai bien, de peur qu’un scélérat,
Qu'un fourbe, qu'un Teucer, imposteur exécrable,
De ses concitoyens délateur détestable,
Ne soit récompensé de son noir attentat.
Cependant les dénonciateurs n'avaient rien de précis ni de certain. L'un d'eux,
interrogé comment il avait pu, la nuit, reconnaître la figure de ceux qui
avaient mutilé les statues de Mercure, répondit que c'était à la faveur du clair
de la lune. L'imposture fut évidemment démontrée, attendu que le délit avait eu
lieu dans la nouvelle lune. Une fausseté si grossière révolta tous les gens
sensés: mais le peuple n'en fut pas adouci; et, continuant avec la même fureur à
recevoir les dépositions, il faisait emprisonner tous ceux qui étaient dénoncés.
XXV. Andocidès évite la condamnation en dénonçant des
innocents.
Au nombre des Athéniens qu'on tenait dans les
fers pour leur faire leur procès, était l’orateur Andocidès, que l'historien
Hellanicus fait descendre d'Ulysse. Il était regardé comme un ennemi du
gouvernement populaire, et le partisan de l'oligarchie. Ce qui le fit surtout
soupçonner d'être complice de cette mutilation, c'est qu'une grande statue de
Mercure, placée près de sa maison, que la tribu Égéide avait consacrée, et qui
était du petit nombre des belles statues d'Athènes, fut presque la seule
conservée. Aussi est-elle encore aujourd'hui appelée par tout le monde le
Mercure d'Andocidès, quoique l'inscription porte un nom différent. Un des
prisonniers, détenu pour le même crime, nommé Timée, homme qui, avec moins de
réputation qu'Andocidès, avait plus d'intelligence et d'audace, se lia
intimement avec cet orateur. Il lui conseilla de se dénoncer lui-même avec
quelques autres personnes, parce que le décret promettait la grâce à ceux qui
avoueraient leur crime. L'issue du jugement, lui disait-il, incertaine pour tous
les accusés, était surtout à redouter pour les plus puissants d'entre eux; il
valait mieux sauver sa vie ;par un mensonge, que de subir, comme coupable, une
mort infâme: à considérer même le bien public, il était plus avantageux de ne
faire périr qu'un petit nombre de personnes, leur crime fût-il douteux, et
d'arracher beaucoup de gens honnêtes à la fureur du peuple. Ces raisons de Timée
persuadèrent Andocidès; il se dénonça lui-même avec quelques autres des accusés,
et obtint sa grâce aux termes du décret. Tous ceux qu'il avait nommés furent
punis de mort, excepté quelques uns qui eurent le temps de prendre la fuite.
Andocidès, pour donner plus de vraisemblance à sa déposition, avait accusé ses
propres esclaves. XXVI. Alcibiade est
révoqué et condamné.
Mais ces condamnations n'apaisèrent pas la
fureur du peuple; au contraire, n'ayant plus à s'occuper de ceux qui avaient
mutilé les statues, il tourna contre Alcibiade toute sa colère, qui sembla ne
s'être reposée que pour se ranimer avec plus de force. Il lui envoya enfin le
vaisseau de Salamine, après avoir prudemment ordonné au commandant de ne pas
user de violence, de ne pas même mettre la main sur Alcibiade, mais de lui
intimer avec douceur l'ordre de le suivre, pour venir subir son jugement et se
justifier devant le peuple. On craignait une sédition parmi les troupes dans une
terre ennemie; et il eût été facile à Alcibiade de l'exciter s'il l'avait voulu:
car les soldats étaient déjà découragés de son départ; ils s'attendaient que
sous Nicias la guerre allait traîner en longueur et devenir interminable,
lorsqu'il n'aurait plus auprès de lui Alcibiade, qui était comme l'aiguillon de
toutes les affaires. Pour Lamachus, quoique vaillant et très propre à la guerre,
il n'avait, à cause de sa pauvreté, ni dignité ni considération. Alcibiade
s'embarqua sans différer, et son départ fit perdre aux Athéniens la ville de
Messine qu'on devait leur livrer. Alcibiade, connaissant très bien tous ceux qui
étaient du complot, les dénonça aux Syracusains, et rompit ainsi leur trame.
Lorsqu'il fut arrivé à Thurium, et qu'il y eut débarqué, il se cacha, et trompa
les recherches de ses ennemis. Quelqu'un, l'ayant reconnu, lui dit: « Eh! quoi,
Alcibiade, vous ne vous fiez pas à votre patrie? - Oui, pour tout le reste,
répondit-il; mais quand il s'agit de ma vie, je ne m'en fierais pas à ma propre
mère, de peur que par mégarde elle ne mît une fève noire pour une blanche. »
Lorsque ensuite on lui apprit qu'Athènes l'avait condamné à mort: « Je leur
ferai voir, dit-il, que je suis en vie. » Les chefs d'accusation insérés dans la
sentence étaient conçus en ces termes: « Thessalus, fils de Cimon, du bourg de
Laciade, accuse Alcibiade, fils de Clinias, du bourg, de Scambonide, de s'être
rendu coupable d'impiété envers les déesse Cérès et Proserpine, en contrefaisant
leurs mystères, qu'il a représentés dans sa maison devant ses amis, revêtu d'une
longue robe semblable à celle de l'hiérophante lorsqu'il découvre les choses
sacrées; en prenant le nom de ce pontife, en donnant à Polytion celui de
porte-flambeau; à Théodore, du bourg de Phégée, celui de héraut; et à ses autres
compagnons, ceux de mystes et d'époptes; violant ainsi les lois et les
cérémonies instituées par les eumolpides, par les hérauts et les prêtres du
temple d'Éleusis. » Le peuple le condamna à mort par coutumace; il confisqua
tous ses biens, ordonna à tous les prêtres et à toutes les prêtresses de le
maudire.
Parmi ces dernières, Théano, fille de Ménon, prêtresse du temple d'Agraule,
s'opposa seule à ce décret, en disant qu'elle était prêtresse pour bénir et non
pas pour maudire.
XXVII. Il se retire à Argos et ensuite à
Sparte.
Pendant qu'on prononçait contre Alcibiade ces
décrets rigoureux, il était établi à Argos; car en partant de Thurium il s'était
réfugié dans le Péloponnèse. Comme il craignait ses ennemis, et qu'il avait
perdu tout espoir de rentrer dans sa patrie, il envoya demander un asile aux
Spartiates, en leur donnant sa parole qu'il leur rendrait à l'avenir plus de
services qu'il ne leur avait fait de mal lorsqu'il était leur ennemi. Les
Spartiates le lui ayant accordé avec plaisir, il se rendit promptement à
Lacédémone. La première chose qu'il y fit, ce fut de mettre fin aux délais que
les Spartiates apportaient de jour en jour à secourir les Syracusains. Il les
pressa de leur envoyer Gylippe pour les commander, et pour détruire en Sicile
les forces des Athéniens. En second lieu, il leur conseilla de déclarer
eux-mêmes la guerre aux Athéniens. Enfin (et c'était la chose la plus importante
), il les engagea à fortifier Décélie; ce qui contribua, plus que tout le reste,
à affaiblir et presque à ruiner la ville d'Athènes. Là, estimé du public, admiré
des particuliers, il gagna l'amitié de tous les citoyens, et les charma par sa
facilité à adopter leur manière de vivre. Ceux qui le voyaient se raser jusqu'à
la peau, se baigner dans l'eau froide, manger du pain bis et du brouet noir, ne
pouvaient se persuader qu'il eût eu chez lui un cuisinier, qu'il eût connu des
parfumeurs, ou qu'il eût porté des étoffes de Milet.
XXVIII. Sa souplesse à prendre les mœurs les plus apposées.
La qualité qui le distinguait le plus et qui
lui servait davantage à gagner les hommes, c'était sa souplesse à prendre toutes
les formes et toutes les inclinations, à se plier à tous les genres de vie, à
changer de mœurs plus promptement que le caméléon ne change de couleur: avec
cette différence que cet animal ne peut, dit-on, prendre la couleur blanche, au
lieu qu'Alcibiade passait avec la même facilité du mal au bien et du bien au
mal. Il n'y avait point de manières qu'il ne sût imiter, point de coutumes
auxquelles il ne sût se prêter: à Sparte, toujours en exercice, frugal et
austère; en Ionie, délicat, oisif et voluptueux; en Thrace, toujours à cheval ou
à table; surpassant, chez le satrape Tisapherne, par sa dépense et par son
faste, toute la magnificence des Perses. Ce n'est pas qu'il passât réellement
avec cette indifférence à des habitudes contraires, ni qu'il se fît dans ses
mœurs un changement véritable; mais comme en suivant son naturel il eût pu
offenser ceux avec qui il vivait, il savait toujours se couvrir du masque le
plus convenable à leur manière de vivre, et trouvait sa sûreté dans ce
déguisement. À Lacédémone, à ne considérer que son extérieur, on pouvait lui
appliquer ce proverbe commun:
Est-ce Achille ou son fils? C'est Achille lui-même;
et dire de lui: Ce n'est pas un étranger; c'est un vrai Spartiate, formé par
Lycurgue même. Mais, en approfondissant ses véritables inclinations, en le
jugeant sur les actions qui en étaient la suite, on eût dit:
Ah! c'est toujours la femme d'autrefois.
En effet, il corrompit si bien Timée, femme du roi Agis, alors absent pour une
expédition militaire, qu'elle devint grosse de lui, et qu'elle ne le cachait
pas. Elle accoucha d'un fils qu'elle appelait en public Léotychidas; mais, dans
l'intérieur de sa maison, au milieu de ses amies et de ses femmes, elle lui
donnait le nom d'Alcibiade: tant sa passion était violente! Il disait lui-même
avec fierté que ce n'était ni emporté par le désir de faire affront au roi, ni
vaincu par la volupté, qu'il l'avait séduite; mais afin de mettre sur le trône
de Sparte un roi de sa race. Tout cela fut rapporté à Agis, et il y ajouta foi
d'autant plus aisément, que les époques s'accordaient avec ces rapports: car une
nuit, ayant senti un tremblement de terre, il s'enfuit tout effrayé de
l'appartement de la reine; et il ne s'était pas approché d'elle depuis dix mois.
Léotychidas étant né après ce terme, il refusa de le reconnaître; et cet enfant
fut dans la suite exclu du trône.
XXIX. Il suscite des ennemis aux Athéniens.
Après le désastre des Athéniens en Sicile, les
habitants de Chio, de Lesbos et de Cyzique députèrent à Sparte pour y faire part
du dessein qu'ils avaient de se révolter contre Athènes, si l'on voulait les
secourir. Les Béotiens favorisaient ceux de Lesbos, et Pharnabaze sollicitait
pour ceux de Cyzique; mais, à la persuasion d'Alcibiade, les Spartiates se
décidèrent à secourir les habitants de Chio avant tous les autres. Il s'embarqua
lui-même, et fit soulever presque toute l'Ionie; il accompagna partout les
généraux de Lacédémone, et fit aux Athéniens le plus de mal qu'il put. Le roi
Agis, qui lui en voulait déjà pour avoir corrompu sa femme, était encore jaloux
de sa gloire, et ne pouvait souffrir d'entendre dire que rien ne faisait et ne
réussissait que par Alcibiade. Les plus puissants et les plus ambitieux des
Lacédémoniens lui portaient aussi envie; et leur jalousie fut poussée si loin,
qu'à force d'intrigues ils obligèrent les magistrats d'envoyer en Ionie l'ordre
de le faire mourir. Alcibiade en fut secrètement averti; et, sans cesser d'agir
pour les intérêts des Spartiates, il évita de tomber entre leurs mains.
XXX. Il se retire auprès de Tisapherne, satrape du roi de
Perse.
Pour plus de sûreté, il se retira chez
Tisapherne , satrape du roi de Perse, et eut bientôt un tel crédit auprès de
lui, qu'il devint le premier de sa cour. Ce Barbare ne se piquait ni de
franchise, ni de droiture; fourbe et dissimulé, la méchanceté dans les autres
était un titre à sa prédilection. Il admirait donc la souplesse de son nouvel
hôte, et son extrême facilité à prendre toutes sortes de formes. Alcibiade, il
est vrai, savait attacher tant de charmes à sa société, il étalait tant de grâce
dans ses entretiens, qu'il n'y avait point de caractère qui pût lui résister et
qu'il ne parvînt à maîtriser; ceux mêmes qui le craignaient et qui étaient
jaloux de lui trouvaient dans son commerce de l'attrait et du plaisir.
Tisapherne donc, quoique d'un naturel sauvage, et plus ennemi des Grecs qu'aucun
autre Perse, fut tellement séduit par les flatteries d'Alcibiade, qu'il se livra
entièrement à lui, et qu'il le flattait beaucoup plus lui-même qu'il n'en était
flatté; au point que le plus beau de ses domaines, le plus délicieux par
l'abondance de ses eaux, par la fraîcheur de ses prairies, par le charme des
retraites solitaires qu'on y avait ménagées, par les embellissements de tout
genre qu'on y avait prodigués avec une magnificence royale, il le nomma
Alcibiade; nom que tout le monde lui a donné depuis. Alcibiade, qui n'espérait
plus de sûreté auprès des Spartiates, et qui craignait le ressentiment d'Agis,
les décriait auprès de Tisapherne, et le dissuadait de leur donner des secours
assez puissants pour détruire entièrement les Athéniens. Il lui conseillait de
secourir faiblement les premiers; de laisser les deux peuples s'affaiblir et se
miner insensiblement, afin qu'après les avoir épuisés l'un par l'autre il fût
facile au roi de les soumettre. Tisapherne suivit ce conseil; dans toutes les
occasions il montrait son amitié et son admiration pour Alcibiade, qui, par là,
se vit également recherché des deux partis qui divisaient la Grèce.
XXXI. Troubles dans Athènes.
Les Athéniens, qui avaient déjà beaucoup
souffert, commençaient à se repentir des décrets qu'ils avaient portés contre
lui; et Alcibiade lui-même voyait avec peine l'état fâcheux où ils étaient
réduits; il craignait, si Athènes était entièrement détruite, de tomber entre
les mains des Spartiates, qui le haïssaient. Toutes les forces des Athéniens
étaient alors rassemblées à Samos; c'était de là qu'avec leur flotte ils
faisaient rentrer sous leur obéissance les villes qui s'étaient révoltées,
contenaient les autres dans le devoir, et pouvaient encore faire tête sur mer à
leurs ennemis: mais ils craignaient Tisapherne et les cent cinquante vaisseaux
phéniciens dont l'arrivée, qu'on annonçait comme prochaine, ne leur laisserait
aucun espoir de salut. Alcibiade, qui était bien informé de tout, envoya
secrètement à Samos vers les principaux Athéniens, et leur fit espérer qu'il
leur ménagerait l'amitié de Tisapherne, non, disait-il, dans la vue de faire
plaisir au peuple, à qui il ne se fiait pas, mais pour favoriser les nobles, si
toutefois ils osaient agir en gens de cœur pour réprimer l'insolence de la
multitude, et sauver la patrie en se rendant maîtres des affaires.
XXXII. Alcibiade découvre la trahison de Phrynichus.
Ils écoutèrent volontiers ses propositions; le
seul Phrynichus, du bourg de Dirades, l'un des généraux, soupçonna, ce qui était
vrai, qu'Alcibiade, aussi indifférent pour l'oligarchie que pour la démocratie,
voulait seulement, à quelque prix que ce fût, obtenir son rappel; et, en
calomniant le peuple, flatter la noblesse et s'insinuer dans ses bonnes grâces.
Il s'opposa donc à ce qu'on proposait; mais, son avis n'ayant pas prévalu, et
sentant bien que par son opposition il s'était fait d'Alcibiade un ennemi
déclaré, il fit dire sous main à Astyochus, amiral de la flotte ennemie, de se
défier d'Alcibiade, et de le faire arrêter comme trahissant les deux partis. Il
ne se doutait pas que, traître, il s'adressait à un autre traître. Astyochus,
qui faisait la cour à Tisapherne, et qui voyait dans quel crédit Alcibiade était
auprès de lui, informa celui-ci de l'avis que Phrynichus lui avait fait donner.
Alcibiade envoya sur-le-champ à Samos pour accuser Phrynichus, qui, voyant tout
le monde indigné et soulevé contre lui, et ne trouvant pas d'autre moyen de se
tirer d'embarras, voulut remédier à ce mal par un mal plus grand encore. Il
dépêcha tout de suite à Astyochus pour se plaindre de ce qu'il avait trahi son
secret, et lui offrir de lui livrer les vaisseaux et l'armée des Athéniens: mais
la perfidie de Phrynichus ne fit point de tort aux Athéniens; Astyochus le
trahit une seconde fois, et donna avis de tout à Alcibiade. Phrynichus, qui le
pressentit, et qui s'attendait à une nouvelle accusation de la part d'Alcibiade,
se hâta de le prévenir, et de dire aux Athéniens que les ennemis allaient
bientôt les attaquer; il les exhorta de se tenir tout prêts sur leurs vaisseaux,
et de fortifier leur camp. Pendant qu'ils s'y disposaient, il leur vint de
nouvelles lettres d'Alcibiade, pour les avertir d'observer Phrynichus, qui avait
promis de livrer la flotte aux Lacédémoniens. Les Athéniens n'ajoutèrent pas foi
à cette accusation; il crurent qu'Alcibiade, qui savait tous les projets des
ennemis, en profitait pour calomnier Phrynichus. Mais, quelque temps après, un
des gardes d'Hermon ayant tué Phrynichus d'un coup de poignard qu'il lui donna
sur la place publique, les Athéniens, après les informations faites sur la
conduite du mort, le condamnèrent comme coupable de trahison, et décernèrent des
couronnes à Hermon et à ses gardes.
XXXIII. Les nobles s'emparent de l'autorité dans Athènes.
Les amis qu'Alcibiade avait à Samos, étant
devenus les plus forts, envoient Pisandre à Athènes pour y changer la forme du
gouvernement, pour encourager les nobles à se saisir des affaires et à détruire
l'autorité du peuple: ils leur faisaient promettre qu'Alcibiade leur procurerait
pour cela l'amitié et le secours de Tisapherne. Tel fut le prétexte et le motif
du parti qui établit l'oligarchie. Mais, lorsque ceux qu'on appelait les cinq
mille, quoiqu'ils ne fussent que quatre cents, se furent rendus les maîtres et
eurent envahi toute l'autorité, ils négligèrent Alcibiade, et ne montrèrent plus
la même ardeur pour la guerre, soit qu'ils se défiassent du peuple, qui ne se
prêtait que malgré lui à ce changement, soit qu'ils crussent que les
Lacédémoniens, toujours portés pour l'oligarchie, en seraient plus disposés à
traiter avec eux. Le peuple d'Athènes, effrayé du massacre de ceux qui s'étaient
ouvertement opposés à la tyrannie des quatre cents, se tint tranquille malgré
lui. XXXIV. Alcibiade, nommé général
par l'armée, rend plusieurs services à sa patrie.
Les Athéniens qui étaient à Samos furent si
indignés de ce qui se passait à Athènes, qu'ils résolurent sur-le-champ de faire
voile vers le Pirée; et qu'ayant appelé Alcibiade, ils l'élurent général, et lui
ordonnèrent de se mettre à leur tête pour aller détruire les tyrans. Mais il
n'agit pas comme eût pu faire tout autre qui aurait dû son élévation subite à la
faveur du peuple; il ne crut pas devoir complaire en tout et ne rien refuser à
ceux qui, pendant qu'il était banni et fugitif, lui avaient déféré le
commandement d'une flotte et d'une armée si nombreuses. Par une conduite digne
d'un grand capitaine, il arrêta une démarche précipitée que leur dictait la
colère, et, prévenant la faute qu'ils allaient commettre, il sauva évidemment la
ville d'Athènes. S'ils eussent mis à la voile pour retourner dans l'Attique,
aussitôt les ennemis, sans avoir à combattre, se seraient rendus maîtres de
l'Ionie entière, de l'Hellespont et de toutes les îles, pendant que les
Athéniens, portant la guerre dans leurs murailles, auraient combattu les uns
contre les autres. Alcibiade seul l'empêcha, non seulement par les discours
qu'il tint en général à toute l'armée, mais encore par ses représentations à
chacun en particulier, en leur faisant sentir tout le danger d'un tel projet. Il
fut secondé par Thrasybule, du bourg de Stire, qui ne le quittait pas, et qui,
doué de la voix la plus forte qu'il y eût parmi les Athéniens, retenait par ses
cris tous ceux qui voulaient partir. Un second service qu'Alcibiade rendit à sa
patrie, et qui ne le cédait à aucun autre, c'est qu'ayant promis de faire tous
ses efforts pour déterminer les vaisseaux phéniciens que les Spartiates
attendaient du roi de Perse, à se réunir à la flotte athénienne, ou du moins à
ne pas se joindre à celle des ennemis, il se hâla d'aller au-devant de ces
vaisseaux; Tisapherne, à son instigation, trompa les Lacédémoniens, et ne leur
amena pas sa flotte, qui avait déjà paru auprès d'Aspende. Mais dans la suite
Alcibiade fut accusé par les deux partis d'avoir détourné ce secours; les
Lacédémoniens surtout lui reprochèrent d'avoir conseillé au Barbare de laisser
les Grecs se détruire les uns par les autres. Il n'était pas douteux que celui
des deux peuples auquel se serait jointe une flotte si considérable n'eût enlevé
à l'autre la victoire et l'empire de la mer.
XXXV. Il bat la flotte des Lacédémoniens.
La tyrannie des quatre cents fut bientôt
renversée; et, les amis d'Alcibiade ayant embrassé avec chaleur le parti
populaire, le peuple voulut rappeler ce général, et lui envoya l'ordre de
revenir à Athènes. Mais il ne crut pas devoir y rentrer sans avoir rien fait
d'utile; dédaignant de devoir son rappel à la compassion et à la faveur du
peuple, il ne voulait y reparaître qu'avec gloire: il part donc de Samos à la
tête de quelques vaisseaux et va croiser autour des îles de Cos et de Cnide. Là,
ayant appris que Mindare, amiral de Sparte, faisait voile vers l’Hellespont avec
toute sa flotte, et qu'il était poursuivi par les Athéniens, il vole au secours
de ces derniers. Le hasard fit qu'il arriva avec ses dix-huit vaisseaux au
moment où les deux flottes étaient engagées dans un grand combat qui avait duré
jusqu'aux approches de la nuit, et dans lequel l'avantage avait été plusieurs
fois balancé entre l'un et l'autre parti. Son apparition trompa également les
deux armées; les ennemis reprirent courage, et les Athéniens se troublèrent:
mais Alcibiade, arborant aussitôt des enseignes amies, fond avec impétuosité sur
les Péloponésiens, qui, déjà plus forts, pressaient vivement leurs adversaires.
Il les met en fuite, les pousse contre terre, les serre vivement, brise leurs
vaisseaux, et fait un grand carnage de ceux qui se jetaient à la mer pour lui
échapper. Pharnabaze, qui était venu à leur secours avec son armée de terre, et
qui combattait du rivage pour sauver leurs vaisseaux, ne put empêcher que les
Athéniens ne s'emparassent de trente bâtiments ennemis, et ne reprissent ceux
qu'on leur avait enlevés. Après quoi ils érigèrent un trophée pour consacrer
cette victoire. XXXVI. Il est arrêté
par Tisapherne, s'échappe, et remporte une seconde victoire sur Mindare et
Pharnabaze.
Alcibiade, enflé d'un succès si brillant,
voulut, par ostentation, se montrer à Tisapherne dans tout l'éclat de son
triomphe; il fit provision de présents magnifiques, et alla le trouver avec un
appareil digne d'un général. Il n'en fut pas reçu comme il l'avait espéré:
Tisapherne, dont les Lacédémoniens se plaignaient depuis longtemps, et qui
craignait d'en être un jour puni par le roi, jugea qu'Alcibiade venait fort à
propos: et, pour se défendre, par cette injustice, contre les accusations des
Spartiates, il le retint prisonnier. Mais, au bout de trente jours, Alcibiade,
ayant trouvé le moyen de se procurer un cheval, trompa ses gardes, s'enfuit à
Clazomène; et, pour se venger de Tisapherne, il fit courir le bruit que c'était
lui qui l'avait relâché. Il s'embarque aussitôt et se rend à la flotte des
Athéniens, où il apprend que Mindare et Pharnabaze étaient ensemble à Cyzique.
Alors il exhorte ses soldats et leur représente qu'il est pour eux de toute
nécessité de combattre leurs ennemis par terre et par mer, et même d'assiéger
Cyzique; qu'une victoire complète pouvait seule leur procurer des vivres et de
l'argent. Il les embarque donc, et, ayant jeté l'ancre près de l'île de
Proconèse, il ordonne d'enfermer au milieu de la flotte les vaisseaux légers et
de prendre garde que les ennemis n'aient aucun soupçon de son arrivée. Il
survint par bonheur une grande pluie, accompagnée d'éclats de tonnerre et d'une
épaisse obscurité, qui favorisa son dessein et en cacha les apprêts. Non
seulement les ennemis ne se doutèrent de rien, mais les Athéniens eux-mêmes,
qu'il avait fait embarquer beaucoup plus tôt qu'ils ne s'y attendaient,
s'aperçurent à peine qu'ils étaient partis. Bientôt l'obscurité s'étant dissipée
laissa apercevoir les vaisseaux des Péloponésiens qui étaient à l'ancre devant
le port de Cyzique. Alcibiade, qui craignait que la vue d'une flotte si
nombreuse ne déterminât les ennemis à gagner le rivage, donne ordre aux
capitaines de n'avancer que lentement; et, prenant avec lui quarante galères, il
se présente aux ennemis et les provoque au combat. Trompés par cette ruse, et
méprisant son petit nombre, ils fondent sur les Athéniens et engagent l'action:
mais, pendant qu'ils en étaient aux mains, les autres vaisseaux arrivent. Saisis
d'effroi à cette vue, les Péloponésiens prennent la fuite. Alcibiade, avec vingt
de ses meilleurs vaisseaux, se met à leur poursuite, s'approche du rivage,
débarque ses troupes et presse vivement les fuyards, dont il fait un grand
carnage. Mindare et Pharnabaze étant venus à leur secours, il les défit
complètement; Mindare fut tué en combattant avec courage, et Pharnabaze prit la
fuite. XXXVII. Nouvelle défaite de ce
dernier par Alcibiade et Thrasyllus.
Les Athéniens restèrent maîtres des morts, qui étaient en grand
nombre, ainsi que des armes et de tous les vaisseaux. Cyzique tomba aussi entre
leurs mains; Pharnabaze l'avait abandonnée, et les Péloponnésiens, dont le plus
grand nombre avait péri dans le combat, ne pouvaient pas la secourir. Les
Athéniens dominèrent en liberté sur l'Hellespont et chassèrent les Spartiates de
toute cette mer. On surprit des lettres écrites d'un style laconique et qui
informaient les éphores de cette défaite: « Tout est perdu, y disait-on; Mindare
a été tué, les soldats meurent de faim; nous sommes dans le plus grand embarras:
que faut-il faire ?» Ceux des Athéniens qui avaient combattu avec Alcibiade
furent si enflés de cette victoire et en conçurent tant d'orgueil, que, se
croyant invincibles, ils dédaignaient de se mêler avec les autres soldats qui
avaient été vaincus plusieurs fois. L'armée de Thrasyllus venait encore d'être
battue auprès d'Éphèse, dont les habitants avaient érigé un trophée de bronze à
la honte des Athéniens. Les soldats d'Alcibiade le reprochaient à ceux de
Thrasyllus; ils se vantaient eux-mêmes, relevaient la gloire de leur général et
ne voulaient ni camper ni se trouver avec les autres dans les mêmes lieux
d'exercice. Mais, Pharnabaze étant tombé sur eux avec un corps nombreux de
cavalerie et d'infanterie pendant qu'ils fourrageaient les terres d'Abyde,
Alcibiade vint promptement à leur secours avec Thrasyllus, mit en fuite les
ennemis, et les poursuivit jusqu'à la nuit. Alors les deux armées se réunirent;
et, s'étant donné réciproquement des témoignages d'amitié et de satisfaction,
elles rentrèrent ensemble dans le camp. Le lendemain, Alcibiade, après avoir
dressé un trophée, alla ravager le pays de Pharnabaze, sans que personne osât
l'en empêcher. On avait pris un grand nombre de prêtres et de prêtresses, qu'il
renvoya sans rançon. Il alla ensuite assiéger Chalcédoine, qui s'était révoltée
contre les Athéniens, et avait reçu garnison lacédémonienne avec son commandant.
Cependant, ayans su que les habitants avaient ramassé et envoyé chez les
Bithyniens, leurs alliés, tous les fruits de leurs terres, il va avec un
détachement vers leurs frontières, envoie un héraut porter ses plaintes aux
Bithyniens, qui, redoutant sa vengeance, lui rendent tout ce qu'ils avaient et
font alliance avec lui. XXXVIII. Il
assiége Chalcédoine, bat Pharnabaze, et prend Sélybrie.
Après cette expédition, il revint devant
Chalcédoine, et l'enferma d'une muraille depuis une mer jusqu'à l'autre.
Pharnabaze s'approcha pour faire lever le siège; et Hippocrate, qui commandait
la garnison, fit de son côté, avec toutes ses troupes, une sortie contre les
Athéniens. Alcibiade, ayant disposé les siennes de manière à faire tête en même
temps aux deux armées, obligea bientôt Pharnabaze à prendre honteusement la
fuite et tua Hippocrate avec un grand nombre des siens. Il s'embarqua ensuite,
et alla dans 1'Hellespont pour y lever des contributions. Il prit la ville de
Selybrie, où il s'exposa mal à propos au plus grand danger. Des habitants qui
devaient lui livrer la ville étaient convenus, pour signal, d'élever à minuit un
flambeau allumé: mais, craignant d’être découverts, parce qu'un de leurs
complices avait tout à coup changé, ils furent obligés de prévenir l'heure
donnée, et levèrent le flambeau avant que l'armée fût prête. Alcibiade, prenant
avec lui environ trente hommes et ordonnant aux autres de le suivre le plus
promptement possible, court de toutes ses forces vers la ville. La porte
s'ouvre; et vingt soldats, armés à la légère, s'étant joints aux trente qu'il
avait, il s'avance à grands pas; mais bientôt il entend les Selybriens qui
viennent armés à sa rencontre. Voyant, d'un côté, qu'en les attendant il n'avait
aucun moyen d'échapper; ne pouvant, d'un autre côté, se résoudre à fuir après
avoir été jusqu'alors invincible dans tous les combats où il avait commandé, il
s'opiniâtra plus qu'il ne devait; et, ordonnant aux trompettes de sonner le
silence, il fait crier à haute voix, par un de ceux qui étaient auprès de lui: «
Que les Selybriens ne prennent pas les armes contre les Athéniens ! » Cette
proclamation refroidit l'ardeur des uns pour le combat, parce qu'ils crurent que
toute l'armée des ennemis était dans la ville; et les autres en espérèrent un
accommodement plus favorable. Pendant qu'on s’abouche de part et d'autre,
l'armée arrive. Alcibiade, conjecturant avec raison que les Selybriens étaient
entièrement disposés à la paix, craignit que la ville ne fût pillée par les
Thraces, qui étaient nombreux, et qui, par attachement pour lui, le servaient
avec le plus grand zèle. Il les fit donc tous sortir de la ville ; et, touché
des prières des Selybriens, il ne leur imposa d'autre peine que de payer
quelques contributions et de recevoir garnison; après quoi il se retira.
XXXIX. Prise de Chalcédoine et de Byzance.
Cependant les généraux qui faisaient le siège
de Chalcédoine conclurent un traité avec Pharnabaze aux conditions suivantes :
qu'il paierait une somme d'argent convenue; que les Chalcédoniens rentreraient
sous l’obéissance des Athéniens, qui, de leur côté, ne commettraient aucun acte
d'hostilité sur les terres de Pharnabaze ; et que ce satrape ferait conduire au
roi en toute sûreté les ambassadeurs athéniens. Alcibiade étant arrivé,
Pharnabaze exigea qu'il jurât aussi l'exécution du traité; mais Alcibiade ne
voulut jurer qu'après lui. Les serments ayant été prêtés de part et d'autre,
Alcibiade marcha contre les Byzantins qui s'étaient révoltés et enferma leur
ville d’une muraille. Anaxilaüs, Lycurgue et quelques autres ayant offert de lui
livrer la ville s'il voulait la garantir du pillage, il fit courir le bruit que
de nouvelles affaires le rappelaient en Ionie. En effet, il mit à la voile en
plein jour avec toute sa flotte; et, revenant la nuit suivante, il débarqua avec
ses meilleures troupes, s'approcha des murailles, et se tint tranquille.
Cependant ses vaisseaux étant entrés dans le port, et en ayant forcé les gardes
en jetant de grands cris et en faisant un tumulte affreux, cette attaque
imprévue étonna les Byzantins, en même temps qu'elle donna aux partisans des
Athéniens la facilité de livrer la ville à Alcibiade, parce que tout le monde
s'était porté vers le port pour s'opposer à la flotte. L'affaire cependant ne se
termina point sans combat; car les troupes du Péloponèse, de la Béotie et de
Mégare, qui étaient dans Byzance, mirent en fuite ceux qui avaient débarqué, et
les obligèrent de remonter sur leurs vaisseaux; après quoi, se retournant contre
les Athéniens qu'ils savaient être entrés dans la ville, ils leur livrèrent un
rude combat, dans lequel Alcibiade, qui commandait l'aile droite, et Théramène,
qui était à l'aile gauche, remportèrent la victoire: ceux qui échappèrent au
carnage, au nombre de trois cents, furent faits prisonniers. Après le combat, il
n'y eut pas un seul Byzantin de tué ou de banni; car on n'avait livré la ville
qu'à la condition qu'on n'ôterait rien aux habitants, et que tous leurs biens
leur seraient conservés. Aussi Anaxilaüs, accusé à Lacédémone d'avoir pris part
à cette trahison, ne chercha pas à s'en justifier par une honteuse apologie. Il
dit qu'étant Byzantin et non Spartiate, voyant en danger, non Lacédémone mais
Byzance, que les Athéniens avaient tellement investie que rien n'y pouvait
entrer, et où les troupes du Péloponnèse et de la Béotie consommaient le peu de
vivres qui y restaient, encore, tandis que les Byzantins mouraient de faim avec
leurs femmes et leurs enfants; il avait moins livré la ville qu'il ne l'avait
délivrée des malheurs de la guerre; suivant en cela les maximes des hommes les
plus recommandables de Lacédémone, qui ne trouvaient qu'une seule chose belle et
juste, c'était de faire du bien à sa patrie. Les Lacédémoniens applaudirent à
cette justification, et le renvoyèrent absous avec ses coaccusés.
XL. Alcibiade rentre dans Athènes.
Alcibiade, qui désirait vivement de revoir sa
patrie, ou plutôt de se faire voir à ses concitoyens après avoir tant de fois
vaincu les ennemis, fit voile vers Athènes. Tous ses vaisseaux étaient garnis
d'une grande quantité de boucliers et de dépouilles; ils traînaient à leur suite
plusieurs galères ennemies, et portaient les enseignes d'un plus grand nombre
d'autres qui avaient été détruites; les unes et les autres ne montaient pas à
moins de deux cents. Duris de Samos, qui se disait descendant d'Alcibiade,
ajoute que Chrysogonus , le vainqueur aux jeux olympiques, dirigeait au son de
la flûte les mouvements des rameurs; que Callipide, acteur tragique, vêtu d'une
robe magnifique et paré de tous ses ornements de théâtre, faisait l'office de
comite, et que le vaisseau amiral était entré dans le port avec une voile de
pourpre: mais rien de tout cela ne se trouve ni dans Théopompe, ni dans Éphore,
ni dans Xénophon . Est-il vraisemblable en effet qu'Alcibiade, après un si long
exil, après tant de traverses, eût voulu insulter ainsi aux Athéniens, en se
présentant à eux comme au sortir d'une partie de débauche? Au contraire , il
n'approcha du port qu'avec crainte; et, lorsqu'il y fut entré, il ne voulut
descendre de sa galère qu'après avoir vu de dessus le tillac sort parent
Euryptolème et plusieurs autres de ses parents et de ses amis, qui, étant venus
au-devant de lui, le pressaient de descendre.
XLI. Honneurs qu'il y reçoit.
A peine fut-il rendu à terre, que le peuple,
sans regarder seulement les autres généraux, courut en foule à lui, en poussant
des cris de joie. Ils le saluaient tous, ils suivaient ses pas, et lui offraient
à l'envi des couronnes. Ceux qui ne pouvaient l'approcher le regardaient de
loin; les vieillards le montraient aux jeunes gens. Mais cette allégresse
publique était mêlée de larmes que faisait couler le souvenir des malheurs
passés comparés à la félicité présente. On se disait mutuellement que
l'expédition de Sicile n'aurait pas été manquée, qu'on n'aurait pas vu
s’évanouir de si belles espérances, si on avait laissé à Alcibiade la conduite
des affaires et le commandement de l’armée; lui qui, ayant trouvé Athènes privée
de l'empire de la mer, à peine pouvant sur terre conserver ses faubourgs,
déchirée au-dedans par des séditions, l'avait, relevée de ses ruines, et, non
content de lui rendre sa prépondérance maritime, l'avait fait triompher par
terre de tous ses ennemis. Le décret de son rappel avait été porté par le
peuple, sur la proposition de Critias, fils de Calleschrus, comme il le dit
lui-même dans ses Élégies, en rappelant à Alcibiade le service qu'il lui avait
rendu :
Je fis lever l'arrêt de ton bannissement;
C'est à moi que tu dois ce service important:
En scellant ton retour au sein de ta patrie,
Ma main a relevé ta dignité flétrie.
Le peuple s'étant assemblé, Alcibiade comparut devant lui; et, après avoir
déploré ses malheurs, après s'être plaint légèrement et avec modestie des
Athéniens, il rejeta tout sur sa mauvaise fortune, sur un démon jaloux de sa
gloire. Il parla ensuite avec assez d'étendue des espérances des ennemis, et
exhorta le peuple à reprendre courage. Les Athéniens lui décernèrent des
couronnes d'or, le déclarèrent généralissime sur terre et sur mer, le
rétablirent dans tous ses biens et ordonnèrent aux eumolpides et aux hérauts de
rétracter les malédictions qu'ils avaient prononcées contre lui par ordre du
peuple. Ils les révoquèrent tous, excepté l’hiérophante Théodore, qui dit: «
Pour moi, je ne l'ai point maudit, s'il n'a fait aucun mal à ville. »
XLII. Il célèbre avec pompe les grands mystères.
Cependant, tandis qu'Alcibiade jouissait de
cette brillante prospérité, quelques Athéniens n'étaient pas sans inquiétude en
considérant l'époque de son retour. Il était entré dans le port le 24 du mois de
Thargélion, jour où l'on célébrait, en l'honneur de Minerve, la fête Plunteria,
dans laquelle les prêtres nommés Praxiergides font des mystères secrets, et
voilent la statue de la déesse, après l'avoir dépouillée de tous ses ornements.
De là vient que ce jour est mis au nombre des plus malheureux, et que, pendant
sa durée, les Athéniens s'abstiennent de se livrer à toute affaire de quelque
importance. Il semblait donc que la déesse ne reçût pas favorablement et avec
plaisir Alcibiade, puisqu'elle se cachait comme pour l'éloigner d'elle.
Cependant, tout lui ayant réussi au gré de ses désirs, et les cent galères qu'il
devait commander étant prêtes, il fut seulement retenu par la louable ambition
de célébrer les grands mystères. Depuis que les Lacédémoniens avaient fortifié
Décélie, et qu'ils étaient maîtres des chemins qui conduisaient à Éleusis, la
procession solennelle, qu'on avait été obligé de conduire par mer, n'avait pu
être faite avec la pompe ordinaire, et l'on avait été forcé d'omettre les
sacrifices, les danses, et plusieurs autres cérémonies qu'on a coutume de faire
dans la voie Sacrée, lorsqu'on porte à Éleusis la statue d'Iacchus. Alcibiade
crut donc qu'il ferait une chose aussi pieuse envers les dieux qu'honorable aux
yeux des hommes, s'il rendait aux mystères leur solennité accoutumée, en
conduisant la procession par terre et l'accompagnant avec ses troupes pour la
défendre contre les ennemis. Il pensait qu'Agis ferait un grand tort à sa
réputation et à sa gloire, s'il la laissait passer tranquillement; ou que
lui-même, en cas qu'il éprouvât de sa part quelque opposition, trouverait une
occasion de signaler sa valeur à la vue de sa patrie, en présence de tous ses
concitoyens, en soutenant contre lui un combat qu'un motif si noble et saint
rendrait agréable aux dieux. Cette résolution prise, il en fit part aux
eumolpides et aux hérauts, plaça des sentinelle sur les hauteurs, et, dès la
pointe du jour, envoya des coureurs à la découverte. Ensuite, prenant avec lui
les prêtres, les initiés et ceux qui les initient, et les couvrant de ses
troupes en armes, il les conduisit en bon ordre et dans un grand silence.
C'était le spectacle le plus auguste et le plus digne des dieux que cette
expédition religieuse, qui fit dire à tous ceux qui ne portaient pas envie à
Alcibiade qu'il remplissait, dans cette occasion, le ministère de grand-prêtre
autant que celui de général. Aucun des ennemis n'osa remuer, et il ramena toute
la procession en sûreté dans la ville. Ce succès lui enfla le courage, et donna
tant de confiance à ses troupes, qu'elles se crurent invincibles tant qu'elles
l'auraient pour chef. Alcibiade gagna tellement par cette conduite l'affection
des pauvres et des dernières classes du peuple, qu'ils coururent le plus violent
désir de l'avoir pour roi, et que quelques uns même allèrent jusqu'à lui dire
qu'il devait se mettre au-dessus de l'envie, abolir les décrets et les lois,
écarter tous les hommes frivoles qui troublaient l'état par leur babil, et
disposer de tout à son gré, sans s'embarrasser des calomniateurs. On ne sait pas
quelles pensées il avait sur la tyrannie; mais, les plus puissants d'entre les
citoyens, craignant les suites de cette faveur populaire, pressèrent extrêmement
son départ, en lui accordant tout ce qu'il voulut, et lui donnant les collègues
qu'il demanda. XLIII. Son expédition
contre les Lacédémoniens. Nouvelle accusation contre lui.
Il mit à la voile avec cent vaisseaux; et,
ayant débarqué à l'île d'Andros, il battit les troupes du pays et celles des
Lacédémoniens; mais il ne prit pas la ville, et ce fut la première des
accusations que ses ennemis intentèrent dans la suite contre lui. S'il y eut
jamais un homme victime de sa gloire, ce fut Alcibiade. La grande opinion que
ses exploits précédents donnaient de sa hardiesse et de sa prudence le fit
soupçonner d'avoir manqué par négligence ce qu'il n'avait pas exécuté, parce
qu'on était persuadé que rien de ce qu'il voulait faire ne lui était impossible.
Ils espéraient aussi, de jour en jour, apprendre la réduction de Chio et du
reste de l’Ionie; et, indignés que ces nouvelles n'arrivassent pas aussitôt
qu'ils l'avaient espéré, ils ne voulaient pas réfléchir qu'il faisait la guerre
contre des peuples à qui le grand roi fournissait tout l'argent dont ils avaient
besoin, tandis qu'il était lui-même souvent obligé de quitter son camp pour
aller chercher de quoi payer et faire subsister ses troupes. Ce fut là le
prétexte de la dernière inculpation qu'on lui fit. Lysandre, que les
Lacédémoniens avaient envoyé prendre le commandement de la flotte.,
donnait à ses matelots, sur l’argent que Cyrus lui fournissait, quatre oboles
ait lieu de trois. Alcibiade, qui avait bien de la peine à en payer trois aux
siens, alla dans la Carie pour y ramasser quelque argent. Antiochus, à qui il
avait laissé le commandement de la flotte, était un bon pilote, mais un homme
étourdi et entreprenant. Alcibiade lui avait défendu de combattre, quand même il
serait provoqué par les ennemis. Mais il eut si peu d'égard à cette défense, et
porta si loin la témérité, qu'ayant rempli son vaisseau de soldats, et en
prenant un autre de la flotte, il cingla vers Éphèse, et passa le long des
proues des vaisseaux ennemis, provoquant par des outrage et des injures ceux qui
les montaient. Lysandre se contenta de détacher quelques galères pour lui donner
la chasse. Mais, les Athéniens étant venus au secours de leur général, Lysandre
fit avancer toute sa flotte, les battit, tua Antiochus, s'empara de plusieurs
vaisseaux, fit un grand nombre de prisonniers, et dressa sur-le-champ un
trophée. Alcibiade, informé de ce désastre, revint à Samos, et, s'étant mis à la
tête de toute sa flotte, alla présenter la bataille à Lysandre, qui, content de
sa victoire, ne sortit pas à sa rencontre.
XLIV. Les Athéniens nomment d'autres généraux. Alcibiade va en
Thrace. Il y avait dans le camp
d'Alcibiade un de ses plus grands ennemis, nommé Thrasybule, fils de Thrason,
qui partit sur-le-champ pour aller l'accuser à Athènes; et, afin d'irriter ceux
des Athéniens qui étaient déjà mal disposés pour lui, il dit au peuple que
c'était par un abus odieux de sa puissance qu'Alcibiade avait ruiné les affaires
et perdu les vaisseaux; que, livrant le commandement de la flotte à des hommes
que leurs débauches et leurs plaisanteries grossières mettaient dans le plus
grand crédit auprès de lui, il allait, sans aucun danger, s'enrichir dans les
pays voisins, et s'abandonner aux excès les plus honteux au milieu des
courtisanes d'Abyde et de l'Ionie, pendant que l'armée ennemie était si près de
celle des Athéniens. On lui reprochait aussi les forts qu'il avait bâtis en
Thrace, près de la ville de Byzanthe, afin de s'y ménager une retraite, ne
pouvant ou ne voulant pas vivre dans sa patrie. Les Athéniens ajoutèrent foi à
ces accusations; et, n'écoutant que leur colère et leur animosité contre lui,
ils nommèrent d'autres généraux. Alcibiade, informé de ce qui se passait, et
craignant qu'on allât plus loin encore, quitta tout à fait le camp; et,
rassemblant des troupes étrangères, il alla faire la guerre à des peuples de
Thrace qui vivaient dans l'indépendance. Il tira de grandes sommes d'argent du
butin qu'il y avait fait, et sa présence mit les Grecs de ces frontières à
l'abri des incursions des Barbares. Quelque temps après, les généraux Tydée,
Ménandre et Adimante, qui étaient à Égos-Potamos avec tout ce qu'il restait
alors de vaisseaux aux Athéniens, avaient pris l'habitude d'aller tous les
matins, à la pointe du jour, provoquer Lysandre, qui se tenait à Lampsaque; ils
s'en retournaient ensuite, et passaient la journée négligemment et en désordre,
en affectant un grand mépris pour les Lacédémoniens. Alcibiade, qui n'était pas
éloigné d'eux, sentit le danger de leur position, et crut devoir les en avertir.
Il monte à cheval, va trouver les généraux, et leur représente qu'ils occupent
un poste désavantageux sur une côte qui n'a ni ports, ni villes, et où ils sont
obligés de tirer leurs provisions de Seste, qui était fort éloignée; qu'ils
souffrent imprudemment que leurs matelots, lorsqu'ils descendent à terre, se
dispersent et se répandent en liberté partout où ils veulent, tandis qu'ils sont
en présence d'une flotte ennemie, accoutumée à obéir sans réplique aux ordres
absolus de son général. Il leur conseilla donc de se rapprocher de Seste. Mais
les généraux ne voulurent pas l'écouter; Tydée même lui dit avec fierté de se
retirer; que ce n’était pas lui qui commandait la flotte.
XLV. Lysandre bat la flotte des Athéniens et se rend maître de
leur ville.
Alcibiade, qui soupçonna quelque trahison de
la part des généraux, se retira; et, quelques uns de ses amis l'ayant reconduit
hors du camp, il leur dit que si les généraux ne l'avaient pas reçu avec tant
d'insolence, il aurait en peu de jours forcé les Lacédémoniens ou de combattre
malgré eux, ou d'abandonner leur flotte. Les uns regardèrent ce propos comme un
effet de sa présomption; d'autres y trouvèrent de la vraisemblance: il n'aurait
eu, pour cela, qu'à embarquer un grand nombre de Thraces, tous bons hommes de
cheval et de trait, faire une descente, et aller par terre charger les
Lacédémoniens, que cette attaque aurait mis en désordre dans leur camp. Au
reste, sa prévoyance sur les fautes que faisaient les généraux athéniens fut
bientôt justifiée par l'événement. Lysandre ayant fondu sur eux lorsqu'ils s'y
attendaient le moins, il ne se sauva de toute la flotte que huit vaisseaux, que
Conon emmena; tous les autres, au nombre d'environ deux cents, furent pris et
conduits à Lampsaque avec trois mille prisonniers, que Lysandre fit égorger. Peu
de temps après, il se rendit maître d'Athènes, brûla tous les vaisseaux, et
détruisit les longues murailles du Pirée.
XLVI. Alcibiade passe en Bithynie, dans le dessein de se rendre
auprès d'Artaxerxe.
Alcibiade, à qui les exploits de Lysandre
faisaient redouter les Lacédémoniens, qu'il voyait maîtres de la terre et de la
mer, se retira en Bithynie, emportant avec lui de grandes richesses, et en
laissant encore de plus considérables dans ses forteresses. Dépouillé par les
Thraces de Bithynie d'une grande partie de sa fortune, il résolut d'aller à la
cour d'Artaxerxe, persuadé que ce prince, dès qu'il l'aurait connu, ne le
jugerait pas moins utile à son service que Thémistocle. Sa démarche avait
d'ailleurs un motif plus honnête; il n'allait pas, comme celui-ci, offrir son
bras au roi contre ses concitoyens, mais lui demander de secourir sa patrie
contre ses ennemis. Il pensa que Pharnabaze lui donnerait les moyens d'aller
trouver Artaxerxe en toute sûreté; et s'étant rendu auprès de lui en Phrygie, il
lui fit assidûment sa cour et en fut bien traité. Les Athéniens supportaient
avec peine la perte de leur domination; mais, quand Lysandre leur eut encore ôté
la liberté, en mettant la ville sous le joug de trente tyrans, les réflexions
qu'ils n'avaient pas faites pendant qu'ils étaient encore en état de se sauver
leur vinrent à l'esprit lorsqu'ils n'avaient plus de ressource. Ils déploraient
leurs malheurs; ils se rappelaient toutes les fautes qu'ils avaient commises, et
dont la plus funeste était leur second emportement contre Alcibiade, qu'ils
avaient chassé sans qu'il leur eût fait aucun tort. Pour punir un pilote qui
avait perdu honteusement quelques vaisseaux, ils avaient eux-mêmes bien plus
honteusement privé la ville du plus brave et du plus habile de ses généraux.
Cependant, malgré ce qu'avait d'affreux leur situation présente, ils
conservaient encore un rayon d'espérance, et ne croyaient pas tout perdu, tant
qu'Alcibiade vivait. Si dans son premier exil il n'avait pu se résoudre à rester
dans l'inaction, il devait encore moins alors, pour peu qu'il en eût le moyen,
souffrir l'insolence des Lacédémoniens et les cruautés des tyrans.
XLVII. Lysandre traite de sa mort avec Pharnabaze.
Ce n'était pas sans une apparence de raison
que le peuple se berçait de ces idées, puisque les trente tyrans eux-mêmes
mettaient un soin et une attention extrêmes à s'informer de ce que faisait et de
ce que projetait Alcibiade. Enfin, Critias fit observer à Lysandre que les
Lacédémoniens ne seraient jamais assurés de l'empire de la Grèce, si la
démocratie subsistait à Athènes; que, quand même les Athéniens se soumettraient
avec douceur au gouvernement oligarchique, Alcibiade, tant qu'il vivrait, ne les
laisserait pas s'accoutumer tranquillement à l'état présent des choses. Mais ces
discours auraient fait peu d'impression sur Lysandre, s'il n'eût enfin reçu de
Sparte une scytale qui lui ordonnait de se défaire d'Alcibiade. Était-ce par la
crainte qu'ils avaient de son habileté et de son grand courage? ou voulurent-ils
seulement faire plaisir à Agis leur roi? Lysandre fit donc passer cet ordre à
Pharnabaze pour le faire exécuter, et ce satrape en chargea Magée son frère, et
son oncle Sysamithrès. XLVIII.
Alcibiade est tué en Phrygie.
Alcibiade vivait alors dans un bourg de Phrygie avec Timandre sa concubine. Il
songea une nuit que, vêtu des habits de cette courtisane, il était couché sur
son sein; qu'elle lui peignait et lui fardait le visage comme à une femme.
D'autres disent qu'il vit en songe Magée qui lui coupait la tête, et faisait
brûler son corps; mais tous conviennent qu'il eut ce songe peu de temps avant sa
mort. Ceux qu'on avait envoyés pour le tuer n'osèrent pas entrer; ils
environnèrent la maison et y mirent le feu. Alcibiade ne s'en fut pas plus tôt
aperçu, que, ramassant tout ce qu'il put de hardes et de tapisseries, il les
jeta dans le feu; et, s'entourant le bras gauche de son manteau, il s'élança
l'épée à la main à travers les flammes, et en sortit sans aucun mal, parce que
le feu n'avait pas encore consumé les hardes qu'il y avait jetées. À sa vue tous
les Barbares s'écartèrent; aucun d'eux n'osa ni l'attendre, ni en venir aux
mains avec lui; ils l'accablèrent de loin sous une grêle de flèches et de
traits, et le laissèrent mort sur la place. Quand les Barbares se furent
retirés, Timandre enleva son corps, et, l'ayant enveloppé de ses plus belles
robes, elle lui fit des funérailles aussi magnifiques que son état le lui
permettait. On dit que Timandre eut pour fille Laïs, cette courtisane célèbre
qu'on appelait la Corinthienne, mais qui avait été amenée captive d'Hyccara,
petite ville de Sicile. Quelques historiens, en convenant de ce que je viens de
rapporter sur la mort d'Acibiade, prétendent que, ni Pharnabaze, ni Lysandre, ni
les Lacédémoniens, n'y eurent part, et qu’Alcibiade lui-même en fut seul la
cause. Il avait séduit une jeune femme d'une maison noble du pays, avec laquelle
il vivait; les frères de cette femme, n'ayant pu supporter cette injure, mirent
pendant la nuit le feu à la maison dans laquelle il était, et le tuèrent
lorsqu'il se fut élancé, comme je l'ai déjà dit, à travers les flammes. |