I.
La mère de Cicéron se nommait Helvia : elle était d'une
famille distinguée, et soutint, par sa conduite, la noblesse de son origine. On
a sur la condition de son père des opinions très opposées : les uns prétendent
qu'il naquit et fut élevé dans la boutique d'un foulon ; les autres font
remonter sa maison à ce Tullus Attius qui régna sur les Volsques avec tant de
gloire. Le premier de cette famille qui eut le surnom de Cicéron fut un homme
très estimable ; aussi ses descendants, loin de rejeter ce surnom, se firent un
honneur de le porter, quoiqu'il eût été souvent tourné en ridicule. Il vient
d'un mot latin qui signifie pois chiche ; et le premier à qui on le donna avait
à l'extrémité du nez une excroissance qui ressemblait à un pois chiche, et qui
lui en fit donner le surnom. Cicéron, celui dont nous écrivons la vie, la
première fois qu'il se mit sur les rangs pour briguer une charge, et qu'il
s'occupa des affaires publiques, fut sollicité par ses amis de quitter ce surnom
et d'en prendre un autre ; mais il leur répondit, avec la présomption d'un jeune
homme, qu'il ferait en sorte de rendre le nom de Cicéron plus célèbre que ceux
des Scaurus et des Catulus. Pendant sa questure eu Sicile, il fit aux dieux
l'offrande d'un vase d'argent, sur lequel il fit graver en entier ses deux
premiers noms, Marcus Tullius ; et au lieu du troisième, il voulut, par
plaisanterie, que le graveur mît un pois chiche. Voilà ce qu'on dit de son nom.
II.
Sa mère le mit au monde sans travail et sans douleur ; il
naquit le 3 de janvier, jour auquel maintenant les magistrats de Rome font des
voeux et des sacrifices pour la prospérité de l'empereur. Il apparut, dit-on, à
sa nourrice un fantôme qui lui dit : Que l'enfant qu'elle nourrissait
procurerait un jour aux Romains les plus grands avantages. On traite
ordinairement de rêves et de folies ces sortes de prédictions ; mais le jeune
Cicéron fut à peine en âge de s'appliquer à l'étude, qu'il vérifia celle-ci.
L'excellent naturel qu'on vit briller en lui le rendit si célèbre entre ses
camarades, que les pères de ces enfants allaient aux écoles pour le voir, pour
être témoins eux-mêmes de tout ce qu'on racontait de son grand sens et de la
vivacité de sa conception ; les plus grossiers d'entre eux s'emportaient même
contre leurs fils, quand ils les voyaient, dans les rues, mettre, par honneur,
Cicéron au milieu d'eux. II avait reçu de la nature un esprit né pour la
philosophie et avide d'apprendre, tel que le demande Platon : fait pour
embrasser toutes les sciences, il ne dédaignait aucun genre de savoir et de
littérature ; mais il se porta d'abord avec plus d'ardeur vers la poésie ; et
l'on a de lui un petit poème en vers tétramètres, intitulé Pontius Glaucus,
qu'il composa dans sa très grande jeunesse. En avançant en âge, il cultiva de
plus en plus ce talent, et s'exerça sur divers genres de poésie avec tant de
succès, qu'il fut regardé non seulement comme le premier des orateurs romains,
mais encore comme le meilleur de leurs poètes. La célébrité que lui acquit son
éloquence subsiste encore, malgré les changements que la langue latine a
éprouvés, mais le grand nombre de poètes excellents qui sont venus après lui ont
entièrement éclipsé sa gloire poétique.
III.
Après avoir terminé ses premières études, il prit les leçons
de Philon, philosophe de l'Académie, celui de tous les disciples de Clitomachus
qui avait excité le plus l'admiration des Romains par la beauté de son
éloquence, et mérité leur affection par l'honnêteté de ses mours. Cicéron
étudiait en même temps la jurisprudence sous Mucius Scévola, l'un des plus
grands jurisconsultes, et le premier entre les sénateurs ; il puisa, dans ses
leçons, une connaissance profonde des lois romaines. Il servit quelque temps
sous Sylla dans la guerre des Marses ; mais voyant la république agitée par des
guerres civiles, et tombée, par ces divisions, sous une monarchie absolue, il se
livra à la méditation et à l'étude ; il fréquenta les Grecs les plus instruits,
et s'appliqua aux mathématiques, jusqu'à ce qu'enfin Sylla, s'étant emparé du
pouvoir suprême, eût donné au gouvernement une sorte de stabilité. Vers ce même
temps, Chrysogonus, affranchi de Sylla, ayant acheté, pour la somme de deux
mille drachmes, les biens d'un homme que le dictateur avait fait mourir, comme
proscrit, Roscius, fils et héritier du mort, indigné de cette vente inique,
prouva que ces biens, vendus à si bas prix, valaient deux cent cinquante
talents. Sylla, qui se voyait convaincu d'une énorme injustice, fut très irrité
contre Roscius ; et, à l'instigation de son affranchi, il fit intenter à ce
malheureux jeune homme une accusation de parricide. Personne n'osait venir à son
secours ; l'effroi qu'inspirait la cruauté de Sylla éloignait tous ceux qui
auraient pu le défendre. Le jeune Roscius, abandonné de tout le monde, eut
recours à Cicéron, que ses amis pressèrent vivement de se charger d'une affaire
qui lui offrait, pour entrer dans la carrière de la gloire, l'occasion la plus
brillante qui pût jamais se présenter. Il prit donc la défense de Roscius, et le
succès qu'il eut lui attira l'admiration générale ; mais la crainte du
ressentiment de Sylla le détermina à voyager en Grèce ; et il donna pour
prétexte le besoin de rétablir sa santé. Il est vrai qu'il était maigre et
décharné, et qu'il avait l'estomac si faible, qu'il ne pouvait manger que fort
tard, et ne prenait que peu de nourriture. Ce n'est pas que sa voix ne fût forte
et sonore ; mais elle était dure et peu flexible ; et comme il déclamait avec
beaucoup de chaleur et de véhémence, en s'élevant toujours aux tons les plus
hauts, on craignait que son tempérament n'en fût altéré.
IV.
Arrivé à Athènes, il prit les leçons d'Antiochus l'Ascalonite,
dont il aimait la douceur et la grâce, quoiqu'il n'approuvât pas les nouvelles
opinions qu'il avait établies. Antiochus s'était déjà séparé de la nouvelle
Académie, et de l'école de Carnéade, soit qu'il en eût été détaché par
l'évidence des choses, et par son adhésion au rapport des sens ; soit, comme
d'autres le veulent, que la jalousie et le désir de contester avec les disciples
de Clitomachus et de Philon lui eussent fait changer de sentiment, et embrasser
la plupart des dogmes du Portique. Cicéron aimait beaucoup la philosophie, et
s'attachait de plus en plus à son étude ; déjà même il projetait, si jamais il
était forcé d'abandonner les affaires et de renoncer au barreau et aux
assemblées publiques, de se retirer à Athènes pour y mener une vie tranquille,
dans le sein de la philosophie. Lorsqu'il apprit la mort de Sylla, et qu'il
sentit que son corps, fortifié par l'exercice, avait repris toute sa vigueur ;
que sa voix, bien formée, était devenue plus forte à la fois et plus douce, et
assez proportionnée à son tempérament ; pressé d'ailleurs par ses amis de
revenir dans sa patrie ; exhorté enfin par Antiochus à entrer dans
l'administration des affaires, il résolut de retourner à Rome, mais voulant
former encore avec plus de soin son éloquence, comme un instrument qui lui
devenait absolument nécessaire, et développer ses facultés politiques, il
s'exerçait à la composition, et fréquentait les orateurs les plus estimés.
Il passa donc à Rhodes, et de là en Asie, où il suivit les
écoles des rhéteurs Xénoclès d'Adrumette, Denys de Magnésie, et Ménippe le
Carien. À Rhodes, il s'attacha aux philosophes Apollonius Molon et Posidonius.
Apollonius, qui ne savait pas la langue latine, pria, dit-on, Cicéron de parler
en grec ; ce que Cicéron fit volontiers, assuré que ses fautes seraient mieux
corrigées. Un jour qu'il avait déclamé en public, tous ses auditeurs, ravis
d'admiration, le comblèrent à l'envi de louanges ; mais Apollonius, en
l'écoutant, ne donna aucun signe d'approbation ; et quand le discours fut fini,
il demeura longtemps pensif, sans rien dire. Comme Cicéron paraissait affecté de
son silence : « Cicéron, lui dit Apollonius, je vous loue, je vous admire ; mais
je plains le sort de la Grèce, en voyant que les seuls avantages qui lui
restaient, le savoir et l'éloquence, vous allez le, transporter aux Romains. »
V.
Cicéron, rempli des plus flatteuses espérances, retournait à
Rome pour se livrer aux affaires publiques, lorsqu'il fut un peu refroidi par la
réponse qu'il reçut de l'oracle de Delphes : il avait demandé au dieu par quel
moyen il pourrait acquérir une très grande gloire : « Ce sera, lui répondit la
Pythie. en prenant pour guide de votre vie, non l'opinion du peuple, mais votre
naturel. » Quand il fut à Rome, il s'y conduisit dans les premiers temps avec
beaucoup de réserve ; il voyait rarement les magistrats, qui lui témoignaient
eux-mêmes peu de considération ; il s'entendait donner les noms injurieux de
Grec et d'écolier, termes familiers à la plus vile populace de Rome, mais son
ambition naturelle, enflammée encore par son père et par ses amis, le poussa aux
exercices du barreau, où il parvint au premier rang, non par des progrès lents
et successifs, mais par des succès si brillants et si rapides, qu'il laissa
bientôt derrière lui tous ceux qui couraient la même carrière. Il avait
pourtant, à ce qu'on assure, et dans la prononciation et dans le geste, les
mêmes défauts que Démosthène ; mais les leçons de Roscius et d'Ésope, deux
excellents acteurs, l'un pour la tragédie, et l'autre pour la comédie, l'en
eurent bientôt corrigé. On raconte de cet Ésope, qu'un jour qu'il jouait le rôle
d'Atrée, qui délibère sur la manière dont il se vengera de son frère Thyeste, un
de ses domestiques étant passé tout à coup devant lui dans le moment où la
violence de la passion l'avait mis hors de lui-même, il lui donna un si grand
coup de son sceptre, qu'il l'étendit mort à ses pieds. La grâce de la
déclamation donnait à l'éloquence de Cicéron une force persuasive. Aussi se
moquait-il de ces orateurs qui n'avaient d'autre moyen de toucher que de pousser
de grands cris. « C'est par faiblesse, disait-il, qu'ils crient ainsi, comme les
boiteux montent à cheval pour se soutenir. » Au reste, ces plaisanteries fines,
ces reparties vives conviennent au barreau ; mais l'usage que Cicéron en faisait
jusqu'à la satiété blessait les auditeurs, et lui donna la réputation de
méchant.
VI.
Nommé questeur dans un temps de disette, et le sort lui ayant
donné la Sicile en partage, il déplut d'abord aux Siciliens, en exigeant d'eux
des contributions de blé qu'il était forcé d'envoyer à Rome ; mais quand ils
eurent reconnu sa vigilance, sa justice et sa douceur, ils lui donnèrent plus de
témoignages d'estime et d'honneur qu'à aucun des préteurs qu'ils avaient eus
jusqu'alors. Plusieurs jeunes gens des premières familles de Rome, ayant été
accusés de mollesse et d'insubordination dans le service militaire, furent
envoyés en Sicile auprès du préteur ; Cicéron entreprit leur défense, et parvint
à les justifier. Plein de confiance en lui-même, après tous ces succès, il
retournait à Rome lorsqu'il eut en route une aventure assez plaisante, qu'il
nous a lui-même transmise. En traversant la Campanie, il rencontra un Romain de
distinction qu'il croyait son ami. Persuadé que Rome était remplie du bruit de
sa renommée, il lui demanda ce qu'on y pensait de lui, et de tout ce qu'il avait
fait. « Eh ! où donc avez-vous été, Cicéron, pendant tout ce temps-ci ?» lui
répondit cet homme. Cette réponse le découragea fort, en lui apprenant que sa
réputation s'était perdue dans Rome comme dans une mer immense, et ne lui avait
produit aucune gloire solide.
La réflexion diminua depuis son ambition, en lui faisant
sentir que cette gloire à laquelle il aspirait n'avait point de bornes, et qu'on
ne pouvait espérer d'en atteindre le terme. Cependant il conserva toute sa vie
un grand amour pour les louanges, et une passion vive pour la gloire qui
l'empêchèrent souvent de suivre, dans sa conduite, les vues sages que la raison
lui inspirait.
VII.
Entré dans l'administration avec un désir ardent d'y réussir,
il sentit, d'après l'exemple des artisans qui n'employant que des outils et des
instruments inanimés, savent en détail les noms de chacun, et à quel usage ils
sont propres ; il sentit, dis-je, qu'il serait honteux à un homme d'État, dont
les fonctions publiques ne s'exercent que par le ministère des hommes, de mettre
de la négligence et de la paresse à connaître ses concitoyens. Il s'attacha
donc, non seulement à retenir les noms des plus considérables, mais encore à
savoir leur demeure à la ville, leurs maisons de campagne, leurs voisins, leurs
amis ; en sorte qu'il n'allait dans aucun endroit de l'Italie qu'il ne pût
nommer facilement ; et montrer même les terres et les maisons de ses amis.
Son bien était modique, mais il suffisait à sa dépense ; et
ce qui le faisait admirer de tout le monde, c'est que, avec si peu de fortune,
il ne recevait, pour ses plaidoyers, ni salaire ni présent. Il fit paraître
surtout ce désintéressement dans l'accusation de Verrès. Cet homme avait été
préteur en Sicile, où il avait commis les excès les plus révoltants. Il fut mis
en justice par les Siciliens : et Cicéron le fit condamner, non en plaidant
contre lui, mais pour ainsi dire, en ne plaidant pas. Les autres préteurs
voulaient le sauver, et, par des délais continuels, ils avaient fait traîner
l'affaire jusqu'au dernier jour des audiences, afin que, la journée ne suffisant
pas pour la plaidoirie, la cause ne fût pas jugée. Cicéron s'étant levé, dit
qu'il n'avait pas besoin de plaider, et produisant les témoins sur chaque fait,
il les fit interroger, et obligea les juges de prononcer. On rapporte cependant
plusieurs bons mots qu'il dit dans le cours de ce procès. Les Romains appellent,
en leur langue, le pourceau, Verrès ; et comme un affranchi, nommé Cécilius, qui
passait pour être de la religion des Juifs, voulait écarter les Siciliens de la
cause, afin de se porter lui-même pour accusateur de Verrès : « Que peut avoir
de commun un Juif avec un verrat ? » dit Cicéron. Verrès avait un fils qui
passait pour ne pas user honnêtement de sa jeunesse. Un jour Verrès ayant osé
traiter Cicéron d'efféminé : « Ce sont, lui répondit l'orateur, des reproches
qu'il faut faire à ses enfants les portes fermées. »
L'orateur Hortensius n'osa pas se charger ouvertement de
défendre Verrès : mais on obtint de lui de se trouver au jugement, lorsqu'il
s'agirait de fixer l'amende qu'on prononcerait contre l'accusé. Il reçut pour
prix de cette complaisance un sphinx d'ivoire ; et Cicéron lui ayant dit un jour
quelques mots équivoques, Hortensius lui répondit qu'il ne savait pas deviner
les énigmes : « Vous avez pourtant le sphinx chez vous, » lui repartit Cicéron.
VIII.
Verrès fut condamné ; et Cicéron ayant fixé l'amende à sept
cent cinquante mille drachmes, fut accusé d'avoir reçu de l'argent pour l'avoir
bornée à une somme si modique. Cependant, lorsqu'il fut nommé édile, les
Siciliens, voulant lui témoigner leur reconnaissance, lui apportèrent de leur
île plusieurs choses précieuses pour servir d'ornement à ses jeux ; mais il
n'employa pour lui-même aucun de ces présents, et ne fit usage de la libéralité
des Siciliens que pour diminuer à Rome le prix des denrées.
Il avait à Arpinum une belle maison de campagne, une terre
aux environs de Naples, et une autre près de Pompéia, toutes deux peu
considérables. La dot de sa femme Térentia était de cent vingt mille drachmes ;
et il eut une succession qui lui en valut quatre-vingt-dix mille. Avec cette
modique fortune il vivait honorablement, mais avec sagesse, et il faisait sa
société ordinaire des Grecs et des Romains instruits. Il était rare qu'il se mît
à table avant le coucher du soleil, moins à cause de ses occupations, que pour
ménager la faiblesse de son estomac. Il soignait son corps avec une exactitude
recherchée, au point qu'il avait chaque jour un nombre réglé de frictions et de
promenades. Il parvint, par ce régime, à fortifier son tempérament, à le rendre
sain et vigoureux, et capable de supporter les travaux pénibles et les grands
combats qu'il eut à soutenir dans la suite. Il abandonna à son frère la maison
paternelle, et alla se loger près du mont palatin, afin que ceux qui venaient
lui faire la cour n'eussent pas la peine de l'aller chercher si loin ; car, tous
les matins, il se présentait à sa porte autant de monde qu'à celles de Crassus
et de Pompée, les premiers et les plus honorés des Romains, l'un pour ses
richesses, et l'autre pour l'autorité dont il jouissait dans les armées.
Cependant Pompée lui-même recherchait Cicéron, dont l'appui lui fut très utile
pour augmenter sa gloire et sa puissance.
IX.
Quand Cicéron brigua la préture, il avait plusieurs
concurrents distingués ; il fut nommé néanmoins le premier de tous : et les
jugements qu'il rendit peudant sa magistrature lui firent une grande réputation
de droiture et d'équité. Licinius Macer, qui, déjà puissant par lui-même, était
encore soutenu de tout le crédit de Crassus, fut accusé de péculat devant
Cicéron. Plein de confiance dans son pouvoir et dans le zèle de ses amis, il se
croyait si sûr d'être absous, que lorsque les juges commencèrent à donner les
voix, il courut chez lui, se fit couper les cheveux, prit une robe blanche, et
se mit en chemin pour retourner au tribunal. Crassus alla promptement au-devant
de lui, et l'ayant rencontré dans sa cour, prêt à sortir, il lui apprit qu'il
venait d'être condamné à l'unanimité des suffrages. Il fut si frappé de ce coup
inattendu, qu'étant rentré chez lui, il se coucha, et mourut subitement. Ce
jugement fit beaucoup d'honneur à Cicéron, parce qu'il montra la plus grande
fermeté. Vatinius, homme de mours dures, qui, dans ses plaidoyers, traitait fort
légèrement ses juges, et qui avait le cou plein d'écrouelles, s'approchant un
jour du tribunal de Cicéron, lui demanda quelque chose que le préteur ne lui
accorda pas tout de suite, et sur laquelle il réfléchit assez longtemps. « Si
j'étais préteur, lui dit Vatinius, je ne balancerais pas tant. - Aussi, lui
répondit Cicéron en se tournant vers lui, n'ai-je pas le cou si gros que toi. »
Deux ou trois jours avant l'expiration de sa préture,
Manilius fut accusé de péculat à son tribunal. Manilius avait la faveur et
l'affection du peuple, qui le croyait en butte à l'envie, à cause de Pompée dont
il était l'ami. L'accusé ayant demandé de lui fixer un jour pour répondre aux
charges, Cicéron lui donna le lendemain ; ce qui irrita fort le peuple ; les
préteurs étant dans l'usage d'accorder au moins dix jours aux accusés. Les
tribuns ayant cité Cicéron devant l'assemblée du peuple, où ils l'accusèrent
d'avoir prévariqué, il demanda d'être entendu. « M'étant toujours montré,
dit-il, aussi favorable aux accusés que j'ai pu le faire sans violer les lois,
je me croirais bien coupable, si je n'avais pas traité Manilius avec autant de
douceur et d'humanité que les autres. Je lui ai donc donné exprès le seul jour
de ma préture qui me restait, et dont je pouvais encore disposer. Si j'eusse
renvoyé à un autre préteur le jugement de son affaire, ce n'eût pas été lui
rendre service. » Cette justification produisit dans le peuple un changement si
merveilleux, qu'il combla Cicéron de louanges, et le pria de défendre lui-même
Manilius ; il s'en chargea volontiers, surtout par égard pour Pompée, alors
absent ; et ayant pris l'affaire dès l'origine, il parla avec la plus grande
force contre les partisans de l'oligarchie et contre les envieux de Pompée.
X.
Cependant le parti des nobles ne montra pas moins d'ardeur
que le peuple pour le porter au consulat. L'intérêt public réunit, dans cette
occasion, tous les esprits ; et voici quel en fut le motif. Le changement que
Sylla avait fait dans le gouvernement, et qui d'abord avait paru fort étrange,
semblait, par un effet du temps et de l'habitude, prendre une sorte de
stabilité, et plaire assez au peuple. Mais des hommes animés par leur cupidité
particulière, et non par des vues du bien général, cherchaient à remuer, à
renverser l'état actuel de la république. Pompée faisait la guerre aux rois de
Pont et d'Arménie, et personne à Rome n'avait assez de puissance pour tenir tête
à ces factieux, amoureux de nouveautés. Leur chef était un homme audacieux et
entreprenant, et d'un caractère qui se pliait à tout ; c'était Lucius Catilina.
À tous les forfaits dont il s'était souillé, il avait ajouté l'inceste avec sa
propre fille, et le meurtre de son frère. Dans la crainte d'être traduit devant
les tribunaux pour ce dernier crime, il avait engagé Sylla à mettre ce frère au
nombre des proscrits, comme s'il eût encore été en vie. Les scélérats de Rome,
ralliés autour d'un pareil chef, non contents de s'être engagé mutuellement leur
foi par les moyens ordinaires, égorgèrent un homme et mangèrent tous de sa
chair.
XI.
Catilina avait corrompu la plus grande partie de la jeunesse
romaine, en lui prodiguant tous les jours les festins, les plaisirs, les
voluptés de toute espèce, et n'épargnant rien pour fournir avec profusion à
cette dépense. Déjà toute l'Étrurie et la plupart des peuples de la Gaule
cisalpine étaient disposés à la révolte ; et l'inégalité qu'avait mise dans les
fortunes la ruine des citoyens les plus distingués par leur naissance et par
leur courage, qui, consumant leurs richesses en banquets, en spectacles, en
bâtiments, en brigues pour les charges, avaient vu passer leurs biens dans les
mains des hommes les plus méprisables et les plus abjects ; cette inégalité,
dis-je, menaçait Rome de la plus funeste révolution. Il ne fallait pas, pour
renverser un gouvernement déjà malade, que la plus légère impulsion que le
premier audacieux oserait lui donner. Catilina, afin de s'entourer d'un rempart
bien plus fort, se mit sur les rangs pour le consulat. Il fondait ses plus
grandes espérances sur le collègue qu'il se flattait d'avoir : c'était Caïus
Antonius, homme également incapable par lui-même d'être le chef d'aucun parti
bon ou mauvais, mais qui pouvait augmenter beaucoup la puissance de celui qui
serait à la tête de l'entreprise. Le plus grand nombre des citoyens honnêtes,
voyant tout le danger qui menaçait la république, portèrent Cicéron au
consulat ; et le peuple les ayant secondés avec ardeur, Catilina fut rejeté, et
Cicéron nommé consul avec Antoine, quoique, de tous les candidats, Cicéron fût
le seul né d'un père qui n'était que simple chevalier, et n'avait pas le rang de
sénateur.
XII.
Le peuple ignorait encore les complots de Catilina ; et
Cicéron, dès son entrée dans le consulat, se vit assailli d'affaires difficiles,
qui furent comme les préludes des combats qu'il eut à livrer dans la suite. D'un
côté, ceux que les lois de Sylla avaient exclus de toute magistrature, et qui
formaient un parti puissant et nombreux, se présentèrent pour briguer les
charges ; et, dans leurs discours au peuple, ils s'élevaient avec autant de
vérité que de justice contre les actes tyranniques de ce dictateur ; mais ils
prenaient mal leur temps pour faire des changements dans la république. D'un
autre côté, les tribuns du peuple proposaient des lois qui auraient renouvelé la
tyrannie de Sylla ; ils demandaient l'établissement de dix commissaires qui
seraient revêtus d'un pouvoir absolu, et qui, disposant en maîtres de l'Italie,
de la Syrie et des nouvelles conquêtes de Pompée, auraient le pouvoir de vendre
les terres publiques, de faire les procès à qui ils voudraient, de bannir à leur
volonté, d'établir des colonies, de prendre dans le trésor public tout l'argent
dont ils auraient besoin, de lever et d'entretenir autant de troupes qu'ils le
jugeraient à propos. La concession d'un pouvoir si étendu donna pour appui à la
loi les personnages les plus considérables de Rome. Antoine, le collègue de
Cicéron, fut des premiers à la favoriser, dans l'espérance d'être un des
décemvirs. On croit qu'il n'ignorait pas les desseins de Catilina, et qu'accablé
de dettes, dont ils lui auraient procuré l'abolition, il n'eût pas été fâché de
les voir réussir ; ce qui donnait plus de frayeur aux bons citoyens.
Cicéron, pour prévenir ce danger, fit décerner à Antoine le
gouvernement de la Macédoine, et refusa pour lui-même celui de la Gaule, qu'on
lui assignait. Ce service important lui ayant gagné Antoine, il espéra d'avoir
en lui comme un second acteur qui le soutiendrait dans tout ce qu'il voudrait
faire pour le salut de la patrie. La confiance de l'avoir sous sa main, et d'en
disposer à son gré, lui donna plus de hardiesse et de force pour s'élever contre
ceux qui voulaient introduire des nouveautés. Il combattit dans le sénat la
nouvelle loi, et étonna tellement ceux qui l'avaient proposée, qu'ils n'eurent
pas un seul mot à lui opposer. Les tribuns firent de nouvelles tentatives, et
citèrent les consuls devant le peuple. Mais Cicéron, sans rien craindre, se fit
suivre par le sénat ; et, se présentant à la tête de son corps, il parla avec
tant de force que la loi fut rejetée, et qu'il ôta aux tribuns tout espoir de
réussir dans d'autres entreprises de cette nature : tant il les subjugua par
l'ascendant de son éloquence !
XIII.
C'est de tous les orateurs celui qui a le mieux fait sentir
aux Romains quel charme l'éloquence ajoute à la beauté de la morale ; de quel
pouvoir invincible la justice est armée, quand elle est soutenue de celui de la
parole. Il leur montra qu'un homme d'État qui veut bien gouverner doit, dans sa
conduite politique, préférer toujours ce qui est honnête à ce qui flatte ; mais
que dans ses discours, il faut que la douceur du langage tempère l'amertume des
objets utiles qu'il propose. Rien ne prouve mieux la grâce de son éloquence que
ce qu'il fit dans son consulat, par rapport aux spectacles. Jusqu'alors les
chevaliers romains avaient été confondus dans les théâtres avec la foule du
peuple ; mais le tribun Marcus Othon, pour faire honneur à ce second ordre de la
république, voulut les distinguer de la multitude, et leur assigna des places
séparées, qu'ils ont conservées depuis. Le peuple se crut offensé par cette
distinction ; et lorsque Othon parut au théâtre, il fut accueilli par les huées
et les sifflets de la multitude, tandis que les chevaliers le couvrirent de
leurs applaudissements. Le peuple redoubla les sifflets, et les chevaliers leurs
applaudissements. De là on en vint réciproquement aux injures, et le théâtre
était plein de confusion. Cicéron, informé de ce désordre, se transporte au
théâtre, appelle le peuple au temple de Bellone, et lui fait des réprimandes si
sévères, que la multitude étant retournée au théâtre, applaudit vivement Othon,
et dispute avec les chevaliers à qui lui rendra de plus grands honneurs.
XIV.
Cependant la conjuration de Catilina, que l'élévation de
Cicéron au consulat avait d'abord frappée de terreur, reprit courage ; les
conjurés, s'étant assemblés, s'exhortèrent mutuellement à suivre leur complot
avec une nouvelle audace, avant que Pompée, qu'on disait déjà en chemin, suivi
de son armée, ne fût de retour à Rome. Ceux qui aiguillonnaient le plus
Catilina, c'étaient les anciens soldats de Sylla, qui, dispersés dans toute
l'Italie, et répandus, pour la plupart, et surtout les plus aguerris, dans les
villes de l'Étrurie, rêvaient déjà le pillage des richesses qu'ils avaient sous
les yeux. Conduits par un officier, nommé Mallius, qui avait servi avec honneur
sous Sylla, ils entrèrent dans la conjuration de Catilina, et se rendirent à
Rome, pour appuyer la demande qu'il faisait une seconde fois du consulat ; car
il avait résolu de tuer Cicéron, à la faveur du trouble qui accompagne toujours
les élections. Les tremblements de terre, les chutes de la foudre, et les
apparitions de fantômes qui eurent lieu dans ce temps-là, semblaient être des
avertissements du ciel sur les complots qui se tramaient. On recevait aussi, de
la part des hommes, des indices véritables, mais qui ne suffisaient pas pour
convaincre un homme de la noblesse et de la puissance de Catilina. Ces motifs
ayant obligé Cicéron de différer le jour des comices, il fit citer Catilina
devant le sénat, et l'interrogea sur les bruits qui couraient de lui. Catilina,
persuadé que plusieurs d'entre les sénateurs désiraient des changements dans
l'État, voulant d'ailleurs se relever aux yeux de ses complices, répondit très
durement à Cicéron : « Quel mal fais-je, lui dit-il, si, voyant deux corps dont
l'un a une tête, mais est maigre et épuisé, et l'autre n'a pas de tête, mais est
grand et robuste, je veux mettre une tête à ce dernier ? » Cicéron, qui comprit
que cette énigme désignait le sénat et le peuple, en eut encore plus de
frayeur ; il mit une cuirasse sous sa robe, et fut conduit au champ de Mars,
pour les élections, par les principaux citoyens, et par le plus grand nombre des
jeunes gens de Rome. Il entr'ouvrit à dessein sa robe au-dessus des épaules,
afin de laisser apercevoir sa cuirasse, et de faire connaître la grandeur du
danger. À cette vue, le peuple indigné se serra autour de lui : et quand on
recueillit les suffrages, Catilina fut encore refusé, et l'on nomma consuls
Silanus et Muréna.
XV.
Peu de temps après, les soldats de l'Étrurie s'étant
rassemblés pour se trouver prêts au premier ordre de Catilina, et le jour fixé
pour l'exécution de leur complot étant déjà proche, trois des premiers et des
plus puissants personnages de Rome, Marcus Crassus, Marcus Marcellus et Scipion
Métellus, allèrent, au milieu de la nuit, à la maison de Cicéron, frappèrent à
la porte, et ayant appelé le portier, ils lui dirent de réveiller son maître, et
de lui annoncer qu'ils étaient là. Ils venaient lui dire que le portier de
Crassus avait remis à son maître, comme il sortait de table, des lettres qu'un
inconnu avait apportées, et qui étaient adressées à différentes personnes ;
celle qui était pour Crassus n'avait point de nom. Il n'avait lu que celle qui
portait son adresse ; et comme on lui donnait avis que Catilina devait faire
bientôt un grand carnage dans Rome, qu'on l'engageait même à sortir de la ville,
il ne voulut pas ouvrir les autres ; et soit qu'il craignît le danger dont Rome
était menacée, soit qu'il cherchât à se laver des soupçons que ses liaisons avec
Catilina avaient pu donner contre lui, il alla sur-le-champ trouver Cicéron,
avec Scipion et Marcellus. Le consul, après en avoir délibéré avec eux, assembla
le sénat dès le point du jour, remit les lettres à ceux à qui elles étaient
adressées, et leur ordonna d'en faire tout haut la lecture. Elles donnaient
toutes les mêmes avis de la conjuration ; mais après que Quintus Arrius, ancien
préteur, eut dénoncé les attroupements qui se faisaient dans l'Étrurie ; qu'on
eut su, par d'autres avis, que Mallius, à la tête d'une armée considérable, se
tenait autour des villes de cette province pour y attendre les nouvelles de ce
qui se passerait à Rome, le sénat fit un décret par lequel il déposait les
intérêts de la république entre les mains des consuls, et leur ordonnait de
prendre toutes les mesures qu'ils jugeraient convenables pour sauver la patrie.
Ces sortes de décrets sont rares : le sénat ne les donne que lorsqu'il craint
quelque grand danger.
XVI.
Cicéron, investi de ce pouvoir absolu, confia à Quintus
Métellus les affaires du dehors, et se chargea lui-même de celles de la ville :
depuis, il ne marcha plus dans Rome qu'escorté d'un si grand nombre de citoyens,
que lorsqu'il se rendait sur la place, elle était presque remplie de la foule
qui le suivait.
Catilina, qui ne pouvait plus différer, résolut de se rendre
promptement au camp de Mallius ; mais, avant de quitter Rome, il chargea Marcius
et Céthégus d'aller, dès le matin, avec des poignards, à la porte de Cicéron
comme pour le saluer, de se jeter sur lui et de le tuer. Une femme de grande
naissance, nommée Fulvie, alla la nuit chez Cicéron pour lui faire part de ce
complot, et l'exhorta à se tenir en garde contre Céthégus. Les deux conjurés se
rendirent en effet, dès la pointe du jour, à la porte de Cicéron ; et comme on
leur en refusa l'entrée, ils s'en plaignirent hautement, et firent beaucoup de
bruit à la porte ; ce qui augmenta encore les soupçons qu'on avait contre eux.
Cicéron étant sorti, assembla le sénat dans le temple de Jupiter Stator, qu'on
trouve à l'entrée de la rue Sacrée, en allant au mont Palatin. Catilina s'y
rendit, dans l'intention de se justifier ; mais aucun des sénateurs ne voulut
rester auprès de lui ; ils quittèrent tous le banc sur lequel il s'était assis.
Il commença néanmoins à parler ; mais il fut tellement interrompu, qu'il ne put
se faire entendre. Cicéron alors se lève, et lui ordonne de sortir de la ville.
« Puisque je n'emploie, lui dit-il, dans le gouvernement que la force de la
parole, et que vous faites usage de celle des armes, il faut qu'il y ait entre
nous des murailles qui nous séparent. » Catilina sortit sur-le-champ de Rome, à
la tête de trois cents hommes armés, précédé de licteurs avec leurs faisceaux ;
on portait devant lui les enseignes romaines, comme s'il eût été revêtu du
commandement militaire ; et il se rendit en cet état au camp de Mallius. Là,
après avoir assemblé une armée de vingt mille hommes, il parcourut les villes
voisines, pour les porter à la révolte. Cette démarche étant une déclaration
formelle de guerre, le consul Antoine fut envoyé pour le combattre.
XVII.
Ceux qui, corrompus par Catilina, étaient restés à Rome,
furent assemblés par Cornélius Lentulus, surnommé Sura, afin de les encourager à
suivre leur entreprise. C'était un homme de la plus haute naissance, mais que
l'infamie de sa conduite et ses débauches avaient fait chasser du sénat ; il
était alors préteur pour la seconde fois, comme il est d'usage pour ceux qui
veulent être rétablis dans leur dignité de sénateur. Quant à l'originalité du
surnom de Sura, on raconte que pendant qu'il était questeur de Sylla, ayant
consumé en folles dépenses une grande partie des deniers publics, Sylla, irrité
de ce péculat, lui demanda compte, en plein sénat, de son administration.
Lentulus, s'avançant d'un air d'indifférence et de dédain, dit qu'il n'avait pas
de compte à rendre, mais qu'il présentait sa jambe : ce que font les enfants,
quand ils ont commis quelque faute en jouant à la paume. Cette réponse lui fit
donner le surnom de Sura, qui, en latin, veut dire jambe. Cité un jour en
justice, il corrompit quelques-uns de ses juges, et ne fut absous qu'à la
pluralité de deux voix : «J'ai perdu, dit-il, l'argent que j'ai donné à l'un des
juges qui m'ont absous, car il me suffisait de l'être à la majorité d'une voix.
Avec un tel caractère, Lentulus fut bientôt ébranlé par
Catilina ; et des charlatans, de faux devins, achevèrent de le corrompre par les
fausses espérances dont ils le berçaient. Ils lui débitaient des prédictions des
livres sibyllins, et de prétendus oracles qu'ils avaient forgés eux-mêmes, et
qui annonçaient qu'il était dans les destinées de Rome d'avoir trois Cornélius
pour maîtres : «Deux, lui disaient-ils, ont déjà rempli leur destinée, Cinna et
Sylla ; vous êtes le troisième que la fortune appelle à la monarchie ;
recevez-la sans balancer, et ne laissez pas échapper, comme Catilina, l'occasion
favorable qui se présente. »
XVIII.
D'après ces hautes promesses, Lentulus ne forma plus que de
vastes projets ; il résolut de massacrer tout le sénat, de faire périr autant de
citoyens qu'il pourrait, de mettre le feu à la ville, et de n'épargner que les
fils de Pompée, qu'il enlèverait et garderait chez lui avec soin, pour avoir en
eux des otages qui lui faciliteraient sa paix avec leur père ; car c'était un
bruit général, et qui paraissait certain, que Pompée revenait de sa grande
expédition d'Asie. L'exécution de leur complot était fixée à une nuit des fêtes
Saturnales. Ils avaient déjà caché dans la maison de Céthégus des épées, des
étoupes et du soufre : ils avaient divisé la ville en cent quartiers, à chacun
desquels était attaché un de leurs complices désigné par le sort, afin que le
feu prenant à la fois en plusieurs endroits, la ville fût plus tôt embrasée.
D'autres devaient être placés auprès de tous les conduits d'eau, pour tuer ceux
qui viendraient en puiser.
Pendant qu'ils faisaient ainsi leurs dispositions, il se
trouvait à Rome deux ambassadeurs des Allobroges, peuple durement traité par les
Romains, et qui supportait impatiemment leur domination. Lentulus, persuadé que
ces deux hommes pourraient leur être utiles pour exciter les Gaules à la
révolte, les fit entrer dans la conjuration, et leur donna des lettres pour leur
sénat, dans lesquelles ils promettaient aux Gaulois la liberté. Ils leur en
remirent d'autres pour Catilina, qu'ils pressaient d'affranchir les esclaves, et
de s'approcher promptement de Rome. Ils firent partir avec ces ambassadeurs un
Crotoniate, nommé Titus, qu'ils chargèrent des lettres destinées à Catilina ;
mais toutes les démarches de ces hommes inconsidérés, qui ne parlaient jamais
ensemble de leurs affaires que dans le vin et avec les femmes, vinrent bientôt à
la connaissance de céron, qui, opposant à leur légèreté une vigilance, un
sang-froid et une prudence extrêmes, les observait sans cesse, et avait
d'ailleurs répandu dans la ville un grand nombre de gens affidés pour épier tout
avec soin, et venir lui rendre compte. Il avait même des conférences secrètes
avec des personnes sûres, que les conjurés croyaient être leurs complices, et
qui l'informèrent des relations que les conjurés avaient eues avec les
ambassadeurs. Il mit donc des gens en embuscade pendant la nuit ; et les deux
Allobroges étant secrètement d'intelligence avec lui, il fit arrêter le
Crotoniate, et saisir les lettres dont il était chargé.
XIX.
Cicéron, dès le matin, assembla le sénat dans le temple de la
Concorde, fit la lecture des lettres qu'on avait saisies, et entendit les
dépositions. Julius Silanus déclara que plusieurs personnes avaient entendu dire
à Céthégus qu'il y aurait trois consuls et quatre préteurs d'égorgés. Pison,
homme consulaire, fit une déposition à peu près semblable ; et Caïus Sulpicius,
l'un des préteurs, qui fut envoyé dans la maison de Céthégus, y trouva une
grande quantité d'armes et de traits, surtout d'épées et de poignards,
fraîchement aiguisés. Le Crotoniate, sur la promesse de l'impunité que lui fit
le sénat s'il voulait tout avouer, convainquit si bien Lentulus, qu'il se démit
sur-le-champ de la préture, quitta, dans le sénat même, sa robe de pourpre, en
prit une plus conforme à sa situation présente, et fut remis avec ses complices
à la garde des préteurs, dont les maisons leur servirent de prison. Comme il
était déjà tard, et que le peuple attendait en foule à la porte du sénat,
Cicéron sortit du temple, et fit part à tous les citoyens de ce qui s'était
passé. Le peuple le reconduisit jusqu'à la maison voisine d'un de ses amis,
parce qu'il avait laissé la sienne aux femmes romaines, pour y célébrer les
mystères secrets de la déesse qu'on appelle à Rome la Bonne-Déesse, et à qui les
Grecs donnent le nom de Gynécée ; car tous les ans la femme ou la mère du consul
font à cette divinité, dans la maison du premier magistrat, un sacrifice
solennel, en présence des vestales.
Cicéron étant entré dans la maison de son ami, et n'ayant
avec lui que très peu de personnes, réfléchit sur la conduite qu'il devait tenir
envers les conjurés. La douceur de son caractère, la crainte qu'on ne l'accusât
d'avoir abusé de son pouvoir, en punissant, avec la dernière rigueur, des hommes
d'une naissance si illustre, et qui avaient dans Rome des amis puissants, le
faisaient balancer à leur infliger la peine que méritait l'énormité de leurs
crimes : d'un autre côté, en les traitant avec douceur, il frémissait du danger
auquel la ville serait exposée ; les conjurés, comptant pour peu d'avoir évité
la mort, s'irriteraient de la peine plus légère qu'on leur ferait subir ; et
ajoutant à leur ancienne méchanceté ce nouveau ressentiment, ils se porteraient
aux derniers excès de l'audace : il passerait lui-même pour un lâche dans
l'esprit du peuple qui déjà n'avait pas une grande idée de sa hardiesse.
XX.
Pendant qu'il flottait dans cette incertitude, les femmes qui
faisaient le sacrifice dans sa maison virent le feu de l'autel, qui paraissait
presque éteint, jeter tout à coup, du milieu des cendres et des écorces brûlées,
une flamme brillante. Ce prodige effraya les autres femmes ; mais les vierges
sacrées ordonnèrent à Térentia, femme de Cicéron, d'aller sur-le-champ trouver
son mari, et de le presser d'exécuter sans retard les résolutions qu'il voulait
prendre pour le salut de la patrie ; en l'assurant que la déesse avait fait
éclater cette lumière si vive comme un présage de sûreté et de gloire pour
lui-même. Térentia, qui naturellement n'était ni faible, ni timide, qui même
avait de l'ambition, et comme le dit Cicéron lui-même, partageait plutôt avec
son mari le soin des affaires publiques, qu'elle ne lui communiquait ses
affaires domestiques, alla sans retard lui porter l'ordre des vestales, et le
pressa vivement de punir les coupables. Elle fut secondée par Quintus, frère de
Cicéron, et par Publius Nigidius, son compagnon d'étude dans la philosophie, et
qu'il consultait souvent sur les affaires politiques les plus importantes.
Le lendemain on délibéra, dans le sénat, sur la punition des
conjurés. Silanus opina le premier, et ouvrit l'avis de les conduire dans la
Prison publique, pour y être punis du dernier supplice. Tous ceux qui parlèrent
après lui adoptèrent son opinion, jusqu'à Caïus César, celui qui fut depuis
dictateur. Il était jeune encore, et commençait à jeter les fondements de sa
grandeur future ; déjà même, par ses principes politiques et par ses espérances,
il se frayait insensiblement la route qui le conduisit enfin à changer la
république en monarchie. II sut cacher sa marche à tout le monde ; Cicéron seul
avait contre lui de grands soupçons, sans aucune preuve suffisante pour le
convaincre. Quelques personnes assurent que le consul touchait au moment de la
conviction, mais que César eut l'adresse de lui échapper. D'autres prétendent
que Cicéron négligea et rejeta même à dessein les preuves qu'il avait de sa
complicité, parce qu'il craignit son pouvoir, et le grand nombre d'amis dont il
était soutenu ; car tout le monde était persuadé que ses amis parviendraient
plus aisément à sauver César avec ses complices, que la conviction de la
complicité de César ne servirait à faire punir les coupables.
XXI.
Quand il fut en tour d'opiner, il dit qu'il n'était pas
d'avis qu'on punît de mort les conjurés, mais qu'après avoir confisqué leurs
biens, on mît leurs personnes dans telles villes de l'Italie que Cicéron
voudrait choisir, pour les y tenir dans les fers jusqu'à l'entière défaite de
Catilina. Cet avis, plus doux que le premier, et soutenu de toute l'éloquence de
l'opinant, reçut encore un grand poids de Cicéron lui-même, qui, s'étant levé,
embrassa dans son opinion la première partie de l'avis de Silanus et la seconde
de celui de César. Ses amis, jugeant que l'opinion de César était la plus sûre
pour le consul, parce qu'en laissant vivre les coupables il aurait moins à
craindre les reproches, adoptèrent ce dernier avis ; et Silanus lui-même,
revenant sur son opinion, s'expliqua, en disant qu'il n'avait pas entendu
conclure à la mort, parce qu'il regardait la prison comme le dernier supplice
pour un sénateur.
Quand César eut fini de parler, Catulus Lutatius fut le
premier qui combattit son opinion ; et Caton, qui parla ensuite, ayant insisté
avec force sur les soupçons qu'on avait contre César, remplit le sénat d'une
telle indignation et lui inspira tant de hardiesse, que la sentence de mort fut
prononcée contre les coupables. César s'opposa à la confiscation des biens, et
représenta qu'il n'était pas juste de rejeter ce que son avis avait d'humain,
pour n'en adopter que la disposition la plus rigoureuse. Comme le plus grand
nombre se déclarait ouvertement contre son avis, il en appela aux tribuns, qui
refusèrent leur opposition ; mais Cicéron prit de lui-même le parti le plus
doux, et se relâcha sur la confiscation des biens.
XXII.
Il se rendit alors, à la tête du sénat, aux lieux où étaient
les complices ; car on ne les avait pas tous mis dans la même maison ; chaque
préteur en avait un sous sa garde. Il alla d'abord au mont Palatin prendre
Lentulus, qu'il conduisit par la rue Sacrée, et à travers la place, il était
escorté des principaux de la ville qui lui servaient de gardes, et d'une foule
immense de peuple qui, le suivant en silence, frissonnait d'horreur sur
l'exécution qu'on allait faire. Les jeunes gens surtout assistaient, avec un
étonnement mêlé de frayeur, à cette espèce de mystère politique que la noblesse
faisait célébrer pour le salut de la patrie. Lorsqu'il eut traversé la place et
qu'il fut arrivé à la prison, il livra Lentulus à l'exécuteur, et lui ordonna de
le mettre à mort ; il y amena ensuite Céthégus et les autres conjurés qui
subirent tous le dernier supplice. Cicéron, en repassant sur la place, vit
plusieurs complices de la conjuration qui s'y étaient rassemblés, et qui,
ignorant la punition des conjurés, attendaient la nuit pour enlever les
prisonniers, qu'ils croyaient encore en vie. Cicéron leur cria à haute voix :
Ils ont vécu ; manière de parler dont se servent les Romains, pour éviter les
paroles funestes, et ne pas dire : Ils sont morts.
La nuit approchait, et Cicéron traversait la place pour
retourner chez lui, non au milieu d'un peuple en silence et marchant dans le
plus grand ordre, mais entouré de la multitude des citoyens, qui, confondus
ensemble, le couvraient d'acclamations et d'applaudissements, et l'appelaient le
sauveur, le nouveau fondateur de Rome. Toutes les rues étaient garnies de lampes
et de flambeaux que chacun allumait devant sa maison ; les femmes éclairaient
aussi du haut des toits pour lui faire honneur et pour le contempler, conduit en
triomphe, avec une sorte de vénération, par les principaux personnages de Rome,
qui tous avaient ou terminé des guerres importantes, ou donné à la ville le
spectacle des plus magnifiques triomphes, ou conquis à l'empire romain une vaste
étendue de terres et de mers. Ils marchaient à la suite de Cicéron se faisant
mutuellement l'aveu que le peuple romain devait aux victoires d'une foule de
généraux et de capitaines de l'or et de l'argent, de riches dépouilles, et une
grande puissance ; mais que Cicéron était le seul qui eût assuré son salut et sa
tranquillité ; en éloignant de sa patrie un si affreux danger. Ce qu'on trouvait
de plus admirable, ce n'était pas d'avoir prévenu l'exécution d'un horrible
complot, et d'avoir fait punir les coupables ; mais d'avoir su, par les moyens
les moins violents, étouffer la plus vaste conjuration qui eût jamais été
formée, et de l'avoir éteinte sans sédition et sans trouble. Car le plus grand
nombre de ceux que Catilina avait rassemblés autour de lui n'eurent pas plutôt
appris le supplice de Lentulus et de Céthégus, qu'ils abandonnèrent leur chef ;
et lui-même ayant combattu contre Antoine avec ceux qui lui étaient restés
fidèles, fut défait et périt avec toute son armée.
XXIII.
Cependant il se tramait des intrigues contre Cicéron ; on
parlait mal de lui ; et des hommes mécontents de ce qu'il avait fait formaient
le dessein de le perdre. À leur tête étaient César, Métellus et Bestia, désignés
l'un préteur, et les deux autres tribuns, pour l'année suivante. Lorsqu'ils
entrèrent en charge, il restait encore quelques jours à Cicéron jusqu'à
l'expiration de son consulat ; ils ne voulurent jamais lui permettre de parler
au peuple, et mirent leurs bancs sur la tribune, pour l'empêcher même d'y
entrer ; ils lui laissèrent seulement la liberté d'y venir, s'il le voulait,
pour se démettre de sa charge, et d'en descendre aussitôt qu'il aurait fait le
serment d'usage. Cicéron y consentit ; et étant monté à la tribune, il obtint le
plus grand silence ; mais au lieu du serment ordinaire, il en fit un tout
nouveau, et qui ne convenait qu'à lui ; il jura qu'il avait sauvé la patrie et
conservé l'empire. Tout le peuple répéta, après lui, le même serment. César et
les tribuns n'en furent que plus irrités, et s'occupèrent de susciter à Cicéron
de nouveaux orages ; ils proposèrent une loi qui rappelait Pompée avec ses
troupes, afin de détruire le pouvoir presque absolu de Cicéron. Heureusement
pour lui et pour Rome, Caton était alors tribun ; et comme il avait une autorité
égale à celle de ses collègues, avec une plus grande considération, il mit
opposition à leurs décrets. Non content d'en avoir empêché facilement les
effets, il releva tellement, dans ses discours, le consulat de Cicéron, qu'on
lui décerna les plus grands honneurs qu'on eût encore accordés à aucun Romain,
et qu'on lui donna le nom de Père de la patrie : titre honorable qu'il eut la
gloire d'obtenir le premier, et que Caton lui déféra en présence de tout le
peuple.
XXIV.
Il jouit alors de la plus grande autorité dans Rome ; mais il
excita l'envie publique, non par aucune mauvaise action, mais par l'habitude de
se vanter lui-même, et de relever ce qu'il avait fait dans son consulat par des
louanges dont tout le monde était blessé. Il n'allait jamais au sénat, aux
assemblées du peuple et aux tribunaux, qu'il n'eût sans cesse à la bouche les
noms de Catilina et de Lentulus. Il en vint jusqu'à remplir de ses propres
louanges tous les ouvrages qu'il composait ; et par là son style, si plein de
douceur et de grâce, devenait insupportable à ses auditeurs. Cette affectation
importune était comme une maladie fatale attachée à sa personne. Mais cette
ambition démesurée ne le rendit pas envieux des autres : étranger à tout
sentiment de jalousie, il comblait de louanges et les grands hommes qui
l'avaient précédé, et ses contemporains, comme on le voit par ses écrits, et par
plusieurs bons mots qu'on rapporte de lui. Il disait, par exemple, d'Aristote,
que c'est un fleuve qui roule de l'or à grands flots ; et des Dialogues de
Platon, que si Jupiter parlait, il prendrait le style de ce philosophe. Il avait
coutume d'appeler Théophraste ses délices. On lui demandait un jour quelle
oraison de Démosthène il trouvait la plus belle. « La plus longue, »
répondit-il. Cependant quelques partisans de Démosthène lui reprochent d'avoir
dit, dans une de ses lettres à ses amis, que cet orateur sommeille quelquefois
dans ses discours. Mais ces censeurs ne se souviennent pas apparemment des
éloges admirables qu'il donne à Démosthène en plusieurs endroits de ses
ouvrages, ils oublient que les oraisons qu'il a travaillées avec le plus de
soin ; celles qu'il a faites contre Antoine, il les a appelées Philippiques, du
nom de celles de Démosthène contre Philippe.
De tous les orateurs et de tous les philosophes célèbres de
son temps, il n'en est pas un seul dont il n'ait augmenté la réputation dans ses
discours ou dans ses écrits. Il appuya de tout son crédit auprès de César, déjà
dictateur, Cratippe, le philosophe péripatéticien, pour lui faire avoir le droit
de bourgeoisie à Rome. Il lui fit obtenir aussi de l'aréopage un décret par
lequel ce sénat le priait de rester à Athènes, pour y être un des ornements de
la ville, et instruire les jeunes gens dans la philosophie. On a encore des
lettres de Cicéron à Hérode et d'autres écrites à son fils pour l'exhorter à
prendre les leçons de Cratippe. Il reproche au rhéteur Gorgias d'inspirer à son
fils le goût des plaisirs et de la table, et il le prie de n'avoir plus aucun
rapport avec lui. De toutes les lettres grecques de Cicéron, celle à Gorgias, et
une autre à Pélops de Byzance, sont les seules qui soient écrites de ce ton
d'aigreur ; mais il avait raison de se plaindre de ce rhéteur, s'il était
réellement aussi vicieux et aussi corrompu qu'il passait pour l'être ; au lieu
qu'il y a bien de la petitesse dans les reproches qu'il fait à Pélops sur sa
négligence à lui procurer de la part des Byzantins des honneurs et des décrets
qu'il désirait.
XXV.
C'est sans doute à cette ambition pour les louanges qu'il
faut attribuer le tort qu'il eut souvent de sacrifier la bienséance et
l'honnêteté à la réputation de bien dire. Un certain Numatius, qu'il avait
défendu et fait absoudre, poursuivait en justice un ami de Cicéron, nommé
Sabinus. Cicéron en fut si irrité, qu'il s'oublia jusqu'à lui dire : « Crois-tu
donc, Numatius, que ce soit à ton innocence que tu as dû d'être absous, plutôt
qu'à mon éloquence, qui a fasciné les yeux des juges ? » Il fit un jour, dans la
tribune, un éloge de Crassus qui fut très applaudi ; et, peu de temps après, il
fit de lui une censure amère : « N'est-ce pas de ce même lieu, lui dit a
Crassus, que vous avez, il y a peu de jours, publié mes louanges ? - Oui,
répliqua Cicéron, je voulais essayer mon talent sur un sujet ingrat. » Dans une
autre occasion, Crassus avait dit que personne, dans sa famille, n'avait vécu
plus de soixante ans ; mais ensuite il se rétracta. « À quoi pensais-je, dit-il,
quand j'ai avancé un tel fait ? - Vous saviez, lui dit Cicéron, que les Romains
l'entendraient avec plaisir, et vous vouliez leur faire la cour. » Ce même
Crassus ayant dit qu'il aimait fort cette maxime des stoïciens, que le sage est
riche : «Prenez garde, lui dit Cicéron, que vous n'aimiez plutôt cette autre
maxime des mêmes philosophes, que tout appartient au sage : » c'est que Crassus
était fort décrié pour son avarice. Un des fils de Crassus ressemblait tellement
à un certain Axius, qu'on en conçut contre sa mère des soupçons désavantageux.
Ce jeune homme ayant été fort applaudi pour un discours qu'il avait fait dans le
sénat, on demanda à Cicéron ce qu'il en pensait. «Il est digne de Crassus, »
répondit-il.
XXVI.
Crassus, au moment de son départ pour la Syrie, sentit qu'il
lui serait plus utile de se réconcilier avec Cicéron, que de l'avoir pour
ennemi ; il lui fit donc beaucoup de prévenances, et lui dit qu'il irait souper
chez lui. Cicéron le reçut avec plaisir. Quelques jours après, ses amis lui
dirent que Vatinius, avec qui il était brouillé, désirait fort de se remettre
bien avec lui. « Vatinius, dit Cicéron, ne veut-il pas aussi souper avec moi ? »
C'est ainsi qu'il en agissait envers Crassus.
Vatinius avait au cou des écrouelles. Un jour qu'il avait
plaidé dans le barreau : « Voilà, dit Cicéron, un orateur bien enflé. » On vint
lui dire, quelque temps après, que Vatinius était mort ; mais ensuite ayant su
que la nouvelle était fausse : « Maudit soit celui qui a menti si mal à
propos ! » César avait ordonné qu'on distribuât aux soldats les terres de la
Campanie, et cette loi mécontentait plusieurs sénateurs ; Lucius Gellius, le
plus âgé d'entre eux, ayant dit que ce partage n'aurait pas lieu tant qu'il
serait en vie : « Attendons, dit Cicéron ; car Gellius ne demande pas un long
terme. » Un certain Octavius, à qui l'on reprochait son origine africaine, dit
un jour à Cicéron qu'il ne l'entendait pas. « Ce n'est pas, lui répondit
Cicéron, que vous n'ayez l'oreille ouverte. » Métellus Népos lui disait qu'il
avait fait mourir plus de citoyens, en rendant témoignage contre eux, qu'il n'en
avait sauvé par son éloquence. « Je conviens, repartit Cicéron, que j'ai encore
plus de probité que de talent pour la parole.» Un jeune homme, accusé d'avoir
empoisonné son père dans un gâteau, s'emportait contre Cicéron, et le menaçait
de l'accabler d'injures. « Je crains moins tes injures que ton gâteau, » lui
répondit Cicéron. Publius Sextius, dans une affaire criminelle qu'il avait, pria
Cicéron et quelques autres orateurs de le défendre ; mais il voulait toujours
parler, et ne laissait pas dire un mot à ses défenseurs. Comme les juges étaient
aux opinions, et qu'elles paraissaient favorables à l'accusé : «Profitez du
temps, Sextius, lui dit Cicéron ; car demain vous serez un homme privé. »
Publius Cotta, qui se donnait pour un jurisconsulte, quoiqu'il fût sans
connaissances et sans esprit, appelé un jour en témoignage par Cicéron, répondit
qu'il ne savait rien. « Vous croyez peut-être, lui dit Cicéron, que je vous
interroge sur le droit. » Métellus Népos, dans une dispute avec Cicéron, lui
demanda souvent qui était son père : « Grâce à votre mère, lui répondit Cicéron,
vous seriez plus embarrassé que moi pour répondre à une pareille question. » La
mère de Métellus n'avait pas une bonne réputation, et il était lui-même d'un
caractère fort léger. Pendant qu'il était tribun, il se démit tout à coup de sa
charge, pour aller trouver Pompée en Syrie, et il en revint avec encore plus de
légèreté. Philagre, son précepteur, étant mort, Métellus lui fit de magnifiques
obsèques, et mit sur son tombeau un corbeau de marbre. «Vous ne pouviez mieux
faire, lui dit Cicéron ; car votre précepteur vous a bien plus appris à voler
qu'à parler. »
XXVII.
Marcus Appius ayant dit, dans l'exorde de son plaidoyer, que
l'ami qu'il défendait l'avait conjuré d'apporter à cette cause beaucoup
d'exactitude, de raisonnement et de bonne foi : « Comment donc, lui dit Cicéron,
avez-vous le coeur assez dur pour ne rien faire de tout ce que votre ami vous a
demandé ? » L'usage de ces mots piquants, en plaidant contre ses ennemis ou
contre ses adversaires, fait partie de l'art oratoire ; mais Cicéron les
employait indifféremment contre tout le monde, afin de jeter du ridicule sur les
personnes ; j'en citerai quelques exemples. Marcus Aquilius avait deux de ses
gendres bannis ; Cicéron lui donna le surnom d'Adraste. Lucius Cotta, qui aimait
fort le vin, était censeur, lorsque Cicéron, briguant le consulat, pressé par la
soif pendant qu'on donnait les suffrages, but un verre d'eau, au milieu de ses
amis qui l'entouraient. « Vous avez eu peur, leur dit-il, que le censeur ne se
fâchât contre moi, s'il me voyait boire de l'eau. » Il rencontra dans les rues
Voconius avec ses filles, toutes extrêmement laides. « Ô ciel ! s'écria Cicéron,
En dépit d'Apollon, cet homme devint père.
Marcus Gellius, qui passait pour fils d'un père et d'une mère
esclaves, lisait un jour des lettres dans le sénat, d'une voix très forte et
très claire. «Il ne faut pas s'en étonner, dit Cicéron, il est de ceux qui ont
été crieurs publics. » Faustus, fils de Sylla, de celui qui avait usurpé à Rome
l'autorité souveraine, et fait périr un si grand nombre de citoyens, ayant
dissipé la plus grande partie de sa fortune, et se trouvant accablé de dettes,
fit afficher une cession de tous ses biens à ses créanciers. «J'aime bien mieux
ses affiches, dit Cicéron, que celles de son père. »
XXVIII.
Cette habitude de railler le rendit odieux à bien des gens,
et souleva surtout contre lui Clodius et ses partisans. Je vais dire à quelle
occasion.
Clodius, jeune Romain d'une grande naissance, mais insolent
et audacieux, aimait Pompéia, femme de César : déguisé en musicienne, il se
glissa secrètement dans la maison de César, le jour que les femmes romaines y
célébraient un sacrifice mystérieux, interdit à tous les hommes. Il n'en était
pas resté un seul dans cette maison ; mais Clodius, si jeune encore qu'il
n'avait pas de barbe au menton, espéra qu'il pourrait se glisser, parmi les
autres femmes, dans l'appartement de Pompéia, sans être reconnu. Entré de nuit
dans une maison très vaste, il s'égara, et il errait de côté et d'autre,
lorsqu'il fut rencontré par une des femmes d'Aurélia, mère de César, qui lui
demanda son nom. Forcé de répondre, il dit qu'il cherchait une des femmes de
Pompéia, qui se nommait Abra. La suivante, ayant reconnu aisément que ce n'était
pas la voix d'une femme, appelle à grands cris les autres femmes, qui, étant
accourues, ferment toutes les portes, et font de si exactes recherches, qu'elles
trouvent Clodius dans la chambre de l'esclave avec laquelle il était entré. Le
bruit que fit cet événement obligea César de répudier Pompéia, et de citer
Clodius devant les tribunaux, pour crime d'impiété.
XXIX.
Cicéron était ami de Clodius, qui, dans l'affaire de
Catilina, l'avait servi avec le plus grand zèle, et avait toujours été comme un
de ses gardes. La défense de Clodius consistait à dire qu'il n'était pas à Rome
ce jour-là, qu'il en était même très éloigné. Mais Cicéron déposa qu'il était
venu ce jour-là même chez lui, pour traiter de quelque affaire ; ce qui était
vrai. Au reste, il fit cette déposition, moins pour attester la vérité, que pour
guérir les soupçons de sa femme, qui haïssait Clodius, parce qu'elle savait que
sa sour Clodia avait envie d'épouser Cicéron, et qu'elle se servait, pour
négocier ce mariage, d'un certain Tullus, ami intime de Cicéron, lequel voyait
tous les jours Clodia, et lui faisait assidûment la cour. Térentia, dont Clodia,
était voisine, regardait ces visites comme très suspectes ; c'était d'ailleurs
une femme d'un caractère difficile ; et comme elle gouvernait son mari, elle le
poussa à rendre témoignage contre lui. Plusieurs citoyens des plus distingués
déposèrent aussi contre Clodius, et l'accusèrent de s'être parjuré, d'avoir
commis des friponneries, d'avoir corrompu le peuple à prix d'argent, et séduit
plusieurs femmes.
Cependant le peuple se montrant très mal disposé envers ceux
qui semblaient s'être ligués contre Clodius pour le charger par leurs
dépositions, les juges, qui craignirent qu'on n'usât de violence, environnèrent
le tribunal de gens armés ; et la plupart, en écrivant leur opinion sur les
tablettes, brouillèrent à dessein les mots. Il parut pourtant qu'il y avait eu
plus de voix pour l'absoudre ; et le bruit courut qu'on avait distribué de
l'argent aux juges. Aussi Catulus, les ayant rencontrés au sortir du tribunal :
« Vous avez eu raison, leur dit-il, de demander des gardes pour votre sûreté, de
peur qu'on ne vous enlevât votre argent. » Clodius ayant reproché à Cicéron que
les juges n'avaient pas ajouté foi à sa déposition : «Au contraire, lui répondit
Cicéron, il y en a eu vingt-cinq qui m'ont cru, puisqu'ils vous ont condamné :
et trente qui n'ont pas voulu vous croire, puisqu'ils ne vous ont absous
qu'après avoir reçu votre argent. » César, appelé en témoignage dans cette
affaire, ne voulut pas déposer : il dit que sa femme n'avait pas été convaincue
d'adultère ; mais qu'il l'avait répudiée, parce que la femme de César devait
être exempte, non seulement de toute action criminelle, mais encore de tout
soupçon.
XXX.
Clodius, délivré de ce péril, et nommé tribun du peuple,
s'attacha tout de suite à tourmenter Cicéron ; il lui suscita le plus d'affaires
qu'il lui fut possible, et souleva contre lui tous ceux qu'il put gagner. Il se
ménagea la faveur du peuple, en proposant des lois très avantageuses pour la
multitude. Il fit décerner aux deux consuls les plus belles provinces à Pison,
la Macédoine ; et à Gabinius, la Syrie. Il donna le droit de bourgeoisie à un
grand nombre d'hommes indigents, et tint toujours auprès de sa personne une
troupe d'esclaves armés. Des trois personnages qui avaient alors le plus de
pouvoir dans Rome, Crassus était l'ennemi déclaré de Cicéron ; Pompée se faisait
valoir auprès de l'un et de l'autre, et César était sur le point de partir pour
la Gaule avec son armée. Cicéron chercha à s'insinuer auprès de ce dernier,
quoiqu'il sût bien qu'il n'était pas son ami, et qu'il lui était même devenu
suspect depuis l'affaire de Catilina. Il le pria donc de l'emmener avec lui dans
la Gaule, en qualité de son lieutenant. César y consentit sans peine ; et
Clodius voyant que Cicéron allait échapper à son tribunal, feignit de vouloir se
réconcilier avec lui : et, rejetant sur Térentia tous les sujets de plainte que
Cicéron lui avait donnés, il ne parla plus de lui que dans les termes les plus
honnêtes et les plus doux. Il protestait qu'il n'avait contre lui aucun
sentiment de haine, et qu'il ne s'en plaignait qu'avec la modération qu'on doit
à un ami. Par cette dissimulation, il dissipa tellement toutes les craintes de
Cicéron, que celui-ci remercia César de sa lieutenance, et se livra de nouveau
aux affaires publiques.
César, offensé de cette conduite, anima Clodius contre lui,
aliéna Pompée, et déclara devant le peuple que Cicéron lui paraissait avoir
blessé la justice et les lois, en faisant mourir Lentulus et Céthégus sans
aucune formalité de justice. C'était sur cette accusation qu'on l'appelait en
jugement. Cicéron, voyant le danger dont le menaçait la haine de ses ennemis,
prit la robe de deuil, laissa croître sa barbe, et allait partout supplier le
peuple de lui être favorable. Clodius se trouvait sur ses pas, dans toutes les
rues, suivi d'une troupe de gens audacieux et violents qui le raillaient sur son
changement d'habit et sur son air abattu, qui lui faisaient mille outrages, qui
souvent même lui jetaient de la boue et des pierres, et l'empêchaient de faire
ses sollicitations au peuple.
XXXI.
L'ordre presque entier des chevaliers romains prit, comme
lui, l'habit de deuil ; et plus de vingt mille jeunes gens l'accompagnaient, les
cheveux négligés, et sollicitaient le peuple en sa faveur. Le sénat s'assembla
pour décréter que le peuple changerait de robe, comme dans un deuil public ;
mais les consuls s'opposèrent à ce décret ; et Clodius étant venu assiéger le
lieu du conseil avec ses satellites armés, la plupart des sénateurs sortirent en
poussant de grands cris, et déchirant leurs robes. Un spectacle si triste
n'excitant ni la compassion ni la honte de ces scélérats, il fallait on que
Cicéron sortît de Rome, ou qu'il en vînt aux mains avec Clodius. Il implora le
secours de Pompée, qui s'était éloigné à dessein, et se tenait à la campagne,
dans sa maison d'Albe. Après lui avoir envoyé d'abord Pison, son gendre, Cicéron
y alla lui-même. Mais, prévenir de son arrivée, Pompée n'osa soutenir sa vue. Il
aurait eu trop de honte de voir, dans cet état d'humiliation, un homme qui avait
livré pour lui de si grands combats, qui, dans son administration publique, lui
avait rendu les services les plus importants ; mais, devenir le gendre de César,
il sacrifiait à son beau-père une ancienne reconnaissance ; et étant sorti par
une porte de derrière, il évita cette entrevue.
Cicéron, trahi par Pompée et abandonné de tout le monde, eut
enfin recours aux consuls. Gabinius le traita toujours avec beaucoup de dureté ;
mais Pison, lui parlant avec douceur, lui conseilla de se retirer, de céder pour
quelque temps à la fougue de Clodius, de supporter patiemment ce revers de
fortune, et d'être une seconde fois le sauveur de sa patrie, qui se trouvait, à
son occasion, agitée de séditions et menacée des plus grands maux. Cicéron
délibéra sur cette réponse avec ses amis. Lucullus fut d'avis qu'il restât,
l'assurant qu'il triompherait de ses ennemis ; mais tous les autres lui
conseillèrent de s'exiler lui-même pour un temps, persuadés que le peuple, quand
il serait las des folies et des fureurs de Clodius, ne tarderait pas à le
regretter. Cicéron prit ce dernier parti : il avait depuis longtemps dans sa
maison une statue de Minerve, qu'il honorait singulièrement ; il la prit, la
porta clans le Capitole, où il la consacra, après y avoir mis cette
inscription : À MINERVE, PROTECTRICE DE ROME. Il se fit escorter par les gens de
quelques-uns de ses amis, et prit à pied le chemin de la Lucanie, pour se rendre
de là en Sicile.
XXXII.
Dès qu'on fut informé de sa fuite, Clodius fit rendre contre
lui un décret de bannissement, et afficher dans toutes les rues la défense de
lui donner l'eau et le feu, et de le recevoir dans les maisons, à la distance de
cinq cents milles de l'Italie. Mais le respect qu'on avait pour Cicéron fit
généralement mépriser cette défense ; on le recevait partout avec empressement,
et on l'accompagnait en lui témoignant les plus grands égards. Seulement dans
une ville de la Lucanie, appelée alors Hipponium et aujourd'hui Vibone, un
Sicilien, nommé Vibius, à qui Cicéron avait donné de fréquentes marques
d'amitié, et qu'il avait fait nommer, pendant son consulat, à la charge
d'intendant des ouvriers, lui refusa sa maison, et lui offrit une retraite dans
sa terre. Caïus Virginius, préteur de Sicile, qui avait aussi de grandes
obligations à Cicéron, lui écrivit de ne pas venir dans sa province. Affligé de
ces traits d'ingratitude, il se rendit à Brunduse, d'où il s'embarqua pour
Dyrrachium par un vent favorable ; mais il était à peine en pleine mer, qu'il
s'éleva un vent contraire qui, le lendemain, le reporta au lieu même d'où il
était parti. Il se remit bientôt en mer ; et en arrivant à Dyrrachium, comme il
était sur le point de débarquer, il survint tout à coup un tremblement de terre
qui fit retirer les eaux de la mer. Les devins conjecturèrent que son exil ne
serait pas long, ces sortes de signes présageant toujours un changement
favorable.
Pendant son séjour à Dyrrachium, il fut visité par une foule
de personnes qui lui témoignèrent le plus vif intérêt ; et les villes grecques
disputèrent d'empressement à lui rendre plus d'honneurs. Mais, toutes ces
marques d'affection ne purent ni lui rendre son courage, ni dissiper sa
tristesse. Semblable à un amant malheureux, il tournait sans cesse ses regards
vers l'Italie. Humilié, abattu par son infortune, il montra beaucoup plus de
faiblesse et de pusillanimité qu'on n'en devait attendre d'un homme qui avait
passé toute sa vie à s'instruire ; car souvent il priait ses amis de ne pas
l'appeler orateur, mais philosophe, parce qu'il s'était attaché à la philosophie
comme au but de toutes ses actions ; et l'éloquence n'était pour lui que
l'instrument de sa politique. Mais l'opinion n'a que trop de pouvoir pour
effacer de notre âme les impressions de la raison, comme une teinture qui n'a
pas pénétré dans l'étoffe s'altère aisément.
L'habitude de traiter avec le peuple dans les affaires du
gouvernement nous fait adopter les passions du vulgaire. On ne peut éviter leur
influence que par une attention continuelle sur soi-même, en communiquant avec
les personnes du dehors, que par le talent de participer aux affaires, sans
partager les passions qui s'y mêlent.
XXXIII.
Clodius, après avoir fait bannir Cicéron, brûla ses maisons
de campagne et sa maison de Rome, sur le sol de laquelle il éleva le temple de
la Liberté. Il mit en vente tous ses biens, et les faisait crier tous les jours,
sans qu'il se présentât personne pour les acheter. Devenu, par ses violences,
redoutable à tous les nobles, disposant du peuple, qu'il laissait s'abandonner à
tous les excès de la licence et de l'audace, il osa s'attaquer à Pompée
lui-même, et blâmer plusieurs des ordonnances qu'il avait rendues pendant qu'il
commandait les armées. Pompée, à qui cette censure, faisait tort dans l'opinion
publique, se reprocha d'avoir sacrifié Cicéron ; et, changeant de disposition,
il se ligua avec ses amis pour s'occuper des moyens de le rappeler. Clodius, de
son côté, s'y opposant de tout son pouvoir. le sénat décréta qu'il suspendait
tout rapport et toute expédition des affaires publiques, jusqu'au rappel de
Cicéron. Sous le consulat de Lentulus, la sédition fut poussée si loin, qu'il y
eut des tribuns du peuple blessés sur la place publique, et que Quintus, frère
de Cicéron, fut laissé pour mort parmi beaucoup d'autres. Ces excès commencèrent
à ramener le peuple ; et Annius Milon, l'un des tribuns du peuple, osa le
premier traîner Clodius devant les tribunaux, pour les violences qu'il avait
commises. La plus grande partie du peuple et des habitants des villes voisines
se joignirent à Pompée, qui, fort de leur secours, chassa Clodius de la place
publique, et appela le peuple aux suffrages pour le rappel de Cicéron. Jamais
décret ne fut rendu avec autant d'unanimité. Le sénat, rivalisant de zèle avec
le peuple, arrêta qu'on décernerait des remerciements aux villes qui avaient
recueilli Cicéron dans son exil, et que sa maison de Rome et ses maisons de
campagne, que Clodius avait détruites, seraient rebâties aux dépens du public.
Cicéron fut rappelé seize mois après son exil ; toutes les
villes qui se trouvèrent sur son passage montrèrent tant de joie et
d'empressement à aller au-devant de lui, que Cicéron était encore au-dessous de
la vérité, lorsqu'il disait dans la suite que l'Italie entière l'avait porté
dans Rome sur ses épaules. Crassus même, son ennemi mortel avant son exil,
sortit à sa rencontre, et se réconcilia avec lui ; voulant, disait-il, faire ce
plaisir à son fils, un des plus zélés partisans de Cicéron. Peu de temps après
son retour, Cicéron, profitant de l'absence de Clodius, alla au Capitole avec
une suite assez nombreuse ; et arrachant, les tablettes tribunitiennes, où
étaient inscrits les actes du tribunat de Clodius, il les mit en pièces. Clodius
ayant voulu lui en faire un crime, Cicéron répondit que c'était au mépris des
lois que Clodius, né patricien, avait été nommé tribun : qu'ainsi tout ce qu'il
avait fait pendant son tribunat n'était point légal. Caton fut très mécontent de
cette violence, et combattit le motif qu'avait allégué Cicéron, non qu'il
approuvât ce qu'avait fait Clodius, au contraire il blâmait son administration ;
mais il représentait que le sénat ne pourrait sans injustice, et sans un abus
d'autorité, annuler tous les actes faits pendant le tribunat de Clodius, dont
un, entre autres, était la commission qui lui avait été donnée à lui-même pour
aller dans l'île de Chypre et à Byzance, avec tout ce qu'il avait fait dans ces
deux villes. Cette dispute brouilla Caton et Cicéron ; non qu'ils en vinssent à
une rupture ouverte ; mais ils vécurent ensemble avec moins d'intimité.
XXXV.
Peu de temps après, Milon tua Clodius ; et, traduit en
justice pour ce meurtre, il chargea Cicéron de sa défense. Le sénat, qui
craignit que le danger où se trouvait un homme de la réputation et du courage de
Milon ne causât quelque trouble dans la ville, chargea Pompée de présider à ce
jugement, ainsi qu'à tous les autres procès, et de maintenir la sûreté dans la
ville et dans les tribunaux. Pompée ayant, dès avant le jour, garni de soldats
toute l'étendue de la place, et Milon craignant que Cicéron, troublé par la vue
de ces armes auxquelles il n'était pas accoutumé, ne plaide pas avec son
éloquence ordinaire, le persuada de se faire porter en litière sur la place, et
de s'y tenir tranquille jusqu'à ce que les juges eussent pris séance, et que le
tribunal fût rempli, car Cicéron, naturellement timide, non seulement à la
guerre, mais dans le barreau, ne se présentait jamais pour plaider sans éprouver
de la crainte ; et lors même qu'un long usage eut fortifié et perfectionné son
éloquence, il avait bien de la peine à s'empêcher de trembler et de frissonner.
Quand il plaida pour Licinius Muréna, accusé par Caton, jaloux de surpasser
Hortensius, qui avait eu le plus grand succès en parlant le premier pour
l'accusé, il passa toute la nuit à travailler son discours, et se fatigua
tellement par ce travail forcé et cette longue veille, qu'il parut inférieur à
lui-même. Le jour qu'il défendit Milon, quand il vit, en sortant de sa litière,
Pompée assis au haut de la place, environné de soldats dont les armes jetaient
le plus grand éclat, il fut tellement troublé, que, tremblant de tout son corps,
il ne commença son discours qu'avec peine et d'une voix entrecoupée ; tandis que
Milon assistait au jugement avec beaucoup d'assurance et de courage, ayant
dédaigné de laisser croître ses cheveux et de prendre un habit de deuil : ce qui
ne contribua pas peu à sa condamnation : mais, dans Cicéron, cette frayeur
semblait moins tenir à sa timidité qu'à son affection pour ses clients.
XXVI.
Il fut nommé augure, à la place du jeune Crassus, qui avait
été tué chez les Parthes. et la Cilicie lui étant échue par le sort dans le
partage des provinces, avec une armée de douze mille hommes de pied et de deux
mille six cents chevaux, il s'embarqua pour s'y rendre. Il entrait aussi dans sa
commission de remettre la Cappadoce sous l'obéissance du roi Ariobarzane, et de
le réconcilier avec ses peuples. Il y réussit parfaitement, sans employer la
voie des armes, et sans donner lien à aucune plainte. Le désastre que les
Romains venaient d'éprouver dans le pays des Parthes, et les mouvements de la
Syrie, ayant donné aux Ciliciens quelque envie de se révolter, il les calma et
les contint par la douceur de son gouvernement : il refusa les présents que les
rois lui offraient, et remit à la province la dépense qu'elle était obligée de
faire pour les festins des gouverneurs ; il recevait lui-même à sa table les
Ciliciens les plus honnêtes, qu'il traitait sans magnificence, mais avec
générosité. Sa maison n'avait point de portier, et jamais on ne le trouvait dans
son lit : il se levait de très grand matin, et se promenait devant sa porte, où
il recevait ceux qui venaient le voir. Sous son gouvernement, personne ne fut
battu de verges et n'eut sa robe déchirée ; jamais, même dans la colère, il ne
dit une parole offensante, et n'ajouta aux amendes qu'il prononçait des
qualifications outrageantes. Les revenus publics avaient été dilapidés : il les
fit rendre aux villes, qui par là se trouvèrent fort riches ; et, sans frapper
d'ignominie les prévaricateurs, il se contenta de leur faire restituer ce qu'ils
avaient pris. Il eut aussi une occasion de faire la guerre et mit en fuite les
brigands qui habitaient le mont Amanus. Cette victoire lui mérita le titre
d'imperator. L'orateur Coelius lui avait écrit de lui envoyer de la Cilicie des
panthères, pour des jeux qu'il devait donner à Rome : Cicéron, qui était bien
aise de relever ses exploits, lui répondit qu'il n'y avait plus de panthères en
Cilicie ; qu'irritées d'être les seules à qui l'on fit la guerre, pendant que
tout le reste était en paix, elles avaient toutes fui dans la Carie.
En revenant de la Cilicie, il passa d'abord à Rhodes, et
ensuite à Athènes, où il séjourna quelque temps avec plaisir, par le souvenir
des habitudes qu'il avait eues autrefois dans cette ville. Il y vit les hommes
les plus distingués par leur savoir, et qui tous avaient été ses amis et ses
compagnons d'étude. Après avoir fait l'admiration de toute la Grèce, il revint à
Rome, où il trouva les esprits tellement échauffés, que la guerre ne devait pas
tarder à éclater.
XXXVII.
Le sénat voulut lui décerner le triomphe ; mais il dit qu'il
suivrait plus volontiers le char de triomphe de César, quand on aurait fait la
paix avec lui. Il ne cessait en particulier de conseiller cette paix ; il
écrivait fréquemment à César ; il faisait à Pompée les plus vives instances, ne
négligeant rien pour les adoucir et les réconcilier ensemble mais le mal était
irrémédiable ; et lorsque César vint à Rome, Pompée, au lieu de l'attendre,
abandonna la ville, suivi d'un très grand nombre de principaux d'entre les
Romains. Cicéron, ne l'ayant pas accompagné dans cette fuite, donna lieu de
croire qu'il allait se joindre à César. II est certain qu'il flotta longtemps
entre les deux partis, et qu'il fut violemment agité, à en juger par ce qu'il
écrit lui-même dans ses lettres. « De quel côté, dit-il, dois-je me tourner ?
Pompée a le motif le plus honnête de faire la guerre ; César met plus de suite
dans ses affaires, et a plus de moyens de se sauver lui et ses amis : je sais
bien que je dois fuir, mais je ne vois pas vers qui je puis me réfugier. »
Trébatius, un des amis de César, ayant écrit à Cicéron que
César pensait qu'il devait se joindre à lui et partager ses espérances, ou que
si l'âge l'obligeait de renoncer aux affaires, il lui conseillait de se retirer
en Grèce, et d'y vivre tranquille, également éloigné des deux partis ; Cicéron,
très étonné que César ne lui eût pas écrit lui-même répondit en colère à
Trébatius qu'il ne démentirait pas la conduite qu'il avait toujours tenue dans
le gouvernement : c'est ainsi qu'il en parle dans ses lettres.
XXXVIII.
César étant parti pour l'Espagne, Cicéron s'embarqua tout de
suite pour aller joindre Pompée. Tout le monde le vit arriver avec plaisir,
excepté Caton, qui, l'ayant pris tout de suite en particulier, le blâma fort
d'avoir embrassé le parti de Pompée. «Pour moi, lui dit-il, je ne pouvais, sans
me faire tort, abandonner une cause à laquelle je me suis attaché dès ma
première entrée dans les affaires publiques ; mais vous, n'auriez-vous pas été
plus utile à votre patrie et à vos amis en restant neutre dans Rome, pour vous
conduire d'après les événements, au lieu de venir ici, sans raison et sans
nécessité ; vous déclarer l'ennemi de César et vous jeter dans un si grand
péril ?» Ces remontrances lui firent d'autant plus aisément changer de
résolution que Pompée ne l'employait à rien d'important. Il est vrai qu'il ne
devait s'en prendre qu'à lui-même, car il ne dissimulait pas qu'il se repentait
d'être venu : il se moquait ouvertement des préparatifs de Pompée, blâmait sans
ménagement tous ses projets, et ne pouvait s'empêcher de lancer contre les
alliés les railleries les plus piquantes. Cependant il se promenait toute la
journée dans le camp, d'un air sérieux et morne : mais il ne laissa échapper
aucune occasion de faire rire par ses bons mots ceux qui en avaient le moins
d'envie. Je ne crois pas inutile d'en rapporter ici quelques-uns.
Domitius, qui voulait élever au grade de capitaine un homme
peu fait pour la guerre, vantait la douceur et l'honnêteté de ses mours, « Que
ne le gardez-vous, lui dit Cicéron, pour élever vos enfants ?» Théophane de
Lesbos était intendant des ouvriers dans le camp de Pompée ; et comme on le
louait de la manière dont il avait consolé les Rhodiens après la perte de leur
flotte : «Qu'on est heureux, dit Cicéron, d'avoir un Grec pour capitaine ! »
César avait du succès dans toutes les rencontres qui avaient lieu entre les deux
armées, et tenait Pompée comme assiégé. Lentulus ayant dit un jour que les amis
de César étaient, tristes : « Voulez-vous dire, répondit Cicéron, qu'ils sont
mal disposés pour César ? » Un certain Marcius, nouvellement arrivé d'Italie,
disait que le bruit courait dans Rome que Pompée était assiégé dans son camp.
« Vous vous êtes donc embarqué tout exprès, lui dit Cicéron, pour venir vous en
assurer par vos propres yeux ? » Après la défaite de Pompée, Nonnius portait les
esprits à la confiance, parce qu'il restait encore sept aigles dans le camp.
« Vous auriez raison, répliqua Cicéron, si nous avions à combattre contre des
geais. » Labiénus, plein de confiance en certaines prédictions, soutenait que
Pompée finirait par être vainqueur. «Cependant, lui dit Cicéron, avec cette ruse
de guerre nous avons perdu notre camp. »
XXXIX.
Cicéron, retenu par une maladie, n'avait pu se trouver à la
bataille de Pharsale. Lorsque Pompée eut pris la fuite, Caton, qui avait à
Dyrrachium une armée nombreuse et une flotte considérable, voulait que Cicéron
en prît le commandement, qui lui appartenait par la loi, parce qu'il avait le
rang d'homme consulaire. Cicéron l'ayant absolument refusé, en déclarant qu'il
ne prendrait plus de part à cette guerre, il manqua d'être massacré par le jeune
Pompée et par ses amis, qui, l'accusant de trahison, allaient le percer de leurs
épées, si Caton ne les eût arrêtés ; encore eut-il bien de la peine à l'arracher
de leurs mains et à le faire sortir du camp. Cicéron se rendit à Brunduse, où il
resta quelque temps pour attendre César, que ses affaires d'Asie et d'Égypte
retenaient encore. Dès qu'il sut qu'il était arrivé à Tarente, et qu'il venait
par terre à Brunduse, il alla au-devant de lui, ne désespérant pas d'en obtenir
son pardon, honteux néanmoins d'avoir à faire devant tant de monde l'épreuve des
dispositions d'un ennemi vainqueur ; mais il n'eut rien à faire ou à dire de
contraire à sa dignité. César ne l'eut pas plutôt vu venir à lui, précédant
d'assez loin ceux qui l'accompagnaient, qu'il descendit de cheval, courut
l'embrasser, et marcha plusieurs stades en s'entretenant tête à tête avec lui.
Il ne cessa depuis de lui donner les plus grands témoignages d'estime et
d'amitié ; et Cicéron ayant composé dans la suite un éloge de Caton, César, dans
la réponse qu'il fit, loua beaucoup l'éloquence et la vie de Cicéron, qu'il
compara à celles de Périclès et de Théramène.
Quintus Ligarius ayant été mis en justice comme ennemi de
César, et Cicéron s'étant chargé de sa défense, César dit à ses amis : « Qui
empêche que nous ne laissions parler Cicéron ? II y a longtemps que nous ne
l'avons entendu. Pour son client, c'est un méchant homme, c'est mon ennemi ; il
est déjà condamné.» Mais Cicéron, dès l'entrée de son discours, émut
singulièrement son juge ; et, à mesure qu'il avançait dans sa cause, il excitait
en lui tant de passions différentes, il donnait à son expression tant de douceur
et de charme, qu'on vit César changer souvent de couleur et rendre sensibles les
diverses affections dont son âme était agitée. Quand enfin l'orateur vint à
parler de la bataille de Pharsale, César, n'étant plus maître de lui-même,
tressaillit de tout son corps et laissa tomber les papiers qu'il tenait à la
main. Cicéron, vainqueur de la haine de son juge, le força d'absoudre Ligarius.
XL.
Depuis cette époque, Cicéron, voyant la monarchie succéder à
l'ancien gouvernement. abandonna les affaires et donna tout son loisir aux
jeunes gens qui voulurent s'appliquer à la philosophie : ils étaient tous des
premières familles de Rome, et les liaisons fréquentes qu'il eut avec eux lui
donnèrent de nouveau un très grand crédit dans la ville. Son occupation
ordinaire était d'écrire des dialogues philosophiques, de traduire les
philosophes grecs, et de faire passer dans la langue latine les termes de
dialectique ou de physique employés par ces écrivains : c'est lui, dit-on, qui
le premier a naturalisé dans sa langue les mots grecs que les Latins rendent par
imagination, assentiment, suspension de jugement, compréhension, atome,
indivisible, vide et plusieurs autres semblables, ou du moins c'est lui qui les
a rendus plus intelligibles aux Romains, en les expliquant par des métaphores ou
par des termes déjà connus dans la langue latine. Il faisait servir ainsi à son
amusement la facilité qu'il avait pour la poésie : lorsqu'il s'abandonnait à ce
genre de composition, il faisait jusqu'à cinq cents vers dans une nuit. II
passait la plus grande partie de son temps dans sa maison de Tusculum, d'où il
écrivait à ses amis qu'il menait la vie de Laërte, soit qu'il voulût plaisanter,
comme à soit ordinaire, soit que son ambition lui fît désirer encore de prendre
part au gouvernement et qu'il fût mécontent de sa situation présente. Il allait
rarement à Rome, et seulement pour faire sa cour à César : il était le premier à
applaudir aux honneurs qu'on lui décernait, et avait toujours quelque chose de
nouveau et de flatteur à dire sur sa personne ou sur ses actions. Tel est le mot
sur les statues de Pompée qu'on avait abattues ; et que César fit relever.
« César, dit Cicéron, en relevant les statues de Pompée, a, par cet acte de
générosité, affermi les siennes. »
XLI.
Il pensait à écrire l'histoire de Rome, dans laquelle il
voulait faire entrer une partie de l'histoire grecque, avec la plupart de ses
fables ; mais il en fut détourné par un grand nombre d'affaires publiques et
particulières, par des événements fâcheux, dont les uns furent involontaires et
les autres lui arrivèrent presque toujours par sa faute. Il répudia d'abord sa
femme Térentia, à qui il reprochait une telle négligence pendant la guerre
civile qu'elle l'avait laissé manquer des choses les plus nécessaires, et qu'à
son retour en Italie il n'avait reçu d'elle aucune marque d'affection ; car elle
n'était pas même venue le trouver à Brunduse, où il avait fait un long séjour ;
et lorsque sa fille Tullia, qui était encore dans sa première jeunesse, avait
été le joindre à Brunduse, sa mère ne lui avait donné ni une suite convenable,
ni les provisions nécessaires pour un si long voyage ; elle avait enfin laissé
sa maison dans un entier dénuement, et chargée de plusieurs dettes
considérables. Tels sont les prétextes les plus honnêtes qu'il donna de son
divorce. Térentia soutenait qu'ils étaient faux ; et Cicéron lui-même, il faut
l'avouer, lui donna un grand moyen de justification en épousant, peu de temps
après, une jeune personne, séduit par sa beauté, à ce que disait Térentia ; et
suivant Tiron, l'affranchi de Cicéron, à cause de ses richesses, qu'il devait
faire servir à payer ses dettes. Cette fille avait en effet de très grands
biens ; et son père, en mourant, les avait laissés à Cicéron en fidéi-commis
pour les lui rendre à sa majorité : mais comme il devait beaucoup, il se laissa
persuader par ses parents et ses amis de l'épouser malgré la disproportion de
l'âge, afin de trouver dans la fortune de cette femme de quoi se libérer envers
ses créanciers. Antoine, dans sa réponse aux Philippiques, parle de ce mariage,
et reproche à Cicéron d'avoir répudié une femme, auprès de laquelle il avait
vieilli : c'était le railler finement sur la vie sédentaire qu'il avait menée,
sans avoir fait, dans sa jeunesse, aucun service militaire.
Peu de temps après soi mariage, il perdit sa fille Tullia,
qui mourut en couche dans la maison de Lentulus, qu'elle avait épousé après la
mort de Pison, son premier mari. Tous les philosophes qui se trouvaient alors à
Rome se rendirent en foule chez Cicéron, pour le consoler ; mais il fut si
amèrement affecté de cette perte qu'il répudia sa nouvelle femme, parce qu'il
crut qu'elle s'était réjouie de la mort de Tullia.
XLII.
Voilà pour ses affaires domestiques. Il n'eut aucune part à
la conjuration qui fit périr César, quoiqu'il fût intimement lié avec Brutus, et
que, mécontent de l'état présent des affaires, il désirât, autant que personne,
l'ancien ordre de choses. Mais les conjurés craignirent son caractère timide, et
l'âge avancé, qui ôte l'audace et la fermeté aux âmes même les plus vigoureuses.
Brutus et Cassius ayant exécuté leur complot, les amis de César se réunirent
pour venger sa mort ; et l'on craignit de voir Rome replongée dans les horreurs
de la guerre civile. Antoine, alors consul, assembla le sénat, et parla, en peu
de mots, sur la nécessité d'agir de concert. Cicéron fit un très long discours
analogue aux circonstances, et persuada les sénateurs de décréter, à l'exemple
des Athéniens, une amnistie générale pour tout ce qui avait été fait depuis la
dictature de César, et de donner des gouvernements à Cassius et à Brutus.
Mais ces sages mesures furent sans effet. Le peuple, en
voyant le corps de César, porté à travers la place publique, se laissa aller à
sa compassion naturelle ; et Antoine ayant déployé la robe du dictateur, tout
ensanglantée, et percée des coups qu'on lui avait portés, ce spectacle remplit
la multitude d'une telle fureur, qu'elle chercha les meurtriers dans la place
même, et que, s'armant de tisons enflammés, elle courut à leurs maisons, pour y
mettre le feu. Ils se dérobèrent à ce danger, qu'ils avaient prévu ; et comme
ils en craignaient de plus grands encore, ils prirent le parti de quitter Rome.
XLIII.
Leur fuite releva la fierté d'Antoine ; la pensée qu'il
allait régner seul dans la ville le rendit redoutable à tout le monde, et
surtout à Cicéron. Comme il voyait la puissance de cet orateur dans le
gouvernement se fortifier de jour en jour, le sachant d'ailleurs intime ami de
Brutus, il supportait impatiemment sa présence. L'opposition de leurs mours
avait fait mettre depuis longtemps entre eux des soupçons et de la défiance.
Cicéron, qui redoutait sa mauvaise volonté, voulut d'abord aller en Syrie, comme
lieutenant de Dolabella ; mais Hirtius et Pansa, deux hommes vertueux, et
partisans de Cicéron, qui devaient succéder à Antoine dans le consulat,
conjurèrent Cicéron de ne pas les abandonner, se promettant, s'ils l'avaient
avec eux à Rome, de détruire la puissance d'Antoine. Cicéron, sans refuser de
les croire, mais sans ajouter trop de foi à leurs paroles, laissa partir
Dolabella ; et après être convenu avec Hirtius qu'il irait passer l'été à
Athènes, et qu'il reviendrait à Rome dès qu'ils auraient pris possession du
consulat, il s'embarqua seul pour la Grèce. Sa navigation ayant éprouvé du
retard, il recevait tous les jours des nouvelles de Rome, qui l'assuraient,
comme il est ordinaire en pareil cas, qu'il s'était fait dans Antoine un
changement merveilleux ; qu'il ne faisait rien qu'au gré du sénat, et qu'il ne
fallait plus que la présence de Cicéron pour donner aux affaires la situation la
plus favorable. Alors, se reprochant son excessive prévoyance, il revint à Rome.
Il ne fut pas trompé d'abord dans ses espérances ; il sortit au-devant de lui
une foule si considérable, que les compliments et les témoignages d'affection
qu'il reçut depuis les portes de la ville jusqu'à sa maison consumèrent presque
toute la journée.
Le lendemain, Antoine ayant convoqué le sénat, y appela
Cicéron, qui refusa de s'y rendre, et se tint au lit, sous prétexte que le
voyage l'avait fatigués ; mais son vrai motif fut la crainte d'une embûche qu'on
devait lui dresser, et dont il avait été prévenu dans sa route. Antoine, offensé
d'un soupçon qu'il traitait de calomnieux, envoyait des soldats pour l'amener de
force, ou pour brûler sa maison s'il s'obstinait à ne pas venir ; mais, aux
vives instances de plusieurs sénateurs, il révoqua son ordre, et se contenta de
faire prendre des gages chez lui. Depuis ce jour-là, lorsqu'ils se rencontraient
dans les rues, ils passaient sans se saluer ; et ils vécurent dans cette
défiance réciproque, jusqu'à ce que le jeune César arriva d'Apollonie, et que,
s'étant porté pour héritier de César, il réclama d'Antoine une somme de
vingt-cinq millions de drachmes, qu'il retenait de la succession du dictateur ;
ce qui mit entre Antoine et lui de la division.
XLIV.
Philippe, qui avait épousé la mère du jeune César, et
Marcellus, le mari de sa soeur, allèrent avec lui chez Cicéron, et tous ensemble
ils convinrent que Cicéron appuierait le jeune César de son éloquence et de son
crédit dans le sénat et auprès du peuple, et que le jeune César emploierait son
argent et ses armes à protéger Cicéron contre ses ennemis ; car il avait déjà
auprès de lui un grand nombre de ces soldats qui avaient servi sous le
dictateur.
Mais il paraît que Cicéron fut déterminé par un motif encore
plus fort à recevoir avec plaisir les offres d'amitié de ce jeune homme. César
et Pompée vivaient encore, lorsque Cicéron eut un songe dans lequel il crut
avoir appelé au Capitole les enfants de quelques sénateurs, parce que Jupiter
devait déclarer l'un d'entre eux souverain de Rome. Tous les citoyens étaient
accourus en foule et environnaient le temple. Ces enfants, vêtus de robes
bordées de pourpre, étaient assis au dehors. dans un profond silence : tout à
coup les portes s'étant ouvertes, ils s'étaient levés, et, entrant dans le
temple, ils avaient passé, chacun à son rang, devant le dieu, qui, après les
avoir considérés attentivement, les avait renvoyés tous fort affligés ; mais
quand le jeune César s'approcha, Jupiter étendit sa main vers lui : « Romains,
dit-il, voilà le chef qui terminera vos guerres civiles. » Ce songe imprima si
vivement dans l'esprit de Cicéron l'image de ce jeune homme, qu'elle y resta
toujours empreinte. Il ne le connaissait pas ; mais le lendemain il descendit au
Champ de Mars, à l'heure où les enfants revenaient de leurs exercices ; le
premier qui s'offrit à lui fut le jeune César, tel qu'il l'avait vu dans le
songe. Frappé de cette rencontre, il lui demanda le nom de ses parents. Son père
s'appelait Octavius, homme d'une naissance peu illustre ; sa mère Attia était
nièce de César, lequel, n'ayant point d'enfants, l'avait, par son testament,
institué héritier de sa maison et de ses biens.
On dit que, depuis cette aventure, Cicéron ne rencontrait
jamais cet enfant sans lui parler avec amitié, et lui faire des caresses que le
jeune César recevait avec plaisir ; d'ailleurs le hasard avait fait qu'il était
né sous le consulat de Cicéron.
XLV.
Voilà les causes qu'on a données de son affection pour ce
jeune homme : mais les véritables motifs de cet attachement furent d'abord sa
haine contre Antoine ensuite son caractère, qui, toujours faible contre les
honneurs, lui donna ce goût pour César, dans l'espérance qu'il ferait servir au
bien de la république la puissance de ce jeune homme, qui d'ailleurs faisait de
son côté tout son possible pour s'insinuer dans l'amitié de Cicéron, et
l'appelait même son père. Brutus, indigné de cette conduite, lui en fait les
plus vifs reproches dans ses lettres à Atticus : il y dit que Cicéron, en
flattant César par la peur qu'il a d'Antoine, ne laisse aucun lieu de douter
qu'il cherche moins à rendre à sa patrie la liberté, qu'à se donner à lui-même
un maître doux et humain. Cependant Brutus ayant trouvé le fils de Cicéron à
Athènes, où il suivait les écoles des philosophes, le prit avec lui, le chargea
d'un commandement, et lui dut plusieurs de ses succès. Jamais Cicéron n'avait
joui d'une plus grande autorité dans Rome disposant de tout en maître, il vint à
bout de chasser Antoine, et de soulever tous les esprits contre lui ; il envoya
même les deux consuls Hirtius et Pansa pour lui faire la guerre, et persuada le
sénat de décerner au jeune César les licteurs armés de faisceaux, et toutes les
marques du commandement, parce qu'il combattait pour la patrie.
Mais après qu'Antoine eut été défait, et les deux consuls
tués, les deux armées qu'ils commandaient s'étant réunies à César, le sénat, qui
craignit ce jeune homme, dont la fortune devenait si brillante, décerna aux
troupes qui le suivaient des honneurs et des récompenses, dans la vue d'abattre
sa puissance, sous prétexte que depuis la défaite d'Antoine la république
n'avait plus besoin d'armée. César, alarmé de cette mesure, envoya secrètement
quelques personnes à Cicéron, pour l'engager, par leurs prières, à se faire
nommer consul avec César ; l'assurant qu'il disposerait à son gré des affaires,
et qu'il gouvernerait un jeune homme qui ne désirait que le titre et les
honneurs attachés à cette dignité. César avoua depuis que, craignant de se voir
abandonné de tout le monde par le licenciement de son armée, il avait mis à
propos en jeu l'ambition de Cicéron, et l'avait porté à demander le consulat, en
lui promettant de l'aider de son crédit et de ses sollicitations dans les
comices.
XLVI.
Ce fut surtout dans cette occasion que Cicéron, malgré
l'expérience de l'âge, dupé par un jeune homme, appuya si fortement sa brigue,
qu'il lui donna tout le sénat. Il en fut blâmé sur-le-champ par ses amis, et il
ne tarda pas lui-même à reconnaître qu'il s'était perdu, et qu'il avait sacrifié
la liberté du peuple. César, dont le consulat avait fort augmenté la puissance,
ne s'embarrassa plus de Cicéron ; il se lia avec Antoine et Lépidus ; et,
réunissant tous trois leurs forces, ils partagèrent entre eux l'empire, comme si
ce n'eût été qu'un simple héritage. Ils dressèrent une liste de plus de deux
cents citoyens dont ils avaient arrêté la mort. La proscription de Cicéron donna
lieu à la plus vive dispute. Antoine ne voulait se prêter à aucun accommodement,
que Cicéron n'eût péri le premier. Lépidus appuyait sa demande, et César
résistait à l'un et à l'autre. Ils passèrent trois jours, près de la ville de
Bologne, dans des conférences secrètes, et s'abouchaient dans un endroit entouré
d'une rivière qui séparait les deux camps. César fit, dit-on, les deux premier
jours, la plus vive défense pour sauver Cicéron ; mais enfin il céda le
troisième jour, et l'abandonna. Ils obtinrent chacun, par des sacrifices
respectifs, ce qu'ils désiraient : César sacrifia Cicéron ; Lépidus, son propre
frère Paulus ; et Antoine, son oncle maternel Lucius César : tant la colère et
la rage, étouffant en eux tout sentiment d'humanité, prouvèrent qu'il n'est
point d'animal féroce plus cruel que l'homme, quand il a le pouvoir d'assouvir
sa passion !
XLVII.
Pendant ce traité barbare, Cicéron était, avec son frère, à
sa maison de Tusculum, où, à la première nouvelle des proscriptions, ils
résolurent de gagner Astyre, autre maison de campagne que Cicéron avait sur les
bords de la mer, pour s'y embarquer, et se rendre en Macédoine, auprès de
Brutus, dont ils avaient appris que le parti s'était fortifié. Ils se mirent
chacun dans une litière, accablés de tristesse, et n'ayant plus d'espoir. Ils
s'arrêtèrent en chemin ; et ayant fait approcher leur litière, ils déploraient
mutuellement leur infortune. Quintus était le plus abattu ; il s'affligeait
surtout de n'avoir pas songé à rien prendre chez lui. Cicéron n'avant non plus
que peu de provisions pour son voyage, ils jugèrent qu'il était plus sage que
Cicéron, continuant sa route, se hâtât de fuir, et que Quintus retournât dans sa
maison pour y prendre tout ce qui leur était nécessaire. Cette résolution prise,
ils s'embrassèrent tendrement, et se séparèrent en fondant en larmes. Peu de
jours après, Quintus, trahi par ses domestiques, et livré à ceux qui le
cherchaient, fut mis à mort avec son fils. Cicéron, en arrivant à Astyre, trouva
un vaisseau prêt, sur lequel il s'embarqua, et fit voile, par un bon vent
jusqu'à Circée. Là, les pilotes voulant se remettre en mer, Cicéron, soit qu'il
en craignît les incommodités, soit qu'il conservât encore quelque espoir dans la
fidélité de César, descendit à terre, et fit à pied l'espace de cent stades,
comme s'il eût voulu retourner à Rome.
Mais bientôt l'inquiétude où il était lui ayant fait changer
de sentiment, il reprit le chemin de la mer, et passa la nuit suivante livré à
des pensées si affreuses, qu'il voulut un moment se rendre secrètement dans la
maison de César, et s'égorger lui-même sur son foyer, afin d'attacher à sa
personne une furie vengeresse. La crainte des tourments auxquels il devait
s'attendre, s'il était pris, le détourna de cette résolution : toujours flottant
entre des partis également dangereux, il s'abandonna de nouveau à ses
domestiques, pour le conduire par mer à Caïète, où il avait une maison qui
offrait, pendant les chaleurs de l'été, une retraite agréable, lorsque les vents
étésiens rafraîchissent l'air par la douceur de leur haleine. Il y a, dans ce
lieu, un temple d'Apollon, situé près de la mer. Tout à coup il sortit de ce
temple une troupe de corbeaux, qui, s'élevant dans les airs avec de grands cris,
dirigèrent leur vol vers le vaisseau de Cicéron, comme il était près d'aborder,
et allèrent se poser aux deux côtés de l'antenne. Les uns croassaient avec grand
bruit, les autres frappaient à coups de bec sur les cordages. Tout le monde
regarda ce signe comme très menaçant. Cicéron, après être débarqué, entra dans
sa maison, et se coucha pour prendre du repos : mais la plupart de ces corbeaux,
étant venus se poser sur la fenêtre de sa chambre, jetaient des cris effrayants.
Il y en eut un qui, volant sur son lit, retira avec son bec le pan de la robe
dont Cicéron s'était couvert le visage. À cette vue, ses domestiques se
reprochèrent leur lâcheté. « Attendrons-nous, disaient-ils, d'être ici les
témoins du meurtre de notre maître ? et lorsque des animaux mêmes, touchés du
sort indigne qu'il éprouve, viennent à son secours, et veillent au soin de ses
jours, ne ferons-nous rien pour sa conservation ?» En disant ces mots, ils le
mettent dans une litière, autant par prières que par force, et prennent le
chemin de la mer.
XLVIII.
Ils étaient à peine sortis, que les meurtriers arrivèrent :
c'était un centurion nommé Hérennius, et Popilius, tribun de soldats, celui que
Cicéron avait autrefois défendu dans une accusation de parricide. Ils étaient
suivis de quelques satellites. Ayant trouvé les portes fermées, ils les
enfoncèrent. Cicéron ne paraissant pas, et toutes les personnes de la maison
assurant qu'elles ne l'avaient point vu, un jeune homme, nommé Philologus, que
Cicéron avait lui-même instruit dans les lettres et dans les sciences, et qui
était affranchi de son frère Quintus, dit au tribun qu'on portait la litière
vers la mer, par des allées couvertes. Popilius, avec quelques soldats, prend un
détour, et va l'attendre à l'issue des allées. Cicéron ayant entendu la troupe
que menait Hérennius courir précipitamment dans les allées, fit poser à terre sa
litière : et portant la main gauche à son menton, geste qui lui était ordinaire,
il regarda les meurtriers d'un oeil fixe. Ses cheveux hérissés et poudreux, son
visage pâle et défait par une suite de ses chagrins, firent peine à la plupart
des soldats mêmes, qui se couvrirent le visage pendant qu'Hérennius
l'égorgeait : il avait mis la tête hors de la litière, et présenté la gorge au
meurtrier ; il était âgé de soixante-quatre ans. Hérennius, d'après l'ordre
qu'avait donné Antoine, lui coupa la tête, et les mains avec lesquelles il avait
écrit les Philippiques. C'était le nom que Cicéron avait donné à ses oraisons
contre Antoine ; et elles le conservent encore aujourd'hui.
XLIX.
Lorsque cette tête et ces mains furent portées à Rome,
Antoine, qui tenait les comices pour l'élection des magistrats, dit tout haut en
les voyant : « Voilà les proscriptions finies. » Il les fit attacher à l'endroit
de la tribune qu'on appelle les rostres : spectacle horrible pour les Romains,
qui croyaient avoir devant les yeux, non le visage de Cicéron, mais l'image même
de l'âme d'Antoine. Cependant, au milieu de tant de cruautés, il fit un acte de
justice, en livrant Philologus à Pomponia, femme de Quintus. Cette femme, se
voyant maîtresse du corps de ce traître, outre plusieurs supplices affreux
qu'elle lui fit souffrir, le força de se couper lui-même peu à peu les chairs,
de les faire rôtir, et de les manger ensuite. C'est du moins le récit de
quelques historiens ; mais Tiron, l'affranchi de Cicéron, ne parle pas même de
la trahison de Philologus. J'ai entendu dire que, plusieurs années après, César
étant un jour entré dans l'appartement d'un de ses neveux, ce jeune homme, qui
tenait dans ses mains un ouvrage de Cicéron, surpris de voir son oncle, cacha le
livre sous sa robe. César, qui s'en aperçut, prit le livre, en lut debout une
grande partie, et le rendit à ce jeune homme, en lui disant : « C'était un
savant homme, mon fils ; oui, un savant homme, et qui aimait bien sa patrie.»
César, ayant bientôt après entièrement défait Antoine, prit pour collègue au
consulat le fils de Cicéron. Ce fut cette même année que, par ordre du sénat,
les statues d'Antoine furent abattues, les honneurs dont il avait joui
révoqués ; et il fut défendu, par un décret public, que personne de cette
famille portât le prénom de Marcus. C'est ainsi que la vengeance divine réserva
à la famille de Cicéron la dernière punition d'Antoine.