I.
Après avoir fait connaître le caractère de Solon, nous allons
comparer avec lui Publicola, celui à qui le peuple romain donna ce surnom
honorable. Il s’appelait auparavant Publius Valérius, et descendait de ce
Valérius qui, dans les premiers temps de Rome, eut une si grande part à la
réconciliation des Romains avec les Sabins, et à leur réunion en un seul peuple.
Ce fut lui, en effet, qui détermina les deux rois à une conférence, et qui leur
fit conclure la paix. Issu de cet homme illustre, Valérius, lors même que Rome
était encore soumise à des rois, s’y faisait distinguer par son éloquence et par
sa fortune. Il se servait de l’une avec autant de droiture que de liberté pour
défendre la justice, et employait l’autre à secourir avec une généreuse humanité
ceux qui étaient dans le besoin ; en sorte qu’on ne doutait pas que, si le
gouvernement devenait jamais républicain, Valérius n’y fût placé au premier
rang. Tarquin le Superbe n’était monté sur le trône qu’en foulant aux pieds
toutes les lois divines et humaines ; et il usait de son pouvoir, non avec la
modération d’un roi, mais avec la violence d’un tyran cruel. Il s’était rendu
odieux et insupportable au peuple, qui prit occasion de la mort de Lucrèce pour
se révolter ; violée par un des fils de Tarquin, elle s’était tuée de sa propre
main. Lucius Brutus, qui, dans le dessein de changer la forme du gouvernement,
s’était mis à la tête du parti populaire, s’en ouvrit d’abord à Valérius, qui le
seconda de tout son pouvoir, et contribua beaucoup à chasser les tyrans. Tant
qu’on put croire que les Romains nommeraient un seul général à la place d’un
roi, Valérius ne fit aucune démarche, persuadé que le commandement appartenait à
Brutus, comme au premier auteur de la liberté. Mais quand le peuple, à qui le
nom de monarque était devenu odieux, parut vouloir préférer une autorité
partagée, qu’il demandait même qu’on nommât deux consuls, Valérius espéra qu’il
serait associé à Brutus ; il se trompa cependant, et Brutus, contre son propre
gré, au lieu de Valérius, eut pour collègue Tarquinius Collatinus, mari de
Lucrèce. Ce n’est pas que ce dernier eût plus de mérite que Valérius ; mais les
principaux de la ville, craignant les Tarquins, qui, malgré leur éloignement,
mettaient tout en oeuvre pour adoucir et regagner le peuple, voulurent avoir
pour chef l’ennemi le plus implacable des rois, celui qui paraissait ne devoir
jamais se laisser fléchir.
II.
Valérius, indigné qu’on ne le crût pas capable de tout faire
pour sa patrie, parce qu’il n’avait éprouvé de la part des tyrans aucune injure
personnelle, se retira du sénat, quitta le barreau, et renonça entièrement aux
affaires. Le peuple en eut de l’inquiétude ; il craignit que Valérius, dans son
ressentiment, ne se tournât du côté des rois, et ne renversât la république,
encore mal affermie. Mais quand Brutus, qui soupçonnait la fidélité de plusieurs
sénateurs, eut proposé à tout le sénat de jurer sur les sacrifices, et qu’il eut
assigné un jour pour faire ce serment, Valérius descendit avec empressement à la
place publique : il jura le premier qu’il ne ferait jamais rien en faveur de
Tarquin, et qu’il le combattrait de toutes ses forces pour le maintien de la
liberté. Cette démarche fit grand plaisir au sénat et donna du courage aux
consuls. Bientôt ses actions confirmèrent son serment. Il était arrivé à Rome,
de la part des Tarquins, des ambassadeurs chargés de lettres très propres à
séduire le peuple : ils devaient y ajouter de vive voix les propositions les
plus soumises, les plus capables d’entraîner la multitude ; ils disaient parler
au nom du roi, qui, ayant dépouillé toute sa fierté, ne demandait que des choses
équitables. Les consuls consentaient à les laisser parler au peuple ; mais
Valérius s’y opposa, et fit sentir qu’il ne fallait pas donner des prétextes
pour introduire des nouveautés à une multitude accablée de misère, et qui
craignait bien plus la guerre que la tyrannie.
III.
Peu de temps après, de nouveaux ambassadeurs vinrent déclarer
que Tarquin renonçait à la royauté et ne ferait plus la guerre aux Romains ;
qu’il demandait seulement la restitution de ses trésors et de ses biens, avec
tout ce qui appartenait à ses parents et à ses amis, afin qu’ils eussent de quoi
vivre dans leur exil. La plupart des sénateurs penchaient à le lui accorder, et
Collatinus surtout appuyait la demande des ambassadeurs. Mais Brutus, homme dur
et inflexible, courut à la place publique, en appelant son collègue un traître
qui voulait fournir aux Tarquins les moyens de continuer la guerre et de relever
la tyrannie, eux à qui l’on ne pourrait, sans crime, donner le simple nécessaire
pour subsister dans leur exil. Le peuple s’étant assemblé, un particulier nommé
Caïus Minucius exhorta Brutus et les Romains à faire en sorte que ces biens leur
servent à combattre les tyrans, et non aux tyrans à les combattre eux-mêmes.
Cependant le peuple décida que, jouissant de la liberté, pour laquelle il avait
pris les armes, il fallait éviter que ces richesses ne soient un obstacle à la
paix, et les repousser loin de Rome avec les tyrans. Ces biens étaient au fond
ce qui intéressait le moins Tarquin ; et la demande qu’il en avait faite,
n’était qu’un moyen de sonder les dispositions du peuple, et de tramer une
conspiration. Ses ambassadeurs y travaillaient sourdement ; et sous prétexte de
ramasser tout ce qui appartenait au roi, ils prolongeaient leur séjour à Rome,
en disant tantôt qu’ils en vendaient une partie, tantôt qu’ils en mettaient une
autre à part, tantôt enfin qu’ils faisaient partir peu à peu le reste. Tous ces
délais leur donnèrent le temps de corrompre deux des premières familles de Rome,
qui jouissaient de la plus grande estime : celle des Aquilius, dans laquelle il
y avait trois sénateurs, et celle des Vitellius, qui en avait deux. Ils étaient
tous par leur mère neveux du consul Collatinus ; et les Vitellius avaient en
particulier une autre alliance avec Brutus, mari de leur soeur, dont il avait eu
plusieurs enfants. Les Vitellius séduisirent les deux fils aînés de Brutus,
encore fort jeunes, qui, à cause de leur parenté, avaient avec eux des liaisons
habituelles ; ils les attirèrent dans la conjuration par l’appât d’une alliance
avec la famille des Tarquins, dont la puissance et la grandeur devaient leur
faire tout espérer, et les affranchiraient de la dépendance d’un père dur et
stupide. Ils appelaient dureté sa rigueur inflexible ; quant à sa stupidité, il
l’avait longtemps feinte pour sa propre sûreté, et dans la vue de se préserver
de la cruauté des tyrans ; il ne rougissait pas même d’en porter le surnom.
IV.
Lorsque ces jeunes gens eurent été gagnés, et qu’ils se
furent abouchés avec les Aquilius, ils voulurent se lier tous par le serment le
plus fort et le plus horrible, en buvant le sang d’un homme qu’ils auraient
immolé, et en tenant leurs mains sur ses entrailles. Ils se rendirent pour cela
dans la maison des Aquilius, qui, solitaire et obscure, leur avait paru la plus
favorable à leur projet. Ils ne s’aperçurent pas qu’un esclave, nommé Vindicius,
y était caché : non qu’il voulût les épier, ou qu’il eût quelque pressentiment
de leur dessein ; mais il s’était trouvé par hasard dans la maison, et les
voyant entrer avec précipitation, il n’osa se montrer et se cacha derrière un
grand coffre, d’où il vit tout ce qu’ils firent et entendit tous leurs projets.
Ils y résolurent la mort des consuls. Les ambassadeurs, à qui les Aquilius
avaient donné un logement dans cette maison, et qui assistaient à cette
conférence, furent chargés de porter à Tarquin des lettres qui l’instruisaient
du plan de la conjuration. Quand tout fut fini, et que les conjurés se furent
retirés, Vindicius sortit secrètement de la maison ; mais ne sachant quel usage
il ferait d’une découverte si importante qu’il devait au hasard, il se trouva
dans le plus grand embarras. Il voyait du danger, et il y en avait, en effet, à
dénoncer à Brutus ses propres enfants, ou à Collatinus ses neveux, et à les
accuser du crime le plus horrible. D’un autre côté, il ne connaissait dans Rome
aucun particulier à qui il pût confier un pareil secret ; mais la chose dont il
se sentait le moins capable, c’était de le garder. Enfin, pressé par sa
conscience, il va trouver Valérius : il fut attiré vers lui par sa douceur et
son humanité, par l’accès facile qu’il donnait à tout le monde et en particulier
aux pauvres, qui trouvaient toujours sa maison ouverte pour lui parler de leurs
affaires et lui exposer leurs besoins.
V.
Vindicius ne lui eut pas plus tôt raconté, en présence de sa
femme et de Marcus Valérius son frère, tout ce qu’il avait vu et entendu, que
Valérius, saisi de crainte et d’horreur, enferme l’esclave dans sa chambre ; et,
laissant sa femme pour garder la porte de la maison, il charge son frère d’aller
investir le palais du roi, de faire en sorte d’y surprendre les lettres, et de
se saisir de tous les domestiques. Lui-même, accompagné d’un grand nombre de
clients et d’amis qui ne le quittaient jamais, et suivi de tous ses esclaves, il
se rend sans différer à la maison des Aquilius, qu’il trouve sortis. Comme
personne ne l’attendait, il entre sans la moindre opposition, et trouve les
lettres dans la chambre des ambassadeurs. Il était encore dans la maison,
lorsque les Aquilius, qu’on avait avertis, accoururent avec précipitation, et,
l’ayant rencontré comme il sortait, s’efforcent de lui arracher ces lettres.
Valérius et sa troupe opposent une vigoureuse défense ; et étant venus à bout de
leur entortiller leurs robes autour du cou, ils les entraînent malgré leur
résistance ; tour à tour poussant et repoussés, ils arrivent enfin avec beaucoup
de peine à la place publique. Marcus Valérius n’avait pas été moins heureux au
palais du roi ; il s’était emparé d’autres lettres qu’on emportait parmi des
effets emballés, et il traîna pareillement à la place tous les domestiques du
roi qu’il avait pu arrêter.
VI.
Quand les consuls eurent apaisé le tumulte, Valérius fit
amener de sa maison Vindicius, et l’accusation fut intentée. On lut publiquement
les lettres, et aucun des conjurés n’osa parler pour sa défense. Toute
l’assemblée, les yeux baissés, gardait un profond silence ; quelques personnes
seulement, par égard pour Brutus, opinèrent à l’exil. Les larmes de Collatinus
et le silence de Valérius faisaient espérer qu’on pencherait vers la douceur,
lorsque Brutus, appelant ses deux fils par leur nom : « Vous, Titus, et vous,
Valérius, leur dit-il, pourquoi ne répondez-vous pas à cette accusation ? »
Sommés ainsi par trois fois, ils ne répondirent rien. Alors Brutus, se tournant
vers les licteurs : « C’est maintenant à vous, leur dit-il, de faire votre
devoir. » Aussitôt ils saisissent les deux fils de Brutus, leur arrachent leurs
habits, leur lient les mains derrière le dos, et les déchirent à coups de
verges. Aucun des spectateurs ne put soutenir la vue d’une exécution si cruelle
; Brutus seul n’en détourna pas un instant les yeux ; et pendant tout ce temps,
le moindre mouvement de pitié ne parut point adoucir la colère et la sévérité
qu’on voyait empreintes sur son visage. Il regarda d’un oeil farouche le
supplice de ses enfants, jusqu’à ce que les licteurs, les ayant étendus par
terre, eurent fait tomber leurs têtes sous la hache. Alors laissant à son
collègue le châtiment des autres, il se leva de son siège et se retira. Une
pareille conduite, selon qu’on l’envisage, ne peut être ni assez louée ni assez
blâmée. Elle fut l’effet ou d’une vertu supérieure qui l’éleva au-dessus des
affections humaines, ou d’une passion outrée qu’il poussa jusqu’à
l’insensibilité ; deux dispositions extraordinaires, et qui ne sont pas dans la
nature de l’homme : la première est d’un dieu, et l’autre d’une bête féroce.
Mais il est plus juste de régler notre jugement sur la gloire dont cette action
a été suivie, que de douter par faiblesse de sa vertu. Car les Romains sont
persuadés que Romulus eut moins à faire pour fonder Rome que Brutus pour établir
la république.
VII.
Après qu’il se fut retiré, l’étonnement et l’horreur tinrent
longtemps l’assemblée dans un morne silence. Mais les Aquilius, encouragés par
la mollesse et la lenteur de Collatinus, demandèrent du temps pour préparer leur
défense, et prétendirent qu’on devait leur livrer Vindicius, qui, étant leur
esclave, ne devait pas être au pouvoir de leurs accusateurs. Collatinus se
prêtait à leur demande, lorsque Valérius déclara qu’il ne rendrait pas Vindicius,
qui était gardé par les gens de sa suite, et qu’il ne souffrirait pas que le
peuple, en se retirant, laissât échapper des traîtres. Il met lui-même la main
sur eux, et appelant Brutus à haute voix, il s’écrie que Collatinus en agit
indignement ; qu’après avoir mis son collègue dans la nécessité d’immoler ses
propres enfants, il veut, pour complaire à des femmes, sauver des conjurés et
des ennemis de la patrie. Collatinus, lassé de cette résistance, ordonne aux
licteurs d’aller se saisir de Vindicius. Les licteurs écartent la foule, mettent
la main sur l’esclave, et frappent ceux qui veulent le leur arracher. Les amis
de Valérius accourent pour le soutenir. Le peuple lui-même pousse de grands
cris, et appelle Brutus, qui revient aussitôt sur la place. A son arrivée il se
fait un grand silence ; et Brutus, prenant la, parole, dit qu’il avait suffi
pour juger ses fils ; mais qu’il avait laissé les autres conjurés au jugement du
peuple, qui était libre de prononcer. « Chacun, ajouta-t-il, peut parler et
proposer ce qu’il voudra. » On n’attendit pas que personne parlât pour leur
défense ; on alla aux voix ; et les coupables, condamnés à l’unanimité des
suffrages, eurent la tête tranchée. Collatinus, déjà suspect à cause de sa
parenté avec les rois, et dont le surnom était devenu odieux par l’horreur qu’on
avait pour Tarquin, voyant qu’il avait indisposé le peuple dans cette dernière
affaire, prit le parti de se démettre du consulat et de s’éloigner de Rome. Le
peuple s’étant assemblé pour une nouvelle élection, Valérius fut unanimement
nommé consul ; récompense bien due au zèle qu’il avait montré pour le salut de
Rome. Il crut juste de la faire partager à Vindicius il commença par
l’affranchir, et lui fit donner, par un décret du peuple, la qualité de citoyen,
avec le droit de suffrage dans celle des tribus qu’il voudrait choisir. C’était
le premier exemple d’une telle faveur : car ce ne fut que longtemps après, qu’Appius,
pour gagner les bonnes grâces de la multitude, donna généralement à tous les
affranchis le droit de suffrage. Cet entier affranchissement s’appelle encore
aujourd’hui vindicta, du nom de Vindicius.
Il avait à peine pris possession du royaume, qu’il commença
par casser la compagnie des trois cents gardes que Romulus avait toujours auprès
de sa personne, et qu’il appelait célères, c’est-à-dire vites à la course. Numa
ne voulait ni paraître se défier de ceux qui se fiaient à lui, ni régner sur des
hommes qui n’auraient pas eu pour leur roi une entière confiance. En second
lieu, aux deux prêtres de Jupiter et de Mars, il en ajouta un troisième pour
Romulus, et l’appela flamine Quirinal. Les anciens prêtres avaient déjà le nom
de flamines, à cause des bonnets qu’ils portaient, et que les Grecs appellent
pilamines ; les mots grecs étaient alors beaucoup plus communs dans la langue
latine qu’ils ne le sont aujourd’hui. Les manteaux que les rois portaient, et
qu’ils appelaient lenas, sont, suivant Juba, les mêmes que ceux qu’on nomme en
Grèce clenas. Le jeune homme qui sert dans le temple de Jupiter, et dont le père
et la mère sont vivants, est appelé Camillus, nom que quelques peuples grecs
donnent à Mercure, à cause des fonctions qu’il exerce auprès des dieux.
VIII.
Les biens des Tarquins furent livrés au pillage ; on rasa
leurs palais et leurs maisons de campagne ; et l’on consacra au dieu Mars
l’endroit le plus agréable du champ, qui porta depuis le nom de ce dieu, et qui
appartenait à Tarquin. On venait d’y faire la moisson, et les gerbes étaient
encore dans le champ. On crut, à cause de la consécration qu’on en avait faite,
qu’il n’était pas permis de moudre le blé et d’en tirer aucun profit. Le peuple
donc courut en foule à ce champ, prit les gerbes et les jeta dans le Tibre, avec
tous les arbres, qu’il avait aussi coupés, afin de laisser au dieu le terrain nu
et sans aucune production. Ces matières, que le fil de l’eau poussait et
amoncelait les unes sur les autres, ne furent pas portées bien loin. Les
premières, arrêtées dans des bas-fonds, ayant retenu celles qui survenaient,
elles s’accrochèrent et s’unirent tellement ensemble, qu’elles formèrent une
masse solide qui prit racine. Cette masse s’accrut, s’affermit et se condensa
chaque jour davantage par la grande quantité de limon que le courant y charriait
; l’eau qui la battait sans cesse, loin d’en rien détacher, ne faisait au
contraire que la presser, la serrer plus fortement, et y déposer successivement
tout ce qu’elle entraînait. Cet amas de matières diverses, gagnant de plus en
plus en étendue et en solidité, se grossit enfin de tous les corps étrangers que
le Tibre roulait avec lui, et finit par former dans Rome même une île, qu’on
appelle l’île Sacrée, et dans laquelle sont des portiques et des temples
consacrés à différentes divinités. On la nomme en latin l’île des Deux Ponts.
Selon quelques auteurs, ce ne fut pas lors de la consécration du champ de
Tarquin au dieu Mars que cette île se forma, mais longtemps après, quand
Tarquinia, une des Vestales, consacra à ce même dieu un champ qui lui
appartenait, et qui touchait à celui de Tarquin. Cette générosité lui mérita de
grands honneurs, entre autres celui de rendre témoignage en justice, droit qu’on
n’avait encore accordé à aucune autre femme. On lui donna aussi la permission de
se marier ; mais elle ne voulut pas en profiter. Voilà le fait tel qu’on le
raconte.
IX.
Tarquin, désespérant de recouvrer son royaume par la
trahison, eut recours aux Toscans, qui embrassèrent son parti avec chaleur, et
le ramenèrent vers Rome avec une nombreuse armée. Les consuls sortirent
au-devant d’eux à la tête de leurs légions ; et les deux armées se mirent en
bataille dans des lieux sacrés, appelés, l’un le bocage d’Arsia, et l’autre le
pré Esuvien. Le combat était à peine engagé, qu’Aruns, fils de Tarquin, et le
consul Brutus, se rencontrèrent, non par hasard, mais conduits par la haine et
par le ressentiment : l’un cherchait le tyran et l’ennemi de sa patrie, l’autre
voulait se venger de son exil. Ils poussèrent leurs chevaux l’un contre l’autre
avec plus de fureur que de précaution, et, ne songeant pas même à se couvrir,
ils se percèrent l’un l’autre, et restèrent tous deux sur la place. Ce prélude
du combat n’eut pas une suite moins sanglante ; le carnage devint horrible dans
les deux armées, qui ne furent séparées que par un violent orage. Valérius était
dans une grande inquiétude ; il ne savait à qui la victoire était restée ; il
voyait ses soldats aussi étonnés de leurs propres pertes que satisfaits de
celles des ennemis, tant le nombre des morts paraissait égal de part et d’autre
et laissait le succès incertain ! Seulement chaque parti, bien assuré de ce
qu’il avait perdu, et ne connaissant que par conjecture la perte de l’ennemi, se
croyait plutôt vaincu que victorieux. La nuit survint ; et il est aisé
d’imaginer dans quel état ils la passèrent après un combat si terrible. Le
silence régnait dans les deux camps, lorsqu’un bois sacré qui en était voisin
fut, dit-on, tout à coup agité, et il en sortit une voix qui dit clairement que
les Toscans avaient perdu un homme de plus que les Romains. C’était sans doute
la voix d’une divinité, car à peine eut-elle été entendue, que les Romains,
reprenant courage, firent retentir leur camp de cris de joie ; tandis que les
Toscans, saisis de frayeur et de trouble, abandonnèrent leurs retranchements et
prirent la fuite. Les Romains s’emparèrent de leur camp, qu’ils mirent au
pillage, et où ils firent cinq mille prisonniers. Ils comptèrent ensuite les
morts : il s’en trouva onze mille trois cents du côté des Toscans, et un de
moins du côté des Romains. On dit que cette bataille fut donnée la veille des
calendes de Mars. Valérius obtint les honneurs du triomphe, et fut le premier
des consuls qui entra dans Rome sur un char tiré par quatre chevaux. Cette pompe
parut grande et majestueuse au peuple romain, et n’attira pas à Valérius, comme
quelques auteurs l’ont avance, l’envie et le mécontentement des citoyens. Si
cela eût été, cet honneur n’aurait pas excité depuis une si vive émulation, et
l’usage ne s’en serait pas maintenu si longtemps.
On sut gré à Valérius des honneurs qu’il rendit à son
collègue avant et après ses obsèques. Il prononça son oraison funèbre ; et cette
action fut si agréable au peuple et parut si utile, que, depuis ce temps-là,
tous les grands hommes sont, après leur mort, publiquement loués dans Rome par
les plus honnêtes citoyens. On dit que cette oraison funèbre est plus ancienne
que toutes celles qui ont été faites en Grèce, si toutefois l’usage n’en a pas
été introduit dans ce pays par Solon, comme le dit le rhéteur Anaximène.
X.
Mais bientôt la conduite de Valérius commença à déplaire et à
devenir suspecte. Brutus, qu’on regardait comme le père de la liberté, n’avait
pas voulu gouverner seul, et s’était donné deux fois un collègue. Au contraire,
Valérius s’attribuait à lui seul toute l’autorité. « Il n’est pas, disait-on,
l’héritier du consulat de Brutus, dont il fait trop peu de cas, mais de la
tyrannie de Tarquin. Qu’avons-nous besoin qu’il loue Brutus de paroles, si de
fait il imite le tyran, en marchant seul entouré de tous les faisceaux et de
toutes les haches, quand il sort de sa maison, qui est plus grande et plus belle
que le palais du roi qu’il a lui-même démoli ? » Il est vrai qu’il habitait une
maison beaucoup trop magnifique : située sur la croupe du mont Vélia, elle
dominait tellement la place publique, qu’on voyait de là tout ce qui s’y passait
; elle était d’ailleurs d’un accès très difficile. Lorsqu’il en descendait avec
son cortège, sa marche représentait à ceux qui le voyaient d’en bas, non la
simplicité d’un consul, mais le faste d’un roi. Il fit voir, dans cette
occasion, combien il est heureux pour les hommes en place, chargés d’affaires
importantes, d’avoir l’oreille ouverte au langage de la franchise et de la
vérité, plutôt qu’aux discours de la flatterie et du mensonge. Averti par ses
amis du mécontentement du peuple, au lieu de disputer et de s’emporter, il
assemble un grand nombre d’ouvriers, et la nuit même il fait démolir sa maison
jusqu’aux fondements. Le lendemain, quand le peuple vit ces ruines, il admira la
grandeur d’âme de Valérius ; mais il fut fâché que l’envie eût fait injustement
détruire une maison si grande et si belle ; il en eut le même regret que de la
mort d’un homme qu’on aurait fait périr sans raison. Ils avaient honte aussi que
leur consul fût réduit à loger dans une maison d’emprunt : car ses amis
l’avaient reçu chez eux, et il y demeura jusqu’à ce que le peuple lui eut donné
un emplacement sur lequel il fit bâtir une maison plus modeste que la première,
dans le lieu où est maintenant le temple de la Victoire. Après s’être rendu
lui-même agréable au peuple, il voulut que sa dignité, jusque alors redoutée des
Romains, leur fût douce et aimable. Il ôta donc les haches des faisceaux de ses
licteurs ; et lorsqu’il allait aux assemblées, il faisait déposer ces mêmes
faisceaux aux pieds du peuple, dont il reconnaissait et honorait ainsi la
souveraineté. Les consuls observent encore aujourd’hui cet usage. Le peuple ne
sentit pas que, par cette modération, Valérius, loin de se rabaisser comme on le
croyait, se mettait à l’abri de l’envie, et qu’il gagnait autant en autorité
personnelle qu’il semblait perdre du côté des prérogatives de sa charge. En
effet, le peuple se soumettait à lui avec tant de plaisir, et lui témoignait une
telle affection, qu’il lui donna le surnom de Publicola, c’est-à-dire qui honore
le peuple, titre qui prévalut sur les noms de ses pères ; et c’est ainsi que
nous l’appellerons toujours dans la suite de son histoire.
XI.
Il permit à tout le monde de se présenter pour le consulat
vacant ; mais avant qu’on lui donnât un collègue, ne sachant pas quel choix on
ferait, et craignant que le nouveau consul, ou par jalousie ou par ignorance, ne
mît obstacle à ses desseins, il profita de l’autorité absolue dont il jouissait
encore pour faire ses plus beaux et ses plus utiles établissements. Il commença
par compléter le sénat, que la cruauté de Tarquin et le dernier combat avaient
réduit à un très petit nombre. Il y suppléa, dit-on, jusqu’à cent
soixante-quatre sénateurs. Ensuite il fit plusieurs lois, dont une, en
particulier, augmenta beaucoup la puissance populaire : c’est celle qui permit
d’appeler, au tribunal du peuple assemblé des jugements rendus par les consuls.
Une autre loi prononçait la peine de mort contre ceux qui entreraient dans des
charges sans y avoir été nommés par le peuple. Par une troisième, qui fut d’un
grand soulagement pour les pauvres, il déchargea les citoyens de tout impôt, ce
qui les fit s’appliquer avec plus d’ardeur aux arts et aux manufactures. La loi
qu’il porta contre ceux qui n’obéiraient pas aux consuls parut aussi populaire
que les précédentes, et plus favorable encore aux faibles qu’aux puissants. Il
établit contre cette désobéissance une amende de la valeur de cinq boeufs et de
deux moutons : le prix d’un mouton était de dix oboles, et celui d’un boeuf de
cent. Les Romains n’avaient pas encore beaucoup d’argent monnayé, et tout leur
revenu consistait en troupeaux de gros et de menu bétail : de là vient que, même
aujourd’hui, le bien que chacun possède s’appelle peculium ; et que leur plus
ancienne monnaie porte l’empreinte d’un boeuf, d’un mouton ou d’un pourceau. Ils
donnaient même à leurs enfants des noms tirés de ces animaux : ils les
appelaient Suillius et Porcius, porcher ; Bubulcus, bouvier ; Caprarius,
chevrier.
XII.
La douceur et la popularité de ses ordonnances n’empêchèrent
pas que, dans les peines qu’il décernait, il n’allât quelquefois jusqu’à la
rigueur. Il fit une loi qui permettait de tuer, sans aucune formalité juridique,
tout homme qui aspirerait à la tyrannie ; elle assurait l’impunité à l’auteur du
meurtre, pourvu qu’il donnât des preuves du crime. Comme il est impossible que
celui qui médite une si grande entreprise la cache à tout le monde, et qu’il
peut arriver aussi qu’ayant été découvert, il parvienne à usurper le pouvoir
avant qu’on ait pu le juger, il autorisa tout citoyen à prévenir par la mort du
coupable le jugement que la consommation du crime aurait peut-être empêché. Sa
loi pour la garde du trésor public fut aussi fort approuvée. Comme tous les
citoyens étaient obligés de contribuer de leurs biens aux frais de la guerre, et
qu’il ne voulait ni administrer par lui-même ces contributions, ni en confier le
soin à ses amis, et encore moins mettre les revenus publics dans une maison
particulière, il désigna pour les garder le temple de Saturne, où est encore
aujourd’hui déposé le trésor public ; et il laissa au peuple le choix de deux
questeurs, qu’il prendrait parmi les jeunes gens. Les premiers qu’on nomma
furent Véturius et Marcus Minucius, qui recueillirent des contributions
considérables : le dénombrement qui fut fait donna cent trente mille citoyens,
sans compter les orphelins et les veuves, qu’on exempta de toutes charges. Quand
il eut fait tous ces règlements, il se donna pour collègue Lucrétius, père de
Lucrèce. En considération de son âge, il lui céda le premier rang, et lui laissa
les faisceaux ; honneur qu’on a toujours depuis déféré à la vieillesse.
Lucrétius étant mort peu de jours après, le peuple s’assembla, et élut à sa
place Marcus Horatius, qui géra le consulat avec Publicola le reste de l’année.
XIII.
Pendant que Tarquin suscitait en Toscane une nouvelle guerre
contre les Romains, il arriva, dit-on, un prodige singulier. Il avait fait
bâtir, pendant son règne, un temple à Jupiter, sur le Capitole ; il était près
d’être achevé, lorsqu’il voulut, soit d’après un oracle, soit de son propre
mouvement, faire placer sur le faîte un char à quatre chevaux en terre cuite,
dont il confia l’exécution à des ouvriers toscans de la ville de Véies : peu de
temps après, il fut chassé du trône. Quand le char fut fait, les ouvriers le
mirent au four pour le cuire ; mais au lieu de se serrer et de se condenser par
l’évaporation de l’humidité, comme il arrive à la terre qu’on met au feu, il
s’étendit, il s’enfla, et forma une masse si considérable, si forte et si dure,
qu’après avoir démoli la voûte et les murailles du four, on eut bien de la peine
à l’en tirer. Les devins ayant déclaré que c’était un présage de bonheur et de
puissance pour le peuple à qui ce char resterait, les Véiens résolurent de ne
pas le donner aux Romains, qui l’avaient fait demander. Ils répondirent donc
qu’il appartenait à Tarquin, et non pas à ceux qui l’avaient chassé. A quelque
temps de là, ils célébrèrent des courses de chars avec la pompe et la
magnificence ordinaires. Les jeux finis, le vainqueur qu’on venait de couronner
conduisait lentement son char pour sortir de la carrière. Tout à coup les
chevaux, prenant l’épouvante sans aucune cause visible, et par un pur hasard ou
par une impulsion divine, courent à toute bride vers Rome. Le conducteur fait
inutilement de la main et de la voix tout ce qu’il peut pour les retenir ; se
voyant emporté malgré lui, il les abandonne à leur impétuosité, et est entraîné
jusqu’au pied du Capitole, où les chevaux le renversent près de la porte qu’on
appelle aujourd’hui Ratumène. Les Véiens, surpris et effrayés de cet événement,
permirent aux ouvriers de rendre le char aux Romains.
XIV.
Tarquin l’Ancien, fils de Démarate, avait voué ce temple à
Jupiter Capitolin dans la guerre qu’il eut contre les Sabins ; et il fut bâti
par Tarquin le Superbe, fils ou petit-fils de ce dernier. Chassé du trône peu de
temps avant qu’il fût achevé, il n’avait pu le dédier. Quand l’édifice fut
terminé et décoré avec la magnificence convenable, Publicola désirait fort d’en
faire la consécration, lorsque plusieurs des principaux de Rome lui envièrent
cette prérogative. Ils avaient vu sans jalousie la gloire qu’il s’était
justement acquise par ses lois et par ses victoires ; mais, ne croyant pas qu’il
eût droit à ce nouvel honneur, ils excitèrent Horatius à y prétendre. Il survint
dans ce moment une guerre qui obligea Publicola de marcher à la tête de l’armée.
Ses envieux, sentant qu’il ne leur serait pas facile de l’emporter s’il était
présent, firent, en son absence, ordonner par le peuple qu’Horatius ferait la
dédicace du temple, et sur-le-champ ils le conduisirent au Capitole. D’autres
disent que les consuls ayant tiré au sort, le commandement de l’armée échut à
Publicola, et la consécration du temple à Horatius. On peut cependant juger de
ce qui s’était passé précédemment entre eux par ce qui arriva lors de la
cérémonie. Le jour des ides de septembre, qui répond précisément à la pleine
lune du mois de Métagitnion, tout le peuple était assemblé au Capitole dans un
profond silence ; Horatius, après avoir fait toutes les autres cérémonies,
tenait déjà, suivant l’usage, une des portes du temple, et allait prononcer la
prière solennelle de la consécration, lorsque Valérius, frère de Publicola, qui,
placé depuis longtemps près de la porte du temple, attendait ce moment, lui dit
: « Consul, votre fils vient de mourir de maladie dans le camp. » Cette nouvelle
affligea tous les assistants ; mais Horatius, sans se troubler, se contenta de
lui répondre : « Jetez son corps où vous voudrez ; pour moi, je n’en prendrai
pas le deuil ; » et il acheva la consécration. La nouvelle était fausse, et
Valérius l’avait imaginée pour l’empêcher de finir la cérémonie. Horatius montra
dans cette occasion une fermeté admirable, soit qu’il eût reconnu tout de suite
la ruse de Valérius, soit que, croyant la nouvelle vraie, il n’en eût pas
ressenti la moindre émotion.
XV.
Il arriva quelque chose de semblable pour la dédicace du
second temple. Le premier, bâti, comme on vient de le dire, par Tarquin, et
dédié par Horatius, fut brûlé pendant les guerres civiles. Sylla le rebâtit, et,
prévenu par la mort, il ne put en faire la dédicace : ce fut Catulus qui le
consacra. Il fut brûlé dans les séditions qui eurent lieu sous Vitellius.
Vespasien, si heureux par tant d’autres endroits, eut encore le bonheur de
rebâtir le troisième depuis les fondements, sans être témoin de l’accident qui
le détruisit bientôt après ; plus favorisé du sort que Sylla, qui mourut sans
avoir pu consacrer le temple qu’il avait bâti, Vespasien finit ses jours avant
que de voir brûler le sien dans l’incendie qui consuma le Capitole peu de temps
après sa mort. Il fut rebâti pour la quatrième fois par Domitien, qui en fit
aussi la consécration. C’est celui qui subsiste aujourd’hui. On dit que Tarquin
avait dépensé pour les fondements seuls du temple quarante mille livres pesant
d’argent ; mais tous les biens du plus riche particulier de Rome ne suffiraient
pas pour payer la seule dorure de ce dernier : elle a coûté plus de douze mille
talents. Les colonnes en sont de marbre pentélique. Je les avais vues à Athènes
; leur hauteur et leur diamètre étaient dans la plus exacte proportion. A Rome
on les a retaillées et polies, et ce second travail leur a moins donné de grâce
qu’il ne leur a ôté de leur symétrie ; en les effilant trop, on leur a fait
perdre toute leur beauté. Si, après avoir admiré dans le Capitole la
magnificence de ce temple, on va voir une seule des galeries ou des salles du
palais de Domitien, ses bains, ou les appartements de ses femmes, on ne pourra
s’empêcher de leur appliquer ces paroles d’Épicharme à un prodigue :
« Donner est ton plaisir ; c’est là ta seule envie
Ta libéralité n’est qu’une maladie.
»
On dirait de même avec raison à Domitien : « Tu n’es ni
religieux ni magnifique ; tu as une maladie, c’est d’aimer à bâtir ; et, comme
ce fameux Midas, tu voudrais que, dans tes mains, tout devînt or et marbre. »
Mais en voilà assez sur cette matière.
XVI.
Tarquin, après la bataille mémorable où Aruns, son fils aîné,
avait perdu la vie dans un combat singulier contre Brutus, se réfugia à Clusium
auprès de Lars Porsenna, le plus puissant des rois d’Italie, et qui passait pour
un prince bon et généreux. Porsenna lui promit du secours. D’abord il envoya des
ambassadeurs aux Romains pour les sommer de recevoir ce prince. Sur leur refus,
il leur déclara la guerre ; et, après leur avoir fait dire dans quel temps il
partirait et quels lieux il attaquerait les premiers, il se mit en marche avec
une nombreuse armée. Publicola, quoique absent, fut nommé consul pour la seconde
fois, et on lui associa Titus Lucrétius. Il revint tout de suite à Rome ; et,
pour ne pas le céder à Porsenna en courage et en fierté, il fit bâtir la ville
de Sigliuria lorsque ce prince était déjà près de Rome ; et, après l’avoir
fortifiée à grands frais, il y envoya une colonie de sept cents Romains, afin de
montrer à Porsenna qu’il n’était pas inquiet de cette guerre, et qu’il avait les
moyens de la soutenir. Cependant Porsenna, s’étant approché de la ville, poussa
si vivement les gardes avancées, qu’il les obligea de prendre la fuite, et qu’il
fut sur le point d’entrer dans Rome avec les fuyards. Mais Publicola s’avança
jusqu’aux portes pour les secourir ; et, ayant engagé le combat près du Tibre
avec des ennemis supérieurs en nombre, il soutint vaillamment leurs efforts,
jusqu’à ce que, étant tombé couvert de blessures, il fut emporté hors du champ
de bataille. Son collègue Lucrétius fut aussi blessé ; et les Romains,
découragés, s’enfuirent vers la ville.
Les ennemis, les ayant poursuivis jusqu’au pont de bois,
étaient au moment de s’en saisir et d’emporter la ville d’emblée, si Horatius
Coclès, et avec lui deux officiers des premières familles de Rome, Herminius et
Lucrétius, ne les eussent arrêtés à la tête du pont. Horatius avait été surnommé
Coclès parce qu’il avait perdu un oeil à la guerre ; ou, selon d’autres, parce
qu’il avait la partie supérieure du nez tellement enfoncée, que la séparation de
ses yeux n’était pas marquée, et que ses sourcils se touchaient. Le peuple avait
voulu l’appeler Cyclope ; mais, par un défaut de prononciation, il lui donna le
nom de Coclès [Le Borgne], qui lui resta. Il soutint seul l’effort des ennemis,
et les arrêta à l’entrée du pont jusqu’à ce que ses compagnons l’eussent coupé
derrière lui. Alors il se jeta tout armé dans le Tibre, et, quoiqu’il eût la
cuisse percée d’un dard, il le traversa à la nage. Publicola, rempli
d’admiration pour sa valeur, obligea tous les Romains de contribuer en sa faveur
pour une somme égale à ce que chacun d’eux dépensait en un jour pour sa
nourriture ; ensuite il lui fit donner autant de terre qu’il en pourrait
enfermer en une journée dans un sillon qu’il tracerait lui-même ; enfin on lui
érigea une statue de bronze dans le temple de Vulcain, afin que cette marque
d’honneur le consolât de sa blessure, dont il était resté boiteux.
XVII.
Cependant Porsenna avait mis le siège devant Rome, et la
ville commençait à éprouver la famine, lorsqu’une nouvelle armée de Toscans vint
porter encore la désolation et le dégât dans ses environs. Publicola, nommé
consul pour la troisième fois, sentit qu’il devait borner sa défense à garder la
ville sans risquer de combat. Mais un jour, étant sorti secrètement avec un
corps de troupes, il tomba brusquement sur les ennemis qui ravageaient la
campagne, les mit en fuite, et leur tua 5000 hommes. Ce fut alors que Mucius
Scévola fit cette action célèbre, racontée par tous les historiens, mais de
différentes manières. Je vais rapporter celle qui m’a paru la plus
vraisemblable. Mucius possédait toutes les vertus, mais surtout les vertus
guerrières. Ayant forme le dessein de tuer Porsenna, il prend un habit toscan,
pénètre dans le camp des ennemis, dont il savait la langue, et fait le tour du
tribunal où le roi était assis environné de ses officiers ; mais, ne le
connaissant pas personnellement, et craignant de se découvrir en demandant où
était Porsenna, il s’arrête à celui des officiers qui lui paraît être ce prince,
et, le frappant de son épée, il le tue à l’instant. Il fut arrêté et conduit
devant le roi, qui l’interrogea. Il y avait près du tribunal un brasier ardent
qu’on avait préparé pour un sacrifice que Porsenna devait faire. Mucius mit sa
main droite sur le feu ; et, pendant qu’elle brûlait, il regardait Porsenna d’un
visage ferme et d’un oeil menaçant. Ce prince, étonné d’un courage si
extraordinaire, ordonna qu’on le laissât aller, et lui rendit son épée, que
Mucius reçut de la main gauche : c’est de là, dit-on, qu’il eut le surnom de
Scévola, qui signifie gaucher. « J’ai bravé tes menaces, dit-il à Porsenna en
prenant son épée ; mais je suis vaincu par ta générosité. Je vais faire à la
reconnaissance un aveu que la violence n’aurait jamais pu m’arracher. Trois
cents Romains, qui ont juré ta mort, sont répandus dans ton camp, et n’attendent
que le moment favorable d’exécuter leur dessein. Pour moi, appelé par le sort à
tenter le premier l’entreprise, je ne me plains pas de la fortune, qui n’a pas
voulu que je fasse périr un homme vertueux, plus fait pour être l’ami que
l’ennemi des Romains. » Porsenna, ne doutant point de la vérité de ce qu’il lui
disait, se prêta plus volontiers à une négociation, moins encore, à ce que je
crois, par la crainte des trois cents conjurés que par l’estime et l’admiration
que lui inspirèrent le courage et la vertu des Romains. Tous les historiens
s’accordent à nommer ce jeune Romain Mucius Scévola ; mais Athénodore Sandon,
dans un ouvrage adressé à Octavie, soeur d’Auguste, dit qu’il s’appelait aussi
Posthumius.
XVIII.
Publicola, persuadé que Porsenna était moins un ennemi à
redouter qu’un ami et un allié précieux à acquérir, ne refusait pas de le
prendre pour juge entre Tarquin et les Romains ; il provoqua même plusieurs fois
le tyran à venir défendre sa cause devant ce prince, s’engageant à le convaincre
qu’il était le plus méchant des hommes, et qu’il avait mérité d’être chassé du
trône. Tarquin répondit fièrement qu’il ne voulait point de juge, et Porsenna
moins que tout autre, si ce prince l’abandonnait, au mépris de l’alliance qu’il
avait faite avec lui. Cette réponse déplut à Porsenna, et l’éclaira sur le
compte de Tarquin. Sollicité d’ailleurs par son fils Aruns, qui prenait avec
chaleur les intérêts des Romains, il leur offrit la paix à condition qu’ils lui
rendraient avec les prisonniers les terres qu’ils avaient conquises dans la
Toscane, et que, de leur côté, ils reprendraient leurs transfuges. Les Romains y
consentirent, et donnèrent pour otages dix jeunes gens de famille patricienne,
et autant de jeunes filles, du nombre desquelles était Valéria, fille de
Publicola.
XIX.
L’accord ainsi fait, Porsenna, sur la foi du traité, avait
déjà renvoyé la plus grande partie de son armée, lorsque les jeunes Romaines qui
étaient dans son camp, ayant eu un jour envie de se baigner, descendirent vers
un endroit du Tibre où le rivage forme un coude dans lequel le fleuve s’enfonce
et conserve toujours ses eaux tranquilles. Quand ces jeunes filles virent
qu’elles étaient sans gardes, et que personne ne passait l’eau d’aucun côté,
elles prirent tout à coup la résolution de traverser la rivière à la nage,
malgré sa profondeur et sa rapidité. On dit qu’une d’entre elles, la passant à
cheval, soutenait et encourageait ses compagnes. Arrivées heureusement à l’autre
bord, elles vont trouver Publicola, qui, au lieu d’admirer et de louer leur
action, leur en témoigna son mécontentement. Il craignit qu’on ne le soupçonnât
d’être moins fidèle que Porsenna à ses engagements, et que l’audace de ces
filles ne fût regardée comme une infraction au traité de la part des Romains. Il
les fit donc reprendre, et les renvoya sur-le-champ à Porsenna. Tarquin, averti
de leur retour, se met en embuscade, et, avec une troupe supérieure en nombre,
attaque au passage de la rivière ceux qui les escortaient. Les Romains se
défendirent vigoureusement ; et, pendant l’action, Valéria, fille de Publicola,
poussa son cheval au travers des combattants, suivie de trois esclaves, qui la
conduisirent au camp de Porsenna. Le reste de la troupe soutenait toujours le
combat ; mais ils étaient près de succomber, lorsque Aruns, fils de Porsenna,
instruit de leur danger, vole à leur secours, met en fuite les gens de Tarquin,
et dégage les Romains.
Porsenna fit venir devant lui ces jeunes filles, et demanda
quelle était celle qui avait donné l’exemple à ses compagnes et les avait
excitées à la suivre. Quand on lui eut montré Clélie, il la regarda d’un oeil
doux et serein ; et, ayant fait amener un des plus beaux chevaux de son écurie,
couvert d’un riche harnais, il lui en fit présent. Ce don est une preuve que
font valoir ceux qui veulent que Clélie ait passé seule le Tibre à cheval ;
d’autres disent que Porsenna voulut seulement par là honorer son courage. On
voit encore sa statue équestre dans la rue Sacrée, du côté qui mène au mont
Palatin. Il y en a qui prétendent que cette statue n’est pas celle de Clélie,
mais de Valéria. Porsenna, ayant conclu la paix avec les Romains. leur donna des
preuves éclatantes de sa générosité et de sa magnificence. Il fit ordonner à ses
troupes de n’emporter que leurs armes, et de laisser dans le camp toutes les
provisions, toutes les richesses qui y étaient, et dont il fit présent à la
ville. Aussi, de nos jours encore, lorsqu’on vend à Rome des biens qui
appartiennent au public, le crieur commence la vente en annonçant que ce sont
les biens de Porsenna, honneur qui consacre par une reconnaissance éternelle la
libéralité de ce prince. On lui érigea aussi, vis-à-vis le lieu où le sénat
s’assemble, une statue de bronze ; elle est d’un goût antique et grossièrement
travaillée.
XX.
Peu de temps après, les Sabins firent des incursions sur le
territoire de Rome. On nomma consuls M. Valérius, frère de Publicola, et
Posthumius Tubertus ; et, comme rien d’important ne se faisait que par le
conseil et sous les yeux de Publicola, Marcus son frère remporta deux grandes
victoires sur les Sabins. Dans la dernière, il ne perdit pas un seul homme, et
tua 13000 ennemis. Ces succès lui firent décerner les honneurs du triomphe, et
on lui bâtit, aux dépens du public, une maison sur le mont Palatin. Elle avait
cela de particulier qu’au lieu que les portes des autres maisons s’ouvraient en
dedans, les siennes s’ouvraient sur la rue, distinction qui semblait marquer
que, toutes les fois qu’il ouvrait sa porte, il prenait quelque chose sur la
voie publique. On dit qu’anciennement en Grèce toutes les maisons s’ouvraient
ainsi ; et on le conjecture des comédies de ce temps-là, où ceux qui veulent
sortir frappent en dedans à la porte, afin que les passants ou les personnes qui
pourraient être arrêtées devant la maison, avertis par le bruit, s’éloignent
pour n’être pas heurtés.
XXI.
L’année suivante, Publicola fut nommé consul pour la
quatrième fois : car les Sabins, unis avec les Latins, se préparaient à une
nouvelle guerre. D’ailleurs une frayeur superstitieuse avait saisi tous les
esprits ; les femmes enceintes ne mettaient au monde que des enfants mal
conformés, et pas un ne venait à terme. Publicola, ayant consulté les livres
sibyllins, fit des sacrifices pour apaiser Pluton, rétablit certains jeux
anciennement institués sur un oracle d’Apollon ; et, après avoir ramené la joie
dans tous les coeurs par la confiance qu’il sut inspirer en la protection des
dieux, il s’occupa des dangers dont la ville était menacée du côté des hommes :
car il se formait des ligues, et l’on faisait des préparatifs considérables de
guerre contre les Romains.
Il y avait alors parmi les Sabins un citoyen nommé Appius
Clausus, d’une force de corps extraordinaire, que ses grandes richesses, son
éloquence et ses vertus, faisaient regarder comme le premier de sa nation. Il
fut, comme tous les grands hommes, exposé à l’envie de ses concitoyens, et son
opposition à la guerre fournit à ses envieux un prétexte de l’accuser qu’il
cherchait à accroître la puissance des Romains pour se rendre le tyran de sa
patrie et la réduire en servitude. Appius, voyant que le peuple prêtait
l’oreille à ces calomnies, qu’il était haï des gens de guerre et de tous ceux
qui ne voulaient pas la paix, craignit d’être traduit en justice ; et,
assemblant pour sa sûreté un grand nombre de parents et d’amis, il excita des
mouvements de sédition qui retardaient les hostilités. Publicola, qui mettait
tous ses soins non seulement à être bien informé de ce qui se passait chez les
Sabins, mais encore à entretenir, à échauffer leurs divisions, posta auprès d’Appius
des gens affidés qui lui dirent de sa part : « Publicola sait que vous êtes trop
grand et trop vertueux pour vouloir vous venger de vos concitoyens, quelque
injustes qu’ils aient été à votre égard ; mais, si vous voulez pour voir à votre
sûreté, et vous dérober à leur haine en allant vous établir à Rome, vous y serez
reçu, et en public et en particulier, d’une manière aussi convenable à votre
vertu qu’à la dignité du peuple romain. » Appius, après avoir longtemps réfléchi
sur ces propositions, ne vit pas, dans la nécessité où il se trouvait, de
meilleur parti à prendre. Il assembla tous ses amis, qui, de leur côté, en
attirèrent beaucoup d’autres, et il entraîna avec lui à Rome 5000 chefs de
famille avec leurs femmes, leurs enfants et leurs esclaves. C’étaient les plus
paisibles des Sabins, les plus accoutumés à une vie douce et tranquille.
Publicola, prévenu de leur arrivée, s’empressa de les accueillir, et leur fit le
traitement le plus favorable. Il leur donna à tous le droit de bourgeoisie, et
leur distribua par tête deux arpents de terre le long du fleuve Anio ; Appius en
eut vingt-cinq, et fut élevé à la dignité de sénateur. Admis ainsi à
l’administration des affaires, il fit paraître tant de prudence, qu’il parvint
bientôt aux premières charges et acquit la plus grande autorité. C’est de lui
que tire son origine la famille des Claudiens, qui ne le cède à aucune des
meilleures maisons de Rome.
XXII.
La retraite de ces familles avait apaisé les troubles parmi
les Sabins ; mais leurs orateurs ne purent les laisser tranquilles : ils ne
cessaient de leur crier qu’il serait honteux que, ce que Clausus n’avait pu
faire étant présent, il le fît lorsqu’il était fugitif et leur ennemi, et qu’il
les empêchât de se venger des torts que les Romains leur avaient faits. Les
Sabins se mirent donc en marche avec une grande armée ; et, s’étant campés entre
Rome et Fidènes, ils placèrent 2000 hommes en embuscade dans des endroits creux
et couverts. Leur intention était d’envoyer le lendemain à la pointe du jour de
la cavalerie fourrager jusqu’aux portes de la ville, avec ordre de se retirer
quand les Romains sortiraient sur eux, et de les attirer ainsi dans l’embuscade.
Publicola, informé de leur projet par des transfuges, pourvoit à tout
sur-le-champ ; et, partageant son armée, il envoie le soir Posthumius Balbus,
son gendre, avec 3000 hommes, se saisir des hauteurs qui couvraient l’embuscade,
et y attendre le moment favorable. Il charge Lucrétius, son collègue, de
prendre, parmi les soldats qui sont dans la ville, les plus agiles et les plus
braves, et de tomber avec eux sur les fourrageurs. Lui-même, avec le reste de
l’armée, fait un grand circuit, et enveloppe les ennemis. Le lendemain, dès que
le jour parut, il s’éleva un brouillard épais qui favorisa les Romains.
Posthumius descend alors précipitamment des hauteurs qu’il occupait, et fond sur
les troupes qui étaient en embuscade, pendant que Lucrétius charge la cavalerie
qui courait la campagne et que Publicola attaque le camp. Les Sabins, surpris de
tous côtés, sont bientôt défaits et mis en déroute ; ceux du camp ne songent pas
même à se défendre, ils prennent la fuite, et sont taillés en pièces. Rien ne
leur fut plus funeste que l’espérance qu’ils avaient chacun de son côté que les
autres n’avaient pas été battus dans cette pensée, aucun des corps d’armée ne
songea à tenir ferme et à combattre. Les troupes du camp allaient vers celles de
l’embuscade, qui de leur côté couraient vers le camp, et, au lieu d’y trouver un
refuge, ne rencontraient que des fuyards, qui avaient eux-mêmes besoin du
secours qu’ils espéraient recevoir d’elles. Tous les Sabins auraient péri si
quelques uns, surtout de ceux qui se sauvèrent du camp après qu’il fut tombé au
pouvoir de l’ennemi, n’eussent trouvé un asile dans Fidènes ; ceux qui ne purent
gagner cette ville furent tués ou faits prisonniers.
XXIII.
Les Romains, quoique accoutumés à rapporter aux dieux la
gloire de leurs succès, attribuèrent à la conduite seule de leur général la
victoire qu’ils venaient de remporter. Le premier mot des soldats fut que
Valérius leur avait livré les ennemis pieds et poings liés, et qu’ils n’avaient
eu qu’à les égorger. Le peuple trouva dans les dépouilles et dans la vente des
prisonniers de quoi réparer ses pertes précédentes. Publicola reçut les honneurs
du triomphe ; et, après avoir remis sa patrie victorieuse entre les mains des
consuls nommés pour lui succéder, il mourut comblé de tous les honneurs que les
hommes ambitionnent le plus et qu’ils jugent les plus dignes de leur estime. Le
peuple, comme s’il n’eût rien fait pendant sa vie pour acquitter envers lui sa
reconnaissance, ordonna qu’il serait enterré aux dépens du public, et chaque
citoyen y contribua du quart d’un as. Les femmes romaines, par une distinction
honorable à sa mémoire, convinrent d’en porter le deuil un an entier. On voulut
aussi qu’il fût enterré dans la ville près de la colline Vélia ; et le droit de
sépulture dans ce même lieu fut donné pour toujours à sa postérité. Mais
aujourd’hui on n’y enterre aucun de ses descendants ; seulement, quand il meurt
quelqu’un de cette famille, on y apporte le corps ; un homme tient une torche
allumée, qu’il met dans le tombeau, et qu’il en retire un moment après. Cette
cérémonie atteste que le défunt a droit d’y être déposé, mais qu’il renonce à
cet honneur ; on va ensuite l’enterrer hors de la ville.