I.
Quant à nous, après avoir livré au public l'histoire
précédente (celle d'Agis et de Cléoménès de Sparte), nous n'avons pas à
envisager de moindres calamités dans le couple romain, en mettant en parallèle
avec les vies des deux Lacédémoniens celles de Tibérius et de Caius. C'étaient
les enfants de Tibérius Sempronius Gracchus qui fut censeur, deux fois consul de
Rome et remporta deux triomphes, mais devait plus d'éclat encore au prestige de
sa vertu. Aussi, après la mort de Scipion, le vainqueur d'Hannibal, fut-il jugé
digne d'épouser sa fille Cornélie, bien qu'il n'eût pas été l'ami, mais au
contraire toujours l'adversaire de ce grand homme. On dit qu'une fois il trouva
dans son lit un couple de serpents, et que les devins, après examen de cette
monstruosité, ne lui permirent pas de les tuer, ni de les lâcher tous les deux;
il fallait les traiter de façons différentes; car tuer le mâle, ce serait la
mort de Tibérius; et tuer la femelle, la mort de Cornélie. Ainsi Tibérius, qui
aimait sa femme et jugeait d'ailleurs qu'étant assez âgé, et elle encore jeune,
il devait mourir le premier, tua le mâle et lâcha la femelle. Peu de temps
après, il mourut en effet, laissant douze enfants de son union avec Cornélie. Sa
veuve, après avoir assumé la charge de la maison et des enfants, se montra si
raisonnable, si bonne mère et si magnanime que Tibérius parut avoir donné une
preuve de sagesse en préférant sa propre mort à celle de pareille femme. Le Roi
Ptolémée voulut même partager la couronne avec elle et demanda sa main qu'elle
refusa. Pendant son veuvage elle perdit tous ses enfants, sauf une de ses filles
qui épousa Scipion le Jeune et deux fils, qui sont le sujet de ce livre,
Tibérius et Caius. Ceux-là vécurent et elle sut les élever avec tant de
sollicitude que, s'ils étaient, de l'avis unanime, les mieux doués de tous les
Romains, leurs vertus paraissaient tenir plus encore à l'éducation qu'à la
nature.
II.
L'air de famille des Dioscures dans leurs statues et leurs
portraits peints n'empêche pas certaines particularités de conformation qui
distinguent le lutteur du coureur. De même, les illustres jeunes gens dont nous
parlons se ressemblaient beaucoup par le courage, la sagesse, et encore la
générosité, l'éloquence et la grandeur d'âme. Mais dans leur activité et leur
vie politique se firent jour et se manifestèrent de grandes différences, qu'il
me paraît pas mauvais d'exposer dès maintenant. En premier lieu donc, pour l'air
du visage, le regard, les mouvements, Tibérius était doux et posé; Caius,
énergique et vigoureux, de sorte que l'un haranguait avec calme, sans bouger de
place, et que l'autre fut le premier à se promener sur la plate-forme de la
tribune et à faire glisser sa toge de l'épaule en parlant, comme dit-on, Cléon
d'Athènes arrachait son vêtement et se frappait la cuise, ce qui était une
nouveauté chez un homme d'Etat. Ensuite le langage de Caius était effrayant et
passionné à l'excès; celui de Tibérius, plus agréable et plus propre à exciter
la compassion. Le style de Tibérius était pur et soigneusement travaillé; celui
de Caius, persuasif et brillant. De même, pour le genre de vie et la table,
Tibérius était simple et sobre; Caius, en comparaison des autres Romains, retenu
et austère; mais, par rapport à son frère, il paraissait jeune d'esprit et
raffiné; aussi Drusus lui reprocha-t-il d'avoir acheté des dauphins d'argent
d'une valeur de douze cent cinquante drachmes la livre. Ils différaient de
conduite comme de langage : l'un était conciliant et doux; l'autre, rude et
irascible, à tel point que, même sans le vouloir, il se laissait souvent
emporter par la colère. Alors il haussait le ton, insultait ses adversaires et
son éloquence devenait désordonnée. Pour remédier à ces sorties, il recourut à
l'un de ses esclaves, nommé Licinnius, qui ne manquait pas d'intelligence. Ce
Licinnius, muni d'un de ces instruments de musique dont on se sert pour régler
les sons, se tenait derrière Caius pendant ses discours; et quand il sentait sa
voix se durcir et prendre des éclats de colère, il lui soufflait un ton doux.
Aussitôt le grand homme se détendait; il calmait sa propre émotion, parlait plus
posément, se ressaisissait et se montrait facile à apaiser.
III.
Telles étaient donc leurs différences; mais le courage contre
l'ennemi, la justice envers les subordonnés, le dévouement aux fonctions
publiques, la résistance aux plaisirs, étaient chez l'un et l'autre
incomparables. Seulement Tibérius était de neuf ans l'aîné, ce qui mit un long
intervalle entre la carrière politique de l'un et celle de l'autre. C'est ce qui
ruina surtout leur action; car, n'étant jamais au pouvoir ensemble, ils ne
purent pas faire converger leurs efforts, alors que leurs influences combinées
auraient été grandes et irrésistibles. Il faut donc parler en particulier de
chacun d'eux, et de l'aîné d'abord.
IV.
Celui-ci donc, à peine sorti de l'enfance, était si connu
qu'on le jugea digne d'exercer le sacerdoce des augures, à cause de son mérite
plus que de sa naissance. C'est ce que fit voir Appius Claudius, personnage
consulaire, ancien censeur et Prince du Sénat de Rome, très supérieur à ses
contemporains par l'élévation de l'âme. Les augures étant à table ensemble, il
salua Tibérius, lui fit mille amitiés et lui proposa la main de sa fille.
Tibérius l'accepta avec plaisir, et l'accord se fit tout simplement. Appius, de
retour chez lui, appela sa femme, dès la porte, à grands cris pour lui dire: "Antistia,
j'ai fiancé notre Claudia !" Dans sa surprise, elle répondit: "Quel est cet
empressement; et quelle est cette promptitude? Encore, si tu lui avais trouvé
pour mari Tibérius Gracchus!" Je n'ignore pas que certains historiens attribuent
ce fait au père des Gracques, Tibérius, et à Scipion l'Africain, mais la plupart
le rapportent comme moi, et Polybe affirme qu'après la mort de Scipion
l'Africain ses proches parents choisirent entre tous Tibérius pour mari de
Cornélie, le père de cette jeune fille l'ayant laissée sans la donner en
mariage, ni la fiancer. Pour en revenir au jeune Tibérius, comme il faisait
campagne en Afrique sous le second Scipion, mari de sa soeur, vivant avec le
général et partageant sa tente, il eut bientôt compris son héroïsme, qui, par
beaucoup de grands exemples, inspirait l'émulation et le désir d'imiter sa vertu
par des exploits pareils. Bientôt aussi, il fut à la tête de tous les jeunes
gens pour la discipline et le courage. Il monta le premier sur le rempart d'une
ville ennemie.
V.
Après cette campagne il fut nommé questeur, et le sort le
désigna pour accompagner, dans l'expédition de Numance, le consul Caius Mancinus,
qui n'était pas un homme sans valeur, mais le plus infortuné des généraux
romains. Or les désastres inattendus et les événements contraires firent
justement briller davantage, non seulement l'intelligence et la bravoure de
Tibérius, mais ce qui pouvait surprendre, son respect et sa vénération pour son
chef, qui, par la suite de ses malheurs, ne savait plus bien lui-même s'il était
général ; car, vaincu dans de grands combats, il tenta de battre en retraite, en
abandonnant son camp la nuit. Mais les Numantins s'en aperçurent et occupèrent
aussitôt le camp ; ils tombèrent ensuite sur les fuyards et tuèrent les
derniers. Ils cernèrent enfin l'ensemble de l'armée, qu'ils refoulèrent en des
endroits difficiles, d'où l'on ne pouvait s'enfuir. Désespérant alors de se
sauver par la force, Mancinus envoya négocier une trêve et un arrangement avec
les ennemis ; mais ils déclarèrent qu'ils ne se fiaient qu'au seul Tibérius et
demandèrent au consul de le leur envoyer. Ce sentiment s'adressait au jeune
homme lui-même, car on faisait de lui le plus grand cas dans l'armée, mais le
souvenir de son père n'y était pas étranger. Ce général, après une campagne où
il soumit beaucoup d'Espagnols, avait conclu la paix avec Numance et fait
ratifier le traité par le peuple romain, qui l'appliqua toujours avec exactitude
et loyauté. Tibérius fut donc envoyé en mission auprès des Numantins. Il prit
contact avec eux ; et tantôt obtenant d'eux des concessions, tantôt en faisant
lui-même, il conclut la trêve, et, par-là, sauva évidemment vingt mille citoyens
romains, sans compter les esclaves et les hommes qui suivaient hors rang.
VI.
Tous les effets restés dans le retranchement, les Numantins
s'en saisirent et les pillèrent, mais il s'y trouva des tablettes de Tibérius,
qui contenaient les dossiers et les comptes de sa charge de questeur. Comme il
tenait beaucoup à les recouvrer, il quitta l'armée, déjà assez avancée, pour
retourner dans la ville, accompagné de deux ou trois amis. Il appela les chefs
de Numantins et leur demanda de lui faire tenir ces registres pour ne pas lui
susciter de calomnies de ses ennemis, dans l'impuissance où il serait de
justifier son administration. Les Numantins, ravis de cette occasion de
l'obliger, l'invitèrent à entrer dans la ville; et, comme il restait hésitant,
ils sortirent, s'approchèrent, lui prirent les mains et le prièrent instamment
de ne plus les considérer comme des ennemis, mais, au contraire, de les traiter
en amis et de se fier à eux. Tibérius décida donc d'agir comme ils le voulaient;
car il tenait à ses registres et craignait de froisser les Numantins en
paraissant se défier d'eux. Quand il fut rentré dans la ville, ils lui servirent
d'abord à déjeuner et lui firent toutes les prières du monde pour le décider à
s'asseoir à leur table et à manger avec eux. Ils lui rendirent ensuite ses
tablettes et l'engagèrent à prendre dans le reste du butin ce qu'il voulait.
Mais il n'accepta que l'encens dont il se servait pour les sacrifices publics;
et il partit après les avoir embrassés et comblés d'attention.
VII.
Après son retour à Rome, la négociation fut, dans son
ensemble, incriminée comme désastreuse et humiliante pour les Romains ; on porta
même contre Tibérius une accusation formelle. Mais les parents et les amis des
soldats qui avaient servi dans cette campagne (et ils formaient une grande
partie du peuple), accoururent au secours de Tibérius ; et, reportant la honte
des événements sur le général, ils affirmaient que c'était Tibérius la cause du
salut de tant de citoyens. Cependant ceux que mécontentaient les accords
engageaient leurs concitoyens à imiter les ancêtres ; et en effet ceux-ci
avaient jeté nus à l'ennemi les généraux qui s'étaient contentés de leur mise en
liberté par les Samnites ; et tous les agents et les participants de la trêve,
comme les questeurs et les tribuns des soldats, ils les avaient sacrifiés de
même, pour faire retomber sur leurs têtes le parjure et la rupture de l'accord.
Après la convention de Numance, le peuple montra, plus que jamais, son
dévouement et son enthousiasme pour Tibérius ; car on décida de livrer le consul
nu et enchaîné aux Numantins ; mais on épargna tous les autres à cause de
Tibérius.
VIII.
Les Romains, quand ils avaient conquis à la guerre des terres
appartenant à des peuples voisins, en vendaient une partie et nationalisaient le
reste, qu'ils donnaient à exploiter aux citoyens sans propriété et sans
ressources, moyennant une faible redevance au profit du Trésor. Comme les riches
offraient des redevances plus fortes et évinçaient ainsi les pauvres, on porta
une loi qui ne permettait pas d'avoir plus de cinq cents arpents. Cette mesure
mit un frein, pour un peu de temps, à l'avidité des riches et vint en aide aux
pauvres qui pouvaient rester sur place, dans les propriétés qui leur étaient
affermées et qu'ils exploitaient depuis le début. Plus tard leurs voisins riches
se firent transférer les locations à ferme grâce à des prête-noms, et comme à la
fin, ils occupaient ouvertement, par eux-mêmes, la plupart de ces biens, les
pauvres, ainsi refoulés, ne se prêtaient plus avec zèle aux expéditions
militaires et négligeaient même d'élever des enfants. Ainsi toute l'Italie
ressentit bientôt la pénurie d'hommes libres et se remplit de prisonniers
barbares, dont les riches se servaient pour labourer la terre à défaut de
citoyens qu'ils en avaient chassés. Dans ces conditions Caius Lélius, l'ami
intime de Scipion, entreprit de redresser la situation ; mais, se heurtant à
l'opposition des puissants, il recula devant leurs protestations bruyantes et
abandonna sa campagne. Il dut à cette volte-face la qualification de sage ou de
prudent; car tel est, semble-t-il, le double sens du mot sapiens. Tibérius, lui,
dès sa désignation comme tribun de la plèbe, reprit avec ardeur l'action
abandonnée par Lélius. Il le fit, d'après la plupart des historiens, à
l'instigation du rhéteur Diophane et du philosophe Blossius, dont l'un, Diophane,
était un exilé de Mytilène, et dont l'autre, né précisément en Italie, à Cumes,
avait été à Rome en relations étroites avec Antipater de Tarse qui l'honora de
la dédicace de certains traités philosophiques. Quelques auteurs vont jusqu'à
mettre en cause la mère de Tibérius, Cornélie, qui se plaignait souvent à ses
fils d'être toujours appelée la belle-mère de Scipion, et pas encore la mère des
Gracques. D'autres encore rendent responsable du plan de Tibérius un certain
Spurius Postumius, du même âge que lui et son rival en éloquence judiciaire.
Tibérius, à son retour de l'armée, s'aperçut que Spurius avait pris sur lui une
grande avance en matière de réputation et de crédit ; et il le vit entouré
d'admiration. Il voulut donc, semble-t-il, le surpasser, et, à cette fin,
s'avisa d'une politique étrange et qui suscita dans la ville une grande attente.
Mais son frère Caius a écrit dans un livre qu'en passant par la Toscane pour
aller à Numance, Tibérius, à la vue du pays désert, sans laboureurs ni pâtres en
dehors des esclaves importés et des Barbares, conçut la première idée de la
politique qui fut pour les deux frères, la source de mille malheurs. Mais c'est
surtout le peuple lui-même qui enflamma le zèle et l'ambition de Tibérius en
l'excitant, par des inscriptions tracées sur les portiques, les murs et les
monuments, à faire recouvrer aux pauvres le territoire public.
IX.
Cependant il ne composa pas la loi à lui seul, mais en
prenant pour conseillers les premiers des citoyens en mérite et en réputation,
parmi lesquels étaient Crassus le Grand Pontife, Mucius Scévola le
jurisconsulte, alors consul, et Appius Claudius, son beau-père à lui, Tibérius.
Et il semble qu'une loi destinée à réprimer tant d'injustice et d'avidité n'ait
jamais été rédigée avec plus de douceur et de modération. Car ceux qui auraient
dû porter la peine de leur désobéissance et rétrocéder, en payant une amende,
les terres dont ils jouissaient illégalement étaient seulement tenus de sortir,
moyennant indemnité, des propriétés détenues comme tout droit, et de les
abandonner aux citoyens dans le besoin. Bien que cette réforme fût tellement
accommodante, le peuple, oubliant le passé, se contentait d'avoir désormais une
garantie contre l'injustice ; mais les riches et les propriétaires, hostiles à
la loi par avidité et au législateur par colère et esprit contentieux,
cherchaient à détourner le peuple de la ratifier, en disant que Tibérius
instituait un partage de terres pour bouleverser l'Etat et tout ébranler. Ils
n'aboutirent à rien ; car Tibérius défendait une belle et juste cause avec une
éloquence capable d'embellir même des opérations moins nobles ; il était donc
effrayant et invincible, chaque fois que, le peuple étant répandu autour de la
tribune où il se dressait, il parlait en faveur des pauvres : "Les bêtes,
disait-il, qui paissent en Italie ont une tanière, et il y a pour chacune
d'elles un gîte et un asile ; mais ceux qui combattent et meurent pour l'Italie
n'ont que leur part d'air et de lumière, pas autre chose. Sans domicile, sans
résidence fixe, ils errent partout avec leurs enfants et leurs femmes ; et les
généraux mentent en engageant leurs soldats à défendre, dans les combats, leurs
tombeaux et leurs temples contre les ennemis ; car il est tant de Romains dont
aucun ne possède d'autel de famille ni de tombeaux d'ancêtres ! C'est pour le
luxe et la richesse d'autrui qu'ils font la guerre et meurent ; et l'on a beau
les appeler maîtres du monde, ils n'ont même pas une motte de terre à eux !"
X.
Ce discours qu'il prononça avec un grand courage et une
émotion sincère, transporta le peuple, qui trépignait d'enthousiasme, et aucun
de ses adversaires n'osa le contredire. Laissant donc de côté la discussion, ils
s'adressèrent à Marcus Octavius, l'un des tribuns de la plèbe, jeune homme de
moeurs sérieuses et de conduite réglée. C'était l'ami et le familier de Tibérius ;
aussi, au premier moment, par déférence pour son collègue, se dérobait-il à
leurs ouvertures. Mais, comme beaucoup de personnages influents l'assiégeaient
de leurs prières et de leurs supplications, il se laissa, pour ainsi dire,
forcer la main, s'opposa à la politique de Tibérius et fit écarter la loi. Or,
chez les tribuns de la plèbe, c'est l'opposant qui détient la puissance ; car
les décisions de la majorité n'ont aucune portée, dès lors qu'un seul tribun
émet son veto. Ainsi Tibérius irrité retira-t-il la loi humaine dont nous avons
parlé pour en proposer une plus agréable à la masse et plus énergique envers les
coupables, à qui elle ordonnait d'évacuer aussitôt les terres qu'ils occupaient
au mépris des lois antérieurs. Il y eut donc désormais chaque des débats à la
tribune entre Octavius et lui, mais tout en se heurtant avec beaucoup de passion
et d'opiniâtreté, ils ne tinrent jamais, dit-on, l'un sur l'autre aucun propos
malsonnant, et ils ne laissèrent même pas, sous l'empire de la colère, échapper
un mot déplacé. Car ce n'est pas seulement, semble-t-il, dans les transports des
Bacchantes mais aussi dans les conflits d'influence et les accès de colère que
le bon naturel et la bonne éducation tiennent en arrêt l'esprit, le modèrent et
le règlent. Et même, voyant Octavius sous le coup de la loi, car il détenait une
part considérable des biens domaniaux, Tibérius le pria de relâcher son
opposition, en s'engageant à lui rendre la valeur des propriétés usurpées, qu'il
prélèverait sur ses propres biens, pourtant médiocres. Comme Octavius
n'acceptait pas cette offre, Tibérius, par un édit, suspendit l'exercice de
toutes les magistratures jusqu'au moment où le vote sur sa loi aurait été
acquis. Il ferma les portes du temple de Saturne en y apposant son sceau
personnel, pour que les questeurs ne pussent rien prendre dans le Trésor n'y
rien y verser. Il fit aussi proclamer que les préteurs qui désobéiraient à son
édit seraient frappés d'une amende; et ainsi tous les magistrats, pris de peur,
abandonnèrent chacun les affaires de son ressort. A dater de là, les possesseurs
sans titre légal se vêtirent de deuil, et ils se promenaient sur le Forum avec
des airs pitoyables et humiliés ; mais ils conspiraient en secret contre
Tibérius, et ils avaient recruté des sicaires pour l'assassiner, ce qui amena le
grand homme à porter sur lui, au su de tout le monde, un poignard de brigand,
l'arme que les Romains appellent dolon.
XI.
Le jour du vote était venu et Tibérius appelait le peuple à
se prononcer, quand les riches enlevèrent les urnes. Il régnait une grande
confusion ; mais comme les partisans de Tibérius, qui avaient le nombre pour
eux, pouvaient emporter la décision de vive force et se groupaient à cette fin,
Manlius et Fulvius, personnages consulaires, tombèrent aux genoux du tribun, et,
en versant des larmes, le prièrent de ne pas aller plus loin. Lui, comprenant le
danger immédiat, et ressentant d'ailleurs du respect pour ces hommes d'Etat,
leur demande ce qu'ils lui conseillaient de faire. Il s déclarèrent alors qu'ils
n'avaient pas de titres suffisants pour lui donner un conseil d'une si grande
importance ; aussi l'engageaient-ils à remettre la décision au Sénat. Il se
laissa convaincre par leurs prières. Mais comme le Sénat, une fois réuni,
n'aboutissait à rien, à cause des riches qui étaient influents dans son sein,
Tibérius se résolut à un acte illégal et injuste. Il dépouilla Octavius de sa
magistrature, ne trouvant pas d'autre moyen de faire passer sa loi. Il commença
par lui demander publiquement, de la façon la plus courtoise et en lui prenant
les mains, de céder et de faire plaisir au peuple, qui réclamait des
satisfactions légitimes, bien mince dédommagement de ses grandes fatigues et des
grands dangers qu'il courait. Comme Octavius repoussait cette requête avec
violence, Tibérius reprit : "Il est impossible que deux magistrats pourvus d'une
égale autorité soient en désaccord sur une matière importants sans qu'avec le
temps la guerre survienne entre eux. Je ne vois qu'un remède à cette situation ;
c'est que l'un de nous cesse d'exercer sa charge." Il enjoignit donc à Octavius
de faire voter d'abord le peuple sur son cas à lui, Tibérius, promettant de
redescendre aussitôt de la tribune, réduit au rang de simple citoyen, si les
suffrages populaires en décidaient ainsi. Sur le refus d'Octavius, il déclara
qu'il soumettrait lui-même au peuple le cas de son collègue, si celui-ci ne
changeait pas d'avis après réflexion.
XII.
Sur le moment il en resta là et leva la séance. Le lendemain,
en assemblée du peuple, il monta à la tribune et essaya, cette fois encore, de
convaincre Octavius. Mais, le trouvant irréductible, il déposa un projet de loi
qui lui enlevait le tribunat, et il appela les citoyens à voter aussitôt sur
cette question. Comme il y avait trente-cinq tribus et que dix-sept avaient déjà
donné leur approbation, il suffisait du vote d'une seule tribu pour qu'Octavius
fût destitué de sa charge. Tibérius suspendit alors le vote et recommença
d'implorer son collègue. Il l'embrassait sous les yeux du peuple et le couvrait
de baisers, le suppliant instamment de ne pas se laisser faire une pareille
honte et de ne pas le forcer, lui Tibérius, à prendre la responsabilité d'une
mesure si grave et si pénible. Ces prières, dit-on, ne laissèrent pas Octavius
absolument insensible et obstiné ; ses yeux se remplirent de larmes, et il resta
longtemps silencieux. Cependant, jetant un regard sur les riches et les
propriétaires massés autour de la tribune, il fut apparemment intimidé. La
crainte d'être décrié par eux lui fit affronter tous les dangers avec assez de
noblesse, et il dit à Tibérius de faire ce qu'il voulait. La loi fut donc votée.
Tibérius ordonna aussitôt à l'un de ses affranchis de faire descendre Octavius
de la tribune ; car il employait comme viateurs ses anciens esclaves, et cette
circonstance rendit plus pitoyable encore le spectacle de la violence faite à
Octavius, précipité brutalement de son siège. Le peuple se jeta sur lui ; mais
les riches, qui étaient accourus, lui firent une barrière de leurs bras étendus,
et Octavius put, à grand-peine, se dérober à la foule et s'enfuir ; mais un
esclave dévoué qui se tenait devant lui pour le protéger, eut les yeux crevés.
Cet attentat eut lieu malgré Tibérius, qui, apprenant la tournure des
événements, avait fait diligence pour arrêter l'échauffourée.
XIII.
A la suite de cette agitation, la loi agraire fut votée; et
l'on choisit des triumvirs pour la recherche et la répartition des terres.
C'étaient Tibérius lui-même, son beau-père Appius Claudius et son frère Caius
Gracchus qui ne se trouvait pas alors à Rome, faisant la campagne de Numance
sous les ordres de Scipion. Cette affaire terminée en toute tranquillité et sans
opposition, il fit en outre remplacer Octavius par un nouveau tribun, qui
n'était pas de la catégorie des gens en vue, mais un de ses clients, nommé
Mucius. Mécontents de tout ce que faisait Tibérius et redoutant l'accroissement
de son crédit, les personnages influents le bafouaient au Sénat. Comme il
demandait qu'on lui fournit, suivant la coutume, une tente aux frais de l'Etat
pour aller répartir les terres, on la lui refusa, quand d'autres, pour des
missions moins importantes, en avaient souvent obtenu une; et son indemnité de
déplacement fut fixée à neuf oboles par jour, sur la proposition de Scipion
Nasica, qui s'était abandonné sans réserve à son hostilité contre Tibérius; car
il occupait une grande partie des terres du domaine public et se résignait mal à
en sortir par la force. Tout cela échauffait le peuple. Et comme un ami de
Tibérius vint à mourir subitement et que des taches suspectes apparurent sur le
corps, une foule de gens, criant qu'on l'avait empoisonné, accoururent au
convoi. Ils chargèrent le lit funèbre sur leurs épaules et se groupèrent autour
du bûcher. On put croire alors qu'ils n'avaient pas eu tort de soupçonner un
empoisonnement; car le cadavre se rompit et un flot d'humeurs corrompues se
répandit à l'extérieur, au point d'éteindre la flamme. On eut beau apporter
d'autre feu : le bûcher ne s'enflamma pas avant d'avoir été transporté dans un
autre endroit; et ce fut même au prix de bien des efforts. Là-dessus Tibérius
pour exciter encore davantage la foule, prit des habits de deuil. Il amena ses
enfants sur le Forum et pria le peuple de se charger ainsi que de leur mère,
lui-même ayant renoncé à tout espoir.
XIV.
Lorsque après la mort d'Attale Philométor, Eudème de Pergame
vint déposer à Rome le testament aux termes duquel le peuple romain était
institué héritier du roi, Tibérius, par démagogie, déposa un projet de loi
portant que l'argent de ce Prince, qu'on avait apporté dans la Ville, serait
attribué aux citoyens, bénéficiaires du partage des terres, pour la mise en état
du sol et les premiers frais de la culture. Quant aux villes qui faisaient
partie du royaume d'Attale, il déclara que le Sénat n'avait nullement le droit
de délibérer sur leur sort, et que lui-même en référerait au peuple. Cette
conduite blessa le Sénat au plus haut point; et Pompée se leva pour déclarer
qu'étant voisin de Tibérius il savait qu'Eudème lui avait donné le diadème et la
pourpre des rois de Pergame, comme au futur Roi de Rome. Quintus Métellus fit ce
reproche à Tibérius : "Quand ton père, étant censeur, rentrait chez lui après
dîner, les citoyens éteignaient leurs lumières, dans la crainte de paraître
prolonger au-delà des convenances les ripailles et les parties de boisson. Et
toi, tu te fais éclairer la nuit par les pires insolents et les derniers des
gueux !" Titus Annius, personnage qui n'était ni conciliant, ni modéré, mais
paraissait invincible dans les discussions, où il procédait par demandes et
réponses, somma Tibérius d'avouer, par un serment solennel, qu'il avait frappé
de dégradation civique son collègue, sacro-saint et inviolable aux termes de la
loi. Comme cette provocation déchaînait le tumulte, Tibérius bondit, appela le
peuple, ordonna d'arrêter Annius, et il voulait l'accuser. Mais Annius, qui lui
était très inférieur en éloquence et en réputation, trouva une ressource dans
son esprit fertile. Il demanda à Tibérius de répondre, avant le débat, à une
petite question. Tibérius lui permit de l'interroger et le silence se fit.
Annius dit alors : "Si toi, tu veux me dégrader et me traîner dans la boue, et
que moi j'appelle à mon secours un de tes collègues et qu'il monte à la tribune
pour m'assister, est-ce que tu lui enlèveras sa charge ?" Cette question,
dit-on, embarrassa tellement Tibérius qu'étant d'ordinaire, entre tous les
hommes d'Etat, le plus capable d'improviser et le plus audacieux, il garda le
silence.
XV.
Ce jour-là donc, il congédia l'assemblée. Mais sentant
qu'entre tous ses actes politiques celui qui concernait Octavius était
particulièrement odieux, non seulement aux puissants, mais encore au grand
nombre, car la dignité des tribuns de la plèbe paraissait quelque chose de grand
et de beau qui, sauvegardé jusqu'à ce jour, avait été enfin détruit et bafoué,
il fit un long discours devant le peuple. Il n'est pas hors de propos de
rapporter ici de petits extraits de son argumentation, pour donner quelque idée
de la puissance de persuasion et de la subtilité du grand homme. Il dit que le
tribun de la plèbe était sacro-saint et inviolable, en tant que consacré au
peuple et debout pour sa défense. "Ainsi donc, poursuivit-il, un tribun qui,
changeant de conduite, fait tort au peuple, amoindrit sa puissance, et lui
enlève le droit de vote, se prive lui-même de l'honneur qu'il a reçu à des
conditions qu'il n'observe pas. Faudra-t-il donc laisser un tribun ruiner le
Capitole et brûler l'arsenal ? Encore, en commettant ces crimes, serait-il un
mauvais tribun, mais un tribun tout de même. S'il détruit la puissance du
peuple, il n'est plus tribun. Ne serait-ce pas une énormité que le tribun pût
arrêter le consul, et que le peuple ne pût priver le tribun d'un pouvoir dont il
se sert contre qui le lui a conféré ? Car enfin le peuple choisit aussi bien un
tribun qu'un consul. On sait que la royauté joint au privilège de réunir et de
concentrer en soi tous les pouvoirs, la majesté d'une consécration solennelle
qui l'approche de la divinité. Pourtant la Ville a chassé Tarquin, qui était en
faute; et les abus de pouvoir d'un seul homme ont fait abolir le régime
traditionnel qui avait fondé Rome. Qu'y a-t-il d'aussi saint et d'aussi
vénérable à Rome que les vierges qui entretiennent et gardent le feu
inextinguible ? Pourtant, si l'une d'entre elles manque à son devoir, on
l'enterre vivante; car elles ne peuvent garder, en outrageant les dieux, une
inviolabilité qu'elles leur doivent. Il n'est pas juste non plus qu'un tribun,
s'il fait du tort au peuple, conserve l'inviolabilité qu'il tient de lui; car il
détruit de ses propres mains la puissance populaire, qui fait sa force. Et
cependant, si c'est justement que les suffrages de la majorité des tribus lui
ont conféré son autorité de tribun, comment ne serait-il pas plus juste encore
que le vote de toutes les tribus sans exception l'en privât ? Rien n'est si
saint, ni si inviolable que les ex-voto offerts aux dieux. Et personne n'a
jamais empêché le peuple de s'en servir, de les changer et de les déplacer à son
gré ! Il a donc le droit d'user du tribunat comme d'une offrande et de la
transférer à un autre dépositaire. Enfin ce n'est pas une magistrature
inviolable, ni inamissible; la preuve en est que souvent des personnages qui en
étaient investis ont décliné cet honneur sous le foi du serment."
XVI.
Tels furent donc les principaux arguments de Tibérius pour se
justifier. Mais comme ses amis, en présence des menaces de la noblesse groupée
contre lui, pensaient qu'il devait poser sa candidature à un second tribunat, il
cherchait à reconquérir la masse par d'autres lois, abrégeant la durée du
service militaire, permettant d'en appeler au peuple des sentences judiciaires,
et adjoignant aux sénateurs, qui étaient alors les seuls juges, des chevaliers
en nombre égal. Enfin de toute façon désormais, il cherchait à affaiblir
l'autorité du Sénat, inspiré par le ressentiment et l'esprit d'opposition plutôt
que par une idée réfléchie de la justice et de l'intérêt public. Mais comme, au
cours du vote, on s'aperçut que ses adversaires avaient le dessus, car le peuple
n'était pas présent tout entier, ses amis se mirent d'abord à injurier ses
collègues pour tirer les choses en longueur; et puis on congédia l'assemblée,
avec ordre de reprendre séance le lendemain. Tibérius, descendant au Forum,
commença par adresser aux Romains d'humbles supplications, les larmes aux yeux.
Il déclara ensuite craindre que, dans la nuit, ses ennemis ne vinssent forcer sa
maison et le tuer. Il fit si bien partager ses inquiétudes aux citoyens qu'un
très grand nombre d'entre eux campèrent devant la maison et passèrent toute la
nuit à le garder.
XVII.
Au point du jour vint sur le Forum l'homme qui apportait les
poulets dont on se sert pour la divination, et il leur présenta de la
nourriture. Mais ils ne s'avancèrent pas, sauf un seul, bien que l'homme eut
fort agité la cage. Encore celui qui était sorti ne toucha-t-il pas au manger;
il leva l'aile gauche et étendit la patte, puis il se réfugia dans la cage. Ce
présage fit ressouvenir Tibérius du premier signe qu'il avait eu. Il avait un
casque dont il se servait dans les combats, et qui était décoré splendidement et
d'une beauté remarquable. Des serpents, s'y étant glissés subrepticement, y
avaient déposé des oeufs qu'ils firent éclore. Aussi le présage des poulets,
s'ajoutant à celui-là, le troublait d'autant plus. Il sortit pourtant, en
apprenant que le peuple était assemblé en haut, au Capitole. Avant d'être
dehors, il se heurta si violemment au seuil de sa porte que l'ongle du gros
orteil se rompit et que le sang coula à travers la chaussure? Quand il eut fait
quelques pas, on vit sur un toit, à sa gauche, des corbeaux qui se battaient; et
alors que, naturellement, beaucoup de gens l'accompagnaient, une tuile,
repoussée par un de ces oiseaux, tomba près du pied de Tibérius. Ce nouveau
signe arrêta même les plus audacieux de ses amis, mais Blossios de Cumes
intervint et déclara que ce serait par trop de honte et d'humiliation que
Tibérius, fils de Gracchus et petit-fils de Scipion l'Africain, par peur d'un
corbeau, n'écoutât pas les appels des citoyens. Il ajouta que pourtant cette
honte, les ennemis du tribun n'en feraient pas un objet de risée; ils en
prendraient prétexte pour le décrier auprès du peuple en l'accusant d'exercer la
tyrannie et de bafouer ses concitoyens. En même temps beaucoup de gens
accouraient à la rencontre de Tibérius de la part de ses amis du Capitole pour
l'inviter à se presser, en assurant que la situation était bonne. En effet, il
fut accueilli d'abord avec enthousiasme. Dès qu'il parut, des acclamations
s'élevèrent; quand il monta au Capitole, on s'empressa pour le recevoir; et l'on
mit une garde autour de lui pour ne laisser approcher personne d'inconnu.
XVIII.
Mais comme les amis de Tibérius, en présence des menaces de
la noblesse groupée contre lui, pensaient qu'il devait poser sa candidature à un
second tribunat, il cherchait à reconquérir la masse par d'autres lois,
abrégeant la durée du service militaire, permettant d'en appeler au peuple des
sentences judiciaires, et adjoignant aux sénateurs, qui étaient alors les seuls
juges, des chevaliers en nombre égal. Enfin de toute façon désormais, il
cherchait à affaiblir l'autorité du Sénat, inspiré par le ressentiment et
l'esprit d'opposition plutôt que par une idée réfléchie de la justice et de
l'intérêt public. Mais comme, au cours du vote, on s'aperçut que ses adversaires
avaient le dessus, car le peuple n'était pas présent tout entier, ses amis se
mirent d'abord à injurier ses collègues pour tirer les choses en longueur ; et
puis on congédia l'assemblée, avec ordre de reprendre séance le lendemain.
Tibérius, descendant au Forum, commença par adresser aux Romains d'humbles
supplications, les larmes aux yeux. Il déclara ensuite craindre que, dans la
nuit, ses ennemis ne vinssent forcer sa maison et le tuer. Il fit si bien
partager ses inquiétudes aux citoyens qu'un très grand nombre d'entre eux
campèrent devant sa maison et passèrent toute la nuit à la garder. Au point du
jour vint sur le Forum l'homme qui apportait les poulets dont on se sert pour la
divination, et il leur présenta de la nourriture. Mais ils ne s'avancèrent pas,
sauf un seul, bien que l'homme eût fort agité la cage. Encore celui qui était
sorti ne toucha-t-il pas au manger; il leva l'aile gauche et étendit la patte,
puis il se réfugia dans la cage. Ce présage fit ressouvenir Tibérius du premier
signe qu'il avait eu. Il avait un casque dont il se servait dans les combats, et
qui était décoré splendidement et d'une beauté remarquable. Des serpents, s'y
étant glissés subrepticement, y avaient déposé des oeufs qu'ils firent éclore.
Aussi le présage des poulets, s'ajoutant à celui-là, le troublait d'autant plus.
Il sortit pourtant, en apprenant que le peuple était assemblé en haut, au
Capitole. Avant d'être dehors, il se heurta si violemment au seuil de la porte
que l'ongle du gros orteil se rompit et que le sang coula à travers la
chaussure. Quand il eut fait quelques pas, on vit sur un toit, à sa gauche, des
corbeaux qui se battaient; et alors que, naturellement, beaucoup de gens
l'accompagnaient, une tuile, repoussée par un de ces oiseaux, tomba près du pied
de Tibérius. Ce nouveau signe arrêta même les plus audacieux de ses amis ; mais
Blossius de Cumes intervint et déclara que ce serait trop de honte et
d'humiliation que Tibérius, fils de Gracchus et petit-fils de Scipion
l'Africain, par peur d'un corbeau, n'écoutât pas les appels des citoyens. Il
ajouta que pourtant cette honte, les ennemis du tribun n'en feraient pas un
objet de risée; ils en prendraient prétexte pour le décrier auprès du peuple en
l'accusant d'exercer la tyrannie et de bafouer ses concitoyens. En même temps
beaucoup de gens accouraient à la rencontre de Tibérius de la part de ses amis
du Capitole pour l'inviter à se presser, en assurant que la situation était
bonne. En effet, il fut accueilli d'abord avec enthousiasme. Dès qu'il parût,
des acclamations s'élevèrent; quand il monta au Capitole, on s'empressa pour le
recevoir; et l'on mit une garde autour de lui pour ne laisser approcher personne
d'inconnu.
XIX.
Mais, quand Mucius eut commencé, comme la veille, à
recueillir les suffrages par tribus, rien ne put se faire des formalités
habituelles, à cause du désordre causé par les électeurs, qui, venant des
derniers rangs, étaient poussés, poussaient, bousculaient ceux de devant et se
mêlaient à eux. Sur ces entrefaites, Fulvius Flaccus, membre du Sénat, se mit en
évidence; et comme sa voix ne pouvait arriver jusqu'à l'assistance, il fit signe
de la main pour indiquer qu'il voulait expliquer quelque chose en particulier à
Tibérius. Le tribun ayant ordonné à la foule d'ouvrir ses rangs, Flaccus put
enfin l'approcher et lui apprit que, pendant la séance du Sénat, les riches, ne
parvenant pas à mettre le consul de leur côté, avaient formé le projet de tuer
Tibérius par leurs propres moyens, et qu'ils disposaient, à cette fin, de
beaucoup d'esclaves et d'amis en armes. Quand Tibérius eut relevé le complot à
ceux qui l'entouraient, ils retroussèrent aussitôt leurs toges, et, brisant les
javelines des licteurs, dont ces agents se servent pour écarter la foule, ils en
prirent les tronçons, dans l'intention de s'en faire des armes contre les
assaillants. Comme les citoyens les plus éloignés ne comprenaient rien à ce qui
se passait et cherchaient à se renseigner, Tibérius porta la main à sa tête,
voulant faire comprendre le péril par ce geste, puisqu'on n'entendait pas sa
voix. A cette vue ses adversaires coururent au Sénat rapporter que Tibérius
demandait un diadème; la preuve, c'est qu'il touchait sa tête. Ainsi tout le
monde fut troublé; et Nasica requit le consul de sauver la république. Le
magistrat répondit avec douceur qu'il ne prendrait l'initiative d'aucune
violence et ne ferait mourir aucun citoyens sans jugement; que cependant si le
peuple, persuadé ou contraint par Tibérius, votait une illégalité, il ne la
ratifierait pas. Nasica bondit alors et s'écria : "Eh bien ! puisque le chef de
l'Etat trahit la république, vous tous qui voulez défendre les lois,
suivez-moi !" En disant ces mots, il rebattit sur sa tête un pan de sa toge et
se mit en marche vers le Capitole. Chacun de ceux qui le suivaient,, en roulant
le bas de sa toge autour de son bras, poussait les gens qui se trouvaient devant
lui. Nul n'opposait de résistance à ces personnages considérables; au contraire,
les passants fuyaient et tombaient les uns sur les autres. Les hommes de la
suite des sénateurs apportaient de chez eux des gourdins et des bâtons;
eux-mêmes, ramassant les éclats et les pieds des bancs brisés par la foule dans
sa fuite, montaient vers Tibérius et frappaient ceux qui s'interposaient entre
eux et lui. Ce fut un sauve-qui-peut et un massacre; et, comme Tibérius lui-même
fuyait, un homme le saisit par ses vêtements. Il lui laissa sa toge et prit sa
course en tunique; mais il glissa et tomba sur quelques-uns de ceux qui étaient
renversés devant lui. Comme il se relevait, le premier qui lui porta
ostensiblement un coup à la tête avec un pied de banc fut Publius Saturéius, un
de ses collègues; l'honneur du second coup était revendiqué par Lucius Rufus,
qui s'en fit gloire, comme d'une belle action. Des partisans de Tibérius, il
mourut plus de trois cents, massacrés à coups de pierres et de bâtons, mais
aucun par le fer.
XX.
Ce fut, à ce qu'on rapporte, la première sédition à Rome,
depuis l'abolition de la royauté, qui fut étouffée dans le sang et par le
meurtre des citoyens. Quant aux autres, qui pourtant n'étaient pas légères en
soi et ne portaient pas sur de minces objets, elles se soldaient par des
concessions mutuelles, qu'arrachait aux puissants la crainte de la foule et au
peuple le respect du Sénat. Il semble même que, dans cette journée, Tibérius
aurait aisément cédé, si l'on s'y était pris d'une autre façon; il se serait
incliné plus facilement encore si ses adversaires n'avaient pas versé le sang et
blessé ses amis; car il n'avait pas autour de lui plus de trois mille hommes.
Mais on peut croire que la colère et la haine des riches contre lui eurent plus
de part à leur complot que les belles raisons dont ils se targuaient; et une
bonne preuve en est la cruauté et l'illégalité des outrages faits à son cadavre.
Car on ne permit pas au frère de Tibérius, malgré ses prières, de recueillir le
corps et de l'ensevelir la nuit; on le jeta au fleuve avec d'autres morts. Et on
ne s'en tint pas là; on bannit encore une partie de ses amis sans jugement; les
autres, on les arrêta et on les fit mourir; de ce nombre était le rhéteur
Diophane. On enferma un certain Vaius Villius dans un tonneau où l'on avait jeté
des vipères et d'autres serpents, et il mourut ainsi. Quant à Blossius de Cumes,
il fut amené devant les consuls qui l'interrogèrent sur les événements, et il
convint qu'il avait tout fait sur l'ordre de Tibérius. Comme Nasica lui
demandait : "Et si Tibérius t'avait ordonné de brûler le Capitole?" il répondit
d'abord que jamais Tibérius ne lui eût donné un pareil ordre; et, la même
question lui étant posée à plusieurs reprises et par plusieurs personnes, il
finit par dire : "Eh bien! s'il me l'avait ordonné, il eût été beau pour moi
d'obéir; car Tibérius ne pouvait me le prescrire que dans l'intérêt du peuple!"
Sur le moment, il se tira donc d'affaire; et peu après, il se rendit en Asie
auprès d'Aristonicus, puis quand la situation de ce Prince fut ruinée, il se
tua.
XXI.
Cependant le Sénat, voulant apaiser le peuple à la suite de
ces événements, ne s'opposa plus au partage des terres, et proposa à la plèbe de
nommer un répartiteur à la place de Tibérius. Le choix des électeurs se porta
sur Publius Crassus, qui était allié aux Gracques, car sa fille Licinia était la
femme de Caius Gracchus. Cependant Cornélius Népos affirme que ce n'était pas la
fille de Crassus, mais celle de Brutus, connu pour son triomphe sur les
Lusitaniens; malgré son avis, la plupart des historiens sont d'accord avec nous.
Comme, par ailleurs, le peuple, aigri par la mort de Tibérius, attendait
visiblement le jour de la revanche, et que déjà l'on se préparait à faire des
procès à Nasica, le Sénat, craignant pour ce personnage, vota son envoi en Asie,
où il n'avait absolument rien à faire. Car les gens du peuple qui le
rencontraient ne cachaient pas leur malveillance à son égard; au contraire, plus
exaspérés que jamais, ils le poursuivaient de leurs cris partout où il se
trouvait, l'appelant un maudit, un tyran, un sacrilège qui avait souillé du sang
d'un magistrat inviolable et sacré le plus saint et le plus redoutable des
temples de la Ville. C'est ainsi que Nasica dut s'enfuir d'Italie
quoiqu'assujetti aux plus graves obligations religieuses; car c'était le plus
élevé en dignité et le premier des pontifes. Errant et vagabondant obscurément,
il mourut peu de temps après à Pergame. Il ne faut pas s'étonner que le peuple
ait à ce point haï Nasica, puisque Scipion l'Africain, l'homme que tous les
Romains admiraient à plus juste titre et plus qu'aucun autre, fut bien près de
se voir privé de l'amour de ce peuple parce que, dans le premier moment où il
apprit à Numance la mort de Tibérius, il fit cette citation d'Homère :Ainsi
périsse tout autre qui agirait comme lui ! Ensuite, comme Caius Gracchus et
Fulvius lui demandaient, dans une assemblée du peuple, ce qu'il pensait de la
mort de Tibérius, il fit une réponse défavorable à la politique du tribun. A
partir de ce moment, le peuple, ce qu'il n'avait jamais fait auparavant, donna
des signes de mécontentement quand Scipion parlait; et lui-même se laissa aller
à mal parler du peuple. Nous avons traité ce sujet en détail dans notre Vie de
Scipion.
XXII.
Caius Gracchus au début, soit qu'il craignit les ennemis de
son frère, soit qu'il cherchât à ranimer la haine du peuple contre eux, se tint
à l'écart du Forum et resta tranquille chez lui, comme quelqu'un qui aurait une
situation basse dans le présent et qui vivrait, à l'avenir, dans la même
indifférence aux affaires d'Etat. Cette conduite lui attira même les critiques
de quelques personnes, qui le croyaient mécontent de la politique de Tibérius et
décidé à le renier. Mais il était très jeune alors; car il avait neuf ans de
moins que son frère, qui mourut avant d'avoir atteint l'âge de trente ans.
Pourtant Caius, en avançant en âge, laissait paraître, sans ostentation, un
caractère indifférent à l'oisiveté, à la mollesse, à la boisson et aux trafics
d'argent. Il exerçait, de plus, ses dispositions pour l'éloquence, comme des
ailes qui le porteraient, d'un vol rapide, au pouvoir. On vit donc bien qu'il ne
mènerait pas une vie inactive. Le plaidoyer qu'il prononça pour l'un de ses
amis, Vetteius, excita l'enthousiasme débordant du peuple; car les autres
orateurs n'avaient été que des enfants en comparaison de lui. Les puissants
commencèrent donc à trembler; et les propos qu'ils tenaient couramment
montraient qu'ils ne laisseraient pas Caius arriver au tribunat. Il fut
précisément désigné par le sort pour aller en Sardaigne comme questeur du consul
Oreste; et, si cela fit plaisir à ses ennemis, lui-même n'en fut pas affligé.
Car, étant doué pour la guerre et aussi bien exercé à faire campagne qu'à
plaider, il frissonnait à la seule pensée d'affronter la vie publique et la
tribune, et ne pouvait cependant se dérober à l'appel du peuple et de ses amis.
Il accepta donc très volontiers ce déplacement. Et pourtant l'opinion qui
prévaut à son sujet est qu'il fut un démagogue intempérant et beaucoup plus
éhonté que Tibérius dans la recherche des faveurs de la masse. Mais ce n'est pas
la vérité; il semble au contraire qu'une nécessité quelconque, bien plutôt qu'un
choix réfléchi, l'ait précipité dans la politique. Et même l'orateur Cicéron
rapporte que, comme justement Caius évitait toute candidature et avait décidé de
vivre en repos, son frère lui apparut en songe et lui dit : "Pourquoi donc
tardes-tu, Caius ? Il n'y a pas d'évasion possible; nous avons tous deux qu'une
seule vie et qu'une seule mort, que nous impose la défense du peuple; c'est
décidé."
XXIII.
Caius, étant donc parti pour la Sardaigne, y donnait
l'exemple de toutes les vertus. Il se montait très supérieur à tous les jeunes
gens par son courage devant l'ennemi, sa justice envers ses subordonnés, son
dévouement et sa déférence pour son général; mais sa modération, sa simplicité
et son autorité dépassaient encore celles des gens âgés. Comme l'hiver en
Sardaigne était rigoureux et malsain, le général demandait aux villes de son
gouvernement des habits pour ses soldats. Elles envoyèrent une délégation à Rome
pour implorer levée de cette contribution. Le Sénat fit droit à cette
réclamation et ordonna au général de prendre d'autres moyens pour couvrir ses
hommes; mais c'était impossible, et les troupes continuaient à souffrir. Caius
parcourut alors les villes et décida les habitants à envoyer, d'eux-mêmes, des
étoffes à leurs frais pour aider les Romains. Cette démarche, connue à Rome, y
parut un essai de politique démagogique et troubla le Sénat. La première
occasion de conflit fut l'arrivée des ambassadeurs d'Afrique par le roi Micipsa.
Ils dirent que ce Prince, pour faire plaisir à Caius Gracchus, avait envoyé du
blé au général romain, en Sardaigne. Les sénateurs furent mécontents et les
chassèrent; ils votèrent ensuite un sénatus-consulte, aux termes duquel on
relèverait les troupes de Sardaigne, tout en laissant Oreste en place; car de la
sorte Caius y serait aussi retenu par sa charge. Mais lui, se voyant sous le
coup de ces décisions, s'embarqua tout de suite dans un moment de colère. Il
parut donc à Rome contre toute attente, et ses ennemis ne furent pas les seuls à
en profiter pour l'accuser; car la majorité elle-même trouvait étrange qu'étant
questeur il fut parti avant son chef. On le cita donc devant les censeurs; mais,
après avoir demandé la parole, il changea si bien les dispositions de
l'auditoire qu'il partit en laissant l'impression d'avoir subi les plus grandes
injustices. Car il déclara qu'il avait fait douze ans de services, alors que les
autres s'en tenaient aux dix obligatoires, qu'il avait été employé comme
questeur sous les ordres du général pendant une période de trois ans, quand la
loi lui permettait de revenir à Rome au bout d'un an, et que, seul des
combattants, il était parti avec sa bourse pleine et rentré avec sa bourse vide.
Les autres, une fois bu le vin de leurs amphores, les avaient rapportées pleines
d'argent et d'or monnayés.
XXIV.
On lui intenta encore d'autres accusations et d'autres
procès. On l'accusa notamment de chercher à soulever les alliés et d'avoir été
le complice de la conjuration découverte à Frégelles. Il se lava de tout
soupçon, et, après avoir établi sa parfaite innocence, posa sur le champ sa
candidature au tribunat. Les hommes connus s'opposaient tous à lui sans
distinction; mais une telle foule affluait à Rome, de toute l'Italie, pour
participer au scrutin que beaucoup d'électeurs ne trouvèrent pas à se loger. Le
Champs de Mars fut même trop étroit pour la foule des votants; et il fallut
recueillir un certain nombre des voix sur les toits, au milieu des tuiles. Quant
au résultat, les puissants purent tout juste contraindre le peuple et décevoir
les espérances de Caius assez pour ne pas lui laisser la première place, sur
laquelle il comptait. Il ne fut nommé que le quatrième. Mais, à peine entré en
fonction, il devint le premier de tous, ayant autant de talent oratoire qu'aucun
autre, et l'émotion le poussant à tout dire, puisqu'il pleurait son frère. Car
maintenant tous les prétextes lui étaient bons pour ramener le peuple au
souvenir de la mort de Tibérius. Il lui remettait le passé en mémoire et faisait
revivre les actes des ancêtres. "Ceux-là, disait-il, déclarèrent la guerre aux
Falisques pour une insulte faite au tribun de la plèbe Génucius et condamnèrent
à mort Caius Véturius, parce qu'un tribun traversant le Forum, il avait été le
seul à ne pas se ranger devant lui. Et pourtant, sous vos yeux, les gens que
vous savez ont assommé Tibérius à coups de bâton, et, en pleine ville, on a
traîné ignominieusement son cadavre du haut du Capitole pour le jeter au fleuve.
Ceux de ses amis qu'on prenait mouraient sans jugement; et pourtant c'est une
tradition chez vous que si quelqu'un, sous le coup d'une accusation capitale, ne
se rend pas à la citation, un huissier vient devant sa porte, au point du jour,
le convoquer à son de trompe, et que les juges ne portent pas de sentence avant
l'accomplissement de cette formalité. Tant vos aïeux étaient circonspects et se
tenaient sur leurs gardes en matière de jugement!"
XXV.
Après avoir secoué le peuple par de tels propos, car il avait
une voix très forte et de beaucoup de portée, il proposa deux lois, portant
l'une que, si le peuple avait ôté sa charge à quelque magistrat, on ne lui
permettrait pas d'exercer une autre magistrature; l'autre que, si un magistrat
bannissait un citoyen sans jugement, le peuple aurait à condamner cet abus de
pouvoir. De ces lois l'une dégradait directement Marcus Octavius, celui que
Tibérius avait dépouillé du tribunat; et sous le coup de l'autre tombait
Popillius; car c'était lui qui, en qualité de préteur, avait banni les amis de
Tibérius. Popillius n'osa pas affronter le jugement et s'enfuit d'Italie; quant
à l'autre loi, Caius la retira lui-même en disant qu'à la prière de sa mère
Cornélie il faisait grâce à Octavius. Le peuple s'en réjouit et approuva
hautement cette concession; car il n'honorait pas moins Cornélie à cause de ses
enfants qu'à cause de son père, et il devait même lui élever plus tard une
statue de bronze avec cette inscription : Cornélie, mère des Gracques. On
rapporte bien des propos piquants et un peu affectés que tint Caius pour la
défendre contre un de ses ennemis à lui : "Est-ce bien toi, dit-il, qui insultes
Cornélie, la mère de Tibérius?" Et, comme l'insulteur était décrié pour son
manque de virilité, il lui demanda une autre fois : "Et de quel droit te
compares-tu à Cornélie? As-tu mis au monde ces enfants comme elle? Et pourtant
tous les Romains savent qu'elle a été plus longtemps sans mari que toi, le
soi-disant homme." Telle était l'amertume de ses répliques; et on peut trouver
dans son oeuvre bien des traits de ce genre.
XXVI.
Des lois qu'il proposa pour faire plaisir au peuple et
affaiblir le Sénat, la première concernait l'établissement des colonies et
attribuait aux pauvres les terres du domaine public. La deuxième, relative à
l'armée, disposait que les soldats en campagne seraient habillés par l'Etat sans
que leur solde fût diminuée pour cela, et qu'on n'enrôlerait pas d'hommes
au-dessous de dix-sept ans. La troisième, sur les alliés, donnait aux Italiens
le même droit de vote qu'aux citoyens romains. La quatrième, sur le
ravitaillement, abaissait le prix des vivres pour les pauvres. La cinquième, sur
les tribunaux, enlevait au Sénat sa prépondérance judiciaire. Seuls en effet,
jusque là, ils étaient redoutables au peuple et aux chevaliers; mais la loi
nouvelle ajoutait trois cents chevaliers à un nombre égal de sénateurs, et
attribuait sans distinction aux six cents juges la décision de tous les procès.
En proposant cette réforme, il accomplit, dit-on, toutes les formalités très
minutieusement; mais alors qu'avant lui tous les hommes politiques, dans leurs
interventions, regardaient vers le Sénat et ce qu'on appelle le Comitium, il
fut, dit-on, le premier à se tourner du côté opposé, vers le Forum; et à
l'avenir les orateurs suivirent cet exemple. Par ce léger changement et cette
orientation nouvelle, il fit une révolution et transféra, en quelque sorte, le
pouvoir de l'aristocratie à la démocratie, en montrant que les orateurs devaient
s'adresser à la foule et non au Sénat.
XXVII.
Non seulement le peuple vota la loi judiciaire, mais encore
il accorda à Caius le droit de choisir les juges pris parmi les chevaliers.
C'était lui conférer une sorte d'autorité monarchique; aussi le Sénat lui-même
toléra-t-il sa participation aux débats de cette assemblée. Ses avis furent
d'ailleurs toujours dignes d'un si grand corps. Il proposa, par exemple, une
décision aussi modérée que juste au sujet du blé qu'avait envoyé d'Espagne le
propréteur Fabius. A l'instigation de Caius, le Sénat fit vendre ce blé, dont il
envoya le prix aux cités espagnoles, et reprocha en outre à Fabius de rendre la
domination romaine oppressive et insupportable pour les sujets. Cette initiative
valut à Caius beaucoup de renom et de popularité dans les provinces. Il fit
aussi des lois pour la fondation de colonies, la construction de routes,
l'établissement de greniers à blé. Il prit lui-même la direction et le contrôle
de tous ces travaux; et non seulement il ne se laissait pas épuiser par tant de
besognes si lourdes, mais encore il les exécutait avec une promptitude
extraordinaire et se donnait pour chaque entreprise, autant de mal que s'il
n'avait pas eu autre chose à faire; aussi même ses pires ennemis et ceux qui le
craignaient le plus étaient-ils stupéfaits de l'efficacité de son action en
toute chose. Les gens du peuple admiraient même son attitude, en voyant
suspendue à ses lèvres une foule d'entrepreneurs, d'artisans, d'ambassadeurs, de
magistrats, de soldats, de lettrés. Son accueil était toujours plein d'aménités,
mais il savait garder sa dignité dans la politesse et rendre exactement à chacun
les égards qui lui revenaient. Il faisait voir ainsi que ceux qui le traitent
d'individu effrayant, grossier, violent, étaient d'affreux sycophantes. Tant il
savait s'assurer la popularité dans ses conversations et ses actes de chaque
jour, mieux encore que dans ses discours de la tribune!
XXVIII.
Il mit surtout du zèle à la création des routes, où il avait
en vue, avec l'utilité publique, l'agrément et la beauté. Elles étaient tracées
toutes droites, à travers les terres, sans détour et pavées de pierres polies
sur un lit de sable battu. Les fondrières creusées par les torrents ou les
ravins étaient partout comblées ou recouvertes de ponts, de façon que le niveau
du sol était le même de chaque côté, et l'ensemble du travail, parfaitement uni,
offrait une belle vue. En outre, Caius divisa tous les chemins par milles, et le
mille atteint un peu moins de huit stades. Il érigea des colonnes de pierre pour
indiquer le chiffre du mille. Il disposa encore, de chaque côté de la route,
d'autres bornes moins éloignées les unes des autres, pour que les voyageurs
puissent monter facilement à cheval sans avoir besoin d'aide.
XXIX.
Ces innovations le grandissaient aux yeux du peuple, qui
était prêt à faire n'importe quoi pour lui marquer son attachement. Or il
déclara lui-même un jour, dans une harangue, qu'il demanderait une grâce qui,
accordée, lui tiendrait lieu de tout, mais, en cas de refus, ne lui arracherait
aucun reproche à l'égard des Romains. Il semblait annoncer ainsi sa candidature
au consulat; et ces paroles donnaient même à penser à tout le monde qu'il
briguerait à la fois le consulat et le tribunat. Mais au moment des élections du
consulat et quand l'incertitude était générale, on le vit amener Caius Fannius
sur le Champ de Mars et faire campagne pour lui avec ses amis. C'était un grand
appoint pour Fannius, qui fut nommé consul. Caius, lui, fut élu tribun pour la
seconde fois, sans avoir posé de candidature ni fait de campagne : la faveur du
peuple suffit. Mais, voyant que le Sénat lui montrait ouvertement son hostilité
et que le dévouement de Fannius faiblissait, il voulut s'assurer mieux encore
l'appui de la multitude par d'autres lois qui décidaient l'envoi de colonies à
Tarente et à Capoue et appelaient les Latins à participer au droit de cité. Mais
le Sénat, craignant qu'il ne devint tout à fait invincible, essaya un moyen
nouveau et sans précédent de détourner de lui le peuple. C'était de faire à son
tour de la démagogie et de travailler à complaire à la masse en dépit de la
morale. Il y avait un des collègues de Caius, Livius Drusus, qui n'était pas
inférieur, ni en naissance ni en éducation, à aucun des Romains, et qui même,
par son caractère, son éloquence et sa richesse, pouvait rivaliser avec les plus
estimés et les plus influents. C'est à lui que les hommes en vue s'adressèrent.
Ils l'engageaient à attaquer Caius et à se liguer avec eux contre lui, non pas
en usant de contrainte, ni en s'opposant au grand nombre, mais, au contraire, en
gouvernant au gré des plébéiens et en leur faisant des concessions dont le refus
vous eût fait haïr, mais honorer.
XXX.
Livius mit donc au service du Sénat, dans cette vue, sa
puissance de tribun. Les lois qu'il proposa ne s'inspiraient ni de la morale, ni
de l'intérêt public. Son seul dessein était de séduire le peuple et de l'amuser
plus que Caius; il déployait beaucoup de zèle dans cette compétition, somme s'il
se fût agi d'un concours entre poètes comiques. Par cette manoeuvre le Sénat
montra très visiblement qu'il n'était pas hostile à la politique de Caius, mais
que c'était l'homme lui-même qu'il voulait absolument faire disparaître ou
abaisser. Car, lorsqu'il proposait le départ de deux colonies et qu'il y faisait
entrer les citoyens les mieux vus, on le taxait de démagogie; mais quand Livius
en créait douze et enrôlait dans chacune trois mille indigents, les sénateurs
étaient d'accord avec lui. Caius avait distribué la terre aux pauvres en fixant
pour chacun une redevance au trésor public, et ils étaient mécontents de lui,
comme d'un flagorneur du peuple; mais Livius, qui supprima même cette redevance
sur les terres distribuées, leur plaisait. De plus, en accordant aux Latins
l'égalité de suffrage, Caius les peinait; mais l'autre ayant déposé un projet de
loi pour interdire qu'à l'armée on pût frapper de verges un Latin, ils
l'appuyèrent. Aussi Livius disait-il toujours lui-même dans ses harangues qu'il
faisait telle ou telle proposition d'accord avec le Sénat, dont il affirmait
ainsi la sollicitude pour le peuple. Il n'y eut d'ailleurs que cela d'utile dans
sa politique. Car le peuple adopta une attitude plus douce envers le Sénat; et,
alors qu'auparavant il regardait les notables avec défiance et haine, Livius
détendit ce ressentiment et calma cette animosité en déclarant que l'opinion de
la noblesse, suivie par lui, était favorable au peuple et tendait à la
satisfaction du plus grand nombre.
XXXI.
La meilleure garantie du dévouement de Livius au peuple et de
sa justice était que, visiblement, il ne faisait aucune proposition qui le
concernât ou fût dans son intérêt. En effet, il envoya dans les colonies
d'autres fondateurs que lui, et ne se mêla jamais au maniement de l'argent,
alors que Caius s'attribuait la plupart et les plus immenses des missions. Mais
Rubrius, un des collègues de Caius, ayant fait voter la reconstruction de
Carthage, détruite par Scipion, Caius, désigné par le sort pour y procéder,
s'embarqua pour l'Afrique. En son absence Drusus redoubla ses attaques contre
lui, et il cherchait à gagner le peuple et à le séduire, surtout en faisant
campagne contre Fulvius. Ce Fulvius était un ami de Caius et l'un des
commissaires choisis avec lui pour le partage des terres. Mais il était
turbulent, ouvertement haï du Sénat, et même suspect au parti opposé, qui
l'accusait de favoriser les alliés et d'exciter les Italiens à la sécession. Ces
soupçons ne s'appuyaient ni sur une preuve tangible, ni même sur une
présomption; mais la conduite de Fulvius les accréditait, n'étant ni
raisonnable, ni pacifique. C'est surtout cette liaison qui ruina la position de
Caius, car il fut enveloppé dans la haine que l'on portait à Fulvius. Et lorsque
Scipion l'Africain mourut sans aucune cause visible, mais que l'on crut
entrevoir sur son corps des traces de coups et des indices de violences, comme
je l'ai écrit dans sa vie, on incrimina surtout Fulvius, qui était son ennemi et
qui, ce jour-là même, l'avait insulté du haut de la tribune; mais le soupçon
s'étendit à Caius. Un attentat si terrible et si audacieux contre un homme qui
était le premier et le plus grand des Romains ne fut pourtant pas poursuivi en
justice, et il n'y eut pas d'enquête; car les gens du peuple s'y opposaient et
ils empêchaient toute procédure, craignant que Caius ne fût compromis dans ce
meurtre. Mais ces faits sont antérieurs à ceux que nous rapportons.
XXXII.
Mais en Afrique, lors de la colonisation de Carthage, que
Caius appela Junonia, bien des empêchements, dit-on, vinrent de la divinité. La
première enseigne des troupes qui participaient à la cérémonie fut arrachée par
le vent à son porteur, qui, en s'y accrochant avec force, n'arriva qu'à la faire
mettre en pièces. Les entrailles des victimes placées sur les autels furent
dispersées par une tempête et jetées hors des bornes qui délimitaient la ville
nouvelle; et ses bornes elles-mêmes furent arrachées par des loups, qui
survinrent tout à coup et les emportèrent au loin. Cependant Caius régla et
organisa tout en soixante-dix jours exactement; puis il revint à Rome en
apprenant que Fulvius était tourmenté par Drusus et que la situation exigeait sa
présence. Car Lucius Opimius, homme du parti oligarchique et influent au Sénat,
avait auparavant échoué dans sa candidature au consulat, en raison de l'appui
donné par Caius à Fannius, qui l'emporta. Mais alors, comme beaucoup de gens le
soutenaient, on s'attendait qu'il serait élu consul et qu'une fois en place il
abattrait Caius, dont l'influence diminuait déjà parce que le peuple était
rassasié des lois populaires, à cause du grand nombre des orateurs qui lui
faisaient la cour et dont le Sénat acceptait volontiers les propositions.
XXXIII.
A son retour, Caius commença par déménager du Palatin pour
aller loger au-dessus du Forum, jugeant plus démocratique d'habiter un quartier
où résidaient en très grand nombre les gens de basse condition et les pauvres.
Ensuite il exposa le reste de ses projets de lois, dans l'intention de les faire
voter. Mais, comme la foule l'entourait de tous les côtés, le Sénat décida le
consul Fannius à chasser absolument tout autre que les Romains. Après la
publication de cette décision extraordinaire et étrange, qui interdisait à tout
allié et à tout ami de Rome de se trouver dans la Ville au cours de ces journées
de discussion, Caius fit à son tour, afficher un manifeste pour protester contre
l'ordonnance du consul et promettre son appui aux alliés, s'ils tenaient bon.
Cependant il ne les soutint pas, au contraire; car, voyant un de ses hôtes et de
ses familiers entraîné par les licteurs de Fannius, il passa outre sans lui
prêter main-forte, soit qu'il craignît de montrer déjà le déclin de la
puissance, soit, comme il le disait, qu'il ne voulût pas donner à ses ennemis le
prétexte d'échauffourées et de mêlées sanglantes qu'ils cherchaient. Il lui
arriva pourtant d'être en désaccord même avec ses collègues pour la raison que
je vais dire. Le peuple devait assister à des combats de gladiateurs sur le
Forum, et la plupart des magistrats avaient fait élever autour de cette place
des estrades qu'ils louaient. Caius leur ordonna de les démolir, pour que les
pauvres puissent, de l'emplacement, voir le spectacle sans payer; et, comme
personne ne faisait attention à cet ordre, il attendit la nuit qui précédait les
jeux; et, prenant avec lui tous les ouvriers dont il pouvait disposer, il
démolit les estrades. Il put ainsi, le lendemain, montrer au peuple le Forum
libre. Cet incident fit penser à la masse que Caius était un homme, mais ses
collègues en furent contrariés et le jugèrent insolent et violent. C'est aussi,
semble-t-il, le motif qui lui fit manquer sa troisième élection au tribunat; car
il avait eu, dit-on, la majorité; mais ses collègues falsifièrent malhonnêtement
le scrutin et proclamèrent un résultat inexact. Ce détail est d'ailleurs
contesté. En tout cas, il supporta son échec de mauvaise grâce, et, voyant ses
ennemis en rire, il leur lança, dit-on, cette apostrophe plus insolente que de
raison : "Vous riez d'un rire sardonique, ignorant les ténèbres où vous ont
plongés mes lois!"
XXXIV.
Toutefois comme ses ennemis, qui avaient fait nommer consul
Opimius, abrogeaient plusieurs de lois de Caius et remettaient en question les
mesures prises pour la colonie de Carthage, provocations qui, en suscitant sa
colère, devaient leur fournir un prétexte pour le tuer, il patienta dans les
premiers temps. Mais, excité par ses amis et surtout par Fulvius, il reprit son
activité pour créer une opposition au consul. On dit même que sa mère s'associa
à ce projet de guerre civile en soudoyant secrètement à l'étranger des hommes
qu'elle expédia à Rome, déguisés en moissonneurs. Cette indication serait donnée
à mots couverts, assure-t-on, dans ses billets à son fils. D'autres historiens
soutiennent au contraire, que Cornélie fut extrêmement mécontente des manoeuvres
de Caius. Le jour où Opimius devait casser les lois de Caius, le Capitole était,
depuis le lever du jour, occupé par les deux partis. Quand le consul eut
sacrifié, l'un de ses licteurs, Quintus Antyllius, qui portait en un autre
endroit les entrailles des victimes, dit à Fulvius et à ses amis : "Faites place
aux honnêtes gens, mauvais citoyens!" Quelques-uns affirment qu'en parlant de la
sorte il étendit son bras nu, comme pour faire un geste offensant. En tout cas
Antyllius mourut là tout de suite, transpercé de grands stylets, qui, dit-on,
avaient été faits exprès pour cela. Le peuple fut bouleversé de ce meurtre; mais
les chefs de partis en étaient affectés diversement. Car Caius était mécontent
et disait du mal de ses partisans, qui fournissaient contre eux le prétexte
depuis longtemps désiré par leurs ennemis; mais Opimius, tenant enfin cette
occasion de troubles, était fou de joie, et excitait le peuple à la vengeance.
XXXV.
Sur le moment survint une pluie qui dispersa tout le monde.
Mais le lendemain, au point du jour, le consul assembla le Sénat; et, tandis
qu'il expédiait les affaires courantes à l'intérieur de la curie, des individus
qui avaient placé le corps nu d'Antyllius sur un lit le promenèrent sur tout le
Forum pour le déposer à dessein devant le Sénat, en poussant des gémissements et
des lamentations. Opimius comprenait fort bien cette mise en scène, mais il
affectait de s'en étonner, de sorte que les sénateurs finirent même par aller
aux renseignements. Voyant le lit funèbre exposé en plein Forum, ils poussaient
des cris d'indignation comme peut en arracher une grande et terrible
catastrophe. Mais les gens du peuple, au contraire, semblaient redoubler leur
haine et leur désir de représailles contre les oligarques. Ces privilégiés
n'avaient-ils pas eux-mêmes assassiné au Capitole Tibérius Gracchus, tribun du
peuple en exercice, et jeté son corps au Tibre? Et maintenant le licteur
Antyllius, victime peut-être d'un excès de rigueur, mais qui, par son impudence,
avait, le tout premier, appelé la mort, on l'exposait sur le Forum, entouré du
Sénat romain en larmes! L'auguste assemblée accompagnait en pleurant le convoi
d'un mercenaire, et cette démonstration ne tendait qu'à faire disparaître le
seul défenseur du peuple qui subsistât encore! La-dessus les sénateurs revinrent
à la curie et votèrent un sénatus-consulte qui prescrivait au consul Opimius de
sauver l'Etat par tous les moyens possibles et de renverser les tyrans. Ce
magistrat ordonna aussitôt aux sénateurs de prendre les armes et fit avertir
chacun des chevaliers d'amener, au point du jour, deux esclaves armés. Fulvius
fit, de son côté, ses préparatifs et rassembla une masse d'opposants. Quant à
Caius, en revenant du Forum, il s'arrêta devant la statue de son père, et, après
avoir jeté sur elle un long regard, sans rien dire, il se mit à pleurer et à
soupirer; puis, il s'en alla. Cette attitude inspira de la pitié pour lui à
beaucoup de ceux qui en furent témoins; et, se reprochant d'avoir abandonné et
trahi ce grand homme, ils l'escortèrent et veillèrent toute la nuit aux portes
de sa maison, bien autrement que ceux qui gardaient Fulvius; car ceux-là
passèrent leur temps, dans le fracas des applaudissements et des cris de joie, à
faire et à prendre des airs provocants. Fulvius lui-même fut le premier à
s'enivrer; il dit et fit bien des grossièretés qui n'étaient pas de son âge. Au
contraire les amis de Caius, sachant que le malheur du grand homme était commun
à toute la patrie, se tenaient tranquilles et s'efforçaient de parer à l'avenir;
ils montaient la garde et se reposaient à tour de rôle.
XXXVI.
Au point du jour, on eut peine à éveiller Fulvius du sommeil
de l'ivresse, et ses amis empruntèrent des armes aux panoplies qu'il avait dans
sa maison, et qui provenaient de sa victoire sur les Gaulois lors de son
consulat; puis en poussant bien des cris menaçants, ils se mirent en marche pour
occuper le mont Aventin. Caius ne consentit pas à s'armer; il s'avançait, comme
pour ses tournées habituelles au forum, en toge, n'ayant qu'un petit poignard à
la ceinture. Comme il sortait de chez lui, sa femme tomba à ses genoux devant la
porte; et, mettant ses bras autour de lui, tandis qu'elle tenait de l'autre leur
petit enfant, elle lui dit : "Tu ne me quittes pas, Caius, pour monter à la
tribune, comme autrefois, en tribun et en législateur, ni pour affronter une
grande guerre à l'issue de laquelle tu me laisserais du moins, s'il t'arrivait
un des accidents communs à l'humanité, un deuil honorable. Non! tu vas t'exposer
toi-même aux coups des assassins de Tibérius; et tu as eu la générosité de te
désarmer, pour souffrir plutôt que pour agir. Tu te perdras sans aucun avantage
pour l'Etat. Déjà le parti du pire est maître de la situation; c'est par la
violence et le fer qu'on règle les procès. Si ton frère était tombé à Numance,
une trêve nous aurait rendu son cadavre; mais à présent peut-être, moi aussi,
devrais-je me faire la suppliante d'un fleuve ou de la mer, pour entrevoir ton
corps, jusque là gardé par les flots. Car quelle confiance avoir encore dans les
lois ou dans les dieux, après le meurtre de Tibérius?" Malgré ces gémissements
de Licinia, Caius s'arracha doucement à son étreinte et partit en silence avec
ses amis. Elle, en s'efforçant de le retenir par un pan de la toge, se laissa
glisser sur le seuil, où elle resta longtemps étendue sans rien dire, jusqu'au
moment où, la voyant évanouie, ses serviteurs la relevèrent et la portèrent chez
son frère Crassus.
XXXVII.
Fulvius, quand tous ses partisans furent groupés, se laissa
persuades par Caius d'envoyer sur le Forum le plus jeune de ses fils, porteur
d'un caducée. Cet adolescent était fort beau; et il avait alors une contenance
particulièrement correcte et respectueuse. Les larmes aux yeux, il fit des
propositions conciliantes au consul et au Sénat. Aussi la plupart des assistants
étaient-ils disposés à une entente. Mais Opimius déclara qu'il ne fallait pas
chercher à convaincre le Sénat par personnes interposées et que les citoyens
considérés comme coupables devaient descendre pour se livrer à la justice, seul
moyen de fléchir la colère de l'autorité; quant à l'enfant, il lui ordonna de ne
revenir que pour accepter ces exigences, sinon, non. Dans ces conditions Caius,
à ce qu'on affirme, voulait y aller et chercher à convaincre le Sénat; mais
aucun de ses amis n'étant de cet avis, Fulvius renvoya son fils pour faire en
leur nom des propositions pareilles aux précédentes. Mais Opimius, pressé
d'engager le combat, fit aussitôt arrêter le jeune garçon, qu'il mit sous bonne
garde, et marcha sur les hommes de Fulvius avec beaucoup de fantassins et
d'archers crétois, qui, à force de tirer sur eux et d'en blesser, les
dispersèrent. Après la défaite Fulvius se réfugia dans un bain public abandonné,
où, découvert peu après, il fut égorgé avec son fils aîné. Quant à Caius,
personne ne le vit combattre. Affligé de ce qui se passait, il se retira dans le
temple de Diane; et là, comme il voulait se tuer, il en fut empêché par ses amis
les plus fidèles, Pomponius et Licinius, qui, se trouvant là, lui prirent son
poignard et le déterminèrent à s'enfuir encore. On dit qu'alors il s'agenouilla
et, tendant les mains vers la déesse, la pria de maintenir le peuple romain dans
une servitude perpétuelle en punition de son ingratitude et de sa trahison; car
la plupart des citoyens avaient ostensiblement changé de parti après la
proclamation de l'amnistie.
XXXVIII.
Dans sa fuite, Caius fut rejoint par ses ennemis qui
l'atteignirent près du pont de bois. Ses deux amis le forcèrent à prendre les
devants; eux-mêmes tinrent tête aux hommes lancés à sa poursuite, et, combattant
devant le pont, ne laissèrent passer personne jusqu'au moment où eux-mêmes
tombèrent morts. Avec Caius fuyait un seul de ses esclaves, du nom de Philocrate;
car tous les autres l'encourageaient, comme dans une compétition; mais nul ne le
secourait, ni n'avait voulu lui fournir le cheval qu'il demandait; car les
ennemis le talonnaient. Il les gagna pourtant de vitesse et se réfugia dans un
petit bois consacré aux furies, où il mourut. Philocrate l'ayant tué avant de
s'égorger lui-même. Pourtant, à ce qu'affirment quelques-uns, tous deux furent
pris vivants par les ennemis; mais le serviteur étreignait si fortement son
maître que nul ne put frapper Caius avant que Philocrate n'eût succombé à de
nombreux coups. La tête de Caius, dit-on, fut coupée et emportée par un homme à
qui la prit un ami d'Opimius, Septimuleius. Car on avait proclamé, au début du
combat, que la tête de Caius et celle de Fulvius seraient payées leur pesant
d'or à ceux qui les apporteraient. Septimuleius apporta donc à Opimius la tête
de Caius, au bout d'une pique. On prit une balance, et on constata qu'elle
pesait dix-sept livres et demie. Septimuleius ayant aggravé son crime par une
autre scélératesse; car il avait ôté la cervelle pour couler à la place du plomb
fondu. Mais ceux qui remirent au consul la tête de Fulvius étaient de la
catégorie de gens obscurs; ils ne reçurent rien. Les corps de Caius, de Fulvius
et de leurs amis furent jetés au fleuve; on en avait tué trois mille. Leurs
fortunes furent confisquées au profit de l'Etat. On défendit à leurs femmes de
porter le deuil, et celle de Caius, Licinia, perdit même sa dot. Mais la pire
cruauté fut exercée sur le plus jeune fils de Fulvius, qui n'avait pas pris les
armes, ni figuré parmi les combattants; au contraire, il était venu négocier. On
l'arrêta avant le combat et on le tua quand ce fut fini. Cependant ce qui
exaspéra la masse encore que ce crime et tous les autres, ce fut l'édification
par Opimius d'un temple à la Concorde; car il paraissait ainsi se vanter et
s'enorgueillir de tous ces assassinats de citoyens et s'en faire, en quelque
sorte, un sujet de triomphe. Aussi, la nuit après la dédicace du sanctuaire, des
inconnus écrivirent sous l'inscription ce vers : "La Discorde élève un temple à
la Concorde."
XXXIX.
Opimius fut le premier qui, dans l'exercice du consulat,
jouit du pouvoir dictatorial. Il fit mourir sans jugement, avec trois mille
autres citoyens, Caius Gracchus et Fulvius Flaccus, celui-ci personnage
consulaire, honoré du triomphe; celui-là le premier des hommes de son âge en
mérite et en gloire. Cependant il ne s'abstint pas de malversation; au
contraire, envoyé comme ambassadeur à Jugurtha le Numide, il se laissa corrompre
à prix d'argent et, frappé de la condamnation la plus infamante pour péculat, il
vieillit dans la dégradation civique, haï et méprisé du peuple, qui, sur le
moment, avait été lâche et abattu, mais qui, peu après, montra quel regret et
quelle nostalgie lui inspirait la mort des Gracques. On leur éleva des statues
qui furent exposées en public, on consacra les lieux où ils avaient été
assassinés, on y allait en toue saison porter les prémices des fruits; beaucoup
même y sacrifiaient chaque jour et se prosternaient, comme s'ils allaient en
pèlerinage aux temples des dieux.
XL.
Il faut ajouter que Cornélie, dit-on, supporta son malheur
avec noblesse et grandeur d'âme. Elle dit en particulier, à propos des temples
élevés sur les lieux de leur mort : "Les morts ont les tombeaux qu'ils
méritent!" Elle séjournait à Misène, sans rien changer à son train de vie. Elle
avait beaucoup d'amis, et, aimant à recevoir, tenait table ouverte. Elle était
toujours entourée de Grecs et de lettrés; tous les Rois recevaient d'elle des
présents et lui en envoyaient. Elle était très affable pour ceux qui venaient la
voir, et leur racontait l'histoire et le genre de vie de son père l'Africain.
Mais elle se montrait surtout admirable en rapportant sans marquer de tristesse
et sans pleurer les malheurs et les actes de ses fils, comme si elle eût
instruit ses auditeurs de la carrière de héros anciens. Aussi quelques-uns
crurent-ils qu'elle avait perdu l'esprit par suite de la vieillesse ou de la
grandeur de ses maux et que les malheurs lui ôtaient les siens. Mais c'était
eux-mêmes qui en réalité, manquaient de sens, ignorant combien une heureuse
nature, une naissance et une éducation honnêtes aident les hommes à oublier
leurs chagrins, et que, si la fortune a souvent le dessus sur la vertu qui
cherche à se garder du mal, elle ne lui ôte pas l'avantage d'une résignation
réfléchie dans les échecs.