I.
Les géographes, mon cher Sénécion, renvoient à l'extrémité de
leurs cartes les pays qui leur sont inconnus, et marquent en quelques endroits
que ce qui est au-delà ne contient que des déserts arides, pleins de bêtes
féroces, que des marais impraticables, que les frimas de la Scythie, ou des mers
glacées. De même, dans ces vies parallèles des hommes illustres, après avoir
parcouru les temps où l'histoire, appuyée sur des faits connus, porte tous les
caractères de la vraisemblance, nous pouvons dire des âges antérieurs : au-delà
est le pays des fictions et des monstres, habité par les poètes et les
mythologistes, où rien n'est assuré et ne mérite aucune confiance. Les vies de
Lycurgue le législateur et du roi Numa, que j'ai déjà publiées, m'ayant
rapproché du temps de Romulus, j'ai cru pouvoir remonter jusqu'à ce prince. Mais
en considérant Qui d'entre les mortels on doit lui comparer, Quel guerrier avec
lui pourra se mesurer, comme le dit Eschyle, il m'a paru que le fondateur
d'Athènes, cette ville si belle et si célèbre, pouvait très bien être mis en
parallèle avec le père de la glorieuse et invincible Rome. Je voudrais pouvoir
épurer cette vie de tout ce qu'elle a de fabuleux, et, en l'appuyant sur des
fondements raisonnables, lui donner l'air de l'histoire ; mais dans les endroits
où, se refusant à toute espèce de vraisemblance, elle ne pourra obtenir la
confiance des lecteurs, j'aurai recours à leur indulgence, et je les prierai de
recevoir favorablement des fables dont l'origine se perd dans l'antiquité la
plus reculée.
II.
Thésée et Romulus m'ont paru avoir entre eux plusieurs traits
de ressemblance : tous deux nés d'une union clandestine et d'un père incertain,
ils ont passé l'un et l'autre pour enfants des dieux. Reconnus tous les deux
pour de vaillants guerriers, ils ont joint la prudence à la force ; ils ont
donné naissance aux deux plus célèbres villes du monde : l'un a bâti Rome ;
l'autre a fondé la cité d'Athènes, en réunissant tous ses bourgs dans une même
enceinte. Ils ont tous deux enlevé des femmes ; ils ont éprouvé l'un et l'autre
des dissensions et des malheurs domestiques. Sur la fin de leur vie, ils se sont
attiré la haine de leurs citoyens, si toutefois on doit croire ce qu'on en
rapporte de moins fabuleux et de plus vraisemblable.
III.
Thésée remontait par son père à Érechthée et à ces premiers habitants de
l'Attique qu'on appelait Autochtones. Du côté de sa mère, il descendait de
Pélops, le plus puissant des rois du Péloponnèse, moins encore par ses richesses
que par le nombre de ses enfants. Il maria plusieurs de ses filles aux plus
grands princes du pays, et procura à ses fils des gouvernements considérables en
divers endroits de la Grèce. Pitthée, l'un d'eux, aïeul maternel de Thésée,
fonda la petite ville de Trézène. Il passait pour l'homme le plus sage et le
plus instruit de son temps. Le mérite de cette sagesse consistait en sentences
de morale du genre de celles qui ont tant fait estimer le poème d'Hésiode sur
les Travaux et les Jours, où l'on trouve la maxime suivante, qu'on dit être de
Pitthée : Tiens prêt pour ton ami le prix de son service ; du moins le
philosophe Aristote la lui attribue ; et Euripide, en appelant Hippolyte le
disciple du saint Pitthée, nous montre la haute opinion qu'on avait de ce
prince. Égée, qui désirait d'avoir des enfants, étant allé consulter Apollon, la
Pythie lui rendit cet oracle si connu qui lui défendait d'avoir commerce avec
aucune femme avant son retour à Athènes. Mais comme la réponse n'était pas
claire, il passa par Trézène, et fit part à Pitthée de l'oracle, qui était conçu
en ces termes : Grand prince, dont la gloire égale la vertu, Avant que dans ses
murs Athènes t'ait reçu, Tu ne délieras point le pied qui sort de l'outre. On ne
sait pas comment Pitthée entendit cet oracle ; mais, soit persuasion, soit
adresse, il fit si bien, qu'Éthra, sa fille, eut commerce avec Égée, qui, ayant
su que c'était la fille de Pitthée, et soupçonnant qu'elle était grosse, lui
laissa en partant une épée et des souliers, qu'il cacha sous une grande pierre,
assez creuse pour contenir ce dépôt. Il ne communiqua son secret qu'à Éthra
seule, et lui recommanda, si elle accouchait d'un fils, qui, parvenu à l'âge
viril, fût assez fort pour lever la pierre et prendre ce qu'il y avait déposé,
de le lui envoyer avec ces signes de reconnaissance, sans en rien dire à
personne, et le plus secrètement qu'il lui serait possible : car il craignait
les Pallantides, qui, au nombre de cinquante frères, lui dressaient des
embûches, et le méprisaient parce qu'il n'avait point d'enfants. Ces mesures
prises, il s'en alla.
IV.
Éthra mit au monde un fils qui, selon les uns, fut nommé
Thésée aussitôt après sa naissance, à cause des signes que son père avait posés
sous la pierre ; suivant d'autres, il ne reçut ce nom qu'à Athènes, après
qu'Égée l'eut reconnu pour son fils. Pendant qu'il était élevé chez Pitthée, il
eut pour gouverneur un nommé Connidas, auquel les Athéniens sacrifient encore
aujourd'hui un bélier la veille de la fête de Thésée, honorant ainsi sa mémoire
avec bien plus de justice que celle de Parrhasius et de Silanion, qui n'ont fait
que des statues et des portraits de ce prince.
V.
C'était encore l'usage d'aller à Delphes, au sortir de
l'enfance, pour y consacrer à Apollon les prémices de sa chevelure. Thésée s'y
rendit ; et le lieu où il fit cette cérémonie s'appelle encore aujourd'hui, de
son nom, Théséia. Mais il ne se rasa que le devant de la tête, comme faisaient
les Abantes, au rapport d'Homère ; et cette manière de se couper les cheveux
fut, pour cette raison, appelée Théséide. Les Abantes n'avaient pris cette
coutume ni des Arabes, comme l'ont cru quelques auteurs, ni des Mysiens.
C'étaient des peuples très belliqueux, qui serraient de près l'ennemi, et
avaient plus qu'aucune autre nation l'habitude de combattre corps à corps, selon
qu'Archiloque leur en rend témoignage dans ces vers : De la fronde et de l'arc
ils ignorent l'usage ; Et lorsque dans leur camp le démon des combats Vient
donner le signal à leur bouillant courage, Le fer étincelant dont ils arment
leur bras Fait éclater partout leur valeur indomptée ; Sous leurs terribles
coups tombent des rangs entiers. C'est là le seul combat connu de ces guerriers
Qui vivent sur les bords de la fertile Eubée. Ils ne voulaient donc pas que les
ennemis pussent les saisir aux cheveux, et se les faisaient couper par devant.
Ce fut, dit-on, pour la même raison qu'Alexandre commanda à ses généraux de
faire raser les Macédoniens : il croyait que la barbe donnait à l'ennemi la
prise la plus facile.
VI.
Éthra cachait toujours avec soin la véritable origine de
Thésée, et Pitthée faisait courir le bruit qu'il était fils de Poséidon. Les
Trézéniens honorent singulièrement ce dieu, qu'ils regardent comme le protecteur
de leur ville ; ils lui consacrent les prémices de leurs fruits, et ont fait de
son trident la marque de leur monnaie. Mais lorsque Thésée, parvenu à
l'adolescence, eut montré qu'à la force du corps, au courage et à la grandeur
d'âme, il joignait la sagesse et la prudence, Éthra, le menant au lieu où était
la pierre, lui découvre le secret de sa naissance, lui ordonne de tirer les
signes que son père y avait déposés, et de se rendre par mer auprès de lui à
Athènes. Thésée leva facilement la pierre ; mais, malgré les instances de sa
mère et de son aïeul, il refusa de s'embarquer, quoique la route par mer fût la
plus sûre. Il était dangereux d'aller par terre à Athènes ; les chemins étaient
infestés par des voleurs et des brigands. Ce siècle produisait des hommes
infatigables dans les travaux, supérieurs à tous les autres par leur activité,
leur vitesse et leur force ; mais au lieu d'employer ces qualités naturelles à
des fins honnêtes et utiles, ils ne se plaisaient que dans les outrages et les
violences ; ils n'ambitionnaient d'autres fruits de cette supériorité que
d'assouvir leur cruauté, que de tout soumettre, de forcer et de détruire tout ce
qui tombait entre leurs mains. Persuadés que la plupart des hommes ne louent la
pudeur, l'égalité, la justice et l'humanité, que parce qu'ils n'ont pas la
hardiesse de commettre des injustices ou qu'ils craignent d'en éprouver, ils
croyaient que toutes ces vertus n'étaient pas faites pour ceux qui avaient la
force en main. Héraclès, dans ses courses, avait exterminé une partie de ces
brigands ; les autres, saisis d'épouvante à son approche, s'enfuyaient devant
lui et n'osaient paraître pendant qu'il était près d'eux. Ce héros, les voyant
abattus, négligea de les poursuivre. Lorsqu'il eut eu le malheur de tuer Iphitos,
il se retira en Lydie, où il fut longtemps esclave d'Omphale ; servitude qu'il
s'était imposée lui-même en punition de ce meurtre. Tant qu'elle dura, la Lydie
fut dans une pleine sûreté et jouit de la paix la plus profonde ; mais dans les
contrées de la Grèce on vit les brigandages renaître, et les scélérats se
répandre de tous côtés ; personne ne pouvait plus les réprimer ni s'opposer à
leurs violences. Les chemins de terre du Péloponnèse à Athènes étaient donc très
dangereux ; et Pitthée, pour persuader Thésée de faire le voyage par mer, lui
nommait chacun de ces brigands, et lui racontait les traitements cruels qu'ils
faisaient souffrir aux étrangers. Mais depuis longtemps la gloire et la vertu
d'Héraclès avaient secrètement enflammé le coeur de Thésée ; plein d'estime pour
ce héros, il écoutait avec le plus vif intérêt ceux qui lui en parlaient, qui le
lui dépeignaient, surtout ceux qui l'avaient vu et entendu, qui avaient été les
témoins de ses exploits. On voyait alors sensiblement en lui ces vives
impressions que Thémistocle éprouva plusieurs siècles après, et qui lui
faisaient dire que les trophées de Miltiade l'empêchaient de dormir. De même
Thésée, admirant le courage d'Héraclès, rêvait la nuit aux exploits de ce
héros ; pendant le jour, il se sentait piqué d'une noble émulation, et brûlait
du désir de les imiter.
VII.
Il en avait un nouveau motif dans sa parenté avec lui ; ils
étaient fils de deux cousines germaines : Éthra était fille de Pitthée ; Alcmène
avait pour mère Lysidice, soeur de Pitthée, née comme lui de Pélops et
d'Hippodamie. C'eût été donc pour lui un déshonneur insupportable si, pendant
qu'Héraclès cherchait partout les brigands pour en purger la terre et les mers,
lui au contraire il eût évité les combats qui se présentaient ; s'il eût fait
honte, par cette fuite maritime, au dieu que l'opinion publique lui donnait pour
père ; et si, au lieu de faire reconnaître tout de suite par de grands exploits
la noblesse de son origine, il n'eût porté à son véritable père d'autres signes
de sa naissance que des souliers, et une épée qui n'aurait pas encore été rougie
de sang. Plein de ces généreux sentiments, il part avec la ferme résolution de
n'attaquer personne, mais de repousser vigoureusement ceux qui voudraient lui
faire violence.
VIII.
Comme il traversait le territoire d'Épidaure, un brigand
nommé Périphétès, armé ordinairement d'une massue, ce qui lui avait fait donner
le surnom de Corynètès, l'arrêta, et voulut l'empêcher de passer. Thésée le
combattit et le tua. Charmé d'avoir gagné sa massue, il la porta toujours
depuis, comme Héraclès portait la peau du lion de Némée. Cette dépouille faisait
connaître quel énorme animal Héraclès avait tué ; et Thésée, en portant cette
massue, faisait voir qu'il avait pu la prendre à un autre, mais qu'elle serait
imprenable dans ses mains. De là étant passé à l'isthme de Corinthe, il fit,
périr Sinis par le même supplice que ce brigand faisait souffrir aux passants ;
non que Thésée eût jamais appris ou exercé de pareilles cruautés, mais il
voulait montrer que la vertu est toujours supérieure à l'art même le plus
exercé. Sinis avait une fille grande et belle, nommée Périgouné, qui, voyant son
père mort, avait pris la fuite. Thésée la cherchait de tous côtés dans un bois
épais, rempli d'épines et d'asperges sauvages, où elle s'était jetée. Elle
adressait la parole à ces plantes avec une simplicité d'enfant, comme si elles
eussent pu l'entendre ; et, les conjurant de la dérober à la vue de Thésée, elle
leur promettait avec serment, si elles lui sauvaient la vie, de ne jamais les
couper ni les brûler. Cependant Thésée l'appelait à haute voix, et lui donnait
sa parole qu'il ne lui ferait aucun mal, et qu'il la traiterait bien. Rassurée
par ses promesses, elle sortit du bois et alla le trouver. Thésée eut d'elle un
fils qu'il nomma Mélanippe. Dans la suite, Thésée maria Périgouné à Déionée,
fils d'Eurytos, roi d'Oechalie. De Mélanippe naquit Ioxos, qui, avec Ornythos,
alla fonder une colonie en Carie, et fut le chef des Ioxides, qui depuis ont
conservé l'usage de ne point brûler les épines ni les asperges sauvages ; ils
les honorent même et leur rendent une sorte de culte.
IX.
Il y avait à Crommyon une laie nommée Phaïa, animal dangereux
et plein de courage ; elle n'était pas aisée à vaincre. Thésée, pour ne pas
paraître ne rien faire que par nécessité, l'attendit, et la tua chemin faisant.
Il croyait d'ailleurs qu'un homme de coeur ne doit combattre les méchants que
pour repousser leurs attaques ; mais qu'il doit provoquer les animaux courageux,
et s'exposer pour les combattre. On a dit aussi que cette Phaïa était une femme
prostituée, qui vivait de brigandages, et habitait à Crommyon ; qu'on lui avait
donné le nom de laie à cause de ses moeurs et du genre de vie qu'elle menait, et
que Thésée la fit mourir
X.
Sur les confins de Mégare, il donna la mort à Sciron en le
précipitant du haut d'un rocher dans la mer. Suivant l'opinion la plus reçue, ce
brigand pillait les étrangers ; selon d'autres, il portait l'orgueil et
l'insolence jusqu'à les forcer à lui laver les pieds ; et pendant qu'ils le
faisaient, il les poussait d'un coup de pied dans les flots. Les historiens de
Mégare s'élèvent contre cette tradition ; et, attaquant, selon l'expression de
Simonide, la longue autorité des temps, ils disent que Sciron ne fut ni un
brigand ni un scélérat ; qu'il avait, au contraire, déclaré la guerre aux
méchants ; et se montrait le protecteur et l'ami des hommes justes et vertueux.
Éaque, ajoutent-ils, passe pour l'homme le plus saint de la Grèce ; Cychréos de
Salamine reçoit à Athènes les honneurs divins ; la vertu de Pélée et de Télamon
n'est ignorée de personne. Or Sciron fut gendre de Cychréos, beau-père d'Éaque
et grand-père de Pélée et de Télamon, nés tous d'Endéis, fille de Sciron et de
Chariclo. Est-il vraisemblable que les personnages les plus vertueux se soient
alliés au plus méchant des hommes ; qu'ils aient voulu lui donner et recevoir de
lui ce que les hommes ont de plus cher et de plus précieux ? Ces mêmes
historiens disent encore que Thésée ne tua pas Sciron à son premier voyage
d'Athènes, mais longtemps après, lorsqu'il s'empara d'Éleusis, occupée alors par
les Mégariens, et qu'il en chassa Dioclès, qui y commandait. Telles sont sur ce
fait les contradictions des historiens.
XI.
Arrivé à Éleusis, il vainquit à la lutte Cercyon d'Arcadie,
et le tua. Passant de là à Hermione, qui en est peu éloignée, il fit mourir
Damastès, qu'on appelait aussi Procuste, en l'allongeant à la mesure de son lit,
comme il y forçait lui-même ses hôtes. En cela il imitait Héraclès, qui faisait
souffrir à ses agresseurs le même supplice qu'ils lui avaient destiné. Ainsi il
avait sacrifié Busiris, étouffé Antée à la lutte, tué Cycnos en combat
singulier, et brisé la tête à Terméros, duquel est venu le proverbe du " mal
Termérien ". Ce Terméros cassait la tête aux passants en la leur heurtant de la
sienne. De même Thésée, pour punir les méchants, employait contre eux le genre
de violence dont ils usaient eux-mêmes, et les condamnait avec justice au même
supplice qu'ils faisaient injustement souffrir aux autres. Lorsqu'il fut sur les
bords du Céphise, il rencontra la famille des Phytalides qui venait par honneur
au-devant de lui. Il les pria de le purifier ; et ils le firent avec toutes les
cérémonies usitées dans les expiations. Après avoir sacrifié aux dieux pour se
les rendre propices, ils le reçurent dans leur maison, et lui firent le meilleur
traitement. Personne encore dans son voyage ne lui avait fait accueil.
XII.
Il arriva, dit-on, à Athènes le 8 du mois Cronios, appelé
aujourd'hui Hécatombéon. Il trouva la ville pleine de troubles et de divisions ;
et le palais d'Égée, en particulier, était dans le plus grand désordre. Médée,
qui s'était sauvée de Corinthe à Athènes, vivait avec ce prince, qu'elle avait
séduit en lui promettant que par des remèdes sûrs elle lui ferait avoir des
enfants. Elle n'eut pas plus tôt vu Thésée, que, pénétrant ses desseins, elle
voulut le prévenir avant qu'Égée eût le temps de le reconnaître. Comme les
dissensions dont la ville était remplie faisaient tout craindre à un prince
affaibli par les années, elle le persuada d'empoisonner ce jeune homme dans un
repas qu'il devait lui donner comme étranger. Thésée fut invité. En arrivant à
table, il ne jugea pas à propos de se découvrir tout de suite ; mais afin de
donner à son père un premier moyen de le reconnaître, quand on eut servi, il
tira son couteau comme pour couper les viandes, et en même temps il laissa voir
son épée. Égée, l'ayant aussitôt reconnue, renverse la coupe où était le poison,
fait plusieurs questions à Thésée, et, sur ses réponses, il l'embrasse, convoque
à l'heure même l'assemblée du peuple, et reconnaît son fils devant les
Athéniens, qui, informés déjà de ses exploits, le reçurent avec plaisir. On dit
que, lorsque Égée renversa la coupe, le poison tomba dans cet endroit du
quartier Delphinien qui est aujourd'hui enfermé de murailles et où était alors
le palais d'Égée. C'est de là que le Mercure qui est à la porte orientale du
temple s'appelle encore à présent le Mercure de la porte d'Égée.
XIII.
Les Pallantides avaient toujours espéré qu'après la mort
d'Égée, qu'ils voyaient sans enfants, ils lui succéderaient au trône d'Athènes.
Mais lorsque Thésée en eut été déclaré l'héritier, ils ne purent souffrir
qu'Égée, qui, simple fils adoptif de Pandion, ne tenait en rien à la famille des
Érechthides, non content d'avoir possédé le royaume, voulût encore le faire
passer à Thésée, qui n'était lui-même qu'un étranger et un inconnu. Ils
résolurent donc d'aller l'attaquer ; et, se partageant en deux bandes afin de
charger les ennemis de deux côtés différents, les uns, sous la conduite de leur
père, viennent à découvert du bourg de Sphettos, et les autres se mettent en
embuscade dans le bourg de Gargettos. Ils avaient avec eux un héraut du bourg d'Agnunte,
nommé Léos, qui découvrit à Thésée le dessein des Pallantides. Thésée, sans
perdre un instant, tombe sur la troupe qui était en embuscade et la taille en
pièces. Le corps qui marchait avec Pallas n'en eut pas plus tôt appris la
nouvelle, qu'il se dispersa. Depuis ce temps-là, dit-on, les habitants de
Pallène ne contractent aucun mariage avec ceux d'Agnunte ; et dans les annonces
publiques on ne crie jamais ces mots, qui sont d'usage dans les autres bourgs :
" Écoutez, peuple " [leôi], tant ils ont en horreur ce nom de Léos, à cause de
la trahison du héraut.
XIV.
Thésée, pour exercer son courage et gagner en même temps
l'affection du peuple, alla combattre le taureau de Marathon, qui nuisait
beaucoup aux habitants de la Tétrapole. Il le dompta, le prit vivant, et, après
l'avoir promené dans toute la ville, il le sacrifia à Apollon Delphinien. Le
récit qu'on fait sur Hécalé, sur l'hospitalité et le repas qu'elle donna à
Thésée, ne paraît pas entièrement dépourvu de vérité, car anciennement les
bourgs des environs se rassemblaient pour faire à Zeus Hécaléien un sacrifice
qu'on appelait Hécalésien, dans lequel ils honoraient Hécalé, et lui donnaient
le nom diminutif d'Hécalène, par imitation de ce qu'elle fit elle-même
lorsqu'elle reçut Thésée, qui était encore fort jeune. Elle l'embrassa, et,
suivant l'usage des vieilles gens, elle lui donna, en signe d'amitié, de ces
noms diminutifs. Elle avait voué un sacrifice à Zeus si Thésée revenait
vainqueur d'une expédition pour laquelle il partait ; mais elle mourut avant son
retour ; et Thésée, revenu de son expédition, ordonna, dit l'historien
Philochore qu'on ferait le sacrifice, et qu'elle y serait honorée en
reconnaissance de l'hospitalité qu'il en avait reçue.
XV.
Peu de temps après, les députés de Minos vinrent de Crète à
Athènes demander, pour la troisième fois, le tribut qu'on lui payait. Androgée
son fils ayant été tué en trahison dans l'Attique, Minos déclara la guerre aux
Athéniens, entra dans leurs terres et mit tout à feu et à sang. Les dieux
eux-mêmes frappèrent l'Attique de peste, de stérilité et de sécheresse, au point
que les rivières tarirent. Les Athéniens consultèrent l'oracle d'Apollon, qui
leur répondit que la colère des dieux ne s'apaiserait et qu'ils ne feraient
cesser tous ces fléaux qu'après qu'on aurais satisfait Minos. Ils lui envoyèrent
donc des ambassadeurs pour le supplier de leur accorder la paix. Il y consentit,
à condition que pendant neuf ans les Athéniens lui paieraient un tribut de sept
jeunes garçons et d'autant de jeunes filles. Voilà sur quoi la plupart des
historiens sont d'accord. Pour rendre le fait plus tragique, la fable ajoute que
ces enfants étaient ou dévorés par le Minotaure dans le labyrinthe, ou condamnés
à errer jusqu'à leur mort dans ce lieu, d'où ils ne pouvaient sortir. Pour le
Minotaure, C'était un monstre affreux dont la double nature De l'homme et du
taureau présentait la figure, a dit Euripide.
XVI.
Mais, suivant Philochore, les Crétois ne conviennent pas de
ce fait. Ils disent que le labyrinthe était une prison où l'on n'avait d'autre
mal que d'être si bien gardé qu'il était impossible de s'en échapper. Minos,
ajoutent-ils, avait institué, en l'honneur de son fils, des combats gymniques,
où les vainqueurs recevaient pour prix les enfants qui étaient détenus dans ce
labyrinthe. Le premier qui remporta le prix fut un des plus grands seigneurs de
la cour, général des armées de Minos. Il se nommait Tauros. C'était un homme de
moeurs dures et farouches, qui traitait avec beaucoup d'insolence et de cruauté
ces jeunes Athéniens. Aristote, dans sa Constitution des Bottiéens, ne croit pas
non plus que ces enfants fussent mis à mort par Minos, mais qu'ils vivaient en
Crète du travail de leurs mains, et vieillissaient dans l'esclavage. Il raconte
que, dans des siècles très éloignés, les Crétois, pour acquitter un ancien voeu,
envoyèrent à Delphes leurs premiers-nés ; que, les descendants des prisonniers
athéniens, s'étant joints à cette troupe, sortirent de Crète avec eux, et
n'ayant pas trouvé à Delphes de quoi subsister, ils passèrent en Italie et
s'établirent dans la Pouille ; qu'ensuite, retournant sur leurs pas, ils
allèrent en Thrace, où ils prirent le nom de Bottiéens. De là vient que leurs
filles, dans un sacrifice qui est en usage parmi eux, ont coutume de terminer
leurs chants par ce refrain : " Allons à Athènes. " Au reste cela fait voir
combien il est dangereux de s'attirer la haine d'une ville dont la langue est
cultivée, et où les Muses sont en honneur, car Minos a toujours été depuis
décrié sur les théâtres d'Athènes. Hésiode a beau l'appeler le plus grand des
rois, et Homère dire de lui qu'il conversait familièrement avec Zeus : les
poètes tragiques ont prévalu, et, du haut de leur théâtre, ils ont fait pleuvoir
sur lui l'opprobre et l'infamie ; ils l'ont fait passer pour un homme dur et
violent, quoiqu'on dise communément que Minos est le roi, le législateur des
enfers et que Rhadamanthe n'est que le juge chargé d'exécuter les lois que Minos
prescrit.
XVII.
Lorsque le temps de payer le troisième tribut arriva, et que
les pères qui avaient des enfants encore jeunes furent obligés de les faire
tirer au sort, Égée se vit de nouveau en butte aux murmures et aux plaintes des
Athéniens. Il était seul, disaient-ils, la cause de tout le mal, et seul il
n'avait aucune part à la punition ; il faisait passer sa couronne à un étranger,
à un bâtard, et les voyait avec indifférence privés de leurs enfants légitimes.
Thésée, touché de ces plaintes, et trouvant juste de partager la fortune des
autres citoyens, s'offrit volontairement pour aller en Crète, sans tirer au
sort. Les Athéniens admirèrent sa grandeur d'âme, et cette popularité leur
inspira la plus vive affection pour lui. Égée, au contraire, employa les prières
et les instances les plus fortes pour l'en détourner ; mais le voyant
inébranlable et inflexible à tout, il désigna les autres enfants par la voie du
sort. Cependant, s'il faut en croire Hellanicos, ces enfants n'étaient pas pris
ainsi ; Minos lui-même venait les choisir ; et cette fois il prit Thésée le
premier de tous, aux conditions que les Athéniens fourniraient le vaisseau de
transport, que les enfants qui s'embarqueraient avec lui n'auraient aucune arme
offensive, et qu'à la mort du Minotaure le tribut cesserait. Auparavant, comme
il n'y avait pour ces enfants aucun espoir de salut, le vaisseau qui les portait
était garni d'une voile noire, pour montrer qu'ils allaient à une mort certaine.
Mais alors Thésée ayant rassuré et rempli de confiance son père par les
promesses qu'il lui fit de dompter le Minotaure, Égée donna au pilote une même
voile blanche, avec ordre de la mettre au retour, si son fils était sauvé ;
sinon de revenir avec la voile noire, qui lui apprendrait d'avance son malheur.
Simonide dit que la voile qu'Égée donna au pilote n'était pas blanche, mais d'un
beau rouge d'écarlate ; et il convient qu'elle devait être un signe qu'ils
avaient échappé à la mort. Il ajoute que le pilote se nommait Phéréclos, fils d'Amarsyas.
Philochore prétend que Thésée reçut de Sciros de Salamine un pilote nommé
Nausithoos, avec un matelot pour être à la proue, qui s'appelait Phaïax : car
les Athéniens ne s'étaient pas encore appliqués à la marine. Sciros les lui
donna, parce qu'au nombre des enfants tombés au sort était Ménesthès, son
petit-fils par sa fille. Cet historien en donne pour preuve les monuments que
Thésée fit élever à l'honneur de Nausithoos et de Phaïax, dans le port de
Phalère, près du temple de Sciros ; il assure que c'est pour eux qu'on célèbre
les fêtes appelées Cybernesia, ou des patrons des navires.
XVIII.
Après que le sort fut tiré, Thésée, prenant les enfants sur
qui il était tombé, alla du Prytanée au temple Delphinien, où il offrit pour eux
à Apollon le rameau de suppliant. C'était une branche de l'olivier sacré,
entourée de bandelettes de laine blanche. Quand il eut fait sa prière, il
s'embarqua le 6 du mois Munychium, jour auquel on envoie encore aujourd'hui les
jeunes filles dans ce temple pour se rendre les dieux favorables. On prétend
qu'à Delphes le dieu lui ordonna de prendre Aphrodite pour guide, et de la prier
de s'embarquer avec lui. On ajoute que, pendant qu'il lui sacrifiait sur le bord
de la mer, une chèvre fut tout à coup changée en boue ; ce qui fit donner à
cette déesse le surnom d'Épitragia.
XIX.
Plusieurs historiens, d'accord en cela avec les poètes ;
disent que, lorsqu'il fut arrivé en Crète, Ariane, qui avait conçu pour lui de
l'amour, lui donna un peloton de fil, et lui enseigna le moyen de se tirer des
détours du labyrinthe ; qu'avec ce secours, il tua le Minotaure, et se rembarqua
sur-le-champ, emmenant avec lui Ariane et les jeunes enfants qu'il avait
conduits en Crète. Phérécyde écrit que Thésée, avant de partir, coupa les fonds
des vaisseaux crétois, et les mit hors d'état de le poursuivre. Tauros, général
de Minos, fut, suivant Damon, tué par Thésée en combattant dans le port, au
moment où les Athéniens allaient mettre à la voile. Mais Philochore raconte que,
Minos ayant annoncé des jeux en l'honneur de son fils, tout le monde vit avec la
plus grande peine que Tauros triompherait encore de tous ses concurrents. La
dureté de son caractère avait rendu sa puissance odieuse aux Crétois ; et
d'ailleurs on l'accusait d'un commerce criminel avec la reine Pasiphaé. Aussi,
Thésée ayant demandé la permission de le combattre, Minos la lui accorda
volontiers. Comme c'est l'usage en Crète que les femmes assistent aux
spectacles, Ariane, qui était présente à ces jeux, fut frappée de la beauté du
jeune Athénien, et admira sa supériorité sur tous ses rivaux. Minos, charmé des
succès de Thésée, ravi surtout de voir Tauros vaincu et livré à la risée
publique, rendit à Thésée les jeunes enfants, et remit à la ville d'Athènes le
tribut qu'elle payait. Clidémos, remontant beaucoup plus haut, fait un récit
aussi singulier que peu vraisemblable. Il y avait, dit-il, en Grèce, un décret
commun à tous les peuples, qui défendait de mettre en mer aucun vaisseau monté
de plus de cinq hommes ; on n'exceptait de cette défense que Jason seul,
commandant du navire, Argo, chargé de courir les mers pour les purger de
pirates. Dédale s'étant enfui de Crète à Athènes, Minos, contre les dispositions
de ce décret, le poursuivit avec de grands vaisseaux, et fut jeté par la tempête
sur les côtes de la Sicile, où il mourut. Son fils Deucalion, irrité contre les
Athéniens, les envoya sommer de lui livrer Dédale, avec menaces, s'ils le
refusaient, de faire mourir les jeunes gens qu'on avait donnés en otage à Minos.
Thésée répondit avec douceur à ses envoyés ; il allégua que Dédale était son
cousin, comme fils de Mérope, fille d'Érechthée. Cependant il fit construire
secrètement une nombreuse flotte, partie dans l'Attique, près du bourg de
Thymétades, partie à Trézène, par l'entremise de Pitthée. Dès que tous les
vaisseaux furent prêts, il mit à la voile avec Dédale et tous les compagnons de
sa fuite, qui lui servaient de guides. Les Crétois n'en eurent pas le moindre
soupçon ; ils crurent, en voyant sa flotte, que c'étaient des vaisseaux amis.
Thésée se saisit du port sans résistance, et ayant aussitôt débarqué, il va
surprendre la ville de Cnossos. Il se livre, aux portes mêmes du labyrinthe, un
combat sanglant, où il taille en pièces les troupes de Deucalion, et le tue
lui-même. Ariane étant devenue, par sa mort, maîtresse du royaume, Thésée fit
avec elle un traité par lequel il retira les jeunes prisonniers athéniens ; et
il conclut une alliance entre les Athéniens et les Crétois, qui jurèrent de ne
jamais recommencer la guerre.
XX.
On débite encore sur le compte de Thésée et d'Ariane beaucoup
de choses fort incertaines. Les uns disent que cette princesse, abandonnée par
Thésée, se pendit de désespoir ; d'autres prétendent que, conduite par des
matelots dans l'île de Naxos, elle y épousa Oenaros, prêtre de Dionysos, et que
Thésée la sacrifia à une nouvelle passion. Son amour pour Eglé le rendit
infidèle. Héréas de Mégare dit que Pisistrate retrancha ce vers des ouvrages
d'Hésiode ; et que, pour faire plaisir aux Athéniens, il ajouta celui-ci dans la
description des enfers par Homère : Pirithoos, Thésée, illustre fils des dieux.
Suivant quelques auteurs, Ariane eut de Thésée deux fils, Oenopion et Staphylos.
C'est le sentiment d'Ion de Chios, qui dit de sa patrie qu'elle eut pour
fondateur Le brave Oenopion, fils du vaillant Thésée. Ce qu'il y a de plus
généralement avoué dans ces fables, et qui est, pour ainsi dire, dans la bouche
de tout le monde, est raconté tout différemment par l'historien Péon, de la
ville d'Amathonte. Thésée, dit-il, ayant été jeté par la tempête sur les côtes
de Chypre, et Ariane, qui était grosse, se trouvant fort incommodée de la mer,
il la débarqua seule sur le rivage, il retourna au vaisseau pour veiller à sa
sûreté, et fut emporté par les vents en pleine mer. Les femmes du pays
recueillirent Ariane ; et, pour adoucir le chagrin qu'elle avait de se voir
abandonnée, elles lui remirent des lettres qu'elles supposaient écrites par
Thésée, lui prodiguèrent leurs secours dès qu'elle ressentit les douleurs de
l'enfantement ; et, comme elle mourut sans pouvoir accoucher, elles lui
rendirent avec soin les derniers devoirs. Thésée arriva pendant les obsèques ;
et, vivement affligé de sa mort, il laissa aux habitants du pays une somme
d'argent pour faire chaque année un sacrifice à Ariane. Il consacra aussi deux
statues à sa mémoire, l'une d'argent, et l'autre d'airain. Dans le sacrifice,
qui se fait le du mois Gorpiaïos, un jeune homme, couché dans un lit, imite les
mouvements et les cris d'une femme en travail. Les habitants d'Amathonte
montrent encore aujourd'hui le tombeau de cette princesse ; il est dans un bois
sacré, qu'on appelle le bois de d'Aphrodite-Ariane. Quelques écrivains de Naxos
suivent une tradition différente. Il y a eu, suivant eux, deux Minos et deux
Ariane : l'une épousa Dionysos dans leur île, et fut mère de Staphylos ;
l'autre, moins ancienne, fut enlevée par Thésée, qui l'abandonna. Elle aborda
aussi à Naxos avec sa nourrice, qui se nommait Corcyné, et dont on y voit encore
le tombeau. Cette seconde Ariane mourut dans l'île, et les honneurs qu'elle y
reçoit sont inférieurs à ceux qu'on rend à la première. Les fêtes qui se
célèbrent à l'honneur de celle-ci sont accompagnées de jeux et de
réjouissances ; les fêtes de l'autre sont mêlées de signes de deuil et de
tristesse.
XXI.
Thésée, étant parti de Crète, alla débarquer à Délos. Là,
après avoir fait un sacrifice à Apollon et consacré une statue d'Aphrodite
qu'Ariane lui avait donnée, il exécuta, avec les jeunes Athéniens qui
l'accompagnaient, une danse qui est encore en usage chez les Déliens ; les
mouvements et les pas entrelacés qui la composent sont une imitation des tours
et des détours du labyrinthe. Cette danse, au rapport de Dicéarque, est appelée
à Délos la Grue. Thésée la dansa autour de l'autel qu'on nomme Cératon, parce
qu'il n'est fait que de cornes d'animaux, toutes prises du côté gauche. On dit
aussi qu'il célébra, dans cette île, des jeux où, pour la première fois, les
vainqueurs reçurent une branche de palmier.
XXII.
Quand ils furent près de l'Attique, Thésée et son pilote,
transportés de joie, oublièrent de mettre la voile blanche qui devait être pour
Égée le signe de leur heureux retour. Ce prince, qui crut-on fils mort, se
précipita du haut d'un rocher et se tua. Cependant Thésée, étant entré dans le
port de Phalère, s'acquitta d'abord des sacrifices qu'il avait voués aux dieux
en partant ; ensuite il envoya un héraut à la ville, pour y porter à son père la
nouvelle de son arrivée. Le héraut trouva sur son chemin un grand nombre de
citoyens qui déploraient la mort du roi ; mais beaucoup d'autres le reçurent,
comme il était naturel, avec de grandes démonstrations de joie, et lui
présentèrent des couronnes pour l'heureuse nouvelle qu'il leur apportait. Il
accepta les couronnes ; mais, au lieu de les mettre sur sa tête, il en entoura
son caducée. Il retourna tout de suite au port ; et comme Thésée n'avait pas
encore achevé le sacrifice, il se tint en dehors du temple, afin de ne pas le
troubler. Quand les libations furent faites, il lui annonça la mort de son père.
A cette nouvelle, Thésée et toute sa suite montèrent précipitamment à la ville,
en gémissant et poussant de grands cris. De là vient qu'encore aujourd'hui, dans
la fête des Oscophories, on ne couronne pas le héraut, mais seulement son
caducée, et qu'après les libations, toute l'assemblée s'écrie : "Eieleu ! Iou,
lou ! " Le premier cri est celui de gens qui se hâtent et qui sont dans la
joie ; le second marque l'étonnement et le trouble. Thésée, après avoir rendu
les derniers devoirs à son père, accomplit ses voeux à Apollon, le jour même de
son arrivée, qui était le sept du mois de Pyanepsion. L'usage, qui subsiste
encore à présent, de faire bouillir ce jour-là des légumes, vient, dit-on, de ce
que les jeunes gens que Thésée avait heureusement ramenés firent cuire dans une
même marmite tout ce qui leur restait de vivres, et les mangèrent ensemble. On
porte aussi dans ces fêtes une branche d'olivier entourée le laine, et semblable
à celle qu'avait Thésée avant son départ, lorsqu'il fit sa supplication aux
dieux ; elle est garnie de toutes sortes de fruits, parce qu'alors la stérilité
cessa dans l'Attique ; et l'on chante les vers suivants : O rameau précieux, tu
portes du froment, Des figues et de l'huile, et du miel excellent ; De ce vin
qui procure un sommeil salutaire En toi nous chérissons une source prospère.
D'autres veulent pourtant que ces vers aient été faits pour les Héraclides,
lorsqu'ils furent nourris de cette manière par les Athéniens. J'ai suivi la
tradition commune.
XXIII.
Le vaisseau sur lequel Thésée s'était embarqué avec les
autres jeunes gens, et qu'il ramena heureusement à Athènes, était une galère à
trente rames, que les Athéniens conservèrent jusqu'au temps de Démétrios de
Phalère. Ils en ôtaient les vieilles pièces, à mesure qu'elles se gâtaient, et
les remplaçaient par des neuves qu'ils joignaient solidement aux anciennes.
Aussi les philosophes, en disputant sur ce genre de sophisme qu'ils appellent
croissant, citent ce vaisseau comme un exemple de doute, et soutiennent les uns
que c'était toujours le même, les autres que c'était un vaisseau différent. Ce
fut aussi Thésée qui établit la fête des Oscophories : car on dit qu'il ne mena
pas en Crète toutes les filles qui étaient tombée au sort ; qu'il prit deux
jeunes gens de ses amis qui avaient les traits aussi délicats que de jeunes
filles, mais qui étaient pleins de courage et de résolution. Il leur fit prendre
souvent des bains chauds, et les tint toujours à l'ombre ; ils se frottaient des
huiles les plus propres à adoucir la peau, à rendre le teint frais, et se
parfumaient les cheveux ; il les accoutuma à imiter la voix, les gestes et la
démarche de jeunes filles ; il leur en donna les habits, et changea si bien
leurs manières, qu'il était impossible de soupçonner leur sexe. Ainsi déguisés,
il les mêla parmi les autres filles, sans que personne se doutât de la
supercherie. A son retour, il ordonna une procession publique, à laquelle
assistèrent ces jeunes gens habillés en filles, comme le sont aujourd'hui ceux
qui portent à cette fête les rameaux sacrés. Elle se célèbre à l'honneur de
Dionysos et d'Ariane, en mémoire de ce que la Fable, en raconte, ou plutôt parce
que Thésée et ses compagnons arrivèrent à Athènes pendant la récolte des fruits.
Des femmes, qu'on appelle Déipnophores, sont associées à la fête et au sacrifice
qui l'accompagne ; elles représentent les mères des enfants tombés au sort,
lesquelles, au moment de leur départ, leur apportèrent toutes sortes de
provisions de bouche. Elles y débitent des fables, de même que ces mères
faisaient des contes à leurs enfants pour les consoler et soutenir leur courage.
C'est à l'historien Damon que nous devons ces détails. On consacra une portion
de terre où l'on bâtit un temple à Thésée. Il ordonna que les familles qui
auraient été sujettes à payer le tribut, s'il eût duré, feraient les frais du
sacrifice ; et il en donna l'intendance aux Phytalides, en récompense de
l'hospitalité qu'il avait reçue de cette famille.
XXIV.
Après la mort d'Égée, il exécuta une entreprise aussi
importante que merveilleuse. Il réunit en un seul corps tous les habitants de
l'Attique, et n'en forma qu'une même cité. Dispersés auparavant en plusieurs
bourgs, il était difficile de les assembler pour délibérer sur les affaires
publiques ; souvent même ils étaient en dissension les uns contre les autres et
se faisaient la guerre. Thésée parcourut lui-même les bourgs et les familles
pour leur proposer son plan et le leur faire agréer. Les simples citoyens et les
pauvres l'adoptèrent sans balancer. Pour déterminer les hommes les plus
puissants, il leur promit un gouvernement sans roi et purement démocratique,
dans lequel ne se réservant que l'intendance de la guerre et l'exécution des
lois, il mettrait dans tout le reste une entière égalité entre les citoyens. Il
en persuada quelques uns ; les autres, craignant sa puissance, qui était déjà
considérable, et redoutant encore plus son audace, aimèrent mieux s'y prêter de
bonne grâce que de s'y voir forcés. Il fit abattre dans chaque bourg les
prytanées et les maisons de conseil, cassa tous les magistrats, bâtit un
prytanée et un palais commun dans le lieu où ils sont encore aujourd'hui, donna
à la ville et à la citadelle le nom d'Athènes, et établit une fête pour tout le
peuple sous le nom de Panathénées. Il institua aussi un sacrifice qu'il appela
Métoicia, et qui se célèbre le seize du mois Hécatombéon. Il abdiqua ensuite la
royauté, comme il l'avait promis, et s'occupa de régler sa république. Mais
avant tout il voulut s'assurer de la volonté des dieux, et envoya consulter
l'oracle de Delphes, dont il reçut cette réponse O fils de Pitthée et du
vaillant Égée, La céleste faveur pour toi s'est déclarée. A ta ville aujourd'hui
l'arbitre des humains De cent autres cités attache les destins. Sûr de voir
prospérer la fortune d'Athènes, Ne livre pas ton coeur à de cuisantes peines Sur
les flots inconstants, tel qu'un vaisseau léger, Malgré les vents cruels tu
sauras surnager. Longtemps après, dit-on, la sibylle rendit le même oracle à la
ville d'Athènes Comme un liège jamais ne plonge sous les eaux, On te verra
toujours surnager sur les flots.
XXV.
Afin de peupler sa ville, il appela les étrangers à tous les
droits des citoyens ; et la proclamation qui se fait encore aujourd'hui en ces
termes : " Peuples, venez tous ici, " est, à ce qu'on prétend, la même que celle
de Thésée lorsqu'il voulut faire d'Athènes le lieu d'assemblée de tous les
peuples de la Grèce. Mais comme cette multitude qui accourait de toutes parts,
et qu'il admettait indistinctement, eût infailliblement porté le désordre et la
confusion dans sa république, il la divisa en trois classes : il comprit les
nobles dans la première, les laboureurs et les artisans dans les deux autres. Il
confia à la noblesse tout ce qui regardait le culte des dieux, leur donna toutes
les magistratures, les chargea d'interpréter les lois et de régler tout ce qui
avait rapport à la religion. Cette division mit à peu près l'égalité entre les
trois classes. Les nobles l'emportaient par les honneurs, les laboureurs par
l'utilité de leur profession, et les artisans par leur nombre. Thésée est,
suivant Aristote, le premier qui ait incliné vers le gouvernement populaire, et
qui se soit démis volontairement de la royauté. C'est à quoi Homère semble faire
allusion lorsque, dans le dénombrement de la flotte des Grecs, il donne aux
seuls Athéniens le nom le peuple. Thésée fit graver sur la monnaie l'empreinte
d'un boeuf, soit à cause du taureau de Marathon, soit pour sa victoire sur
Tauros, général de Minos, soit enfin pour porter les citoyens à l'agriculture.
C'est, dit-on, de cette monnaie que sont venues ces manières de parler : Cela
vaut cent boeufs ; cela vaut dix boeufs. Il unit à l'Attique le territoire de
Mégare, et fit dresser dans l'isthme cette fameuse colonne, sur laquelle il
grava une double inscription en deux vers ïambes qui déterminaient les limites
des deux pays. Il y avait sur le côté oriental : Ce n'est pas ici le
Péloponnèse, mais l'Ionie ; et sur le côté occidental, C'est ici le Péloponnèse,
et non pas l'Ionie. Il fut le premier qui, à l'imitation d'Héraclès, établit des
jeux dans l'isthme. Comme ce héros avait institué en l'honneur de Zeus, et en
mémoire de ses propres exploits, les jeux olympiques, Thésée voulut aussi faire
célébrer en mémoire de ses belles actions, et à l'honneur de Poséidon, les jeux
isthmiques. Ceux qu'on y avait établis pour Mélicerte se célébraient la nuit, et
avaient plutôt l'air d'une initiation aux mystères que d'un spectacle et d'une
fête publique. Il y a pourtant des auteurs qui prétendent que les jeux
isthmiques furent consacrés à Sciron, dont Thésée voulut par là expier le
meurtre, parce qu'il était son parent, Sciron étant fils de Canéthos et d'Hénioché,
fille de Pitthée. D'autres assurent que ce fut pour Sinis, et non pas pour
Sciron, qu'il les établit. Quoi qu'il en soit, il ordonna aux Corinthiens de
céder les premières places aux Athéniens qui viendraient voir les jeux, et de
leur laisser autant d'espace qu'en pourrait couvrir la voile du vaisseau sur
lequel ils seraient venus. C'est du moins ce que disent Hellanicos et Andron
d'Halicarnasse.
XXVI.
Thésée fit ensuite le voyage du Pont-Euxin. Ce fut, selon
Philochore et quelques autres historiens, pour accompagner Héraclès à son
expédition contre les Amazones ; et ce héros, pour prix de sa valeur, lui donna
Antiope, leur reine. Mais la plupart des écrivains, entre autres Phérécyde,
Hellanicos et Hérodore, prétendent qu'il y alla seul longtemps après
l'expédition d'Héraclès, et qu'il fit cette Amazone prisonnière. Ce récit est le
plus vraisemblable : car on ne dit pas que, de tous ceux qui allèrent avec lui à
cette expédition, aucun autre que lui ait pris une Amazone. Bion même prétend
qu'il l'enleva par surprise ; que les Amazones, qui aiment naturellement les
hommes, loin de s'enfuir lorsque Thésée débarqua sur leurs côtes, lui envoyèrent
les présents d'hospitalité ; qu'il engagea celle qui les lui avait apportés à
entrer dans son vaisseau, et qu'il mit aussitôt à la voile. Un certain
Ménecrates, qui a écrit l'histoire de Nicée en Bithynie, raconte que Thésée,
lorsqu'il emmenait Antiope, fit quelque séjour dans cette ville. Parmi ceux qui
l'avaient suivi à cette expédition, étaient trois jeunes frères athéniens,
nommés Eunéos, Thoas et Soloïs. Ce dernier, étant devenu amoureux d'Antiope, ne
s'ouvrit de sa passion qu'à un seul de ses camarades, qui sur-le-champ alla la
déclarer à cette Amazone. Elle rejeta bien loin ses propositions ; mais
d'ailleurs elle se conduisit avec beaucoup de douceur et de prudence, et ne s'en
plaignit point à Thésée. Soloïs, ayant perdu tout espoir, se précipita dans un
fleuve et s'y noya. Thésée, instruit de son malheur et de ce qui en avait été la
cause, en fut vivement affligé. La douleur qu'il en ressentit lui rappela un
oracle de la Pythie qui lui ordonnait de fonder une ville dans une terre
étrangère on il aurait éprouvé un vif chagrin, et d'en donner le gouvernement à
quelques uns de ses compagnons d'armes. y bâtit une ville qu'il appela, du nom
du dieu, Pythopolis ; il donna au fleuve qui la baigne le nom de Soloïs, en
mémoire du jeune Athénien qui s'y était noyé, et laissa, pour donner des lois à
la ville et pour la gouverner, les deux frères de ce jeune homme, et avec eux un
des principaux citoyens d'Athènes, nommé Hermos. C'est de là que les habitants
de Pythopolis appellent un certain endroit de leur ville la maison d'Hermès,
faisant ainsi une contraction sur la seconde syllabe, et, par une prononciation
vicieuse, transportant cet honneur du héros Hermos au dieu Hermès.
XXVII.
Voilà ce qui donna lieu à la guerre des Amazones ; et ce ne
fut pas, à ce qu'il paraît, une guerre de femmes, mais une affaire très
sérieuse. En effet, auraient-elles campé dans Athènes même, et livré le combat
en un lieu voisin du Pnyx, auprès du Musée, si auparavant elles ne s'étaient
rendues maîtresses du pays, pour venir attaquer les Athéniens jusque dans
l'enceinte de leurs murailles ? Car il est difficile d'en croire Hellanicos
lorsqu'il dit qu'elles vinrent par terre, et qu'elles passèrent sur la glace le
Bosphore Cimmérien. Mais leur campement au milieu d'Athènes est prouvé par les
noms mêmes de plusieurs lieux de la ville, et par les tombeaux de celles qui
périrent dans le combat. Les deux armées balancèrent longtemps à engager
l'action ; enfin Thésée, ayant, sur un oracle, sacrifié à la Peur, commença
l'attaque. Le combat fut donné dans le mois de Boëdromion, le jour auquel les
Athéniens célèbrent encore à présent les fêtes Boëdromia. L'historien Clidémos,
qui s'est attaché à rapporter exactement tous les détails de cette bataille, dit
que l'aile gauche des Amazones s'étendait jusqu'au lieu appelé encore
aujourd'hui Amazonium, et l'aile droite jusqu'au Pnyx près de Chrysa ; que cette
aile gauche fut chargée la première par les Athéniens près du Musée, comme le
prouvent les tombeaux des Amazones tuées dans le combat, qu'on voit encore dans
la place qui mène aux portes du Pirée, près de la chapelle le Chalcodon. Il
ajoute qu'à cette attaque les Athéniens furent repoussés jusqu'au temple des
Euménides ; mais que leur aile gauche, qui occupait le Palladium, l'Ardette et
le Lycée, poussa les Amazones dans leur camp, et en fit un grand carnage ;
qu'enfin le quatrième mois les deux partis conclurent un traité par l'entremise
d'Hippolyté, car c'est le nom que Clidémos donne, au lieu de celui d'Antiope, à
l'Amazone qui était avec Thésée. D'autres historiens disent qu'en combattant
auprès de lui elle fut tuée d'un coup de javelot par une Amazone nommée Molpadia,
et qu'on éleva sur sa tombe la colonne qu'on voit encore près du temple de la
terre Olympique. Au reste, dans des événements si anciens, ces incertitudes de
l'histoire n'ont rien d'étonnant. On raconte même que les Amazones blessées
furent secrètement envoyées à Chalcis par Antiope ; qu'il y en eut quelques unes
de guéries, et que celles qui moururent de leurs blessures y furent enterrées
dans le lieu qu'on appelle encore aujourd'hui Amazonium. La guerre finit par un
traité, comme le prouvent soit le lieu même où la paix fut jurée, prés du temple
de Thésée, et qui de là fut appelé Horcomosium ; soit le sacrifice qu'on fait
depuis tous les ans aux mânes de ces femmes, la veille des fêtes Théséia. Les
Mégariens montrent aussi dans leur ville un tombeau d'Amazones, en forme de
losange, situé entre la grande place et le lieu qu'ils appellent Rhous. On dit
encore qu'il en mourut plusieurs à Chéronée, et qu'elles furent enterrées sur
les bords d'un petit ruisseau qui anciennement s'appelait Thermodon, et qu'on
nomme aujourd'hui Hémon : j'en ai parlé dans la vie de Démosthène. Il paraît
qu'elles ne traversèrent pas la Thessalie sans combattre, car on montre
plusieurs de leurs tombeaux près de Scotusse et des rochers Cynocéphales.
XXVIII.
Voilà ce que j'ai cru digne d'être rapporté de la guerre des
Amazones. L'auteur du poème de la Théséide dit que le motif des Amazones dans
cette expédition fut de venger Antiope, que Thésée avait répudiée pour épouser
Phèdre, et qu'elles furent tuées par Héraclès ; mais ce récit a trop évidemment
l'air d'une fable. Ce qu'il y a de vrai, c'est que Thésée n'épousa Phèdre
qu'après la mort d'Antiope, dont il avait un fils nommé Hippolyte, et Démophon
selon Pindare. Quant aux malheurs qu'il éprouva à l'occasion de Phèdre et
d'Hippolyte son fils, comme les historiens sont, sur ce point, d'accord avec les
poètes, il faut croire qu'ils sont arrivés comme ceux-ci les racontent.
XXIX.
On parle de plusieurs autres mariages de Thésée, qui n'ont
été le sujet d'aucune tragédie et qui n'ont eu ni des commencements honnêtes ni
des fins heureuses. Il enleva une Thrézénienne nommée Anaxo, et après avoir tué
Sinis et Cercyon, il fit violence à leurs filles. Il épousa Péribée, mère
d'Ajax ; Phérébée et Iopé, filles d'Iphiclès. Son amour pour Églé, fille de
Panopéos, lui fit, comme nous l'avons dit plus haut, abandonner, avec autant de
lâcheté que d'ingratitude, Ariane, à qui il avait de si grandes obligations.
Enfin l'enlèvement d'Hélène, qui alluma dans l'Attique le feu de la guerre, fut,
comme on le verra bientôt, la cause de son exil et de sa mort. Tous les héros de
ce temps-là se signalaient par les plus grands exploits ; mais Thésée, au
rapport d'Hérodore, ne prit part qu'au combat des Lapithes contre les Centaures.
D'autres au contraire disent qu'il accompagna Jason en Colchide, qu'il seconda
Méléagre dans la défaite du sanglier de Calydon, et que de là vint le proverbe,
Rien sans Thésée. Ils ajoutent que seul et sans aucun secours il termina
plusieurs entreprises glorieuses, et qu'on disait de lui : C'est un second
Héraclès. Ce fut lui qui aida Adraste à retirer les corps des guerriers tués au
siège de Thèbes, non, comme le dit Euripide, en gagnant une bataille sur les
Thébains, mais en les persuadant de faire une trêve. C'est ainsi du moins que la
plupart des historiens le racontent. Philochore prétend que cette trêve est la
première qu'on ait faite pour retirer les morts après une bataille. Cependant
Héraclès, comme je l'ai dit dans sa vie, fut le premier qui rendit les morts à
ses ennemis. Les soldats d'Adraste furent enterrés dans le lieu appelé
Éleuthères, où sont encore leurs tombeaux, et les chefs à Éleusis, Thésée ayant
bien voulu en accorder la permission à Adraste. Ce qu'Euripide avance à ce sujet
dans sa tragédie des Suppliantes est contredit par Eschyle dans celle des
Éleusiniens, où Thésée lui-même rapporte ce que je viens de dire.
XXX.
Voici quelle fut l'occasion de l'amitié qu'il contracta avec
Pirithoos. Comme la force et le courage de Thésée étaient célèbres dans toute la
Grèce, Pirithoos, qui voulait s'en assurer et se mesurer avec lui, enleva de
Marathon un troupeau de boeufs qui lui appartenait ; et lorsqu'il sut que Thésée
venait à lui bien armé, loin de prendre la fuite, il revint sur ses pas, et alla
droit à lui. Mais à peine ils se furent vus, que, frappés réciproquement de leur
bonne mine et de leur fermeté, ils ne pensèrent plus à se battre. Pirithoos,
tendant le premier la main à Thésée, lui dit d'estimer le dommage qu'il lui
avait causé en emmenant ses boeufs et s'engagea d'en payer le prix. Thésée l'en
tint quitte, le pria d'être son ami et son frère d'armes, et ils se jurèrent une
amitié inviolable. Quelque temps après, Pirithoos, qui épousait Déidamie, pria
Thésée de venir à ses noces, et de profiter de cette occasion pour connaître son
pays et passer quelque temps avec les Lapithes. Il avait aussi invité les
Centaures, qui, dans le repas, ayant bu avec excès, perdirent toute retenue, et
voulurent même attenter à l'honneur des femmes. Les Lapithes prirent leur
défense, et, se jetant sur les Centaures, ils en tuèrent plusieurs, déclarèrent
la guerre aux autres, et finirent, avec le secours de Thésée, par les chasser du
pays. Hérodore raconte le fait autrement : il dit que, lorsque Thésée alla au
secours des Lapithes, la guerre était déjà commencée ; que ce fut alors qu'il
vit Héraclès pour la première fois, ayant profité du voisinage pour l'aller voir
à Trachine, où il se reposait, après avoir terminé ses courses et ses travaux.
Ils se donnèrent réciproquement dans cette entrevue, ajoute Hérodore, les plus
grands témoignages d'estime et d'amitié ; mais j'en crois plutôt ceux qui disent
qu'ils s'étaient déjà vus plusieurs fois, et qu'Héraclès avait été initié aux
mystères par la faveur de Thésée, qui même avant cela lui avait fait obtenir
l'expiation des fautes involontaires qu'il avait commises.
XXXI.
Thésée, suivant Hellanicos, avait déjà cinquante ans
lorsqu'il enleva Hélène, qui n'était pas encore nubile. Aussi quelques
écrivains, pour le disculper d'un si grand crime, disent que ce ne fut pas lui
qui l'enleva ; mais qu'Ida et Lyncée, ses ravisseurs, la déposèrent entre ses
mains, et qu'il refusa de la rendre à Castor et à Pollux, lorsqu'ils vinrent la
redemander. D'autres vont jusqu'à soutenir que Tyndare lui-même la lui confia,
parce qu'il craignait Enarsphoros, fils d'Hippocoon, qui cherchait à l'enlever,
quoiqu'elle fût encore dans l'enfance. Mais un récit plus vraisemblable, et
appuyé sur un plus grand nombre de témoignages, c'est que Thésée et Pirithoos,
étant allés ensemble à Sparte, enlevèrent Hélène pendant qu'elle dansait dans le
temple d'Artémis Orthia, et prirent aussitôt la fuite. Ceux qu'on envoya courir
après eux ne les poursuivirent que jusqu'à Tégée. Les ravisseurs, après avoir
traversé le Péloponnèse, se voyant en sûreté, convinrent de tirer Hélène au
sort, à condition que celui à qui elle serait échue aiderait son compagnon à
enlever une autre femme. Le sort la donna à Thésée, qui, en attendant qu'elle
fût nubile, la conduisit à Aphidnai, où il fit venir Éthra sa mère pour en avoir
soin. Il la confia aussi à un de ses amis nommé Aphidnos, à qui il recommanda de
la garder avec soin et de n'en parler à personne. Ensuite, fidèle à son
engagement envers Pirithoos, il l'accompagna en Épire, pour enlever la fille d'Aïdonéus,
roi des Molosses, qui avait donné à sa femme le nom de Perséphone, à sa fille
celui de Coré, et à son chien celui de Cerbère. Il obligeait ceux qui
recherchaient sa fille en mariage de se battre contre cet animal, avec promesse
de la donner à celui qui l'aurait vaincu. Mais averti que Pirithoos et Thésée
venaient pour l'enlever et non pour la demander en mariage, il les fit arrêter,
donna sur-le-champ Pirithoos à dévorer à Cerbère, et retint Thésée prisonnier.
XXXII.
Cependant Ménesthès, fils de Pétéos, et petit-fils d'Onéos
fils d'Érechthée, le premier, dit-on, qui ait cherché à flatter la multitude et
à gagner ses bonnes grâces par des paroles insinuantes, profita de l'absence de
Thésée pour soulever contre lui les principaux citoyens, qui depuis longtemps ne
le supportaient plus qu'avec peine. Ils se plaignaient qu'il leur avait ôté
l'empire qu'ils exerçaient chacun dans leurs bourgs ; qu'en les renfermant dans
une seule ville, il les avait rendus ses soeurs ou plutôt ses esclaves.
Ménesthès excitait aussi le peuple, en accusant auprès d'eux Thésée de ne leur
avoir laissé qu'une liberté imaginaire, qui dans le fait les avait privés de
leur patrie, de leurs sacrifices, et, au lieu de plusieurs rois légitimes, bons
et humains, leur avait donné pour maître un étranger et un inconnu. Mais rien ne
favorisa tant ses projets et ses intrigues que la guerre des Tyndarides, qui
entrèrent en armes dans l'Attique, appelés, suivant quelques auteurs, par
Ménesthès lui-même. Ils ne commirent d'abord aucune hostilité, et demandèrent
seulement qu'on leur rendît leur soeur. Les Athéniens leur ayant répondu qu'ils
ne l'avaient pas dans la ville, et qu'ils ignoraient même où elle était, les
Tyndarides se disposaient à les attaquer, lorsque Académos, qui avait découvert,
on ne sait comment, qu'elle était cachée à Aphidnai, en donna avis à Castor et à
Pollux. En reconnaissance de ce bienfait, ils le comblèrent d'honneurs pendant
sa vie, et, dans la suite, les Lacédémoniens, qui firent si souvent des courses
dans l'Attique et la mirent au pillage, respectèrent toujours, à cause de lui,
les jardins de l'Académie. Mais Dicéarque raconte qu'il y avait dans l'armée des
Tyndarides deux Arcadiens nommés Échédémos et Marathos ; que le premier donna
son nom à ce lieu, qui fut d'abord appelé Échédémie, et ensuite Académie ; que
le bourg de Marathon prit son nom de Marathos, qui, afin d'accomplir un ancien
oracle, s'était volontairement offert pour être sacrifié à la tête de l'armée.
Les Tyndarides marchèrent droit à Aphidnai, et, en ayant défait les habitants,
ils prirent la ville et la rasèrent. On dit qu'Halycos, fils de Sciron, qui
servait dans l'armée des Dioscures, périt dans cette action, et que l'endroit du
territoire de Mégare où il fut enterré s'appelle encore, de son nom, Halycos.
Héréas ajoute qu'il mourut de la main même de Thésée ; et il cite en preuve ces
vers : Tandis qu'aux champs d'Aphidnai, Halycos, plein d'ardeur, Combattait pour
les droits d'Hélène prisonnière, De la main de Thésée il mordit la poussière.
Mais il n'est pas vraisemblable que, si Thésée eût été présent à cette bataille,
on eût pris la ville et fait sa mère prisonnière.
XXXIII.
Ménesthès, voyant que la prise d'Aphidnai donnait de la
crainte aux Athéniens, leur conseilla d'ouvrir les portes de la ville aux
Tyndarides, et de les recevoir comme amis. Il leur assura qu'ils n'avaient pris
les armes que contre Thésée, qui les avait outragés le premier, et qu'ils
étaient les bienfaiteurs, les protecteurs nés de tous les hommes. Leur conduite
justifia son témoignage. Lorsqu'ils furent maîtres d'Athènes, ils ne demandèrent
qu'à être initiés aux mystères, comme alliés des Athéniens au même degré
qu'Héraclès. Aphidnos les ayant adoptés, comme Héraclès l'avait été par Pylios,
ils furent admis à l'initiation, et reçurent même les honneurs divins sous le
nom d'Anacès, qui leur fut donné soit parce qu'ils avaient accordé la paix à la
ville, soit pour avoir mis le plus grand soin à empêcher que les Athéniens ne
reçussent aucun dommage d'une armée si nombreuse, qui séjournait au milieu
d'eux. Ce terme désigne ceux qui protègent, qui prennent soin ; et c'est de là,
sans doute, qu'on le donne aux rois. D'autres veulent que les Tyndarides l'aient
eu à cause de l'apparition de leurs étoiles au ciel ; et ils le dérivent des
mots que les Athéniens emploient pour marquer ce qui est en haut.
XXXIV.
On dit qu'Éthra, mère de Thésée, fut prise à Aphidnai, et
emmenée captive à Lacédémone, d'où elle suivit Hélène à Troie. On le conjecture
de ce vers d'Homère : La fille de Pitthée et la belle Clymène. D'autres
rejettent ce vers comme supposé, aussi bien que la fable de Munychios, qu'on
prétend être né des amours clandestines de Démophon et de Laodicée, et avoir été
élevé à Troie par Éthra. L'historien Ister, dans son treizième livre des
Attiques, fait au sujet d'Éthra un récit tout différent. Il rapporte, d'après
quelques auteurs, que, Pâris ayant été battu par Achille et par Patrocle près du
fleuve Sperchios, en Thessalie, Hector s'empara de la ville de Trézène, la livra
au pillage, et emmena Éthra, qu'on y avait laissée. Mais ce récit n'a aucune
vraisemblance.
XXXV.
Le roi des Molosses, ayant reçu Héraclès à sa cour, lui parla
de Thésée et de Pirithoos, lui raconta dans quel dessein ils étaient venus chez
lui, et la punition qu'il en avait tirée. Héraclès, affligé de la mort honteuse
de l'un, et inquiet du danger de l'autre, mais voyant qu'il serait inutile de se
plaindre du traitement fait à Pirithoos, demanda, comme une grâce, la liberté de
Thésée. Aïdonéus la lui accorda. Thésée ne fut pas plus tôt délivré, qu'il
retourna à Athènes, où ses amis n'étaient pas encore entièrement opprimés. En
arrivant, son premier soin fui de consacrer à Héraclès les terres que les
Athéniens lui avaient données ; il changea leur nom de Théséia en celui d'Héracléia,
et, suivant Philochore, n'en réserva que quatre pour lui. Il voulut gouverner
comme auparavant, et reprendre l'administration des affaires ; mais il vit
s'élever partout des mouvements séditieux, qui lui prouvèrent que ceux qui le
haïssaient avant son départ, ne le craignant plus alors, avaient ajouté le
mépris à la haine ; que le peuple, presque tout corrompu, au lieu d'obéir en
silence, voulait être flatté. Il essaya de le réduire par la force ; mais les
factieux et les démagogues rendirent ses efforts inutiles. Désespérant donc de
rétablir ses affaires, il envoya secrètement ses deux fils dans l'île d'Eubée,
auprès d'Elphénor, fils de Chalcodon ; ensuite, s'étant rendu au bourg de
Gargettos, il y prononça des malédictions contre les Athéniens, dans un lieu qui
porte encore aujourd'hui le nom d'Aratérium ; après quoi il s'embarqua pour
l'île de Scyros, où il espérait trouver des amis, et où il avait quelques biens
paternels. Lycomède régnait alors dans cette île. Thésée alla le trouver, et le
pria de lui rendre ses terres, pour qu'il pût y vivre tranquille le reste de ses
jours ; d'autres disent qu'il lui demanda du secours contre les Athéniens.
Lycomède, soit qu'il craignît la réputation d'un tel homme, soit qu'il voulût
faire plaisir à Ménesthès, le mena sur le haut d'une montagne, sous prétexte de
lui montrer de là ses terres, et, le précipitant du haut des rochers, il le tua.
Quelques écrivains ont dit qu'il fit un faux pas, en se promenant après souper,
selon son usage, et qu'il tomba dans un précipice. Personne dans le temps ne
tint compte de sa mort. Ménesthès régna paisiblement dans Athènes ; et les fils
de Thésée vécurent en simples particuliers chez Elphénor, qu'ils suivirent au
siège de Troie. Ménesthès étant mort à ce siège, ils retournèrent à Athènes, et
furent mis en possession du royaume de leur père. Plusieurs siècles après, les
Athéniens honorèrent Thésée comme un héros : entre plusieurs motifs qui les y
déterminèrent, un des principaux fut qu'à la bataille de Marathon plusieurs
soldats crurent le voir en armes, à la tête des troupes, combattre contre les
Barbares.
XXXVI.
Après les guerres médiques, sous l'archontat de Phédon, les
Athéniens ayant consulté l'oracle de Delphes, la Pythie leur ordonna de
recueillir les ossements de Thésée, de les placer dans le lieu le plus honorable
de leur ville, et de les garder avec soin ; mais il n'était facile ni de trouver
sa sépulture, ni d'emporter ses ossements, à cause de la férocité des habitants
de l'île, nation barbare qui n'avait aucun commerce avec les autres peuples.
Cependant Cimon s'étant rendu maître de cette île, comme je l'ai dit dans sa
vie, se fit un point d'honneur de découvrir son tombeau. Pendant qu'il en
faisait la recherche, il aperçut, dit-on, un aigle qui frappait à coups de bec
sur une élévation de terre, et qui s'efforçait de l'ouvrir avec ses serres.
Cimon, saisi tout à coup comme d'une inspiration divine, fit fouiller cet
endroit. On y trouva la bière d'un homme d'une grande taille, avec le fer d'une
pique et une épée. Cimon, ayant fait charger ces précieux restes sur sa galère,
les porta à Athènes. Les Athéniens, ravis de joie, les reçurent au milieu des
processions et des sacrifices, et avec autant de pompe que si Thésée lui-même
fût revenu dans leur ville. Ils les placèrent au milieu d'Athènes, près de
l'endroit où est maintenant le Gymnase. Ce lieu sert encore d'asyle aux esclaves
et à tous les citoyens faibles qui craignent l'oppression des grands. C'est un
hommage rendu à la mémoire de Thésée, qui, pendant sa vie, avait été le
protecteur des opprimés, et recevait avec humanité les prières de ceux qui
venaient implorer son secours. Les Athéniens célèbrent en son honneur un
sacrifice solennel le huit du mois Pyanepsion, jour auquel il était revenu de
Crète avec les autres jeunes gens. On l'honore aussi le huit de chaque mois,
soit parce qu'il arriva pour la première fois de Trézène à Athènes le huit du
mois Hécatombéon, comme l'a écrit Diodore le Géographe, ou qu'ils crussent que
ce nombre lui convenait mieux que tout autre, parce qu'il passait pour fils de
Poséidon, et qu'on fait des sacrifices à ce dieu le huit de chaque mois. En
effet, le nombre huit étant le premier cube formé du premier nombre pair, et le
double du premier carré, représente naturellement la puissance ferme et immuable
de Poséidon, à qui, par cette raison, on donne les noms d'Asphalios et de
Gaiéochos.