I.
Il ne faut pas s'étonner sans doute que, parmi ces
vicissitudes continuelles que la fortune présente dans une suite infinie de
siècles, le hasard amène souvent des accidents semblables. Ou le nombre des
événements qui doivent avoir lieu n'est pas fixé, et alors la fortune a, dans
une matière prodigieusement féconde, une source intarissable d'effets qui se
ressemblent ; ou ce nombre est déterminé : et dans cette supposition, ces effets
doivent se répéter souvent, puisqu'ils sont amenés par les mêmes causes. Il est
des personnes qui aiment à recueillir ce qu'elles ont vu ou entendu dire de ces
aventures pareilles qui, produites par la fortune, semblent, par leur
conformité, être l'ouvrage de la raison et de la prévoyance. Ainsi l'on raconte
que les deux Attys, personnages d'une naissance illustre, l'un né en Syrie et
l'autre en Arcadie, furent tués tous deux par un sanglier ; que des deux
Actéons, l'un fut déchiré par ses chiens, et l'autre par des hommes dont il
était aimé ; des deux Scipions, le premier vainquit les Carthaginois, et le
second les détruisit pour toujours ; Ilium fut pris une première fois par
Hercule, pour punir Laomédon du refus qu'il faisait de lui donner des chevaux
qu'il lui avait promis ; la seconde fois par Agamemnon, à la faveur d'un cheval
de bois, et la troisième, par Charidème, lorsqu'un cheval s'étant abattu sous la
porte de la ville, les Troyens n'eurent pas le temps de la fermer ; enfin, de
deux villes qui portent les noms de deux plantes odoriférantes, los et Smyrne,
l'une, dit-on, fut le berceau d'Homère, et l'autre son tombeau. Ajoutons à tous
ces exemples, que les généraux les plus belliqueux, ceux qui, pour exécuter de
grandes entreprises, ont employé la ruse autant que l'habileté, avaient tous
perdu un oeil, tels que Philippe, Antigonus, Annibal et Sertorius, celui de qui
nous écrivons la vie. Ce dernier, il est vrai, fut plus continent que Philippe,
plus fidèle à ses amis qu'Antigonus, et plus humain qu'Annibal envers ses
ennemis ; il ne le cédait à aucun d'eux en prudence ; mais il fut moins favorisé
de la fortune, qui se montra toujours plus cruelle à son égard que ses ennemis
les plus déclarés. Cependant il sut égaler Métellus par son expérience, Pompée
par son audace, et Sylla lui-même par ses succès. Tout banni qu'il était, et
commandant à des Barbares dans une terre étrangère, il tint tête à toute la
puissance des Romains. Entre les capitaines grecs, je n'en vois point qu'on
puisse mieux lui comparer qu'Eumène de Cardie ; ils furent tous deux d'habiles
généraux, et joignirent la ruse à la valeur. Bannis de leur patrie, et chefs de
troupes étrangères, ils éprouvèrent également les rigueurs de la fortune dans la
mort violente et injuste qu'ils reçurent l'un et l'autre des mains mêmes des
compagnons de leurs victoires.
II.
Sertorius, né d'une famille peu distinguée dans la ville de
Nursie, au pays des Sabins, perdit son père en bas âge, et fut très bien élevé
par sa mère, qu'il aima toujours avec une extrême tendresse ; elle s'appelait
Rhéa. Il s'exerça d'abord à plaider, et jeune encore il y réussit assez pour se
faire, par son éloquence, une grande réputation dans Rome ; mais bientôt l'éclat
de ses succès militaires tourna du côté des armes toute son ambition.
III.
Il fit sa première campagne sous Cépion, lorsque les Cimbres
et les Teutons se répandirent dans les Gaules, et que les Romains furent
entièrement défaits. Après la déroute, Sertorius, qui avait eu un cheval tué
sous lui, et qui était lui-même blessé, traversa le Rhône à la nage, armé de sa
cuirasse et de son bouclier, en luttant avec les plus grands efforts contre
l'impétuosité de ce fleuve ; tant son corps était robuste, et endurci à la
fatigue par un long exercice. Ces mêmes peuples étant revenus une seconde fois
avec une armée presque innombrable, et en faisant de si terribles menaces, qu'on
regardait alors comme un trait de courage extraordinaire dans un soldat romain
d'oser tenir ferme à son poste contre de tels ennemis, et d'obéir à son général,
Marius fut chargé du commandement de l'armée, et Sertorius s'offrit d'aller
comme espion dans le camp des ennemis. Il apprit les termes les plus communs de
leur langue, afin de pouvoir parler au besoin avec ceux qu'il rencontrerait ; et
ayant pris un habit gaulois, il alla se mêler avec ces Barbares après y avoir vu
et entendu ce qu'il importait le plus de savoir, il retourna vers Marius, qui
lui décerna le prix du courage. Pendant toute cette guerre, il donna de si
grandes preuves de valeur et de prudence, qu'il mérita la confiance de son
général, qui lui fournit des occasions d'acquérir de la gloire. Après la guerre
des Cimbres et des Teutons, il alla servir en Espagne sous le consul Didius en
qualité de tribun des soldats, et passa l'hiver à Castulon, ville des
Celtibériens. (Comme les soldats y trouvaient les provisions les plus
abondantes, ils s'enivraient tous les jours, et vivaient avec une telle licence,
que les Barbares, avant conçu pour eux le plus grand mépris, envoyèrent, une
nuit, demander du secours à leurs voisins les Gyriséniens ; et étant entrés avec
eux dans les maisons des Romains, ils firent main basse sur tous ceux qu'ils
trouvèrent. Sertorius, s'étant sauvé de la ville avec un petit nombre des siens,
rallia ceux qui purent en sortir après lui ; il fit avec eux le tour de la
ville, et trouvant la porte par où les Barbares étaient entrés encore ouverte,
il ne fit pas la même faute qu'eux ; mais plaçant des gardes aux portes, et se
saisissant de tous les quartiers de la ville, il passa au fil de l'épée tous
ceux qui étaient en âge de porter les armes. Après cette exécution sanglante, il
ordonne à ses soldats de quitter leurs armes et leurs habits, de prendre
l'armure des Barbares qu'ils avaient tués, et de le suivre à la ville, dont les
habitants étaient venus la nuit les surprendre. Les Barbares, trompés par ce
déguisement, laissent les portes ouvertes, et sortent même en foule au-devant
des Romains, qu'ils prennent pour leurs concitoyens et leurs amis qui revenaient
après la victoire. La plus grande partie fut tuée auprès des portes : et les
autres, s'étant rendus à discrétion, furent vendus à l'encan.
IV.
Cet exploit rendit célèbre dans toute l'Espagne le nom de
Sertorius : à peine de retour à Rome, il fut nommé questeur pour la Gaule des
environs du Pô ; et ce choix ne pouvait être fait plus à propos. La guerre des
Marses venait de s'allumer ; Sertorius eut ordre de lever des troupes et de
faire forger des armes. Le zèle et l'activité qu'il mit à cette double
commission, comparés à la lenteur et à la mollesse des autres jeunes officiers,
firent juger dès lors qu'il serait toute sa vie un homme prompt et expéditif.
Parvenu au grade de capitaine, il ne relâcha rien de l'audace qu'il avait
montrée étant simple soldat : il fit des actions admirables, et en s'exposant
sans ménagement dans les combats, il perdit un oeil ; mais loin de rougir de
cette difformité, il s'en fit toujours honneur. Il disait que les autres ne
portaient pas continuellement les témoignages de leur valeur, et qu'ils
quittaient souvent les colliers, les piques et les couronnes qu'ils avaient
reçus, au lieu qu'il avait sans cesse sur lui les marques de son courage, et
qu'on ne voyait point la perte qu'il avait faite sans être en même temps le
spectateur de sa vertu. Aussi le peuple lui rendit-il un honneur digne de ses
services. La première fois qu'il parut au théâtre, il fut reçu avec les
applaudissements et les acclamations de tous les spectateurs : distinction qu'on
accordait difficilement aux plus vieux capitaines, à ceux même qui avaient
acquis le plus de gloire. Cependant, lorsqu'il demanda le consulat, la faction
de Sylla le fit refuser, et de là sans doute vint sa haine contre le chef de ce
parti. Après que Marius vaincu par Sylla eut pris la fuite, et que le vainqueur
fut parti pour prendre la conduite de la guerre contre Mithridate, Octavius,
l'un des consuls, étant resté dans le parti de Sylla, et Cinna, qui ne demandait
que des changements dans la république, ayant cherché à ranimer les restes du
parti de Marius, Sertorius se joignit à Cinna avec d'autant plus d'empressement
qu'il voyait Octavius agir lentement, et qu'il se défiait des amis de Marius. Il
se livra, sur la place publique de Rome, un grand combat dans lequel Octavius
fut vainqueur ; et Cinna prit la fuite avec Sertorius, en laissant près de dix
mille hommes sur le champ de bataille. Mais ayant mis dans leurs intérêts la
plupart des troupes qui étaient répandues dans l'Italie, ils furent bientôt en
état de recommencer la guerre contre Octavius.
V.
Marius ayant fait voile d'Afrique en Italie pour venir se
joindre à Cinna, comme un simple particulier à son consul, tous les autres
officiers furent d'avis de le recevoir ; Sertorius seul s'y opposa, soit qu'il
pensât que Cinna n'aurait plus pour lui la même considération quand il aurait
auprès de sa personne un aussi grand capitaine que Marius, soit qu'il craignit
que Marius, qui, dans la victoire, n'était pas maître de sa colère, et passait
toujours les bornes de la justice, ne causât, par ses cruautés, la ruine entière
de leur parti. Il leur représentait qu'avec la supériorité qu'ils venaient
d'acquérir, il leur restait peu de chose à faire ; que si Marius était reçu dans
leur armée, il aurait seul l'honneur du succès, et attirerait à lui tout le
pouvoir « Vous savez, ajouta-t-il, qu'il ne souffre pas aisément le partage, et
qu'il ne se pique pas de fidélité. » Cinna convint de la justesse de ses
raisons ; mais il lui avoua qu'après avoir lui-même appelé Marius pour venir
partager la conduite de cette guerre, il avait honte de le rejeter, et n'en
voyait pas même le moyen. « Je croyais, reprit Sertorius, que Marius était venu
de lui-même en Italie ; et dans cette idée, je vous donnais le conseil qui me
paraissait le plus utile. Mais puisqu'il n'est venu que sur votre invitation,
vous n'avez pas dû même en délibérer. Il ne vous reste plus d'autre parti que de
le recevoir, et de tirer de lui tout le secours que vous pourrez. La bonne foi
ne permet plus aucun raisonnement. » Cinna fit donc venir Marius, et toutes les
troupes furent divisées en trois corps, qui eurent chacun son chef séparé. La
victoire leur étant restée, Cinna et Marius se portèrent à de tels excès
d'insolence et de cruauté, que les maux de la guerre parurent aux Romains une
véritable félicité, au prix de tant d'horreurs. Sertorius fut le seul qui, ne
sacrifiant personne à son propre ressentiment, n'abusa pas de la victoire pour
faire outrage à un seul citoyen. Au contraire, rempli d'indignation contre
Marius, il prit en particulier Cinna, et par ses prières et ses remontrances il
parvint à lui inspirer des sentiments plus modérés. Voyant enfin que les
esclaves que Marius avait pris pour ses alliés dans cette guerre, et dont il
faisait les satellites de sa tyrannie, rendus plus insolents par la force qu'ils
tiraient de leur grand nombre, commettaient les plus grands forfaits, soit par
la permission et par les ordres mêmes de Marius, soit par la férocité de leur
caractère ; qu'ils égorgeaient leurs maîtres, déshonoraient leurs maîtresses et
leurs enfants, il ne put supporter une telle licence, et les fit tous tuer à
coups de flèches, dans leur camp même, quoiqu'ils ne fussent pas moins de quatre
mille.
VI.
Cependant Marius mourut ; bientôt après Cinna fut tué ; et le
jeune Marius emporta le consulat malgré Sertorius, et contre les lois. Carbon,
Norbanus et Scipion, ayant marché contre Sylla qui revenait de Grèce, furent
battus, autant par la mollesse et la lâcheté des chefs, que par la désertion des
soldats. Sertorius sentit alors que sa présence ne pouvait remédier au désordre
des affaires, qui croissait de jour en jour, parce que ceux qui avaient le plus
de pouvoir étaient les moins habiles ; et lorsque enfin Sylla, étant venu camper
auprès de Scipion, lui fit les plus grandes démonstrations d'amitié, en le
flattant de l'espoir d'une paix prochaine, pendant qu'il lui débauchait son
armée, Sertorius, qui en avait plusieurs fois inutilement averti Scipion,
désespérant du salut de Rome, partit pour l'Espagne, afin d'y prévenir, s'il le
pouvait, l'arrivée de ses ennemis, s'emparer de cette province, et s'y établir
si bien qu'il pût y assurer une retraite à ceux de ses amis qui seraient forcés
d'abandonner l'Italie. Assailli par de violents orages dans les montagnes qu'il
eut à traverser, il ne put obtenir le passage des Barbares du pays qu'en leur
payant un salaire considérable. Ceux qui l'accompagnaient ayant paru indignés
qu'un proconsul romain payât tribut à des Barbares, Sertorius, moins affecté
qu'eux de cette prétendue honte, leur dit qu'il achetait le temps, le bien le
plus précieux pour celui qui aspire à de grandes choses ; et ayant gagné ces
Barbares à prix d'argent, il fit une si grande diligence qu'il se rendit maître
de l'Espagne. Il trouva cette province peuplée d'une jeunesse florissante, mais
que l'avarice et la violence des gouverneurs que Rome y envoyait tous les ans
avaient prévenue contre toute espèce d'autorité. Il s'attacha d'abord à gagner
les grands par la douceur, et la multitude par la diminution des subsides ; mais
rien ne lui concilia davantage l'affection de ces peuples, que l'exemption des
logements de gens de guerre. Il obligea ses soldats de passer l'hiver dans leurs
tentes, hors des murailles des villes, et lui-même y fit tendre le premier son
pavillon. Cependant ne voulant pas mettre uniquement sa confiance dans les
dispositions favorables des Barbares, il incorpora dans ses troupes ceux des
Romains établis en Espagne qui étaient en âge de porter les armes ; il fit
construire toutes sortes de machines de guerre, et équiper un grand nombre de
vaisseaux. Par là il tint les villes dans sa dépendance ; et autant il
paraissait doux et affable pendant la paix, dans les rapports ordinaires de la
vie civile, autant il se montrait terrible dans tout ce qui regardait le service
militaire.
VII.
Il n'eut pas plutôt appris que Sylla, après avoir détruit le
parti de Marius et de Carbon, s'était rendu maître de Rome, que, s'attendant à
avoir incessamment sur les bras une armée conduite par un habile général, il
envoya Julius Salinator à la tête de six mille hommes de pied, pour occuper les
passages des Pyrénées. Caïus Annius, qui, détaché par Sylla, y arriva presque
aussitôt que lui, désespérant de forcer Salinator dans son poste, se tint au
pied des montagnes, incertain du parti qu'il devait prendre. Mais un certain
Calpurnius, surnommé Lanarius, ayant tué Salinator en trahison, ses soldats
abandonnèrent les sommets des Pyrénées ; et Annius, les ayant aussitôt franchis
avec un corps nombreux de troupes, chassa devant lui tous ceux qui voulurent
arrêter sa marche. Sertorius, hors d'état de lui résister, se réfugia avec trois
mille hommes à Carthage la Neuve, d'où il traversa la mer et alla aborder en
Afrique, sur le rivage des Maurusiens. Les soldats, étant descendus sans
précaution pour faire de l'eau, furent assaillis par les Barbares, qui en
tuèrent un grand nombre. Sertorius se rembarqua pour repasser en Espagne, et en
fut repoussé : alors, avec le secours de quelques pirates ciliciens, il fit
voile vers l'île de Pityuse, et y aborda malgré la garnison d'Annius, qui fut
battue. Peu de temps après, Annius étant venu lui-même avec une flotte
considérable montée de cinq mille combattants, Sertorius, qui n'avait que des
vaisseaux légers, plus propres à là course qu'au combat, résolut cependant de
l'attaquer sur mer ; mais il se leva tout à coup du couchant un vent impétueux,
qui souleva la mer avec tant de violence, que la plupart des vaisseaux de
Sertorius, trop légers pour résister aux vagues, furent jetés de travers contre
les rochers de la côte ; et que n'ayant plus qu'un petit nombre de navires,
chassé de la mer par la tempête et de la terre par les ennemis, il fut obligé de
lutter dix jours entiers contre les flots et les vents contraires avec autant de
peine que de danger.
VIII.
Enfin, le vent étant tombé, il fut porté sur des îles qui
sont éparses dans cette mer, et où l'on ne trouve point d'eau ; il s'y arrêta
quelque temps. Étant parti de là, il passa le détroit de Cadix, et, tournant à
droite, il prit terre sur les côtes d'Espagne, un peu au-dessus de l'embouchure
du fleuve Bétis, qui, se déchargeant dans la mer Atlantique, donne son nom à la
partie de l'Espagne qu'il arrose. Il y rencontra des patrons de navires qui
arrivaient tout récemment des îles Atlantiques. Ce sont deux îles séparées l'une
de l'autre par un espace de mer fort étroit, et éloignées de l'Afrique de dix
mille stades ; on les appelle les îles Fortunées. Les pluies y sont rares et
douces ; il n'y souffle ordinairement que des vents agréables, qui, apportant
des rosées bienfaisantes, engraissent la terre, et la rendent propre non
seulement à produire tout ce qu'on veut semer ou planter, mais encore à donner
spontanément d'excellents fruits, et avec assez d'abondance pour nourrir, sans
travail et sans peine, un peuple heureux qui passe sa vie au sein du plus doux
loisir. La température des saisons, dont les changements sont toujours modérés,
y entretient un air pur et sain. Les vents de nord et d'est, qui soufflent de
notre continent, ne tombant sur cette vaste mer qu'après avoir parcouru un
espace immense, se dissipent dans cette vaste étendue, et ont perdu toute leur
force lorsqu'ils arrivent dans ces îles. Les vents de mer, tels que ceux du
couchant et du midi, y apportent quelquefois des pluies douces qui arrosent les
terres ; mais le plus souvent ils n'y versent que des vapeurs rafraîchissantes
qui suffisent pour les féconder. Tous ces avantages ont établi, même chez les
Barbares, cette opinion généralement reçue, que ces îles renferment les champs
Élysées, ce séjour des âmes heureuses, célébré par Homère.
IX.
Sertorius, à qui l'on raconta ces merveilles, conçut le plus
ardent désir d'aller habiter ces îles, et d'y vivre en repos, affranchi de la
tyrannie et délivré de toutes les guerres. Mais les corsaires, qui pénétrèrent
son dessein, et qui, loin de désirer la paix et le repos, voulaient du butin et
des richesses, firent voile vers l'Afrique, pour aller rétablir Ascalis, fils d'Iphtha,
sur le trône des Maurusiens. Sertorius, sans se décourager de leur désertion,
prit sur-le-champ le parti d'aller au secours des ennemis d'Ascalis, afin que
ses soldats, trouvant dans cette guerre un nouveau germe d'espérance, et une
occasion d'exercer leur courage, ne fussent pas contraints, par la nécessité où
ils seraient réduits, d'abandonner ses drapeaux. Reçu avec plaisir par les
Maurusiens, il ne perdit pas un instant pour agir : après avoir vaincu Ascalis,
il l'assiégea dans la ville où il s'était retiré. Sylla n'en fut pas plutôt
informé, qu'il fit partir Paccianus avec des troupes pour secourir Ascalis.
Sertorius défit Paccianus, le tua, et ayant forcé son armée de se joindre à la
sienne, il prit d'assaut la ville de Tingis, où Ascalis s'était réfugié avec ses
frères. C'est là, disent les Africains, qu'Antée est enterré. Sertorius, qui
n'ajoutait pas foi à ce que les Barbares disaient de la grandeur énorme de ce
géant, fit ouvrir son tombeau, où il trouva, dit-on, un corps de soixante
coudées. Étonné d'une taille si monstrueuse, il immola des victimes, fit
recouvrir avec soin le tombeau, augmenta ainsi le respect qu'on portait à ce
géant, et accrédita les bruits qui couraient sur son compte. Les habitants de
Tingis prétendent qu'après la mort d'Antée, sa femme Tingès, ayant eu commerce
avec Hercule, en eut un fils, nommé Sophax, qui régna dans le pays, et bâtit une
ville qu'il appela Tingis, du nom de sa mère. Sophax fut père de Diodore, qui,
s'étant mis à la tête d'une armée d'Olbiens et de Mycéniens qu'Hercule avait
établis dans cette contrée, dompta plusieurs nations d'Afrique. J'ai rapporté
ces particularités par honneur pour le roi Juba, le plus grand historien qu'il y
ait eu parmi les rois, et qu'on assure avoir eu pour ancêtres Diodore et Sophax.
Sertorius, devenu maître de tout le pays, traita avec douceur ceux qui,
recourant à lui avec confiance, se remirent à sa discrétion ; content de
recevoir ce qu'ils lui offrirent d'eux-mêmes, il leur rendit leurs villes et
leurs biens, et les laissa se gouverner par leurs propres lois.
X.
Sertorius, à qui l'on raconta ces merveilles, conçut le plus
ardent désir d'aller habiter ces îles, et d'y vivre en repos, affranchi de la
tyrannie et délivré de toutes les guerres. Mais les corsaires, qui pénétrèrent
son dessein, et qui, loin de désirer la paix et le repos, voulaient du butin et
des richesses, firent voile vers l'Afrique, pour aller rétablir Ascalis, fils d'Iphtha,
sur le trône des Maurusiens. Sertorius, sans se décourager de leur désertion,
prit sur-le-champ le parti d'aller au secours des ennemis d'Ascalis, afin que
ses soldats, trouvant dans cette guerre un nouveau germe d'espérance, et une
occasion d'exercer leur courage, ne fussent pas contraints, par la nécessité où
ils seraient réduits, d'abandonner ses drapeaux. Reçu avec plaisir par les
Maurusiens, il ne perdit pas un instant pour agir : après avoir vaincu Ascalis,
il l'assiégea dans la ville où il s'était retiré. Sylla n'en fut pas plutôt
informé, qu'il fit partir Paccianus avec des troupes pour secourir Ascalis.
Sertorius défit Paccianus, le tua, et ayant forcé son armée de se joindre à la
sienne, il prit d'assaut la ville de Tingis, où Ascalis s'était réfugié avec ses
frères. C'est là, disent les Africains, qu'Antée est enterré. Sertorius, qui
n'ajoutait pas foi à ce que les Barbares disaient de la grandeur énorme de ce
géant, fit ouvrir son tombeau, où il trouva, dit-on, un corps de soixante
coudées. Étonné d'une taille si monstrueuse, il immola des victimes, fit
recouvrir avec soin le tombeau, augmenta ainsi le respect qu'on portait à ce
géant, et accrédita les bruits qui couraient sur son compte. Les habitants de
Tingis prétendent qu'après la mort d'Antée, sa femme Tingès, ayant eu commerce
avec Hercule, en eut un fils, nommé Sophax, qui régna dans le pays, et bâtit une
ville qu'il appela Tingis, du nom de sa mère. Sophax fut père de Diodore, qui,
s'étant mis à la tête d'une armée d'Olbiens et de Mycéniens qu'Hercule avait
établis dans cette contrée, dompta plusieurs nations d'Afrique. J'ai rapporté
ces particularités par honneur pour le roi Juba, le plus grand historien qu'il y
ait eu parmi les rois, et qu'on assure avoir eu pour ancêtres Diodore et Sophax.
Sertorius, devenu maître de tout le pays, traita avec douceur ceux qui,
recourant à lui avec confiance, se remirent à sa discrétion ; content de
recevoir ce qu'ils lui offrirent d'eux-mêmes, il leur rendit leurs villes et
leurs biens, et les laissa se gouverner par leurs propres lois.
XI.
Appelé alors par les Lusitaniens, il partit d'Afrique ;
investi, à son arrivée, de toute l'autorité de général, il mit une armée sur
pied, et eut bientôt soumis la partie de l'Espagne la plus voisine de la
Lusitanie. Ces peuples, charmés surtout de sa douceur et de son activité, se
rendaient à lui volontairement ; il est vrai aussi qu'il mit en usage l'artifice
et la ruse pour les tromper et les attirer dans son parti. Une biche fut le
principal ressort qu'il fit jouer pour cela. Un homme du pays, nommé Spanus, qui
vivait à la campagne, rencontra un jour une biche qui venait de mettre bas, et
qui était poursuivie par des chasseurs. Il la laissa fuir en liberté ; mais,
frappé de la couleur extraordinaire du faon, dont la robe était toute blanche,
il se mit à le poursuivre et le saisit. Sertorius était, par hasard, campé dans
les environs. Comme on lui voyait recevoir avec plaisir tous les présents de
gibier ou de fruit qu'on lui présentait, et récompenser généreusement ceux qui
lui faisaient ainsi leur cour ; cet homme lui apporta sa petite biche, que
Sertorius reçut sans montrer beaucoup de satisfaction de ce présent ; mais
l'ayant ensuite tellement apprivoisée qu'elle venait à sa voix, et le suivait
partout sans être jamais effarouchée du tumulte du camp, ni du bruit des
soldats, il en vint peu à peu à la diviniser, pour ainsi dire ; il débita que
cette biche était un présent de Diane ; et connaissant l'empire de la
superstition sur les Barbares, il leur fit accroire que cet animal lui
découvrait bien des choses cachées. Il employait l'artifice pour accréditer ces
bruits. Était-il informé par quelque avis secret, que les ennemis avaient fait
une incursion sur les terres de sa province, ou qu'ils avaient sollicité une
ville à la défection, il feignait d'en avoir été averti par la biche pendant son
sommeil, et d'avoir reçu d'elle l'ordre de tenir ses troupes prêtes à combattre.
Apprenait-il qu'un de ses lieutenants avait eu quelque avantage, il défendait au
courrier de se montrer, faisait paraître en public sa biche couronnée de fleurs,
pour marquer qu'il avait reçu une heureuse nouvelle ; et pour animer le courage
de ses soldats, il les exhortait à faire des sacrifices aux dieux, en leur
promettant qu'ils apprendraient bientôt quelque heureux succès.
XII.
Par cet artifice, il les rendit souples et soumis à toutes
ses volontés ; car ils se croyaient commandés, non par un général étranger et
d'une grande prudence, mais par un dieu même ; les événements concouraient à les
affermir dans cette opinion, lorsqu'ils voyaient les progrès extraordinaires de
sa puissance. Car avec deux mille six cents hommes qu'il appelait Romains, mais
parmi lesquels il y avait sept cents Africains qui l'avaient suivi en Lusitanie,
avec quatre mille hommes de pied et sept cents chevaux qu'il avait levés chez
les Lusitaniens, il fit la guerre contre quatre généraux romains, qui avaient
sous leurs ordres cent vingt mille hommes d'infanterie, six mille chevaux, deux
mille tant archers que frondeurs, et des villes innombrables pour alliées,
tandis qu'il n'en avait eu d'abord que vingt dans son parti. Cependant, avec des
commencements si faibles, non seulement il dompta plusieurs nations puissantes,
et se rendit maître d'un grand nombre de villes ; mais des divers généraux qu'il
eut en tête, il défit Cotta dans un combat naval, près du détroit de Mellaria ;
il vainquit Phidius, qui commandait dans la Bétique, et lui tua deux mille
Romains près du fleuve Bétis ; son questeur remporta une grande victoire sur
Lucius Domitius, proconsul de l'Espagne citérieure ; il battit en personne
l'armée d'un des lieutenants de Métellus, nommé Thoranius, qui fut tué dans le
combat. Enfin, Métellus lui-même, l'un des plus grands et des plus célèbres
généraux que les Romains eussent alors, se trouva dans un tel embarras, et
réduit à une si grande extrémité, que Lucius Lollius fut obligé d'accourir de la
Gaule Narbonnaise à son secours, et que le sénat lui envoya promptement de Rome
le grand Pompée, avec de nouvelles troupes ; car Métellus ne savait plus comment
faire la guerre contre un ennemi plein d'audace, qui évitait adroitement toute
bataille en pleine campagne ; qui, comptant sur l'agilité et la souplesse des
soldats espagnols, se pliait aisément à toutes sortes de formes ; tandis que
Métellus, accoutumé à des combats réglés et donnés à jour fixe, commandait une
infanterie nombreuse, qui savait bien garder ses rangs, exercée à repousser, à
enfoncer des ennemis qui se mesuraient de près avec elle ; mais incapable de
gravir les montagnes, de serrer de près des ennemis plus légers que le vent, qui
fuyaient continuellement, qui savaient supporter la faim, se passer de tentes,
manger des aliments sans apprêt, et tels qu'ils les trouvaient.
XIII.
D'ailleurs Métellus était déjà vieux ; et, fatigué de tous
les combats qu'il avait livrés, il s'était laissé aller à une vie plus douce et
plus molle ; Sertorius, au contraire, dans toute la force et le feu de la
jeunesse, avait le corps singulièrement robuste, fait à l'agilité comme à la
tempérance. Il ne s'était jamais permis, même dans les temps de loisir, un usage
immodéré du vin, et avait pris de bonne heure l'habitude de supporter les plus
durs travaux, de faire de longues marches, de passer plusieurs nuits sans
dormir, de manger peu, et de se contenter de la nourriture la plus commune. Il
employait les jours de repos à la chasse, ou à des courses continuelles dans la
campagne ; et par là il avait acquis une telle connaissance des lieux
accessibles ou impraticables, que dans ses fuites il se tirait toujours des plus
mauvais pas, et qu'en poursuivant l'ennemi il l'enfermait dans des endroits
difficiles, d'où il lui était impossible de sortir. Aussi Métellus, réduit à
l'impuissance de combattre, souffrait-il tous les inconvénients des vaincus,
tandis que Sertorius, même en fuyant, avait tous les avantages d'un vainqueur
qui poursuit des fuyards ; il coupait l'eau à son ennemi, et l'empêchait de
faire des fourrages. Métellus se mettait-il en marche, Sertorius l'arrêtait ;
était-il campé, il le harcelait tant qu'il le forçait de déloger. Avait-il mis
le siège devant une ville, il y arrivait aussitôt, et en le tenant lui-même
assiégé, il le réduisait à la plus extrême disette. Enfin, les soldats romains,
désespérés, voulurent obliger Métellus d'accepter le défi d'un combat singulier
que lui avait fait Sertorius ; ils disaient qu'il devait combattre général
contre général, Romain contre Romain. Et comme Métellus s'y refusa, ils se
permirent, sur son compte, beaucoup de plaisanteries. Mais il s'en moqua, et il
eut raison ; car un général, dit Théophraste, doit mourir en capitaine, et non
pas en soldat. Métellus voyant que les Langobrites, qui rendaient de grands
services à Sertorius, pouvaient être facilement pris par la soif, parce qu'ils
n'avaient qu'un puits dans la ville, et que celui qui l'assiégerait serait
maître des sources que les habitants avaient dans les faubourgs et au pied des
murailles, résolut d'en faire le siège, persuadé que la disette d'eau la lui
livrerait en deux jours ; il ne fit donc prendre à ses soldats des vivres que
pour cinq jours. Sertorius, se hâtant de les secourir, fait remplir d'eau deux
mille outres, et promet pour chaque outre une somme d'argent. Plusieurs de ses
soldats, tant espagnols que maurusiens, s'étant offerts pour cette commission,
il choisit les plus vigoureux et les plus agiles, les envoie par la montagne,
avec ordre, après avoir livré les outres aux habitants, de faire sortir les
bouches inutiles, afin que l'eau pût suffire à ceux qui la défendaient. Métellus,
dont les soldats avaient déjà consumé leurs provisions, fut vivement affecté du
succès de ce stratagème, et envoya un de ses officiers, nommé Aquinus, avec six
mille hommes, pour lui amener des vivres. Sertorius, en étant informé, dresse
une embuscade sur le chemin par où cet officier devait passer ; il cache dans un
ravin profond et couvert de bois trois mille hommes, qui à son retour le
chargent en queue, tandis que Sertorius lui-même l'attaque de front, le met en
fuite, lui tue une grande partie de son détachement, et fait prisonniers la
plupart des autres. Aquinus, après avoir perdu ses armes et son cheval, se sauva
dans le camp de Métellus, qui, obligé de lever honteusement le siège, fut encore
bafoué par les Espagnols.
XIV.
Ces exploits concilièrent à Sertorius l'admiration et
l'amitié des Barbares ; ils étaient ravis surtout qu'il leur eût ôté leur
manière sauvage et brutale de combattre, et qu'en leur faisant adopter l'armure
et l'ordonnance romaines, en les accoutumant à prendre le mot du combat, il eût
fait d'une multitude de brigands un corps de troupes bien discipliné ; il leur
prodiguait d'ailleurs l'or et l'argent, pour orner leurs boucliers et leurs
casques ; il les invitait à se faire des tuniques et des manteaux brodés, leur
fournissait tout ce qui leur était nécessaire pour cela, les piquait même
d'émulation par son exemple, et leur inspirait ainsi le plus vif intérêt pour sa
personne. Mais rien ne gagna tant leur affection que ce qu'il fit pour leurs
enfants. Dans toutes les nations soumises à son autorité, il prit ceux des
premières familles, qu'il rassembla dans Osca, ville considérable du pays, et
leur donna des maîtres pour les instruire dans les lettres grecques et romaines.
C'était réellement autant d'otages qu'il se donnait de la fidélité de ces
peuples ; mais il ne montrait que le désir de les former, de les rendre
capables, dans un âge plus avancé, d'être employés aux affaires et élevés aux
charges. Les pères étaient ravis de voir leurs enfants, vêtus de robes bordées
de pourpre, se rendre aux écoles avec décence, et Sertorius payer toute la
dépense de leur éducation, les examiner souvent lui-même, distribuer des
récompenses à ceux qui se distinguaient, et leur donner de ces ornements d'or
que les Romains suspendent au cou de leurs enfants, et qu'ils appellent bulles.
C'était un usage en Espagne, que le général fût entouré d'un certain nombre de
guerriers qui se dévouaient à mourir avec lui, s'il venait à être tué ; chez les
Barbares, ce dévouement s'appelait libation. Les autres généraux avaient peu de
ces écuyers ou compagnons d'armes qui se consacrassent à mourir avec eux ;
Sertorius était suivi de plusieurs milliers de soldats qui avaient fait pour lui
ce généreux dévouement. Un jour que son armée fut mise en déroute près d'une
ville d'Espagne, les soldats espagnols, quoique poursuivis de près par les
ennemis, oubliant le soin de leur propre conservation, ne pensèrent qu'à sauver
Sertorius, et, l'enlevant sur leurs épaules, ils se le passèrent de l'un à
l'autre jusqu'aux murailles de la ville, et ne songèrent à se sauver eux-mêmes
que lorsqu'il fut en sûreté.
XV.
Chéri à ce point des Espagnols, il ne l'était pas moins des
troupes qui venaient d'Italie. Perpenna Vento, attaché au même parti que
Sertorius, étant arrivé en Espagne avec une armée nombreuse et de grandes sommes
d'argent, voulait faire seul de son côté la guerre à Métellus. Ses troupes en
témoignèrent tout haut leur mécontentement ; il n'était question dans tout le
camp que de Sertorius, et cette préférence mortifia Perpenna, qui était enflé de
sa naissance et de ses richesses. Mais lorsqu'on eut appris que Pompée passait
déjà les Pyrénées, les soldats de Perpenna, prenant leurs armes et arrachant les
enseignes, pressent à grands cris leur général de les mener au camp de
Sertorius, le menaçant, s'il le refuse, de l'abandonner, et d'aller trouver un
général si capable de procurer sa propre sûreté et celle des autres. Perpenna,
contraint de leur céder, se rendit au camp de Sertorius avec cinquante-trois
cohortes.
XVI.
Sertorius, à qui toute l'Espagne, en deçà de l'Èbre, s'était
déjà soumise, se vit, par la jonction de Perpenna, à la tête d'une puissante
armée, et chaque jour il lui arrivait de tous côtés de nouvelles troupes ; mais
il ne voyait pas sans inquiétude la confusion et l'audace de ces Barbares, qui,
impatients de tout délai, criaient sans cesse qu'on les menât à l'ennemi. Il
essaya d'abord la voie de la persuasion ; mais les voyant prêts à se révolter et
à se porter aux dernières violences pour le forcer à attaquer hors de propos, il
les abandonna à leur fougue, s'attendant bien qu'après avoir été, non pas
entièrement défaits, mais fort maltraités, ils seraient dans la suite plus
soumis et plus dociles. Ils furent battus comme il l'avait prévu, et étant allé
à leur secours, il les recueillit dans leur fuite, et les ramena en sûreté dans
le camp. Mais peu de jours après, pour leur ôter le découragement où cet échec
les avait jetés, il assemble toute l'armée, et fait amener deux chevaux, l'un
très vieux et très faible, l'autre grand et robuste, et remarquable surtout par
la beauté de sa queue, et par l'épaisseur des crins dont elle était garnie. Près
du cheval faible il place un homme grand et fort, et près du cheval vigoureux,
un petit homme qui n'avait aucune apparence de force. Au signal donné, l'homme
fort saisit à deux mains la queue du cheval faible et la tire de toutes ses
forces, comme pour l'arracher, pendant que l'homme faible, prenant un à un les
crins de la queue du cheval fort, les arracha tous très facilement. Le premier,
après bien des efforts inutiles qui prêtaient fort à rire aux spectateurs,
abandonne son entreprise ; l'homme faible, au contraire, montre la queue de son
cheval qu'il avait, en un moment et sans peine, dégarnie de tous ses crins.
Sertorius alors se levant : « Mes alliés, leur dit-il, vous voyez que la
patience a beaucoup plus de pouvoir que la force, et que des choses qu'on ne
peut surmonter tout à la fois cèdent aisément quand on les prend l'une après
l'autre ; la persévérance est invincible, c'est par elle que le temps, attaquant
les plus grandes puissances, les détruit et les renverse c'est un allié aussi
sûr pour ceux à qui la raison fait observer et saisir le moment favorable,
qu'elle est un ennemi dangereux pour ceux qui mettent trop de précipitation dans
les affaires. » C'est par de semblables apologues que Sertorius rassurait ses
soldats, et leur enseignait à attendre les occasions.
XVII.
Mais aucun de ses exploits ne fut plus admiré que le
stratagème dont il usa contre les Characitaniens ; ce peuple, qui habite au delà
du Tage, ne demeure ni dans des villes ni dans des bourgs ; il fait son séjour
sur un très grand coteau fort élevé, rempli de cavernes et d'antres profonds,
dont les ouvertures sont tournées vers le nord. Toute la campagne que ce coteau
domine ne produit qu'une boue argileuse ; qu'une terre si légère et si friable,
qu'on peut à peine s'y soutenir, et que, pour peu qu'on y touche, elle se réduit
en une poussière très fine, comme ferait la chaux ou la cendre. Quand la crainte
de quelque ennemi les oblige de se renfermer dans ces cavernes avec le butin
qu'ils ont fait, ils s'y tiennent tranquilles, comme dans une retraite où ils ne
craignent pas d'être forcés. Sertorius, qui s'était éloigné de Métellus, campait
au pied de ce coteau ; les Barbares, s'imaginant qu'il avait été battu, lui
témoignèrent beaucoup de mépris : Sertorius, soit par colère, soit pour montrer
qu'il ne fuyait pas, monte le lendemain à cheval dès le point du jour, et va
reconnaître le coteau ; il n'y voit aucun accès, et va inutilement de côté et
d'autre, en faisant à ces Barbares de vaines menaces. Tout à coup il s'aperçoit
que le vent fait élever de cette terre une grande quantité de poussière, et la
porte vers l'entrée du coteau, qui, comme je l'ai déjà dit, est tournée du côté
du nord. Le vent qui souffle du pôle arctique, et qu'on nomme Cécias, est celui
qui règne le plus souvent dans ce pays ; il s'élève naturellement de ces plaines
humides et des montagnes voisines toujours couvertes de neige. On était alors en
plein été ; et ce vent, entretenu par la fonte des glaces du nord, soufflant
avec plus de force, procurait pendant le jour une fraîcheur agréable, utile à
ces Barbares et à leurs troupeaux. Sertorius ayant réfléchi sur cette
circonstance locale, instruit d'ailleurs par les naturels du pays, ordonne à ses
soldats d'apporter de cette terre fine et cendreuse, et de la mettre en monceaux
devant l'entrée de ces cavernes. Les Barbares, qui crurent que c'était une levée
qu'il faisait pour les attaquer, s'en moquèrent. Sertorius, après que ses
soldats eurent ainsi travaillé jusqu'à la nuit, les fit rentrer dans le camp. Au
point du jour il souffla d'abord un vent doux, qui commença par enlever les
parties les plus fines de la terre qu'ils avaient entassée, et à la répandre
dans l'air comme cette paille légère qui s'élève d'une aire. Bientôt le vent
devenant plus fort à mesure que le soleil montait, et le coteau étant déjà
couvert de poussière, les soldats de Sertorius se mirent à remuer jusqu'au fond
les tas qu'ils avaient faits, et à briser les mottes de cette terre argileuse.
Il y en eut même qui, faisant passer et repasser leurs chevaux sur ces monceaux
de poussière, en élevaient une plus grande quantité, et la livraient au vent,
qui en portait les parties les plus déliées dans les cavernes des Barbares,
ouvertes de ce côté ; comme elles n'avaient pas d'autres ouvertures que celles
qui donnaient entrée au vent, elles furent bientôt remplies de cette vapeur
étouffante qui s'y portait continuellement, et qui les empêchait de voir et de
respirer. Ils eurent bien de la peine à supporter ce tourment pendant deux
jours ; le troisième, ils se rendirent à Sertorius, dont ils augmentèrent moins
les forces que la réputation, pour avoir fait par adresse ce que les armes
n'auraient pu faire.
XVIII.
Tant que Sertorius eut en tête Métellus, il parut ne devoir
la plupart de ses succès qu'à la vieillesse et à la lenteur naturelle d'un
général incapable de résister à un adversaire plein d'audace, et dont les
troupes agiles ressemblaient plutôt à des compagnies de brigands qu'à une armée
régulière. Mais après que Pompée eut franchi les Pyrénées, et que Sertorius se
fut campé auprès de lui, ces deux généraux ayant déployé l'un contre l'autre
tout ce qu'ils purent imaginer de ruses militaires, Sertorius parut supérieur à
Pompée, soit pour parer les coups de son adversaire, soit pour lui en porter de
plus sûrs ; et sa réputation fut portée rapidement jusqu'à Rome, où il passa
pour le général le plus habile, le plus versé dans la science militaire ; non
que Pompée n'eût qu'une gloire médiocre, elle brillait, au contraire, du plus
grand éclat depuis que les exploits qu'il avait faits sous Sylla lui avaient
mérité de la part de ce général le surnom de Grand, et lui avaient fait obtenir,
dès sa première jeunesse, les honneurs du triomphe. Aussi plusieurs des villes
d'Espagne soumises à Sertorius, qui, en voyant arriver Pompée, avaient jeté les
yeux sur lui et pensaient à embrasser son parti, changèrent-elles de sentiment
après, ce qui arriva devant les murs de Lauron contre l'attente de tout le
monde. Sertorius en faisait le siège, et Pompée était venu avec toute son armée
au secours de la place. Il y avait près des murailles une colline très
avantageusement située pour incommoder les assiégés. Sertorius et Pompée y
coururent, l'un pour s'en saisir, l'autre pour empêcher l'ennemi de s'y poster.
Sertorius y arriva le premier, et Pompée fit arrêter ses troupes ; fort aise que
la chose eût ainsi tourné, parce qu'il crut tenir Sertorius assiégé entre la
ville et son armée. Il fit même dire aux habitants de Lauron de ne rien
craindre, et de se tenir tranquilles sur leurs murailles, d'où ils verraient
Sertorius assiégé. Ce général, ayant su le propos de Pompée, ne fit qu'en rire,
et dit que cet écolier de Sylla (car c'est ainsi qu'il appelait Pompée par
dérision) allait bientôt apprendre qu'un général doit plutôt regarder derrière
soi que devant. En même temps il fait voir aux assiégés que dans les premiers
retranchements, d'où il était parti pour aller s'emparer de la colline, il avait
laissé six mille hommes d'infanterie, en leur donnant l'ordre de charger Pompée
en queue, lorsqu'il viendrait l'attaquer. Pompée, qui s'en aperçut trop tard,
n'osait marcher contre lui, de peur d'être enveloppé ; d'un autre côté il avait
honte d'abandonner les assiégés dans le danger extrême où ils se trouvaient. Il
les vit enfin succomber forcément sous ses yeux sans pouvoir les défendre ; car
les Barbares, ne voyant aucun espoir de secours, se rendirent à Sertorius, qui
leur fit grâce de la vie, et leur laissa la liberté d'aller où ils voudraient ;
mais il brûla leur ville, non par un mouvement de colère ou de cruauté (c'était
de tous les généraux celui qui se livrait le moins à son ressentiment), mais
pour couvrir de honte et de confusion les admirateurs de Pompée, et faire dire
parmi les Barbares que ce général, à la tête de son armée, s'était presque
chauffé à l'incendie d'une ville alliée, sans lui donner aucun secours.
XIX.
Cependant Sertorius reçut plusieurs échecs dans cette guerre,
non pas en personne, car il fut toujours invincible, ainsi que les troupes qu'il
commandait ; mais ses lieutenants furent souvent battus. Il est vrai que la
manière dont il réparait leurs défaites le rendait plus admirable que les
généraux vainqueurs, comme il parut dans la bataille de Sucron contre Pompée
seul, et dans celle de Tuttia contre Pompée et Métellus réunis. L'affaire de
Sucron n'eut lieu, dit-on, que par l'empressement qu'avait Pompée de combattre
avant que Métellus vînt partager l'honneur de la victoire. Sertorius désirait
aussi d'en venir aux mains avec Pompée, avant l'arrivée de Métellus. Il se mit
donc en bataille vers le soir, dans la pensée que les ennemis, qui, étrangers
dans ce pays, ne connaissaient pas bien les lieux, seraient arrêtés par les
ténèbres, et ne pourraient ni fuir, s'ils étaient battus, ni poursuivre les
fuyards, s'ils remportaient la victoire. Lorsque le combat fut engagé,
Sertorius, qui commandait son aile droite, se trouva, non en face de Pompée,
mais d'Afranius, qui conduisait la gauche des ennemis : informé que son aile
gauche, qui était aux prises avec Pompée, avait plié et était presque défaite,
il laisse son aile droite à ses lieutenants, et vole au secours de sa gauche,
qu'il trouve en partie rompue, et n'ayant plus qu'un petit nombre de soldats qui
tinssent ferme dans leur poste. Il rallie les fuyards, leur redonne du courage,
et les ramène au combat contre Pompée qui les poursuivait, et l'oblige lui-même
de prendre la fuite. Pompée manqua même d'y périr ; blessé dangereusement, il se
sauva contre toute espérance, et ne dut son salut qu'à l'avidité des soldats
africains de Sertorius, qui, s'étant saisis de son cheval, et s'amusant à
partager le harnais magnifique dont il était couvert, cessèrent de le
poursuivre. Afranius, de son côté, n'avait pas plutôt vu Sertorius aller au
secours de son aile gauche, que, mettant en fuite la droite qui lui était
opposée, il l'avait poussée jusque dans le camp, y était entré pêle-mêle avec
les fuyards, et s'était mis à le piller. Il était déjà pleine nuit, qu'il
ignorait la fuite de Pompée, et ne pouvait faire abandonner le pillage à ses
soldats. Sertorius, vainqueur à son aile gauche, arrive en ce moment, et tombant
tout à coup sur les troupes d'Afranius, déjà troublées du désordre où elles
étaient, il en fait un grand carnage. Le lendemain matin, il met ses troupes
sous les armes, et présente de nouveau la bataille à Pompée ; mais apprenant que
Métellus approchait, il fait sonner la retraite, et décampe en disant : « Si
cette vieille ne fût survenue, j'aurais renvoyé cet enfant à Rome, après l'avoir
châtié à coups de verges.
XX.
Sertorius regrettait fort sa biche blanche, qu'on ne pouvait
retrouver nulle part ; cette perte lui ôtait une de ses plus grandes ressources
pour gouverner les Barbares, et jamais ils n'avaient eu plus besoin d'être
encouragés ; mais quelques soldats qui s'étaient égarés la nuit, l'ayant
rencontrée, la reconnurent à sa couleur, et la ramenèrent à Sertorius, qui leur
promit une grande somme d'argent, s'ils voulaient n'en parler à personne. Il fit
cacher la biche, et peu de jours après il parut en public avec un visage gai,
dit aux chefs des Barbares que les dieux lui avaient fait connaître, pendant son
sommeil, que bientôt il lui arriverait quelque chose de très heureux ; et
montant sur la tribune, il donna audience à tous ceux qui se présentèrent. Dans
ce moment la biche, que les soldats qui la gardaient près de là venaient de
lâcher, voyant Sertorius, s'élance avec un air de joie vers le tribunal, appuie
sa tête sur les genoux de Sertorius ; et lui lèche la main droite, caresse
qu'elle avait coutume de lui faire. Sertorius répond à ses caresses par des
témoignages d'une véritable affection, jusqu'à verser des larmes. Après quelques
moments de surprise, les spectateurs finissent par battre des mains, en
s'écriant que Sertorius est un homme divin et chéri des dieux ; ils le
reconduisent dans sa tente, pleins de confiance, et se livrent aux plus
heureuses espérances.
XXI.
Pendant qu'il était sur des terres des Saguntins, il fut
forcé d'en venir aux mains avec les ennemis, qui, réduits à la plus extrême
disette, étaient sertis de leur camp pour fourrager et ramasser des vivres. Les
deux armées donnèrent des preuves de la plus grande valeur ; Memmius, le plus
habile des lieutenants de Pompée, fut tué au fort du combat. Sertorius, pour qui
la victoire paraissait déclarée, fit main basse sur tous ceux qui lui
résistaient encore, et poussa jusqu'à Métellus, qui, en tenant ferme et
combattant avec une force au-dessus de son âge, fut blessé d'un coup de lance :
les Romains qui furent témoins de sa blessure, et ceux qui l'apprirent, honteux
d'abandonner leur général, et enflammés de colère, reviennent contre l'ennemi,
couvrent Métellus de leurs boucliers, l'arrachent de force aux Espagnols, et les
obligent de reculer. Sertorius, qui voit la victoire lui échapper, voulant
assurer du moins la retraite des siens, et se donner le temps d'avoir de
nouveaux renforts, se retire dans une ville de la montagne très forte
d'assiette, dont il fait aussitôt réparer les murailles et fortifier les postes.
Il ne pensait à rien moins qu'à soutenir un siège ; il ne voulait que tromper
les ennemis, qui, dans l'espoir de prendre facilement la ville, vinrent en effet
l'assiéger, et, laissant échapper les Barbares, ne songèrent pas à empêcher les
renforts que Sertorius faisait rassembler ; il avait envoyé des officiers dans
les villes de son obéissance, avec ordre de le faire avertir dès qu'ils auraient
réuni un assez grand nombre de troupes. Lorsqu'il en reçut l'avis, il passa sans
peine au travers des ennemis, et alla joindre ses nouvelles levées. Se voyant
alors en force, il revint sur ses pas, coupa les vivres aux ennemis du côté de
la terre, en leur dressant des embûches, en les enveloppant, et se portant
lui-même partout avec une incroyable rapidité ; il arrêtait aussi leurs convois
par mer, en croisant sur les côtes avec quelques vaisseaux de pirates. Les
généraux ennemis furent donc obligés de se séparer ; Métellus se retira dans les
Gaules, et Pompée prit ses quartiers d'hiver dans les pays des Vaccéens. Le
défaut d'argent les lui rendait difficiles, et il écrivit au sénat que, s'il
n'en recevait bientôt, il serait obligé de ramener son armée à Rome, le
sacrifice qu'il avait fait de sa fortune à la défense de l'Italie ne lui
permettant pas d'en faire de nouveaux. Déjà même le bruit courait dans Rome que
Sertorius serait eu Italie avant Pompée ; tant par son habileté, il avait mis
dans le, dernier embarras les premiers et les plus puissants des généraux que
les Romains eussent alors !
XXII.
Métellus lui-même montra son extrême crainte, et la haute
opinion qu'il avait de Sertorius ; il fit publier à son de trompe qu'il
donnerait cent talents d'argent et deux mille plèthres de terre au premier
Romain qui le tuerait ; et si c'était un banni, il y ajoutait la promesse de son
rappel. Acheter sa mort par une trahison, c'était déclarer qu'il n'espérait rien
de la force : enfin, étant venu à bout de le vaincre dans un combat, il fut si
enflé, si ravi de ce succès, qu'il prit le titre d'imperator, et que les villes
par où il passait lui dressèrent des autels, et lui offrirent des sacrifices. Il
souffrit même, dit-on, qu'on lui mît des couronnes sur la tête, qu'on lui donnât
des festins somptueux, où, pendant qu'il était à table, vêtu d'une robe
triomphale, on faisait descendre du plancher, par le moyen des machines, des
figures de la Victoire, qui portaient dans leurs mains des trophées d'or et des
couronnes, où enfin des chours de jeunes garçons et de jeunes filles chantaient
à sa louange des hymnes de triomphe : vanité ridicule, d'être ainsi enflé
d'orgueil et ivre de joie pour avoir battu dans une retraite celui qu'il
appelait le fugitif de Sylla, le reste de la défaite de Carbon. Quelle
différence de cette conduite avec la magnanimité de Sertorius ! Il avait donné
le nom de sénat aux sénateurs qui s'étaient réfugiés de Rome dans son camp ; il
prenait parmi eux ses questeurs et ses lieutenants, et se conformait en tout aux
lois et aux coutumes des Romains. Quoiqu'il fît la guerre avec les troupes et
l'argent des villes d'Espagne, il ne céda jamais aux Espagnols, même de paroles,
aucune part à l'autorité souveraine, et leur donna toujours des Romains pour
gouverneurs et pour capitaines ; il ne s'était proposé que de rendre la liberté
aux Romains, et non d'accroître, au préjudice des Romains, la puissance des
Espagnols. Car il aimait tendrement sa patrie, et désirait vivement d'y
retourner ; mais ce désir ne l'empêchait pas de montrer, dans ses malheurs, le
plus grand courage : jamais il ne fit la moindre bassesse auprès de ses
ennemis ; au contraire, dans ses victoires il envoyait dire à Métellus et à
Pompée qu'il était prêt à poser les armes, pour aller vivre à Rome en simple
particulier, si on lui permettait d'y retourner ; qu'il préférait la vie la plus
obscure dans sa patrie à l'empire du monde entier, qu'il faudrait acheter par
l'exil. Ce grand amour de la patrie venait surtout, à ce qu'on assure, de sa
tendresse extrême pour sa mère, qui l'avait élevé avec soin depuis qu'il était
resté orphelin en bas âge, et à laquelle il était uniquement attaché. Appelé par
les amis qu'il avait en Espagne pour en prendre le commandement, il y apprit la
mort de sa mère, et il fut accablé d'une douleur si vive qu'il voulut renoncer à
la vie ; il resta sept jours entiers couché à terre, sans donner le mot aux
troupes, et sans voir ses amis. Ses officiers et ceux qui partageaient avec lui
le commandement, ayant environné sa tente, ne purent le déterminer qu'avec peine
à se montrer aux soldats, à leur parler, à se mettre à la tête des affaires, qui
étaient dans le meilleur état : aussi le regardait-on assez généralement comme
un esprit doux, ami du repos, que des motifs puissants avaient, contre son
inclination, porté au commandement des armées, qui, ne pouvant vivre en sûreté
dans son pays, et poussé par ses ennemis à prendre les armes, n'avait cherché,
en faisant la guerre, que sa sûreté personnelle.
XXIII.
Son traité avec Mithridate est une nouvelle preuve de sa
grandeur d'âme. Ce prince, abattu par Sylla, s'étant relevé comme pour commencer
une seconde lutte, entra de nouveau dans l'Asie. La réputation de Sertorius
était déjà répandue dans toutes les contrées, et les commerçants qui revenaient
des mers du couchant remplissaient le royaume de Pont du bruit de ses exploits.
Mithridate, excité par les flatteries de ses courtisans, qui comparaient
Sertorius à Annibal, et lui-même à Pyrrhus ; qui lui assuraient que les Romains,
attaqués de deux côtés à la fois, ne pourraient jamais tenir contre deux si
grands généraux et contre des puissances devenues si redoutables, quand le plus
habile capitaine serait réuni au plus grand des rois, Mithridate, dis-je,
résolut de lui envoyer des ambassadeurs. Il les fit partir pour l'Espagne avec
des lettres, et les chargea d'offrir de vive voix à Sertorius des vaisseaux et
de l'argent pour soutenir la guerre, à condition que Sertorius lui assurerait la
possession de toute l'Asie, qu'il avait été forcé de céder aux Romains, par le
traité que Sylla avait fait avec lui. Sertorius, ayant reçu ces ambassadeurs,
assembla son conseil, qu'il appelait le sénat ; ils furent tous d'avis
d'accepter avec joie les propositions de Mithridate, puisqu'il ne demandait
qu'un vain nom, qu'un titre inutile de ce qui ne leur appartenait pas, et qu'il
leur donnait en échange les choses dont ils avaient le plus grand besoin. Mais
Sertorius rejeta ce conseil ; il dit qu'il laisserait volontiers à Mithridate la
Bithynie et la Cappadoce, pays toujours gouvernés par des rois, et où les
Romains n'avaient rien à prétendre ; mais qu'une province qu'il avait enlevée
aux Romains qui la possédaient à plus juste titre, qu'il avait perdue ensuite
dans la guerre, vaincu par Fimbria, et qu'il venait de céder à Sylla par un
traité, il ne souffrirait jamais qu'elle rentrât sous sa domination: « Car,
ajouta-t-il, je veux que Rome s'agrandisse par mes victoires, et je ne veux pas
devoir mes victoires à l'affaiblissement de Rome. Un homme de coeur ne désire
qu'une victoire honorable, et il ne a voudrait pas sauver sa vie même par des
moyens honteux. »
XXIV.
Cette réponse, rapportée à Mithridate, le frappa
d'étonnement : « Quels ordres nous donnera donc Sertorius, dit-il à ses amis,
lorsqu'il sera dans Rome, assis au milieu du sénat, si maintenant, relégué sur
les côtes de l'océan Atlantique, il fixe les bornes de mon royaume, et me menace
de la guerre, à la première entreprise que je ferai sur l'Asie ! » C'est
pourtant sur ce pied que le traité fut conclu et juré. Mithridate conservait la
Bithynie et la Cappadoce, et Sertorius s'obligeait de lui envoyer un général et
des troupes ; de son côté, Mithridate s'engageait à lui fournir quarante
vaisseaux et trois mille talents. Sertorius lui envoya pour général, en Asie,
Marcus Marius, l'un des sénateurs romains qui s'étaient réfugiés auprès de lui,
avec lequel Mithridate prit quelques villes d'Asie ; et lorsque Marius, précédé
de ses faisceaux de verges et de ses haches, entrait dans une ville, Mithridate
le suivait, prenant de lui-même le second rang ; et faisant auprès de Marius le
rôle de courtisan. Le général romain donnait la liberté à quelques-unes de ces
villes, en affranchissait d'autres de tout impôt, en leur déclarant que c'était
à Sertorius qu'elles devaient ce bienfait. Ainsi, l'Asie foulée par les fermiers
de la république, opprimée par l'avarice et l'insolence des troupes qu'on y
avait mises en garnison, se sentit relever de nouveau sur les ailes de
l'espérance, et désira vivement le nouveau gouvernement dont on lui offrait la
perspective consolante.
XXV.
Cependant, en Espagne, les sénateurs et les généraux qui
étaient avec Sertorius n'eurent pas plutôt conçu l'espoir d'être en état par
eux-mêmes de résister aux ennemis, que leurs craintes dissipées firent place à
une jalousie aussi folle qu'imprudente contre la puissance de Sertorius. Ils
étaient surtout excités par Perpenna ; qui, enflé d'un vain orgueil, à cause de
sa naissance, aspirait au commandement, et semait secrètement parmi ses amis les
propos les plus séditieux : « Quel démon ennemi nous maîtrise, leur disait-il,
et nous précipite chaque jour dans de plus grands malheurs ? Nous avons dédaigné
d'obéir, au sein même de notre .patrie, aux ordres de Sylla qui était maître de
la terre et de la mer. Conduits par notre mauvaise destinée, nous sommes venus
ici dans l'espoir d'être libres, et nous nous soumettons volontairement à la
servitude ; satellites de la fuite de Sertorius, qui nous donne un vain titre de
sénat, devenu l'objet de la risée de ceux qui l'entendent prononcer ; et
cependant nous souffrons les mêmes injures, nous recevons les mêmes ordres, nous
supportons les mêmes travaux que des Espagnols et des Lusitaniens ! » La plupart
des officiers, remplis de ces propos, mais craignant la puissance de Sertorius,
et n'osant pas en venir à une rébellion ouverte, ruinaient en secret ses
affaires ; ils maltraitaient les Barbares, ils leur infligeaient les punitions
les plus rigoureuses ; ils les accablaient d'impôts, et tout cela au nom de
Sertorius. De là des séditions et des révoltes dans les villes : ceux qu'il y
envoyait pour les apaiser, et pour adoucir les esprits, multipliaient partout
les soulèvements, et répandaient de plus en plus le feu de la sédition.
Sertorius, poussé à bout, démentit alors la douceur et la bonté qu'il avait
toujours montrées, et se rendit coupable de la plus horrible injustice envers
les jeunes gens qu'il faisait élever dans la ville d'Osca : il fit mourir les
uns et vendre les autres.
XXVI.
Perpenna, qui déjà s'était donné plusieurs complices de la
conjuration qu'il tramait, y fit entrer aussi Manlius, l'un des principaux
officiers de Sertorius. Ce Manlius était très attaché à un jeune garçon, et pour
lui montrer jusqu'où allait son amitié, il lui fit part de la conspiration, et
lui conseilla de laisser tous ses rivaux, pour ne s'attacher qu'à lui ; qu'il le
verrait dans peu de jours élevé à une très grande puissance. Ce jeune homme, qui
avait plus d'attachement pour un certain Aufidius, lui découvrit le complot.
Aufidius en fut fort étonné, car il était lui-même de la conjuration ; mais il
ne savait pas que Manlius y fût entré. Bien plus troublé quand ce jeune homme
lui nomma Perpenna, Grécinus, et quelques autres qu'il savait être au nombre des
conjurés, il traita, devant ce jeune homme, tous ces propos de chimères, et lui
dit de n'ajouter aucune foi à ce que lui disait Manlius, qui n'était qu'un homme
vain et léger. Cependant il va trouver Perpenna, lui apprend le danger où ils se
trouvent, et lui conseille de hâter le moment de l'exécution. Les autres
conjurés ayant appuyé son avis, ils mènent à Sertorius un homme qu'ils avaient
suborné, et qui lui remit des lettres par lesquelles on apprenait qu'un de ses
lieutenants avait remporté une victoire importante, et fait un grand carnage des
ennemis. Sertorius, ravi de joie, fit un sacrifice pour remercier les dieux de
cette heureuse nouvelle. Perpenna saisit ce moment pour l'inviter à un festin
qu'il donnait à ses amis, qui tous étaient des complices de la conjuration, et
il lui fait de si vives instances qu'il le détermine à s'y rendre. Sertorius
faisait observer dans tous ses repas beaucoup de modestie et de décence ; il n'y
souffrait ni action ni discours déshonnêtes, et ne permettait à ses convives que
des amusements sages ; la bonne chère n'y amenait jamais aucune insolence. Ce
jour-là, quand on fut au milieu du souper, les conjurés, qui cherchaient à
exciter une querelle, se permirent hautement des paroles grossières, et,
feignant d'être ivres, ils commirent les actions les plus indécentes, afin
d'irriter Sertorius. Ce général, soit qu'il ne pût supporter une telle licence,
soit que leur bégaiement et leur conduite offensante, à laquelle il n'était pas
accoutumé, lui eussent fait pénétrer leur dessein, changea de posture, et se
renversa sur son lit, afin de ne prendre aucune part à ce qui se passait entre
eux. Alors Perpenna prit une coupe pleine de vin, et en buvant il la laissa
tomber : au bruit de sa chute, signal dont les conjurés étaient convenus,
Antonius, qui était assis au-dessus de Sertorius, lui donne un coup d'épée ;
Sertorius, se sentant frapper, se retourne aussitôt et veut se lever, mais
Antonius se jette sur son corps, et lui saisit les deux mains. Sertorius, ne
pouvant se défendre, expire percé de coups.
XXVII.
A la première nouvelle de sa mort, la plupart des Espagnols
se retirèrent du camp, et envoyèrent des ambassadeurs à Métellus et à Pompée
pour se rendre à eux. Perpenna, ayant rassemblé ceux qui étaient restés auprès
de lui, voulut, après les préparatifs que Sertorius avait faits, tenter quelque
entreprise ; mais ce fut à sa honte, et il fit voir qu'il n'était pas plus
capable de commander que d'obéir. Il osa livrer bataille à Pompée, qui eut
bientôt détruit toutes ses forces, et le fit lui-même prisonnier. Il ne soutint
pas cette dernière infortune avec la dignité convenable à un général. Maître de
tous les papiers de Sertorius, il offrit à Pompée de lui montrer les lettres de
plusieurs consulaires, et d'autres personnages des plus puissants de Rome, qui
avaient écrit de leur propre main à Sertorius pour l'appeler en Italie, et qui
lui faisaient entendre qu'il y trouverait bien des gens disposés à favoriser une
révolution dans le gouvernement. Pompée, dans cette occasion, loin de se
conduire en jeune homme, fit une action pleine d'une sagesse et d'une prudence
consommées, qui prévint dans Rome de grands troubles et des nouveautés
dangereuses. Il rassembla ces lettres avec tous les autres papiers de Sertorius,
et les brûla sans les lire, ni les laisser lire à personne. Il fit sur-le-champ
mourir Perpenna, de peur qu'en nommant quelques-uns de ceux qui avaient écrit
ces lettres, il ne donnât lieu à des troubles et à des séditions funestes. Les
complices de Perpenna furent presque tous, ou conduits à Pompée, qui les fit
exécuter, ou s'étant réfugiés en Afrique, ils y furent tués à coups de flèches
par les Maurusiens. Il ne s'échappa qu'Aufidius, le rival de Manlius, soit qu'il
ne fût pas connu, soit qu'on le méprisât. Il vieillit dans une bourgade des
Barbares, accablé de misère, et détesté de tout le monde.