I.
Les historiens ne sont d’accord ni sur l’auteur ni sur le nom
de Rome, ni sur la cause qui fit donner à cette ville ce nom si grand et si
célèbre, dont la gloire est répandue dans tout l’univers. Les uns disent que les
Pélasges, après avoir parcouru la plus grande partie de la terre et dompté
plusieurs nations, s’arrêtèrent au lieu où est aujourd’hui Rome ; et que, pour
marquer la force de leurs armes, ils donnèrent ce nom à la ville qu’ils y
bâtirent. Suivant d’autres, quelques Troyens, qui s’échappèrent après la prise
de leur ville, se jetèrent dans des vaisseaux qu’ils trouvèrent tout prêts, et,
portés par les vents sur les côtes de la Toscane, ils débarquèrent près du
fleuve du Tibre. Leurs femmes étant déjà fatiguées du voyage, et hors d’état de
soutenir plus longtemps les incommodités de la mer, une d’entre elles, nommée
Roma, aussi distinguée par sa prudence que par sa noblesse, leur conseilla de
brûler les vaisseaux ; ce qu’elles exécutèrent sur-le-champ. Leurs maris en
furent d’abord très irrités ; mais ensuite, cédant à la nécessité, ils
s’établirent près du mont Palatin. Bientôt ils s’y trouvèrent beaucoup mieux
qu’ils ne l’avaient espéré : voyant un terrain fertile, et des naturels du pays
qui les traitaient avec douceur, ils rendirent de grands honneurs à Roma, et
entre autres ils donnèrent son nom à la ville dont ils lui devaient la
fondation.
II.
Il y en a qui prétendent que la ville fut nommée par Roma,
fille d’Italus et de Leucaria. Suivant d’autres, elle était fille de Télèphe,
fils d’Hercule, et femme d’Énée, ou sa petite-fille par Ascagne. Ceux-ci veulent
que Rome ait été bâtie par Romanus, fils d’Ulysse et de Circé ; ceux-là, par
Romus, fils d’Émathion, que Diomède y envoya de Troie. D’autres enfin ont dit
qu’elle eut pour fondateur Romus, roi des Latins, et qu’il la bâtit après avoir
chassé du pays les Tyrrhéniens, qui avaient passé d’abord de Thessalie en Lydie,
et de Lydie en Italie. Mais ceux même qui croient, avec bien plus de raison, que
ce fut Romulus qui donna son nom à la ville, ne s’accordent pas davantage sur
l’origine de ce prince. Les uns le font fils d’Énée et de Dexithéa, fille de
Phorbas. Ils disent que dans son enfance il fut porté en Italie avec son frère
Rémus ; que le débordement du Tibre ayant fait périr tous les autres bateaux,
celui où étaient ces deux enfants, poussé doucement par les flots sur un endroit
uni du rivage, fut sauvé contre toute espérance ; ce qui fit donner à ce lieu le
nom de Rome. D'autres ont dit que Roma, fille de cette même Dexithéa, épousa
Latinus, fils de Télémaque, dont elle eut Romulus. Quelques auteurs le font
naître du commerce secret d'Émilia, fille d'Énée et de Lavinie, avec le dieu
Mars. Il y en a qui lui donnent une origine entièrement fabuleuse. Tarchétius,
disent-ils, roi des Albains, le plus injuste et le plus cruel des hommes, eut
dans son palais une apparition divine : il vit s'élever de son foyer une figure
qui y resta plusieurs jours. Il y avait alors en Toscane un oracle de Téthys,
que Tarchétius envoya consulter, et qui ordonna qu'on fît approcher de cette
figure une jeune fille, qu'il en naîtrait un fils qui deviendrait très célèbre,
et qui par son courage, sa force ou son bonheur, surpasserait tous les hommes de
son temps. Tarchétius fit part à une de ses filles de la réponse de l'oracle, et
lui ordonna de l'accomplir. Elle le refusa, et envoya à sa place une de ses
suivantes. Tarchétius, l'ayant su, en fut si irrité qu'il commanda qu'on les
prît toutes deux et qu'on les fît mourir. Mais Vesta lui apparut en songe, et
lui défendit de leur ôter la vie. Il leur donna donc une toile à faire dans la
prison, et leur promit de les marier quand elle serait achevée. Elles y
travaillaient toute la journée, et pendant la nuit d'autres femmes venaient, par
ordre de Tarchétius, défaire leur ouvrage. Cependant la suivante accoucha de
deux jumeaux, que le roi remit à un certain Tératius, pour qu'il les fît périr.
Cet homme les exposa sur le bord du fleuve, où une louve vint les allaiter, et
où des oiseaux de toute sorte leur apportaient de la nourriture, et la leur
donnaient par petites bouchées. Un bouvier qui s'en aperçut, frappé d'abord
d'étonnement, osa cependant s'approcher, et emporta les enfants. Sauvés ainsi
par une espèce de miracle, dès qu'ils furent assez grands, ils allèrent attaquer
Tarchétius, et le défirent. Tel est le récit d'un certain Promathion , dans son
Histoire d'Italie.
III.
Mais la tradition la plus vraisemblable, et qui est confirmée
par un plus grand nombre de témoins, c’est celle dont Dioclès de Péparèthe a le
premier publié, parmi les Grecs, les particularités les plus remarquables. C’est
l’historien que Fabius Pictor suit le plus souvent. Quoiqu’il y ait même sur ce
récit des opinions différentes, je vais le rapporter sommairement. La succession
des rois d’Albe, descendus d’Énée, passa de père en fils aux deux frères Numitor
et Amulius. Celui-ci, dans le partage qu’il en fit, mit d’un côté le royaume, et
de l’autre l’or et l’argent, avec les richesses qu’on avait rapportées de Troie.
Numitor choisit le royaume ; et Amulius, devenu par les trésors qu’il avait,
plus puissant que son frère, lui enleva facilement la couronne. Mais craignant
qu’une fille qu’avait Numitor n’eût un jour des enfants, il la fit prêtresse de
Vesta, pour l’empêcher de se marier, et la forcer de vivre dans le célibat. Les
uns la nomment Ilia, d’autres Rhéa, et quelques-uns Sylvia. Rhéa ayant violé son
voeu allait être condamnée au dernier supplice, si Antho, fille du roi, n’eût
obtenu sa grâce. Amulius la fit enfermer dans une étroite prison, où personne
n’avait la liberté de la voir. Elle mit au monde deux jumeaux d’une grandeur et
d’une beauté singulières. Amulius, encore plus alarmé, chargea un de ses
domestiques de les noyer. Il s’appelait, dit-on, Faustulus ; selon d’autres,
c’est le nom de celui qui les recueillit. Le domestique d’Amulius, les ayant mis
dans un berceau, descendit vers le Tibre pour les y jeter ; mais ce fleuve était
si enflé et si rapide, que, n’osant approcher du courant, il les posa près du
rivage, et se retira. L’eau qui croissait toujours éleva doucement le berceau,
et le porta sur un terrain mou et uni qu’on appelle aujourd’hui Cermanum, et qui
se nommait autrefois Germanum, apparemment parce que les Latins donnent aux
frères le nom de Germains.
IV.
Il y avait près de là un figuier sauvage, qu’on nommait
Ruminal, soit, comme le croient la plupart des auteurs, à cause de Romulus, soit
parce que les troupeaux qui ruminent allaient au milieu du jour se reposer sous
son ombre ; ou plutôt parce que ces enfants y furent allaités ; car les anciens
Latins appelaient la mamelle ruma ; aujourd’hui même ils donnent le nom de
Rumilia à une déesse qui préside, dit-on, à la nourriture des enfants ; il
n’entre point de vin dans ses sacrifices, et les libations s’y font avec du
lait. On raconte que ces enfants, posés ainsi par terre, furent allaités par une
louve, et qu’un pivert venait partager avec elle le soin de les nourrir et de
les garder. Ces deux animaux passent pour être consacrés à Mars ; et les Latins
honorent singulièrement le pivert. On ajouta donc aisément foi au témoignage de
la mère qui disait les avoir eus du dieu Mars. D’autres veulent aussi que
l’équivoque du nom de leur nourrice ait été l’occasion de cette fable. Les
Latins donnent le nom de louves aux femelles des loups et aux femmes infâmes.
Telle était la femme de Faustulus, qui avait élevé chez lui ces enfants. Elle
s’appelait Acca Larentia : les Romains lui font encore des sacrifices ; et tous
les ans, au mois d’avril, le prêtre de Mars va faire des libations sur son
tombeau. Cette fête se nomme Larentia.
V.
Ils honorent aussi une autre femme du même nom, et voici à
quel sujet. Un jour le gardien du temple d'Hercule imagina, sans doute dans un
moment d'ennui où il ne savait que faire, de proposer à ce dieu une partie de
dés, à condition que, s'il gagnait, Hercule lui accorderait une grâce à son
choix ; et que, s'il perdait, il donnerait au dieu un grand souper, et lui
amènerait le soir une belle femme. L'arrangement ainsi fait, il jette les dés
d'abord pour Hercule, ensuite pour lui, et perd la partie. Fidèle à ses
engagements, il dresse pour le dieu un repas magnifique, et invite une belle
courtisane, encore peu connue, nommée Larentia. Le souper se fit dans le temple,
où il avait préparé un lit. Le repas fini, il y enferme cette femme, comme si le
dieu eût dû venir la trouver. On dit qu'en effet Hercule passa la nuit avec
elle, et qu'en se retirant, il lui ordonna d'aller dès le matin sur la place,
d'embrasser le premier homme qu'elle rencontrerait, et d'en faire son ami. Un
homme fort âgé, nommé Tarutius, fut le premier qui se présenta. Il était fort
riche, et n'avait jamais été marié. Il fit un bon accueil à Larentia, et
s'attacha tellement à elle, qu'en mourant il lui laissa des biens considérables,
dont elle donna par testament la plus grande partie au peuple romain. Cette
femme était devenue fort célèbre, et on l'honorait comme l'amie d'un dieu,
lorsqu'elle disparut tout à coup près du lieu où la première Larentia est
enterrée. C'est aujourd'hui le Vélabre, ainsi nommé parce que le Tibre étant
sujet à se déborder, on le traversait en bateau dans cet endroit, pour se rendre
à la place ; et cette manière de passer l'eau s'appelle velatura. D'autres
disent que ceux qui donnaient des jeux au peuple faisaient tendre de toiles les
rues qui mènent de la place au cirque, en commencant à cet endroit-là : or les
Romains donnent à ces toiles le nom de voiles. Telle est l'origine des honneurs
qu'on rend à cette seconde Larentia.
VI.
Faustulus, berger d’Amulius, fit élever ces enfants chez lui,
à l’insu de tout le monde. Quelques auteurs ont dit pourtant, avec assez de
vraisemblance, que Numitor le savait, et qu’il fournissait secrètement à leur
nourriture. Ils ajoutent que dans la suite ils furent envoyés à Gabies, pour y
apprendre la grammaire et y recevoir une éducation convenable à leur naissance.
On leur donna les noms de Romulus et de Rémus, du mot ruma, mamelle, parce qu’on
avait vu une louve les allaiter. Dès leur première enfance, leur taille
avantageuse et la noblesse de leurs traits annonçaient déjà l’élévation de leur
caractère. En grandissant, ils devenaient l’un et l’autre plus courageux et plus
hardis, et montraient dans les dangers une audace et une intrépidité à toute
épreuve. Mais Romulus l’emportait sur son frère par son intelligence et par sa
capacité pour les affaires. Dans les assemblées où il se trouvait avec ses
voisins pour régler ce qui concernait les pâturages et la chasse, il faisait
voir en tout qu’il était né plutôt pour commander que pour obéir. Ils étaient
l’un et l’autre fort aimés de leurs égaux et de leurs inférieurs ; quant aux
intendants et aux chefs des troupeaux du roi, à qui ils ne voyaient aucun
avantage sur eux du côté du courage, ils les méprisaient, et ne tenaient compte
ni de leur colère ni de leurs menaces. Toujours livrés à des occupations
honnêtes, ils regardaient l’oisiveté et l’inaction comme indignes de personnes
libres : exercer continuellement leur corps, chasser, faire des courses,
détruire les brigands et les voleurs, défendre les opprimés contre toute espèce
de violence ; tel était chaque jour l’emploi de leur vie. Par cette conduite,
ils s’étaient acquis une grande réputation.
VII.
Un jour les bergers de Numitor ayant pris querelle avec ceux
d’Amulius, et leur ayant enlevé quelques troupeaux, Romulus et Rémus, indignés
de cette violence, se mirent à leur poursuite, les battirent, les dispersèrent,
et reprirent le butin qu’ils avaient emmené. Numitor en ayant témoigné du
mécontentement, ils s’en mirent peu en peine, et commencèrent même à rassembler
auprès d’eux un grand nombre d’indigents et d’esclaves, à qui ils suggérèrent
des prétextes de désobéissance et de révolte. Mais pendant que Romulus était
retenu ailleurs par un sacrifice (car il aimait les cérémonies religieuses, et
était versé dans l’art de la divination), les bergers de Numitor, ayant
rencontré Rémus peu accompagné, tombèrent brusquement sur lui. Il se livra un
combat, où il y eut plusieurs blessés de part et d’autres : l’avantage resta aux
gens de Numitor ; ils firent Rémus prisonnier, le menèrent à Numitor, à qui ils
portèrent leurs plaintes. Mais il n’osa le punir, parce qu’il craignait le
caractère violent d’Amulius. Il va donc le trouver, lui demande justice, et lui
représente qu’il ne doit pas souffrir que son propre frère soit insulté par ses
domestiques, qui se prévalent de ce qu’ils appartiennent au roi. Les Albains
ayant témoigné hautement leur indignation de voir traiter Numitor d’une manière
si peu convenable à son rang, Amulius, touché de ces réclamations, lui livre
Rémus pour en disposer à son gré. Numitor le mène chez lui ; et là, ayant
considéré de plus près ce jeune homme, qui par sa taille et sa force surpassait
tous ceux de son âge, il admire cette hardiesse et cette fermeté qui éclatent
sur son visage, et le rendent insensible au danger dont il est menacé ;
d’ailleurs ce qu’on racontait de ses actions répondait à ce qu’il voyait en
lui : mais ce qui est plus extraordinaire, l’inspiration sans doute de quelque
dieu qui jetait déjà les fondements des grandes choses qui arrivèrent depuis,
peut-être la conjecture ou le hasard, lui donnent un pressentiment de la vérité.
Il demande à ce jeune homme qui il est, s’informe des particularités de sa
naissance, et lui parle d’un ton de douceur et de bonté propre à lui donner de
la confiance et de l’espoir. « Je ne vous cacherai rien, lui répondit Rémus avec
assurance, car vous me paraissez plus digne de régner qu’Amulius. Vous écoutez
du moins et vous jugez, avant de punir ; lui, il livre les accusés au supplice
sans les entendre. Nous sommes deux jumeaux ; nous avions cru jusqu’à présent
être les fils de Faustulus et de Larentia ; mais depuis qu’on nous a
calomnieusement accusés devant vous, et que nous sommes dans la nécessité de
défendre notre vie, nous entendons dire de nous des choses étonnantes, dont le
danger où je me trouve va faire connaître le vrai ou le faux. Nés, dit-on, d’une
manière extraordinaire, nous avons été nourris, dans notre enfance, d’une
manière encore plus merveilleuse. Abandonnés aux bêtes sauvages et aux oiseaux
de proie, ces animaux eux-mêmes ont pris soin de nous nourrir. Exposés sur le
bord d’un grand fleuve, nous y fûmes allaités par une louve, et un pivert nous
apportait de la nourriture qu’il mettait toute préparée dans notre bouche. On
conserve encore le berceau dans lequel on nous avait mis. Il est garni de lames
de cuivre, sur lesquelles sont des caractères à demi effacés, qui peut-être
seront un jour pour nos parents des signes d’une reconnaissance inutile quand
nous ne serons plus.» Numitor, comparant ce discours et l’âge que paraissait
avoir Rémus, avec l’époque de son exposition, ne rejeta pas une espérance si
flatteuse ; mais d’abord il chercha les moyens d’en conférer secrètement avec sa
fille, qui était toujours étroitement gardée.
VIII.
Cependant Faustulus, informé que Rémus avait été fait
prisonnier et qu’Amulius l’avait livré à Numitor, presse Romulus d’aller à son
secours, et lui découvre enfin le secret de sa naissance, dont il ne leur avait
encore parlé qu’en termes obscurs, et seulement autant qu’il le fallait pour
leur inspirer des sentiments dignes de leur origine. En même temps il prend le
berceau, et, pressé par la crainte du danger où est Rémus, il court le porter à
Numitor. Sa précipitation et son trouble donnèrent des soupçons aux gardes du
roi qui étaient aux portes de la ville ; et l’air d’embarras qu’il eut aux
questions qu’on lui fit le rendit encore plus suspect. Dans l’agitation où il
était, il laissa voir le berceau qu’il portait caché sous son manteau. Il se
trouvait par hasard, au nombre des gardes, un des hommes qu’Amulius avait
chargés d’exposer les enfants, et qui n’eut pas plutôt vu le berceau, qu’il le
reconnut à sa forme et aux caractères qui y étaient gravés. Il se douta d’abord
du fait ; et croyant ne devoir pas négliger une pareille découverte, il alla
sur-le-champ trouver le roi, et lui mena Faustulus, afin qu’il tirât de lui la
vérité. Dans une conjoncture si critique, Faustulus, sans céder entièrement à la
crainte, ne conserva pas toute sa fermeté ; il avoua que les enfants vivaient ;
mais il dit qu’ils étaient loin d’Albe à paître des troupeaux ; que pour lui, il
portait ce berceau à Ilia, qui lui avait souvent témoigné le désir de le voir et
de le toucher, pour se fortifier dans la confiance où elle était que ses enfants
vivaient encore. Amulius, par une imprudence ordinaire aux personnes troublées
et qui se laissent emporter à la colère ou à la crainte, envoya précipitamment à
Numitor un homme de bien et ami de ce prince, pour lui demander s’il n’avait pas
entendu dire que les enfants d’Ilia fussent en vie. Cet homme arrive chez
Numitor dans le moment où il allait se jeter au cou de Rémus et le serrer entre
ses bras. Il le confirme dans ses espérances, le presse de saisir l’occasion qui
se présente, et s’offre à le seconder. La circonstance ne permettait aucun
retard. Romulus approchait de la ville, et la plupart des habitants, qui
craignaient Amulius autant qu’ils le haïssaient, en sortaient déjà pour aller se
joindre à lui. Il amenait un corps considérable de troupes qu’il avait divisé en
compagnies de cent hommes, commandées chacune par un capitaine qui portait un
faisceau d’herbes attaché au bout d’une pique. Les Romains appellent ces
enseignes Manipules ; et encore aujourd’hui, dans leurs armées, ils donnent, aux
soldats d’une même compagnie le nom de manipulaires. Rémus, de son côté, gagnait
les citoyens qui étaient restés dans Albe, et Romulus s’avançait avec ceux du
dehors. Le tyran, effrayé, et ne sachant ni rien faire, ni rien résoudre pour sa
défense, fut arrêté et mis à mort. La plupart de ces faits, rapportés par Fabius
Pictor, et par Dioclès de Péparèthe, qui le premier, je crois, a écrit
l’histoire de la fondation de Rome, sont suspects à quelques écrivains, qui les
regardent comme des fictions plus convenables à la tragédie qu’à l’histoire.
Mais peut-on se refuser à les croire, quand on considère les événements
extraordinaires que produit la fortune, et surtout lorsqu’on pense à la grandeur
de Rome, qui ne serait jamais parvenue à un si haut degré de puissance, si elle
n’eût eu une origine divine, et marquée par les faits les plus merveilleux ?
IX.
La mort d’Amulius, ayant rétabli le calme dans la ville,
Romulus et Rémus ne voulurent ni demeurer à Albe sans y régner, ni régner du
vivant de leur aïeul. Après avoir remis Numitor sur le trône, et rendu à leur
mère les honneurs qui lui étaient dus, ils résolurent d’aller s’établir
ailleurs, et de bâtir une ville dans le lieu même où ils avaient été nourris.
Ils ne pouvaient donner un prétexte plus honnête pour quitter Albe ; mais
peut-être était-ce pour eux un parti nécessaire. Comme ils n’avaient que des
troupes de bannis et d’esclaves fugitifs, il fallait ou que leur puissance fût
entièrement détruite si ces troupes venaient à se débander, ou qu’ils aillent
habiter avec elles dans une autre ville ; car les Albains n’avaient voulu ni
s’allier avec ces bannis et ces esclaves, ni les admettre au nombre des
citoyens. Une première preuve de ce refus, c’est l’enlèvement des Sabines que
ces mêmes hommes ravirent non pour satisfaire une passion brutale, mais par
nécessité, et parce qu’ils ne trouvèrent pas à contracter des mariages
légitimes. Aussi eurent-ils toujours les plus grands égards pour les femmes
qu’ils avaient enlevées. Une seconde preuve, c’est que leur ville commençait à
peine à se former ; qu’ils y bâtirent, pour les fugitifs, un lieu de refuge,
qu’ils appelèrent le temple du dieu Asyle. Tout le monde y était reçu sans
distinction ; on ne rendait ni l’esclave à son maître, ni le débiteur à son
créancier, ni le meurtrier à son juge. Ils s’autorisaient, pour établir cette
franchise générale, d’un oracle d’Apollon : par ce moyen, Rome, qui n’était pas
d’abord de plus de mille maisons, fut en peu de temps considérablement
augmentée. Mais j’en parlerai plus bas. Quand on fut prêt à bâtir la villa, il
s’éleva une dispute entre les deux frères sur le lieu où on la placerait.
Romulus voulait la mettre à l’endroit où il avait déjà construit ce qu’on
appelait Rome carrée. Rémus avait désigné sur le mont Aventin un lieu fort
d’assiette, qui prit de lui le nom de Rémonium, et qu’on appelle aujourd’hui
Regnarium. Ils convinrent de s’en rapporter au vol des oiseaux, qu’on consultait
ordinairement pour les augures ; et, s’étant assis chacun séparément, il
apparut, dit-on, six vautours à Rémus, et douze à Romulus. D’autres prétendent
que Rémus vit véritablement les siens ; mais que Romulus trompa son frère, et
qu’il ne vit les douze vautours qu’après que Rémus se fut approché de lui. Quoi
qu’il en soit, c’est de là qu’est venu l’usage de se servir préférablement des
vautours pour prendre les augures. Hercule, au rapport d’Hérodore de Pont, était
charmé de voir un vautour lorsqu’il commençait quelque entreprise. En effet, de
tous les animaux, le vautour est le moins nuisible ; il ne fait tort à rien de
ce que les hommes sèment, plantent et nourrissent ; il ne vit que de cadavres,
et ne tue ni ne blesse aucun être qui ait vie. Il ne touche pas aux oiseaux
morts, et respecte en eux son espèce ; différent en cela des aigles, des hiboux
et des éperviers, qui attaquent et déchirent les autres oiseaux. Or, Quel oiseau
sera pur, s’il mange son semblable ? dit Eschyle. D’ailleurs, les autres oiseaux
sont, pour ainsi dire, sous nos yeux, et viennent à tout moment se présenter à
nous : mais il est rare de voir un vautour, et l’on trouve difficilement ses
petits. Aussi cette rareté a-t-elle fait croire faussement à bien des gens
qu’ils viennent dans nos climats d’un pays très éloigné. Mais les devins pensent
que les choses très rares n’étant pas dans le cours ordinaire de la nature,
elles nous sont envoyées par les dieux pour nous instruire de l’avenir.
X.
Quand Rémus sut qu’il avait été trompé par son frère, il en
fut si mécontent, que pendant que Romulus faisait creuser les fondements des
murailles, il le raillait sur son ouvrage, empêchait les travailleurs, et en
vint même jusqu’à sauter le fossé. Il fut tué sur-le-champ par Romulus lui-même,
disent les uns ; et selon les autres, par Céler, un de ses gardes. Faustulus
périt dans cette occasion, avec Plistinus son frère, qui l’avait aidé à élever
Romulus. Céler s’enfuit en Toscane ; c’est de son nom que les Romains ont appelé
celeres les gens prompts et légers. Ils donnèrent ce nom à Quintus Métellus,
qui, peu de jours après la mort de son père, donna au peuple un combat de
gladiateurs, dont il avait fait les préparatifs avec une promptitude étonnante.
XI.
Romulus, après avoir enterré son frère et ses deux
nourriciers dans le lieu appelé Rémonium, s’occupa de bâtir la ville. Il avait
fait venir de Toscane des hommes qui lui apprirent les cérémonies et les
formules qu’il fallait observer, comme pour la célébration des mystères. Ils
firent creuser un fossé autour du lieu qu’on appelle maintenant le Comice ; on y
jeta les prémices de toutes les choses dont on use légitimement comme bonnes, et
naturellement comme nécessaires. À la fin, chacun y mit une poignée de terre
qu’il avait apportée du pays d’où il était venu, après quoi on mêla le tout
ensemble : on donna à ce fossé, comme à l’univers même, le nom de Monde. On
traça ensuite autour du fossé, en forme de cercle, l’enceinte de la ville. Le
fondateur mettant un soc d’airain à une charrue y attelle un boeuf et une vache,
et trace lui-même sur la ligne qu’on a tirée un sillon profond. Il est suivi par
des hommes qui ont soin de rejeter en dedans de l’enceinte toutes les mottes de
terre que la charrue fait lever, et de n’en laisser aucune en dehors. La ligne
tracée marque le contour des murailles ; et, par le retranchement de quelques
lettres, on l’appelle Pomérium, c’est-à-dire, ce qui est derrière ou après le
mur. Lorsqu’on veut faire une porte, on ôte le soc, on suspend la charrue, et
l’on interrompt le sillon. De là vient que les Romains,, qui regardent les
murailles comme sacrées, en exceptent les portes. Si celles-ci l’étaient, ils ne
pourraient, sans blesser la religion, y faire passer les choses nécessaires qui
doivent entrer dans la ville, ni les choses impures qu’il faut en faire sortir.
XII.
On convient généralement que Rome fut fondée le onze avant les calendes de mai ;
jour que les Romains fêtent encore à présent, et qu’ils appellent le jour natal
de leur patrie. Anciennement, dit-on, ils n’y sacrifiaient aucun être qui eût
vie ; ils croyaient qu’une fête consacrée à la naissance de leur ville devait
être entièrement pure, et qu’il ne fallait pas la souiller de sang. Avant la
fondation de Rome, ils célébraient, ce même jour, une fête champêtre qu’ils
appelaient Palilia. Mais aujourd’hui les Néoménies des Romains répondent si mal
à celles des Grecs, qu’on ne peut fixer la date précise de cette fondation. On
dit cependant qu’elle concourait justement avec le 30 du mois des Grecs : et
qu’il y eut ce jour-là une éclipse du soleil, qu’on croit être celle qui fut
observée par le poète Antimaque de Téos, la 3e année de la 6e olympiade. Varron,
le plus savant des Romains dans l’histoire, avait un ami nommé Tarritius,
philosophe et mathématicien, qui s’occupait, par curiosité, à tirer des
horoscopes par le moyen des tables astronomiques, et qui passait pour y être
très habile. Varron lui proposa de déterminer le jour et l’heure de la naissance
de Romulus, par des raisonnements déduits de ses actions connues, comme on
résout par l’analyse les problèmes de géométrie. Il prétendait que la même
théorie, qui sur une naissance donnée, prédit quelle sera la vie d’un homme,
doit aussi, sur une vie connue, découvrir le moment précis de sa naissance.
Tarritius fit ce que Varron demandait. Après avoir attentivement considéré et
comparé ensemble les inclinations et les actions de Romulus, la durée de sa vie
et le genre de sa mort, il prononça, avec une singulière hardiesse, que Romulus
avait été conçu la première année de la 2e olympiade, le 23 du mois égyptien
Choeac, à la troisième heure du jour, pendant une éclipse totale de soleil. Il
ajouta qu’il était né le 21 du mois Toth, vers le lever du soleil, et qu’il
avait fondé Rome le 9 du mois Pharmouti, entre la deuxième et la troisième
heure. Car ces mathématiciens prétendent que la fortune d’une ville, comme celle
d’un particulier, dépend d’un temps déterminé qu’on découvre d’après les
positions des étoiles au premier instant de sa fondation. Au reste, ce qu’il y a
de neuf et de curieux dans des détails de cette espèce plaira peut-être plus aux
lecteurs que ce qu’ils ont de fabuleux ne les rebutera.
XIII.
Quand la ville fut bâtie, Romulus divisa d’abord en plusieurs
corps militaires tous les citoyens qui étaient en âge de porter les armes.
Chaque division fut composée de trois mille hommes de pied et de trois cents
chevaux. Il les nomma légions, parce qu’elles étaient formées d’hommes choisis
sur tous les autres. Tout le reste des citoyens s’appela peuple. Il prit dans ce
nombre cent des principaux et des plus honnêtes pour en former son conseil : il
leur donna le nom de patriciens, et au corps entier celui de sénat,
c’est-à-dire, conseil des anciens. Ces sénateurs furent, dit-on, nommés
patriciens, ou parce qu’ils étaient pères d’enfants libres, ou plutôt, selon
d’autres, parce qu’ils pouvaient montrer leurs pères, ce que n’auraient pu faire
la plupart de ceux qui s’étaient rassemblés les premiers auprès de Romulus.
Quelques auteurs dérivent ce nom du droit de patronat : c’est ainsi qu’ils
appelaient et qu’ils appellent encore la protection que les grands accordent aux
petits. On fait remonter ce droit à un des compagnons d’Évandre, nommé Patron,
qui, protecteur zélé des indigents, laissa son nom à cet exercice de
bienfaisance. Mais ne pourrait-on pas dire, avec plus de vraisemblance, que
Romulus les nomma ainsi, parce qu’il croyait juste que les premiers et les plus
puissants d’entre les citoyens eussent un soin et une sollicitude paternelle
pour les faibles ; et qu’en même temps il apprenait à ceux-ci que, loin de
craindre les grands et de s’affliger des honneurs dont ils jouissent, ils
doivent avoir pour eux du respect et de la bienveillance, les regarder comme
leurs pères, et leur en donner le titre ? Aussi les sénateurs sont-ils, même à
présent, qualifiés de seigneurs par les étrangers ; et par les Romains, de pères
conscrits, qualification très honorable, qui, étant pour eux de la plus grande
dignité, ne les expose nullement à l’envie. D’abord on les appela simplement
pères ; dans la suite, leur nombre s’étant considérablement accru, on les nomma
pères conscrits. C’était la dénomination la plus vénérable que Romulus eût pu
trouver pour distinguer le sénat. des autres citoyens. Il fit une seconde
division des grands et du peuple ; il appela les uns patrons ou protecteurs, et
les autres clients, c’est-à-dire, attachés à la personne. Il établit entre eux
des rapports admirables de bienveillance fondés sur des obligations réciproques.
Les patrons expliquaient les lois à leurs clients, ils plaidaient leurs causes
dans les tribunaux, les éclairaient par leurs conseils, et les aidaient de leur
crédit dans toutes leurs affaires. Les clients faisaient la cour à leurs
patrons ; ils avaient pour eux le plus grand respect : ils contribuaient à doter
les filles et à payer les dettes de ceux qui étaient pauvres. Il n’y avait point
de loi ni de magistrat qui pût forcer un client à déposer contre son patron, ni
un patron contre son client. Ces droits ont toujours subsisté ; seulement, dans
la suite, les grands ont regardé comme une honte et une bassesse de recevoir de
l’argent des petits ; et cet usage a été supprimé. Mais en voilà assez sur cet
objet.
XIV.
Ce fut quatre mois après la fondation de Rome que Romulus,
selon Fabius Pictor, exécuta l’entreprise hardie de l’enlèvement des Sabines. On
croit que, porté naturellement à la guerre, persuadé d’ailleurs, sur la foi de
certains oracles que les destins promettaient à Rome la plus grande puissance,
si elle était nourrie et élevée dans les armes, ce prince fit cet acte de
violence, pour avoir un prétexte d’attaquer les Sabins. Aussi n’enleva-t-il
qu’un petit nombre de femmes, trente seulement, parce qu’il avait plus besoin de
guerre que de mariages. Mais il est plus vraisemblable que, voyant sa ville
remplie d’étrangers, dont très peu avaient des femmes, et dont le reste n’était
qu’un mélange confus de gens pauvres et obscurs qui, méprisés par les autres, ne
paraissaient pas devoir lui être longtemps attachés, il espéra que l’enlèvement
de ces femmes pourrait être pour eux un commencement d’alliance avec des Sabins,
lorsqu’ils seraient parvenus à apaiser leurs femmes. Voici comment il exécuta ce
projet. Il fit d’abord répandre le bruit qu’il avait découvert sous terre
l’autel d’un dieu nommé Consus, c’était le dieu du conseil : car les Romains
donnent le nom de conseil à leurs assemblées publiques ; et à leurs premiers
magistrats celui de consuls, ou conseillers. D’autres veulent que ce dieu soit
Neptune Équestre. Cet autel, placé dans le grand cirque, reste toujours couvert,
excepté dans les temps des jeux où l’on fait des courses de chevaux. On dit
aussi que les conseils devant être toujours secrets, c’est avec raison qu’ils
tiennent couvert l’autel du dieu qui les donne. Lorsque cette découverte fut
assez connue, il fit publier qu’à certain jour il ferait un sacrifice solennel,
suivi de spectacles et de jeux. On s’y rendit en foule de toutes parts. Romulus,
vêtu de pourpre et entouré des principaux citoyens, était assis dans le lieu le
plus élevé. Il avait donné pour signal le geste, qu’il ferait en se levant, de
prendre les pans de sa robe et de s’en envelopper. Ses soldats armés tenaient
les yeux fixés sur lui. Le signal est à peine donné, que, tirant leurs épées,
ils s’élancent au milieu de la foule en jetant de grands cris, enlèvent les
filles des Sabins, et laissent ceux-ci s’enfuir sans les poursuivre.
XV.
Une troupe de ces ravisseurs, d’entre les plébéiens, emmenait
une jeune Sabine qui surpassait toutes les autres par sa taille et par sa
beauté. Ils furent rencontrés par des citoyens d’un rang distingué qui voulurent
la leur enlever : mais s’étant écriés qu’ils la menaient à Talasius, jeune homme
d’un grand mérite et généralement estimé, à ce nom, tous les autres marquèrent
leur satisfaction par des applaudissements et des louanges. Quelques-uns même
d’entre eux les suivirent pour témoigner leur bienveillance envers Talasius,
dont ils répétaient le nom à grands cris. Comme ce mariage fut très heureux, les
Romains ont toujours depuis célébré, dans leurs noces, le nom de Talasius, comme
les Grecs celui d’Hyménée. Sextius Sylla de Carthage, écrivain non moins
favorisé des Grâces que des Muses, m’a dit que Romulus avait donné ce nom à ses
soldats pour signal de l’enlèvement des Sabines ; que ceux qui les emmenaient
criaient tous Talasius : et que l’usage s’en était depuis conservé dans les
noces : mais le plus grand nombre des auteurs, et entre autres Juba, croient que
c’est pour les femmes mariées une exhortation et un encouragement à travailler,
et en particulier à filer de la laine, ce que les Grecs appellent Talasia ; car,
dans ce temps-là, les mots latins n’étaient pas encore répandus dans la langue
grecque. S’il est vrai que les Romains se servissent alors de ce terme comme
nous, on pourrait rapporter cette coutume à une origine plus vraisemblable. Dans
le traité de paix qui termina la guerre des Sabins et des Romains, les premiers
stipulèrent que leurs filles ne seraient assujetties à d’autre travail qu’à
filer de la laine. De là sans doute l’usage qui subsiste encore dans toutes les
noces, que le père et la mère de la mariée, ceux qui l’accompagnent, et, en
général, tous ceux qui assistent à la cérémonie, crient ensemble Talasius, pour
s’amuser, et pour rappeler au mari qu’il ne doit exiger de la femme qu’on lui
mène d’autre ouvrage que de filer de la laine. C’est aussi de cet enlèvement que
vient la coutume qui s’observe encore, que la nouvelle mariée ne passe pas
d’elle-même le seuil de la maison de son mari, et qu’on la porte pour le lui
faire franchir, parce qu’alors les Sabines qu’on avait enlevées y entrèrent par
force. Quelques auteurs veulent que l’usage où l’on est à Rome de séparer avec
la pointe d’un javelot les cheveux de la nouvelle épouse, signifie que les
premiers mariages des Romains furent faits par violence et à la pointe de
l’épée. Cet enlèvement se fit le 18 du mois qui s’appelait alors Sextilis, et
maintenant Août, jour auquel on célèbre les fêtes Consuales.
XVI.
Les Sabins étaient un peuple nombreux et guerrier ; ils
habitaient des bourgs sans murailles, parce que, descendus d’une colonie de
Spartiates, ils croyaient ne devoir mettre leur confiance qu’en eux-mêmes, et
n’avoir aucune crainte : mais alors se voyant liés par les otages précieux que
leurs ennemis avaient entre les mains, et craignant pour leurs filles, ils
envoyèrent à Romulus des ambassadeurs chargés de lui faire les propositions les
plus justes et les plus modérées ; c’était de leur rendre leurs filles, de
réparer l’acte de violence qui avait été commis, et de n’employer à l’avenir que
les voies légitimes de la persuasion, pour unir les deux peuples par un traité
de paix et par des alliances. Romulus ayant refusé de rendre les filles, et
exhorté les Sabins à ratifier les mariages, la plupart de ces peuples
délibérèrent sur sa réponse, et ne firent leurs préparatifs qu’avec lenteur.
Mais Acron, roi des Céniniens, homme d’un grand courage, et très expérimenté
dans la guerre, qui depuis longtemps avait suspecté les premières entreprises de
Romulus, jugea, par l’enlèvement des Sabines, que c’était un voisin redoutable,
et qu’on ne pourrait plus réduire si on ne se hâtait de le réprimer. Il leva le
premier l’étendard de la guerre, et, se mettant à la tête d’une nombreuse armée,
il marcha contre Romulus, qui, de son côté, sortit à sa rencontre. Quand les
deux rois furent en présence, ils se mesurèrent des yeux, et se défièrent à un
combat singulier pendant lequel les deux armées resteraient immobiles. Romulus
fit voeu, s’il remportait la victoire, de consacrer à Jupiter les armes d’Acron.
Il le vainquit, le tua de sa main, mit son armée en déroute, et se rendit maître
de sa ville capitale. Il ne fit d’autre mal aux habitants qu’il y trouva, que de
les obliger de démolir leurs murailles, et de le suivre à Rome, où ils
jouiraient des mêmes droits que ses citoyens. Rien ne contribua davantage à
l’agrandissement de Rome que cette incorporation des peuples vaincus. Romulus,
pour s’acquitter de son voeu d’une manière qui fût agréable à Jupiter, et qui
donnât à son peuple un spectacle intéressant, fit couper un grand chêne qui se
trouvait dans son camp, le tailla en forme de trophée, et y ajusta les armes d’Acron,
chacune dans son ordre. Lui-même, vêtu de pourpre, et portant sur ses longs
cheveux une couronne de laurier, il chargea le trophée sur son épaule droite, et
marcha à la tête de son armée, qui chantait des airs de victoire. Il fut reçu à
Rome avec les plus vifs témoignages d’admiration et de joie. Cette pompe fut
l’origine et le modèle de tous les triomphes qui suivirent : on appela ce
trophée l’offrande de Jupiter Férétrien, du mot ferire, qui, chez les Romains,
veut dire frapper, parce que Romulus avait demandé à Jupiter de frapper Acron et
de le tuer. Varron dit que ces dépouilles sont appelées opimes, du mot ops, qui
signifie richesse : mais il est plus vraisemblable que c’est du mot opus,
action, car ces dépouilles opimes ne peuvent être consacrées que par un général
d’armée qui a tué de sa propre main le général ennemi, ce qui n’est encore
arrivé qu’à trois généraux romains : d’abord à Romulus, après avoir tué Acron,
roi des Céniniens ; ensuite à Cornélius Cossus, qui avait mis à mort Tolumnius,
roi des Toscans ; enfin à Claudius Marcellus, pour avoir tué Viridomare, roi des
Gaulois. Cossus et Marcellus entrèrent dans Rome sur un char attelé de quatre
chevaux, portant leurs trophées sur leurs épaules : mais Denys d’Halicarnasse a
tort de dire que Romulus y était aussi monté ; car on assure que Tarquin, fils
de Démarate, fut le premier des rois de Rome qui éleva les triomphes à cette
pompe et à cette magnificence. Selon d’autres, Publicola fut le premier
triomphateur qui entra dans Rome sur un char. Quant à Romulus, on voit encore à
Rome, ses statues avec ce trophée, et elles sont toutes pédestres.
XVII.
Après la défaite des Céniniens, pendant que les autres Sabins
faisaient encore leurs préparatifs, les habitants de Fidènes, de Crustumérium et
d’Antemnes se réunirent pour attaquer les Romains et leur livrèrent bataille.
Ils eurent le même sort que les Céniniens ; leurs villes furent prises, leurs
terres distribuées au sort, et eux-mêmes transférés à Rome. Dans cette
distribution de terres, Romulus excepta celles qui appartenaient à des pères
dont on avait enlevé les filles, et à qui il en laissa la possession. Les autres
Sabins, irrités de cette conduite, nomment Tatius pour leur général, et marchent
droit à Rome. Les approches de cette ville n’étaient pas aisées ; elle était
défendue par la forteresse où est aujourd’hui le Capitole, et dont la garnison
était commandée par Tarpéius, et non par sa fille Tarpéia, comme le prétendent
quelques auteurs, qui font faire en cela une grande imprudence à Romulus. Cette
fille ayant eu le plus grand désir des bracelets d’or que les Sabins portaient,
offrit de leur livrer le fort, et demanda, pour prix de sa trahison, ce que les
Sabins portaient à leur bras gauche. Tatius le lui ayant promis, elle ouvrit la
nuit une des portes de la citadelle, et y fit entrer les Sabins. Antigonus n’est
pas le seul qui ait dit qu’il aimait ceux qui trahissaient, mais non pas ceux
qui avaient trahi ; non plus qu’Auguste, lorsqu’il dit, à l’occasion du Thrace
Rhymitalcès, qu’il aimait la trahison, et qu’il haïssait le traître. Cette
disposition est commune à tous ceux qui se servent des méchants ; comme on fait
quelquefois usage du fiel et du venin de certains animaux, de même on emploie
les traîtres quand on a besoin d’eux ; mais après en avoir obtenu ce qu’on
voulait, on déteste leur perfidie. Tatius, plein de ce même sentiment envers
Tarpéia, ordonne aux Sabins, pour remplir les conditions du traité, de ne pas
lui épargner ce qu’ils portaient au bras gauche. Lui-même le premier ayant
détaché son bracelet, il le lui jeta à la tête avec son bouclier : tous les
soldats suivent son exemple ; et dans un instant Tarpéia est accablée sous le
poids de l’or et des boucliers qui pleuvait sur elle de toutes parts. Sulpicius
Galba, cité par Juba, écrit que Tarpéius lui-même fut condamné à mort par
Romulus, comme coupable de trahison. Mais de tous les historiens qui ont parlé
de Tarpéia, les moins dignes de foi sont ceux qui disent, comme Antigonus,
qu’elle était fille de Tatius, général des Sabins ; qu’obligée malgré elle de
vivre avec Romulus, elle livra la forteresse à son père, qui la punit de sa
trahison.
XVIII.
Tarpéia fut enterrée dans le lieu même, qui prit le nom de
roche Tarpéienne, et le conserva jusqu’à ce que Tarquin l’Ancien l’eût consacré
à Jupiter : alors on transporta ailleurs les ossements de Tarpéia, et son nom se
perdit. Il n’est resté qu’à une des roches du Capitole, qui s’appelle encore
aujourd’hui la roche Tarpéienne, d’où l’on précipite les criminels. Romulus,
voyant les Sabins maîtres de la forteresse, transporté de colère, les défie au
combat. Tatius l’accepte sans balancer, parce qu’il se voyait une retraite sûre
en cas qu’il fût forcé. Le champ de bataille, étant resserré entre plusieurs
montagnes, devait rendre nécessairement le combat difficile et rude pour les
deux partis. Il était d’ailleurs si étroit, qu’il ne laissait pas la facilité de
fuir l’ennemi, ni de le poursuivre. Enfin le Tibre, qui s’était débordé, avait,
en se retirant, laissé dans la plaine où est aujourd’hui la grande place un
bourbier profond, qu’il n’était facile ni d’apercevoir ni d’éviter, parce qu’il
était couvert d’une croûte épaisse, d’où il eût été impossible de sortir, si
l’on s’y fût engagé. Les Sabins, qui ne connaissaient pas le terrain, allaient
donner dans cette fondrière, lorsqu’un heureux hasard les en préserva. Un de
leurs officiers, nommé Curtius, fier de son courage et de sa réputation, s’était
avancé loin du corps de l’armée ; son cheval tomba dans le bourbier et s’y
enfonça. Curtius fit tout son possible pour l’en retirer ; mais voyant ses
efforts inutiles, il y laissa son cheval et se sauva. L’endroit s’appelle encore
aujourd’hui, de son nom, le lac Curtius. Les Sabins, ayant évité ce danger,
engagèrent le combat, qui fut sanglant et longtemps douteux ; il périt beaucoup
de monde dans les deux partis, entre autres Hostilius, mari d’Hersilie, et, à ce
qu’on croit, aïeul de Tullus Hostilius, qui fut roi de Rome après Numa. Il y eut
en peu de jours plusieurs combats ; mais le dernier fut le plus mémorable de
tous. Romulus, blessé à la tête d’un coup de pierre qui manqua de le renverser,
et hors d’état de tenir tête à l’ennemi, quitta le champ de bataille. Il se fut
à peine retiré, que les Romains plièrent, et furent repoussés jusqu’au mont
Palatin. Romulus, ayant pansé sa blessure, voulait reprendre ses armes pour
arrêter les fuyards, et leur criait de toute sa force de tenir ferme et de
combattre ; mais voyant que la fuite était générale, et que personne ne sait
faire face à l’ennemi, il lève les mains au ciel, et conjure Jupiter d’arrêter
ses troupes, et de sauver les Romains sur le penchant de leur ruine. Il avait à
peine fini sa prière, qu’un grand nombre de fuyards eurent honte d’abandonner
ainsi leur roi ; et, par un changement subit, le courage prenant en eux la place
de la frayeur, ils s’arrêtèrent à l’endroit où est maintenant le temple de
Jupiter Stator, c’est-à-dire qui arrête. Là ils se rallient, et repoussent les
Sabins jusqu’au lieu où sont maintenant le palais appelé Regia et le temple de
Vesta.
XIX.
Comme ils se préparaient de part et d’autre à recommencer le
combat, ils sont arrêtés par le spectacle le plus étonnant et le plus difficile
à représenter. Les Sabines qui avaient été enlevées, accourant de tous côtés
avec de grands cris, et comme poussées par une fureur divine, se précipitent au
travers des armes et des monceaux de morts, se présentent à leurs maris et à
leurs pères, les unes avec leurs enfants dans les bras, les autres les cheveux
épars ; et toutes ensemble, adressant la parole tantôt aux Sabins, tantôt aux
Romains, leur donnent les noms les plus tendres. Les deux partis, également,
touchés de ce spectacle, les reçoivent au milieu d’eux. Alors leurs cris
percèrent jusqu’aux derniers rangs, et leur état remplit tous les coeurs d’un
sentiment de pitié qui devint encore plus vif lorsque, après des remontrances
aussi libres que justes, elles finirent par les prières les plus pressantes :
« Qu’avons-nous fait ? leur dirent-elles ; et par quelle offense avons-nous
mérité et les maux que nous avons déjà soufferts, et ceux que nous souffrirons
encore ? Enlevées par force, et contre toute justice, par les hommes à qui nous
appartenons maintenant ; longtemps négligées, après un tel outrage, par nos
frères, nos pères et nos proches, nous avons eu le temps de nous attacher à ces
Romains qui étaient l’objet de toute notre haine, et de former avec eux des
liens si intimes, que nous sommes forcées aujourd’hui de craindre pour ceux de
nos ravisseurs qui ont encore les armes à la main, et de pleurer ceux d’entre
eux qui sont morts. Vous n’êtes pas venus nous venger de cette injustice pendant
que nous étions encore filles, et vous venez aujourd’hui arracher des femmes à
leurs maris et des mères à leurs enfants ! L’abandon et l’oubli dans lequel vous
nous avez laissées alors ont été moins déplorables que les secours que vous nous
donnez maintenant. Malheureuses que nous sommes ! voilà les marques de tendresse
que nous avons reçues de nos ennemis ; voilà les marques de pitié que vous nous
avez données. Si vous vous faites la guerre pour d’autres motifs qui nous soient
inconnus, du moins devez-vous poser les armes par égard pour nous, qui vous
avons unis par les titres de beaux-pères, d’aïeux et d’alliés, avec ceux que
vous traitez en ennemis : mais si c’est pour nous que vous combattez,
emmenez-nous avec vos gendres et vos petits-fils ; rendez-nous nos pires et nos
proches, sans nous priver de nos maris et de nos enfants. Nous vous en
conjurons, épargnez-nous un second esclavage. » Ce discours d’Hersilie, soutenu
par les prières des autres, amena une suspension d’armes, et les généraux
s’abouchèrent. Cependant les femmes mènent leurs maris et leurs enfants à leurs
pères et à leurs frères ; elles apportent des provisions à ceux qui en manquent,
font transporter chez elles les blessés, les pansent avec soin, leur font voir
qu’elles sont maîtresses dans leurs maisons ; que leurs maris, pleins de respect
pour elles, les traitent avec toutes sortes d’égards et de bienveillance.
D’après cela, le traité fut bientôt conclu, aux conditions suivantes : Que les
femmes qui voudraient rester avec leurs maris ne seraient, comme nous l’avons
déjà dit, assujetties à d’autre travail ni à d’autre service que de filer de la
laine ; que les Romains et les Sabins habiteraient la ville en commun ; qu’elle
serait toujours appelée Rome du nom de Romulus, et que les Romains prendraient
celui de Quirites, du nom de Cures, patrie de Tatius ; enfin, que Romulus et
Tatius régneraient ensemble, et partageraient le commandement des armées. Le
lieu où le traité fut fait s’appelle encore à présent Comice, du mot latin
comire, s’assembler.
XX.
La ville étant ainsi augmentée du double de citoyens ; on
prit entre les Sabins cent nouveaux sénateurs, qui furent incorporés aux
anciens. On porta les légions à six mille hommes de pied et à six cents chevaux.
Le peuple fut divisé en trois tribus : la première, des Rhamnenses, du nom de
Romulus ; la seconde, des Tatienses, du nom de Tatius, et la troisième, des
Lucerenses, en mémoire du bois sacré où la plupart des habitants trouvèrent un
asile, et obtinrent ensuite le droit de bourgeoisie ; car, chez les Romains, les
bois sacrés s’appellent luci. Le nom de tribu que porte encore chacune de ces
divisions prouve qu’il n’y en eut d’abord que trois ; leurs chefs s’appellent
tribuns. Chaque tribu fut partagée en dix curies, qui portaient, dit-on, les
noms des Sabines enlevées : mais je crois cette opinion fausse, car la plupart
ont les noms des lieux où elles furent placées. Au reste, on décerna plusieurs
honneurs à ces femmes : il fut réglé qu’on leur céderait le haut du pavé dans
les rues ; qu’on ne proférerait en leur présence aucune parole déshonnête ;
qu’on ne se déshabillerait pas devant elles ; que les juges qui connaissaient
des crimes capitaux ne pourraient les citer à leur tribunal ; que leurs enfants
porteraient au cou l’ornement appelé bulle, à cause de sa ressemblance avec ces
bulles qui se forment sur l’eau pendant la pluie, et qu’ils auraient aussi la
robe bordée de pourpre. Les deux rois ne délibéraient pas ensemble sur les
affaires publiques ; chacun d’eux les examinait séparément avec ses cent
sénateurs ; ensuite ils se réunissaient tous pour les décider. Tatius habitait
où est maintenant le temple de Monéta ; et Romulus, près du lieu qu’on appelle
les degrés de Belle-Rive, qui sont sur le chemin par où l’on descend du mont
palatin au grand Cirque, et où était le cornouiller sacré, dont on fait le conte
suivant. Romulus, voulant un jour éprouver sa force, lança du mont Aventin,
jusqu’à ces degrés, un javelot dont le bois était de cornouiller. Le fer entra
si avant dans la terre, qu’il fut impossible de l’arracher : comme le terrain
était bon, le bois eut bientôt germé ; il prit racine, jeta des branches, et
poussa une belle tige de cornouiller. Les successeurs de Romulus, jaloux de
conserver cet arbre, qu’ils honoraient comme un des monuments les plus sacrés,
le firent entourer de murailles. Si quelqu’un, en passant, croyait s’apercevoir
que son feuillage n’était ni vert ni touffu, et qu’il se flétrissait faute de
nourriture, il en avertissait à haute voix toutes les personnes qu’il
rencontrait ; elles couraient aussitôt, comme à un incendie, et demandaient de
l’eau à grands cris ; tous les voisins y en apportaient des vases pleins, et
l’arrosaient. Lorsque César fit réparer ces degrés, les ouvriers, en creusant
près de l’arbre, offensèrent par mégarde ses racines, et le firent périr.
XXI.
Les Sabins adoptèrent les mois des Romains. Nous
rapporterons, dans la vie de Numa, tout ce qu’il y a à dire d’intéressant sur
cet objet. Romulus prit des Sabins la forme de leurs boucliers ; il changea son
armure et celle des soldats romains, qui auparavant portaient des boucliers
argiens. Les deux peuples firent en commun leurs sacrifices et leurs fêtes ; et,
sans retrancher aucune de celles qu’ils célébraient chacun en particulier, ils
en instituèrent de nouvelles. De ce nombre est la fête des Matronales, établie
par reconnaissance pour les Sabines qui avaient fait cesser la guerre ; et celle
des Carmentalia, à l’honneur de Carmenta, qu’on croit être la Parque qui préside
à la naissance des hommes, et qui, pour cette raison, est spécialement honorée
par les mères. D’autres disent qu’elle était la femme de l’Arcadien Évandre, et
qu’inspirée par Apollon, elle rendait ses oracles en vers ; ce qui lui fit
donner le nom de Carmenta, parce que les Romains appellent les vers carmina :
mais l’on convient généralement que son vrai nom était Nicostrate. Quelques
auteurs cependant disent, avec plus de vraisemblance, que le mot Carmenta
signifie privée de sens, et qu’il désigne l’enthousiasme et la fureur
prophétique dont elle était saisie ; car, en latin, carere veut dire être privé,
et mens signifie entendement. Nous avons déjà parlé de la fête Palilia ; celle
des Lupercales, à en juger par l’époque de sa célébration, doit être une fête
d’expiation : c’est le jour le plus malheureux du mois de février ; et le nom
même de ce mois signifie expiatif. Ce jour s’appelait anciennement Februata. Le
nom de la fête veut dire en grec la fête des loups ; cela prouve qu’elle est
très ancienne, et qu’elle date du temps des Arcadiens qui suivirent Évandre en
Italie ; c’est du moins l’opinion commune. Mais elle peut aussi avoir pris son
nom de la louve qui allaita Romulus ; et ce qui porte à le croire, c’est que les
luperques commencent leurs courses à l’endroit même où Romulus fut exposé. Il
serait difficile d’assigner les causes des usages qui s’y pratiquent : on y
égorge des chèvres ; on fait approcher deux jeunes gens des premières familles
de Rome ; on leur touche le front avec un couteau ensanglanté, et aussitôt on le
leur essuie avec de la laine imbibée de lait. Après cette dernière cerémonie,
ils sont obligés de rite ; ensuite les luperques font des lanières des peaux de
ces chèvres, et courant tout nus avec une simple ceinture de cuir, ils frappent
tous ceux qu’ils rencontrent. Une autre particularité de cette fête, c’est que
les luperques y sacrifient un chien. Un poète nommé Butas, qui, dans ses vers
élégiaques, rapporte les origines fabuleuses des coutumes romaines, dit que
Romulus, après avoir vaincu Amulius, courut, transporté de joie, jusqu’au lieu
où son frère et lui avaient été allaités par la louve ; que cette fête est une
imitation de sa course, et que les jeunes gens des meilleures familles courent
ainsi, Frappant de tous côtés, comme on vit autrefois Romulus et Rémus, loin
d’Albe délivrée, Courir en agitant leur redoutable épée. Il ajoute que la
cérémonie de leur toucher le front avec un couteau ensanglanté fait allusion aux
meurtres commis à pareil jour, et au danger que coururent Rémus et Romulus ;
enfin que l’ablution de lait rappelle la première nourriture de ceux-ci. Caïus
Acilius raconte qu’avant la fondation de Rome, Romulus et Rémus égarèrent un
jour quelques troupeaux : qu’après avoir fait leur prière au dieu Faune, ils se
dépouillèrent de leurs habits pour pouvoir courir après ces bêtes sans être
incommodés par la chaleur ; et que c’est pour cela que les luperques courent
tout nus. Quant au chien qu’on sacrifie, si cette fête est réellement un jour
d’expiation, il est immolé sans doute comme une victime propre à purifier. Les
Grecs eux-mêmes se servent de ces animaux pour de semblables sacrifices. Si au
contraire c’est un sacrifice de reconnaissance envers la louve qui nourrit et
sauva Romulus, ce n’est pas sans raison qu’on immole un chien, l’ennemi naturel
des loups ; peut-être aussi veut-on le punir de ce qu’il trouble les luperques
dans leurs courses.
XXII.
On dit que Romulus institua aussi la consécration du feu, et
qu’il proposa, pour le garder, des vierges nommées Vestales. D’autres, qui
rapportent cet établissement à Numa, conviennent néanmoins que Romulus fut un
prince très religieux, versé dans la science des augures, et qu’il portait, pour
l’exercer, le bâton augural appelé lituus. C’était une verge recourbée, avec
laquelle les augures, après s’être assis pour examiner le vol des oiseaux,
désignent les régions du ciel. On la gardait avec soin dans le Capitole, mais
elle fut perdue à la prise de Rome par les Gaulois. Après que ces Barbares
eurent été chassés, on la retrouva sous un monceau de cendres, sans qu’elle eût
été endommagée par le feu qui avait tout consumé aux environs. Entre les lois
que fit Romulus, il y en a une qui paraît très dure ; c’est celle qui, en
défendant aux femmes de quitter leurs maris, autorise les maris à répudier leurs
femmes quand elles ont empoisonné leurs enfants, qu’elles ont de fausses clefs,
ou qu’elles se sont rendues coupables d’adultère. Si un mari répudie sa femme
pour toute autre cause, la loi ordonne que la moitié de son bien soit dévolue à
la femme, l’autre moitié consacrée à Cérès, et qu’il soit lui-même dévoué aux
dieux infernaux. Une autre singularité de ses lois, c’est que, n’ayant porté
aucune peine contre le parricide, il donne ce nom à toute espèce d’homicide : il
regardait apparemment ce dernier crime comme le plus horrible de tous, et le
parricide comme impossible. Pendant plusieurs siècles, l’expérience justifia
cette opinion de Romulus ; en effet, six cents ans s’écoulèrent sans qu’on eût
vu se commettre à Rome un seul forfait de ce genre. Lucius Hostius, qui vivait
après les guerres d’Annibal, fut le premier qui en donna l’exemple. Mais c’en
est assez sur cette matière.
XXIII.
Il y avait cinq ans que Tatius régnait, lorsque quelques-uns
de ses parents et de ses amis, ayant rencontré des ambassadeurs qui allaient de
Laurente à Rome, voulurent leur enlever de force tout ce qu’ils avaient ; et
comme ceux-ci se mirent en état de défense, ils furent massacrés. Romulus
voulait qu’un crime si atroce fût puni sur-le-champ ; mais Tatius traînait
l’affaire en longueur, et cherchait à gagner du temps. C’est la seule occasion
où le public les ait vus en différend ; jusque-là ils s’étaient conduits avec la
plus grande modération, et avaient agi de concert dans toutes les affaires. Les
parents de ceux qui avaient été tués désespérant d’obtenir justice à cause de
l’intérêt que Tatius avait à ce meurtre, se jetèrent sur lui un jour qu’il
faisait avec Romulus un sacrifice à Lavinium, et le tuèrent : mais rendant
hommage à l’équité de Romulus, ils le reconduisirent honorablement en le
comblant de louanges. Romulus emporta le corps de Tatius, lui fit des obsèques
convenables à son rang, et l’enterra sur le mont Aventin, près du lieu appelé
Armilustrium ; mais il ne pensa point à venger sa mort. Quelques historiens
racontent que la ville de Laurente, craignant sa vengeance, lui livra les
meurtriers, et qu’il les renvoya en disant que le meurtre avait été justement
puni par le meurtre. Cette conduite fit soupçonner et dire qu’il était bien aise
d’être délivré d’un collègue. Mais elle n’excita aucun trouble ni aucun
mouvement séditieux parmi les Sabins. Les uns par l’amour qu’ils avaient pour
lui ; les autres par la crainte de sa puissance ; d’autres enfin, parce qu’ils
le regardaient comme un dieu, persévérèrent dans les sentiments de respect et
d’admiration qu’ils avaient toujours eus pour lui. Plusieurs peuples étrangers
lui payaient également ce tribut d’hommage. Les anciens Latins lui envoyèrent
des ambassadeurs pour faire avec lui un traité d’alliance et d’amitié. Il
s’empara de Fidènes, ville voisine de Rome. Les uns disent que ce fut par
surprise ; qu’il envoya d’abord un corps de cavalerie pour en rompre les portes,
et qu’il parut ensuite lui-même avec le reste de son armée : d’autres prétendent
que les Fidénates avaient fait les premiers des courses sur le territoire de
Rome, et poussé le dégât jusqu’aux faubourgs de la ville. Romulus, qui leur
avait dressé une embuscade, tomba sur eux à leur retour, et prit leur ville,
qu’il ne fit point détruire. Il y établit une colonie romaine, et y envoya, le
jour des ides d’avril, deux mille cinq cents citoyens pour l’habiter.
XXIV.
Peu de temps après Rome fut frappée d’une peste qui emportait
subitement et sans maladie ceux qui en étaient atteints ; elle s’étendit sur les
arbres et sur les troupeaux, qu’elle frappa de stérilité : il plut du sang dans
la ville ; en sorte qu’aux maux qui sont la suite nécessaire d’un tel fléau se
joignit une frayeur superstitieuse, qui s’accrut encore lorsqu’on vit la ville
de Laurente affligée de la même calamité. On ne douta plus alors que ce ne fût
la vengeance divine qui s’appesantissait sur les deux villes, pour punir le
meurtre de Tatius et celui des ambassadeurs. En effet, les meurtriers n’eurent
pas été plutôt livrés de part et d’autre, que le fléau cessa. Romulus purifia
Rome et Laurente par des expiations, que l’on continue même aujourd’hui près de
la porte Férentine. La peste n’avait pas encore cessé dans Rome, lorsque les
Camériens, persuadés que les Romains souffraient trop de la maladie pour pouvoir
se défendre, vinrent faire des courses sur leurs terres. Mais Romulus, sans
perdre un instant, marcha contre eux, les défit, en laissa six mille sur la
place ; et s’étant rendu maître de leur ville, il fit transférer à Rome la
moitié de ceux qui s’étaient sauvés de la déroute, et envoya à Camérium deux
fois autant de Romains qu’il y avait laissé d’habitants. C’était le jour des
calendes d’août, et il n’y avait guère que seize ans que Rome était bâtie : tant
sa population s’était accrue dans ce petit nombre d’années ! Parmi les
dépouilles de Camérium, il se trouva un char de cuivre attelé de quatre chevaux,
qu’il consacra dans le temple de Vulcain ; il y fit aussi placer sa propre
statue couronnée par la Victoire.
XXV.
Quand ses voisins virent sa puissance si affermie, les plus
faibles restèrent soumis, contents de vivre en sûreté. Mais les plus puissants,
excités par la crainte et par la jalousie, sentirent que, loin de mépriser
Romulus, ils devaient s’opposer à ses progrès et réprimer son ambition. Les
Véiens, maîtres d’un territoire très étendu et d’une ville considérable, furent,
entre les Toscans, les premiers qui commencèrent la guerre. Ils prirent pour
prétexte de redemander Fidènes, comme une ville qui leur appartenait :
prétention non seulement injuste, mais ridicule de la part de gens qui, n’ayant
donné aucun secours aux Fidénates lorsqu’ils étaient en guerre avec les Romains,
venaient réclamer les maisons et les terres après qu’elles avaient passé en
d’autres mains. Renvoyés avec mépris par Romulus, ils se partagèrent en deux
corps d’armée, dont l’un vint attaquer les Romains près de Fidènes, et l’autre
marcha contre Romulus. À Fidènes, ils eurent l’avantage, et tuèrent deux mille
Romains ; mais l’autre corps de troupes fut battu par Romulus, qui leur tua plus
de huit mille hommes. Il y eut près de Fidènes une seconde action, où, de l’aveu
de tout le monde, le succès fut dû en entier à Romulus, qui déploya autant
d’adresse que de courage, et fit paraître une force et une promptitude au-dessus
de l’humanité. Mais ce qu’ont dit quelques historiens, que, de quatorze mille
hommes qui restèrent sur le champ de bataille, Romulus en tua de sa main plus de
la moitié, est une fable qu’il faut absolument rejeter. En effet, n’accuse-t-on
pas les Messéniens d’une excessive vanité, pour avoir dit qu’Aristomène offrit
trois fois le sacrifice de l’Hécatomphonie, parce qu’il avait tué trois cents
Lacédémoniens en trois combats ? Romulus, ayant mis les Véiens en déroute, ne
s’amusa pas à poursuivre les fuyards ; il marcha droit à Véies, dont les
habitants, consternés d’un si grand échec, ne firent aucune résistance, et
eurent recours aux prières. Ils obtinrent un traité de paix et d’alliance pour
cent ans, à condition de livrer aux Romains une portion considérable de leur
territoire, appelée Septempagium, et de leur céder les salines qu’ils avaient
près du Tibre. Ils donnèrent pour otages cinquante de leurs principaux citoyens.
Après cette victoire, Romulus triompha le jour des ides d’octobre. Il était
suivi d’un grand nombre de prisonniers, et entre autres du général des Véiens,
homme déjà vieux, et qui, dans cette occasion, ne s’était pas conduit avec la
sagesse et l’expérience qu’on devait attendre de son âge. De là vient qu’encore
aujourd’hui, dans les sacrifices de victoire, on conduit au Capitole par la
place publique, un vieillard vêtu de pourpre, qui porte au cou une de ces bulles
qu’on donne aux enfants. Il est précédé d’un héraut qui crie : Sardiens à
vendre, parce que les Toscans passent pour une colonie venue de Sardes en Lydie,
et que Véies est une ville de la Toscane.
XXVI.
Ce fut la dernière guerre de Romulus. Dès ce moment, il ne
sut pas éviter l’écueil ordinaire à presque tous ceux que des faveurs
singulières de la fortune ont élevés à une très grande puissance. Enflé de ses
succès, plein d’une orgueilleuse confiance en lui-même, il perdit cette
affabilité populaire qu’il avait conservée jusqu’alors, et prit les manières
odieuses d’un despote. Il offensa d’abord les citoyens par le faste de ses
habits. Vêtu d’une tunique de pourpre, et par-dessus d’une robe brodée de même,
il donnait ses audiences assis sur un siège renversé, et entouré de ces jeunes
gens qu’on appelait Célères, à cause de leur promptitude à exécuter ses ordres.
Il ne paraissait en public que précédé de licteurs armés de baguettes avec
lesquelles ils écartaient la foule, et ceints de courroies dont ils liaient
sur-le-champ ceux qu’il ordonnait d’arrêter. Les Latins disaient anciennement
ligare pour lier, et aujourd’hui ils disent alligare ; c’est de là que ces
huissiers étaient appelés licteurs, et qu’on donnait à leurs baguettes le nom de
faisceaux. Je croirais plutôt qu’on a ajouté la lettre c à l’ancien mot liteurs,
pour en faire licteurs ; que ce premier terme avait la même signification que le
mot grec qui désigne les ministres publics, et qui vient de leïtos, que les
Grecs emploient aujourd’hui pour dire le peuple, au lieu que laos désigne la
populace.
XXVII.
Numitor son aïeul étant mort, Romulus devait réunir à son
domaine le royaume d’Albe. Mais il en avait laissé le gouvernement au peuple,
pour gagner par là sa confiance, et s’était seulement réservé d’y nommer tous
les ans un magistrat pour rendre la justice. Cette imprudence apprit aux
principaux de Rome à désirer un état indépendant et sans roi, où ils pussent
commander chacun à leur tour. Les patriciens, décorés simplement d’un vain titre
et de quelques marques d’honneur, mais n’ayant aucune part aux affaires, étaient
appelés au conseil par coutume, plutôt que pour y délibérer. Ils écoutaient en
silence les ordres du roi, et se retiraient ensuite sans avoir d’autre avantage
sur le peuple que d’être instruits les premiers de ce qui avait été décidé. Ce
n’était pas encore ce qui les eût le plus blessés ; mais quand Romulus, de sa
seule autorité et sans leur approbation, sans même les avoir consultés, eut
distribué aux soldats les terres qu’il avait conquises, et rendu aux Véiens
leurs otages, alors le sénat se crut indignement outragé. Aussi lorsque peu de
temps après Romulus disparut subitement, le soupçon de sa mort tomba sur les
sénateurs. Elle arriva le jour des nones de juillet, appelé alors Quintilis ; et
son époque est la seule chose qu’on en sache d’une manière sûre ; car, encore à
présent, il se pratique ce jour-là plusieurs cérémonies qui rappellent cet
événement. Romulus disparut tout à coup, sans qu’il restât aucune partie de son
corps ni de ses vêtements. On a donc conjecturé que les sénateurs s’étaient
jetés sur lui dans le temple de Vulcain, qu’ils l’avaient mis en pièces, et que
chacun avait emporté sous sa robe une partie de son corps. D’autres ont dit que
cette disparition n’eut lieu ni dans le temple de Vulcain, ni en présence des
sénateurs seuls ; mais que Romulus, tenant ce jour-là une assemblée du peuple
hors de la ville, près du marais de la Chèvre, il se fit tout à coup dans l’air
une révolution extraordinaire, et il survint une tempête si affreuse, qu’il
serait impossible de la décrire. La lumière du soleil fut totalement éclipsée ;
une nuit horrible couvrit les airs ; on n’entendait de toutes parts que de
grands éclats de tonnerre, que des vents impétueux qui soufflaient avec
violence. Le peuple effrayé se dispersa ; mais les sénateurs se rapprochèrent
les uns des autres. Dès que l’orage fut passé, et que le jour eut repris sa
lumière, le peuple revint au lieu de l’assemblée. Son premier soin fut de
demander et de chercher le roi, qui ne paraissait pas : mais les sénateurs,
arrêtant ses perquisitions, lui ordonnent d’honorer Romulus, qui vient d’être
enlevé parmi les dieux, et qui désormais sera pour eux, au lieu d’un roi doux et
humain, une divinité propice. Le petit peuple les crut sur parole ; ravi de joie
et plein d’espérance, il se retira en adorant le nouveau dieu. Mais d’autres,
animés par le ressentiment et la vengeance, poussèrent plus loin leurs
recherches, et causèrent de vives inquiétudes aux sénateurs, en les accusant
d’être les meurtriers du roi, et de chercher à couvrir leur crime par des contes
ridicules.
XXVIII.
Pendant le tumulte que cet incident fit naître, un des
premiers patriciens, généralement estimé pour sa vertu, qui avait suivi Romulus
d’Albe à Rome, et avait joui de la confiance et de la familiarité de ce prince,
Julius Proculus, s’avança au milieu de la place publique ; et là, en présence de
tout le peuple, il jura, par ce qu’il y avait de plus sacré, qu’en revenant de
l’assemblée Romulus lui avait apparu plus grand et plus beau qu’il ne l’avait
jamais vu, et couvert d’armes plus brillantes que le feu ; qu’à cette vue, saisi
d’étonnement, il lui avait dit : « Ah ! prince, que vous avons-nous fait ? et
pourquoi nous avez-vous quittés, en nous exposant aux accusations les plus
graves et les plus injustes, en laissant toute la ville privée d’un père et
plongée dans un deuil inexprimable ? » Que Romulus lui avait répondu : « Les
dieux veulent, Proculus, qu’après avoir vécu si longtemps avec les hommes,
quoique fils d’un dieu, après avoir bâti une ville qui surpassera toutes les
autres en puissance et en gloire, je retourne au ciel d’où je suis descendu.
Adieu ; allez dire aux Romains qu’en pratiquant la tempérance, en exerçant leur
courage, ils s’élèveront au plus haut point de la puissance humaine. Pour moi,
sous le nom de Quirinus, je serai votre dieu tutélaire. » Le caractère de
Proculus, et le serment qu’il avait fait, firent ajouter foi à son témoignage.
D’ailleurs l’assemblée, par une sorte d’inspiration divine, fut saisie d’un tel
enthousiasme, que personne ne pensa à le contredire, et que, renonçant à leurs
soupçons, ils se mirent tous à invoquer et à adorer Quirinus. Cette histoire
ressemble fort à ce que les Grecs content d'Aristéas le Proconésien, et de
Cléomèdes d'Astypalée. Ils disent qu'Aristéas étant mort dans la boutique d'un
foulon, et ses amis s'y étant transportés pour enlever le corps, il disparut
tout à coup ; des gens qui revenaient d'un voyage dirent qu'ils l'avaient
rencontré sur le chemin de Crotone. Cléomèdes, dit-on, était d'une taille et
d'une force de corps extraordinaires, mais sujet à des accès de démence et de
fureur, pendant lesquels il s'était souvent porté aux plus grandes violences. Un
jour enfin, étant entré dans une école d'enfants en bas âge, il rompit par le
milieu, d'un coup de poing, la colonne qui soutenait le comble. Le toit
s'écroula, et tous les enfants furent écrasés. Cléomèdes, voyant qu'on courait
après lui, se jeta dans un grand coffre qu'il ferma, et dont il tint le
couvercle si fortement, que plusieurs personnes, en réunissant leurs efforts, ne
purent jamais l'ouvrir. On brisa donc le coffre, où on ne le trouva ni vivant ni
mort. Les Astypaléens, fort surpris, envoyèrent consulter l'oracle d'Apollon, et
la Pythie leur fit cette réponse: Cléomèdes sera le dernier des héros. On dit
aussi due le corps d'Alcmène disparut comme on allait le porter au tombeau, et
qu'on ne trouva sur son lit qu'une pierre. On débite bien d'autres contes aussi
destitués de vraisemblance, en voulant faire partager à des êtres d'une nature
mortelle les privilèges de la divinité. A la vérité, ce serait une basse
jalousie, et même une impiété, que de refuser à la vertu toute participation de
la nature divine ; mais vouloir confondre la terre avec le ciel, ce serait une
folie. Tenons-nous-en donc à ce qu'il y a de plus certain, et disons avec
Pindare : Le corps fragile et périssable Doit subir de la mort l'arrêt
inévitable ; L'âme, qui ne périt jamais, Jouit au sein de Dieu d'une éternelle
paix. Elle seule vient des dieux et retourne au ciel, d'où elle tire son
origine, non pas avec le corps, mais après qu'elle en a été entièrement
séparée ; que, devenue pure et chaste par cette séparation, elle ne tient plus
rien d'une chair mortelle. L'âme sèche, dit Héraclite, est la plus parfaite ;
elle s'élance du corps comme l'éclair de la nue. Mais celle qui, confondue, et,
pour ainsi dire, amalgamée avec le corps, s'est rendue toute charnelle,
semblable à une vapeur épaisse et ténébreuse, s'enflamme difficilement et
s'élève avec peine. Gardons-nous donc d'envoyer au ciel, contre leur nature, les
corps des hommes vertueux ; mais soyons fortement persuadés qu'après leur mort,
et par leur nature même et par la volonté des dieux, ils sont, pour prix de
leurs vertus, changés d'hommes en héros, de héros en génies ; et, s'ils ont
passé tous les jours de leur vie, comme ceux de l'initiation aux mystères, dans
l'innocence et dans la sainteté, s'ils ont fui toutes les passions et tous les
désirs d'une chair terrestre et mortelle, alors leurs âmes, élevées à la nature
des dieux, non par un décret public, mais par la vérité même, et sur les motifs
les plus justes, jouissent de la condition la plus belle et la plus heureuse.
XXIX.
Le surnom de Quirinus donné à Romulus est, selon les uns, le
même que celui de Mars. D’autres lui donnent la même origine qu’à celui de
Quirites que portent les Romains. Suivant d’autres, enfin, les anciens nommaient
quiris le fer d’une pique ou la pique même ; la statue de Junon, qu’on portait
au bout d’une pique, était appelée Quiritis ; on donnait le nom de Mars à la
pique consacrée dans le palais de Numa ; ceux qui s’étaient distingués dans les
combats recevaient une pique pour prix de leur valeur. Romulus fut donc surnommé
Quirinus, parce qu’il était un dieu guerrier, ou le dieu même des combats. On
lui dédia un temple sur une des montagnes de Rome, qui, de son nom, fut appelée
le mont Quirinal. Le jour auquel il disparut s’appelle la Fuite du peuple, et
nones Caprotines, parce qu’on fait ce jour-là un sacrifice hors de la ville,
près du marais de la Chèvre ; et le nom latin de chèvre est capra. Ceux qui vont
à ce sacrifice prononcent, avec de grands cris, plusieurs noms romains, tels que
Marcus, Lucius, Caïus, pour imiter la fuite qui eut lieu dans cette occasion, et
la manière dont ils s’appelaient les uns les autres dans le trouble et la
frayeur où ils étaient. Suivant d’autre auteurs, ce n’est pas l’imitation d’une
fuite, mais de l’empressement et du concours ; et voici la raison qu’ils en
donnent. Quand les Gaulois qui s’étaient rendus maîtres de Rome en eurent été
chassés par Camille, la ville eut bien de la peine à se remettre de l’état
d’épuisement auquel elle était réduite. Plusieurs peuples du Latium, profitant
de sa faiblesse, se réunirent pour l’attaquer. Ils avaient à leur tête Lucius
Posthumus, qui, s’étant campé fort près de Rome, envoya dire aux Romains, par un
héraut, que les Latins voulaient renouer, par de nouveaux mariages, leur
ancienne alliance, qui commençait à s’affaiblir ; que s’ils leur envoyaient un
certain nombre de leurs filles et de leurs jeunes veuves, ils auraient la paix
avec eux, comme ils l’avaient eue avec les Sabins par le même moyen. Cette
proposition troubla fort les Romains : si d’un côté ils craignaient la guerre,
ils voyaient, de l’autre, que livrer leurs femmes et leurs filles, c’était se
mettre sous la dépendance absolue des Latins. Dans cette perplexité, une esclave
nommée Philotis, ou Tutula selon d’autres, vint leur conseiller de ne suivre
aucun de ces deux partis, mais d’employer la ruse pour éviter et de faire la
guerre et de livrer de pareils otages. La ruse consistait à envoyer aux ennemis
Philotis elle-même, avec les plus belles esclaves, vêtues en femmes de condition
libre : la nuit, Philotis élèverait, du camp des ennemis, un flambeau allumé ; à
ce signal, les Romains sortiraient en armes, et auraient bon marché des Latins,
qu’ils trouveraient endormis. Son conseil fut suivi, et les ennemis donnèrent
dans le piège. Philotis plaça le signal convenu au haut d’un figuier sauvage,
sur lequel elle avait étendu par derrière des couvertures, afin que les ennemis
ne pussent voir la lumière du flambeau, et qu’elle ne fût vue que des Romains.
Dès que ceux-ci l’aperçurent, ils sortirent promptement, en s’appelant les uns
les autres aux portes de la ville, afin de s’animer réciproquement. Ils
surprirent les ennemis, et les taillèrent en pièces. C’est, dit-on, pour
conserver le souvenir de leur victoire, qu’ils célèbrent la fête de la Fuite du
peuple ; et ils appellent ce jour les nones Caprotines, du mot caprificus, nom
du figuier sauvage chez les Romains. Ce jour-là, on donne aux femmes un grand
festin hors de la ville, sous des tentes faites de branches de figuier. Les
esclaves, après avoir fait une quête, courent en jouant de côté et d’autre :
elles se frappent et se jettent des pierres, pour imiter ce que firent alors ces
esclaves en secourant les Romains dans le combat. Mais peu d’historiens adoptent
ce récit. Cette manière de s’appeler les uns les autres en plein jour, cette
sortie de la ville pour aller sacrifier au marais de la Chèvre, tout cela
s’accorde mieux, ce semble, avec la première opinion : à moins que les deux
événements ne soient arrivés au même jour, à des époques différentes. Au reste,
quand Romulus disparut d’entre les hommes, il était âgé de cinquante-quatre ans,
et en avait régné trente-huit.