I. Objet que Plutarque se propose en écrivant les vies
d'Alexandre et de César.
La vie d'Alexandre, roi de Macédoine, et celle
de César, le vainqueur de Pompée, que je me propose d'écrire dans ce volume,
m'offrent un si grand nombre de faits importants, que, pour toute préface à cet
ouvrage, je prierai mes lecteurs de ne pas me faire un crime si, au lieu de
raconter en détail toutes ces actions célèbres, je me contente d'en rapporter en
abrégé la plus grande partie. Je n'écris pas des histoires, mais des Vies;
d'ailleurs ce n'est pas toujours dans les actions les plus éclatantes que se
montrent davantage les vertus ou les vices des hommes. Une action ordinaire, une
parole, un badinage font souvent mieux connaître le caractère d'un homme que des
batailles sanglantes, des siéges et des actions mémorables. Les peintres
prennent la ressemblance de leurs portraits dans les yeux et les traits du
visage, où le naturel et les mœurs éclatent plus sensiblement; ils soignent
beaucoup moins les autres parties du corps. Qu'il me soit de même permis de
pénétrer dans les plus secrets replis de l'âme, afin d'y saisir les traits les
plus marqués du caractère, et de peindre, d'après ces signes, la vie de ces deux
grands hommes, en laissant à d'autres le détail des combats et des actions les
plus éclatantes. II. Premières traditions sur la
naissance d'Alexandre.
Il passe pour constant que du côté paternel
Alexandre descendait d'Hercule par Caranus, et que du côté de sa mère il
remontait, par Néoptolème, jusqu'à Achille. On dit que Philippe étant à
Samothrace, dans sa première jeunesse, y fut initié aux mystères avec Olympias,
alors enfant et orpheline de père et de mère. Il en devint amoureux; et, après
avoir obtenu le consentement d'Arymbas, frère de cette princesse, il l'épousa.
La nuit qui précéda celle de leur entrée dans la chambre nuptiale, Olympias
songea qu'à la suite d'un grand coup de tonnerre la foudre était tombée sur elle
et avait allumé un grand feu, qui, après s'être divisé en plusieurs traits de
flamme, se dissipa promptement. Philippe, de son côté, quelque temps après son
mariage, songea qu'il scellait le sein de sa femme et que le cachet portait
l'empreinte d'un lion. Les devins, regardant ce songe comme suspect,
conseillèrent à Philippe de veiller avec soin sur sa femme; mais Aristandre de
Telmisse dit que ce songe marquait la grossesse de la reine : « Car,
ajouta-t-il, on ne scelle point des vaisseaux vides; et Olympias porte dans son
sein un fils qui aura le courage d'un lion. » On vit aussi, pendant qu'Olympias
dormait, un dragon étendu auprès d'elle; et l'on prétend que ce fut surtout
cette vision qui refroidit l'amour et les témoignages de tendresse de Philippe,
qui depuis n'alla plus si souvent passer la nuit avec elle; soit qu'il craignît
de sa part quelques maléfices ou quelques charmes magiques, soit que par respect
il s'éloignât de sa couche, qu'il croyait occupée par un être divin.
III. Autres traditions.
On rapporte à ce sujet une autre tradition :
les femmes de cette contrée sont, dit-on, sujettes, de toute ancienneté, à être
possédées de l'esprit d'Orphée et de la fureur divine qu'inspire le dieu
Bacchus, d'où leur vient le nom de Clodones et de Mimallones; elles ont à peu
près les mêmes pratiques que les femmes édoniennes et thraciennes, qui habitent
les environs du mont Hémus. Il semble même que c'est des cérémonies qu'observent
ces dernières femmes qu'est dérivé le mot grec thresculein, qui signifie exercer
un culte superstitieux. Olympias, plus livrée que les autres femmes à ces
superstitions fanatiques, y mêlait des usages encore plus barbares, et traînait
souvent après elle, dans les chœurs de danses, des serpents privés, qui, se
glissant hors des corbeilles et des vans mystiques où on les portait, et
s'entortillant autour des thyrses de ces bacchantes, jetaient l'effroi parmi les
assistants. Cependant Chéron de Mégalopolis, que Philippe envoya consulter
l'oracle de Delphes après le songe qu'il avait eu, lui rapporta un ordre du dieu
de sacrifier à Jupiter Ammon et de rendre à ce dieu des honneurs particuliers.
On ajoute qu'il perdit un de ses yeux, celui qu'il avait mis au trou de la porte
d'où il avait vu Jupiter couché auprès de sa femme, sous la forme d'un serpent.
Olympias, au rapport d'Ératosthène, ne découvrit qu'à Alexandre seul, lorsqu'il
partit pour l'armée, le secret de sa naissance, et l'exhorta à n'avoir que des
sentiments dignes de cette auguste origine. D'autres, au contraire, prétendent
qu'elle avait horreur de cette fable; et que, la regardant comme une impiété,
elle disait à cette occasion : « Alexandre ne cessera-t-il pas de me susciter
des querelles avec Junon? » IV. Alexandre vient au
monde le jour que le temple d'Éphèse est brûlé.
Alexandre naquit le 6 du mois d'Hécatombéon,
que les Macédoniens appellent Loüs, le même jour que le temple de Diane fut
brûlé à Éphèse. Hégésias de Magnésie fait sur cet événement une réflexion si
froide, qu'elle aurait pu éteindre cet incendie : « Il ne faut pas s'étonner,
dit-il, que ce temple ait été brûlé, Diane étant occupée ce jour-là auprès
d'Olympias, pour la naissance d'Alexandre. » Tous les mages qui se trouvaient
alors à Éphèse, persuadés que l'embrasement du temple était le présage d'un plus
grand malheur, couraient dans les rues en se frappant le visage, en criant que
ce jour avait enfanté pour l'Asie le fléau le plus redoutable. Philippe, qui
venait de se rendre maître de Potidée, reçut vers ce même temps trois heureuses
nouvelles : la première, que Parménion avait défait les Illyriens dans une
grande bataille; la seconde, qu'il avait remporté le prix de la course des chars
aux jeux olympiques; la troisième, qu'Alexandre était né. La joie que ces trois
nouvelles devaient naturellement lui causer fut encore augmentée par les devins
qui l'assurèrent qu'un enfant dont la naissance concourait avec trois victoires
serait lui-même invincible. V. Constitution physique
d'Alexandre.
La forme de son corps n'est nulle part mieux
représentée que dans les statues de Lysippe, le seul statuaire auquel Alexandre
eût permis de le jeter en fonte. Plusieurs de ses successeurs et de ses amis
affectèrent bien dans la suite d'imiter les manières de ce héros; mais Lysippe
fut le seul qui rendit parfaitement l'attitude de son cou qu'il penchait un peu
sur l'épaule gauche, et la douceur qui paraissait dans ses yeux. Apelle, qui le
peignit sous la forme de Jupiter armé de la foudre, ne sut pas saisir la couleur
de son teint ; il la fit plus brune et plus sombre qu'elle n'était naturellement
; car Alexandre avait la peau très blanche, et cette blancheur était relevée par
une teinte d'incarnat plus marquée sur son visage et sur sa poitrine que dans le
reste du corps. J'ai lu, dans les Mémoires d'Aristoxène, que sa peau sentait
bon; qu'il s'exhalait de sa bouche et de tout son corps une odeur agréable, qui
parfumait ses vêtements. Cela venait peut-être de la chaleur de son tempérament,
qui était tout de feu; car, selon Théophraste, la bonne odeur est la suite de
l'élaboration parfaite que la chaleur naturelle donne aux humeurs. Aussi les
pays les plus secs et les plus chauds sont ceux qui produisent avec plus
d'abondance les meilleurs aromates, parce que le soleil y pompe toute l'humidité
qui, répandue sur la surface des corps, est un principe de corruption. C'était
sans doute de cette chaleur naturelle que venait le courage d'Alexandre et son
goût pour le vin. VI. Qualités morales qu il montre
dans son enfance.
Il fit connaître dès son enfance qu'il serait
tempérant dans les plaisirs ; impétueux et ardent pour tout le reste, il était
peu sensible aux voluptés et n'en usait qu'avec modération : au contraire,
l'amour de la gloire éclatait déjà en lui avec une force et une élévation de
sentiments bien supérieures à son âge. Mais il n'aimait pas toute espèce de
gloire et ne la cherchait pas indifféremment en tout, comme son père Philippe,
qui ambitionnait, avec une vanité de sophiste, ce11e de l'éloquence, et faisait
graver sur sa monnaie les victoires qu'il avait remportées aux jeux olympiques.
Les amis d'Alexandre lui demandèrent un jour s'il n'irait pas disputer à ces
jeux le prix de la course, à laquelle il était très léger : « Je m'y
présenterais, leur dit-il, si je devais avoir des rois pour rivaux. ».En général
il eut de l'éloignement pour les exercices des athlètes; et, quoiqu'il eût
souvent fait célébrer des jeux où il proposait des prix pour les poètes
tragiques, pour les joueurs de flûte et de lyre et même pour les rapsodes ;
quoiqu'il eût donné des combats de gladiateurs et de toute espèce d'animaux,
jamais il ne proposa, du moins avec plaisir, les combats du ceste et du
pancratium. Il reçut un jour des ambassadeurs du roi de Perse, qui vinrent en
Macédoine pendant que Philippe était absent; il ne les quitta pas un instant et
les charma par sa politesse ; au lieu de leur faire des questions frivoles ou
puériles, il s'informa de la distance où la Macédoine était de la Perse et des
chemins qui conduisaient aux provinces de la Haute-Asie; il leur demanda comment
leur roi se comportait envers ses ennemis; enfin, quelles étaient la force et la
puissance des Perses. Les ambassadeurs, pleins d'admiration, ne purent
s'empêcher de dire que cette habileté de Philippe, qu'on vantait si fort,
n'était rien en comparaison de la vivacité d'esprit et des grandes vues de son
fils. Aussi toutes les fois qu'on venait lui apprendre que Philippe avait pris
quelque ville considérable, ou qu'il avait remporté une grande victoire, loin
d'en montrer de la joie, il disait à ses compagnons : « Mes amis, mon père
prendra tout; il ne me laissera rien de grand et de glorieux à faire un jour
avec vous. » Passionné comme il l'était, non pour les voluptés et les richesses,
mais pour la gloire et la vertu, il pensait que plus l'empire que son père lui
laisserait aurait d'étendue, moins il aurait d'occasions de s'illustrer par
lui-même ; et, dans l'idée que Philippe, en augmentant chaque jour ses
conquêtes, lui consumerait, pour ainsi dire, les belles actions qu'il aurait pu
faire, il désirait, non d'avoir de la richesse, du luxe et des plaisirs, mais de
recevoir des mains de son père un royaume où il eût à faire des guerres, à
livrer des batailles, à recueillir une vaste moisson de gloire.
VII. Sa première éducation.
Il avait auprès de lui, comme il convenait à
son rang, un grand nombre de maîtres et de gouverneurs qui veillaient à son
éducation ; mais elle était dirigée par Léonidas, homme de mœurs austères et
parent de la reine Olympias. Comme il refusait le titre de pédagogue, dont les
fonctions sont aussi nobles qu'honorables, les autres, par égard pour sa dignité
et pour sa parenté avec la reine, l'appelaient le précepteur, le gouverneur
d'Alexandre. Le titre et les fonctions de pédagogue étaient attribués à
Lysimaque d'Acarnanie, qui n'avait aucun agrément dans l'esprit; mais, comme il
se nommait lui-même Phénix, qu'il donnait à Alexandre et à Philippe les noms
d'Achille et de Pélée, il savait plaire et occupait la seconde place auprès du
jeune prince. VIII. Il dompte le cheval Bucéphale.
Un Thessalien, nommé Philonicus, amena un jour
à Philippe un cheval nommé Bucéphale, qu'il voulait vendre treize talents. On
descendit dans la plaine pour l'essayer; mais on le trouva difficile, farouche
et impossible à manier: il ne souffrait pas que personne le montât ; il ne
pouvait supporter la voix d'aucun des écuyers de Philippe et se cabrait contre
tous ceux qui voulaient l'approcher. Philippe, mécontent et croyant qu'un cheval
si sauvage ne pourrait jamais être dompté, ordonna qu'on l'emmenât. Alexandre,
qui était présent, ne put s'empêcher de dire : «Quel cheval ils perdent là par
leur inexpérience et leur timidité! » Philippe, qui l'entendit, ne dit rien
d'abord ; mais Alexandre ayant répété plusieurs fois la même chose et témoigné
sa peine de ce qu'on renvoyait le cheval, Philippe lui dit enfin : « Tu blâmes
des gens plus âgés que toi, comme si tu étais plus habile qu'eux et que tu
fusses plus capable de conduire. ce cheval. -Sans doute, reprit Alexandre, je le
conduirais mieux qu'eux. - Mais si tu n'en viens pas à bout, quelle sera la
peine de ta présomption? - Je paierai le prix du cheval », repartit Alexandre.
Cette réponse fit rire tout le monde; et Philippe convint avec son fils que
celui qui perdrait paierait les treize talents. Alexandre s'approche du cheval,
prend les rênes et lui tourne la tête en face du soleil, parce qu'il avait
apparemment observé qu'il était effarouché par son ombre, qui tombait devant lui
et suivait tous ses mouvements. Tant qu'il le vit souffler de colère, il le
flatta doucement de la voix et de la main ; ensuite laissant couler son manteau
à terre, d'un saut léger il s'élance sur le cheval avec la plus grande facilité.
D'abord il lui tint la bride serrée, sans le frapper ni le harceler; mais quand
il vit que sa férocité était diminuée et qu'il ne demandait plus qu'à courir, il
baisse la main, lui parle d'une voix plus rude, et, lui appuyant les talons, il
le pousse à toute bride. Philippe et toute sa cour, saisis d'une frayeur
mortelle, gardaient un profond silence; mais, quand on le vit tourner bride et
ramener le cheval avec autant de joie que d'assurance, tous les spectateurs le
couvrirent de leurs applaudissements. Philippe en versa des larmes de joie, et,
lorsque Alexandre fut descendu de cheval, il le serra étroitement dans ses bras.
« Mon fils, lui dit-il, cherche ailleurs un royaume qui soit digne de toi; la
Macédoine ne peut te suffire. » IX. Aristote est
chargé de son éducation.
Philippe avait observé que le caractère de son
fils était difficile à manier et qu'il résistait toujours à la force, mais que
la raison le ramenait aisément à son devoir: il s'appliqua donc lui-même à le
gagner par la persuasion, plutôt que d'employer l'autorité. Et, comme il ne
trouvait pas, dans les maîtres qu'il avait chargés de lui enseigner la musique
et les belles-lettres, les talents nécessaires pour diriger et perfectionner son
éducation, travail si important, et qui, selon Sophocle,
Exige plus d'un frein et plus d'un gouvernail;
il appela auprès de lui Aristote, le plus savant et le plus célèbre des
philosophes de son temps, et lui donna, pour prix de cette éducation, la
récompense la plus flatteuse et la plus honorable. Il rétablit la ville de
Stagire, patrie de ce philosophe, qu'il avait lui-même ruinée, et la repeupla en
y rappelant ses habitants qui s'étaient enfuis, ou qui avaient été réduits en
esclavage. Il assigna, pour les études et les exercices de son fils, un lieu
appelé Nymphéum, près de Miéza, où l'on montre encore des bancs de pierre
qu'Aristote y avait fait placer, et des allées couvertes pour se promener à
l'ombre. Il paraît qu'Alexandre apprit de ce philosophe, non seulement la morale
et la politique, mais encore les sciences plus secrètes et plus profondes, que
ses disciples appelaient particulièrement acroamatiques et époptiques, et qu'ils
avaient soin de cacher au vulgaire. Alexandre, après qu'il fut passé en Asie,
ayant appris qu'Aristote avait publié des ouvrages où il traitait de ces
sciences, lui écrivit une lettre pleine de liberté, dans laquelle il se
plaignait au nom de la philosophie, qui était conçue en ces termes : « Alexandre
à Aristote, salut. Je n'approuve pas que vous ayez donné au public vos livres
des sciences acroamatiques. En quoi donc serions-nous supérieurs au reste des
hommes, si les sciences que vous m'avez apprises deviennent communes à tout le
monde? J'aimerais mieux encore les surpasser par les connaissances sublimes que
par la puissance. Adieu. » Aristote, pour consoler cette âme ambitieuse et pour
se justifier lui-même, lui répondit que ces ouvrages étaient publiés et qu'ils
ne l'étaient pas. Il est vrai que ses traités de métaphysique sont écrits de
manière qu'on ne peut ni les apprendre seul, ni les enseigner aux autres et
qu'ils ne sont intelligibles que pour les personnes déjà instruites. Il me
semble aussi que ce fut Aristote qui lui donna, plus qu'aucun autre de ses
maîtres, le goût de la médecine; car ce prince ne se borna pas seulement à la
théorie de cette science, il secourait ses amis dans leurs maladies et leur
prescrivait un régime et des remèdes, comme il paraît par ses lettres.
X. Son estime particulière pour les ouvrages d'Homère.
Il avait aussi un goût naturel pour les
belles-lettres et portait jusqu'à la passion l'amour de la lecture et de
l'étude. Il faisait le plus grand cas de l'lliade, qu'il appelait la meilleure
provision pour l'art militaire. Aristote lui donna l'édition de ce poème qu'il
avait corrigée et qu'on nommait l'édition de la cassette. Alexandre, au rapport
d'Onésicritus, la mettait la nuit sous son chevet avec son épée. Comme dans les
provinces de la Haute-Asie il ne lui était pas facile de se procurer des livres,
il écrivit à Harpalus de lui en envoyer, et se procura par son moyen les Oeuvres
de Philistus, un grand nombre de tragédies d'Euripide, de Sophocle et d'Eschyle,
avec les Dithyrambes de Télestes et de Philoxène. Il eut pendant longtemps la
plus grande admiration pour Aristote; il ne l'aimait pas moins, disait-il, que
son père, parce qu'il n'avait reçu de celui ci que la vie, au lieu qu'Aristote
lui avait appris à mener une bonne vie. Mais dans la suite ce philosophe lui
devint suspect; et son élève, sans lui faire d'ailleurs aucun mal, cessa de lui
donner ces témoignages d'une vive affection qu'il lui avait prodigués
jusqu'alors : signe certain de l'éloignement qu'il avait conçu pour lui. Mais ce
changement de disposition ne bannit point de son âme ce goût inné, cet amour
ardent de la philosophie, dans lequel il avait été élevé. Les honneurs qu'il
rendit à Anaxarque, le don de cinquante talents qu'il envoya au philosophe
Xénocrate, son estime constante pour Dandamis et pour Calanus, en sont autant de
preuves. XI. Ses premiers exploits.
Pendant que Philippe faisait la guerre aux
Byzantins, Alexandre, qu'il avait laissé en Macédoine, chargé seul du
gouvernement et dépositaire du sceau royal, quoiqu'il n'eût alors que seize ans,
soumit les Médares qui s'étaient révoltés, prit leur ville capitale, les en
chassa, mit à leur place de nouveaux habitants tirés de divers peuples et donna
à la ville le nom d'Alexandropolis. Il se trouva à la bataille que Philippe
livra contre les Grecs à Chéronée; et ce fut lui, dit-on, qui chargea le premier
le bataillon sacré des Thébains. On voyait encore de mon temps, près du Céphise,
un vieux chêne près duquel on avait tendu son pavillon, et qu'on appelait le
chêne d'Alexandre. Ce fut dans le voisinage de ce lieu qu'on enterra les
Macédoniens qui avaient péri à cette bataille. Tous ces exploits ne pouvaient
qu'inspirer à Philippe un grand amour pour son fils; et il était ravi d'entendre
les Macédoniens donner à Alexandre le nom de roi, et à Philippe celui de
général. XII. Il se brouille avec son père.
Mais les troubles que causèrent à la cour les
amours de Philippe et les nouveaux mariages qu'il contracta, la jalousie de ses
femmes entre elles, maladie qui se communiqua en quelque sorte à tout le
royaume, excitèrent entre lui et son fils de fréquents débats et des divisions
violentes, que l'humeur hautaine d'Olympias, naturellement jalouse et
vindicative, fomentait encore, en aigrissant Alexandre. Attalus lui donna lieu
de faire éclater son ressentiment aux noces de Cléopâtre, dont Philippe était
devenu passionnément amoureux, et qu'il épousa toute jeune, malgré la
disproportion de l'âge. Attalus, oncle de cette princesse, ayant bu, dans le
festin, avec excès, exhorta les Macédoniens à demander aux dieux qu'il naquît de
Philippe et de Cléopâtre un héritier légitime du trône de Macédoine: «Scélérat,
lui dit Alexandre, furieux de cet outrage, me prends-tu donc pour un bâtard? »
et en même temps il lui jette sa coupe à la tête. Philippe, se levant de table,
alla sur lui l'épée nue à la main; mais, par bonheur pour l'un et pour l'autre,
la colère et l'ivresse le firent tomber. Alexandre, insultant à sa chute : «
Macédoniens, s'écria-t-il, voilà cet homme qui se préparait à passer d'Europe en
Asie, et qui, en passant d'une table à une autre, se laisse tomber. » Après
cette insulte, faite dans la chaleur du vin, il prit sa mère Olympias, qu'il
conduisit en Épire, et se retira lui-même chez les Illyriens.
XIII. Démarate les réconcilie. Philippe s'oppose au mariage
d'Alexandre avec la fille de Pexodorus.
Dans ce temps. Démarate le Corinthien, qui, lié
d'hospitalité avec Philippe, lui parlait ordinairement avec beaucoup de liberté,
étant venu en Macédoine, Philippe, après les premiers témoignages d'amitié, lui
demanda si les Grecs vivaient entre eux en bonne intelligence : « Vraiment,
Philippe, lui répondit Démarate, c'est bien à vous à vous inquiéter de la Grèce,
quand vous avez rempli votre maison de dissensions et de troubles! » Philippe,
que ce reproche fit rentrer en lui-même, envoya Démarate auprès d'Alexandre,
qui, à sa persuasion, retourna chez son père. Cependant Pexodore, satrape de
Carie, qui voulait, à la faveur d'un mariage, faire secrètement une ligue
offensive et défensive avec Philippe, envoya Aristocrite en Macédoine proposer
au roi l'aînée de ses filles pour son fils Aridée. Aussitôt les amis d'Alexandre
et sa mère Olympias, recommençant leurs propos et leurs accusations contre
Philippe, insinuent au jeune prince que son père, en procurant à Aridée, par ce
mariage brillant, l'appui d'une alliance si puissante, le destine visiblement à
lui succéder au royaume de Macédoine. Alexandre, troublé par ces soupçons,
envoie en Carie le comédien Thessalus, pour représenter au satrape de laisser là
ce fils bâtard, qui, outre le défaut de sa naissance, avait l'esprit aliéné, et
de rechercher plutôt l'alliance d'Alexandre. Cette nouvelle proposition fut bien
plus du goût de Pexodore que la première; mais Philippe, instruit de cette
intrigue, va, accompagné de Philotas, fils de Parménion, l'un des amis et des
confidents de son fils, trouver Alexandre dans son appartement, et lui reproche,
dans les termes les plus vifs et les plus amers, de montrer tant de lâcheté, de
se rendre indigne des grands biens qui lui sont destinés, en recherchant
l'alliance d'un Carien, de l'esclave d'un roi barbare. Il écrivit aux
Corinthiens de lui renvoyer Thessalus chargé de chaînes, et bannit de la
Macédoine quatre des amis de son fils, Harpalus, Néarque, Phrygius et Ptolémée,
qui, rappelés dans la suite par Alexandre, furent comblés d'honneurs.
XIV. Pausanias assassine Philippe. Conduite d'Alexandre en
montant sur le trône.
Peu de temps après, Pausanias, ayant reçu, à
l'instigation d'Attalus et de Cléopâtre, le plus sanglant outrage, sans avoir pu
en obtenir justice de Philippe, assassina ce prince. Olympias fut soupçonnée
d'avoir eu la plus grande part à ce meurtre et d'y avoir excité ce jeune homme,
déjà si irrité contre le roi. Alexandre lui-même ne fut pas à l'abri de tout
soupçon ; Pausanias, dit-on, après l'injure qu'il avait reçue, s'en étant plaint
à lui, ce jeune prince lui cita ce vers d'Euripide, où Médée dit qu'elle punira
Et l'époux, et l'épouse, et l'auteur de l'hymen.
Cependant il rechercha et punit sévèrement les complices de la conspiration, et
témoigna son indignation à Olympias, qui, pendant son absence, avait exercé sur
Cléopâtre la vengeance la plus cruelle. Alexandre n'avait que vingt ans quand il
parvint au trône ; il trouva le royaume déchiré par des haines et des jalousies,
et exposé de toutes parts aux plus grands dangers. Les nations barbares voisines
de la Macédoine, soulevées contre le joug qu'on leur avait imposé, regrettaient
leurs rois naturels. Philippe, après avoir subjugué la Grèce, n'avait pas eu le
temps de l'apprivoiser et de l'accoutumer à sa domination; il n'avait fait que
troubler, que changer l'état des affaires, et les avait laissées dans une
agitation violente. Les Macédoniens, qui redoutaient cette situation critique,
conseillaient à Alexandre d'abandonner entièrement la Grèce, sans chercher à la
soumettre par la force; de ramener, par la douceur, les Barbares qui s'étaient
révoltés, et de pacifier avec prudence ces dissensions naissantes. Mais
Alexandre, suivant des conseils tout opposés, résolut de ne chercher que dans
son audace et dans sa grandeur d'âme la sûreté de son empire, persuadé que, pour
peu qu'il laissât affaiblir son courage, il exciterait contre lui un soulèvement
général. XV. Il soumet les Triballiens et ruine la
ville de Thèbes.
Il se porta donc précipitamment avec son armée
sur les bords de l'Ister, apaisa promptement les mouvements des Barbares,
étouffa les germes de guerre qui commençaient à se développer, et défit dans un
grand combat Syrmus, roi des Triballes. Sur la nouvelle qu'il eut que les
Thébains s'étaient révoltés, et que les Athéniens étaient d'intelligence avec
eux, il voulut leur prouver ce qu'il était en état de faire ; après avoir passé
le détroit des Thermopyles, il dit à ses officiers : « Démosthène m'a traité
d'enfant, lors de mon expédition contre les Illyriens et les Triballes; il m'a
appelé jeune homme, quand j'étais en Thessalie : je lui ferai voir, au pied des
murailles d'Athènes, que je suis homme fait. » Quand il fut devant Thèbes, il
voulut laisser à cette ville le temps du repentir; il demanda seulement qu'on
lui livrât Phénia et Prothutes, les auteurs de la révolte, et fit publier une
entière sûreté pour ceux qui retourneraient à lui. Les Thébains, de leur côté,
ayant demandé qu'il leur livrât Philotas et Antipater, et fait proclamer que
ceux qui voulaient concourir à mettre la Grèce en liberté vinssent s'unir à eux,
il ne pensa plus qu'à la guerre et tourna contre eux toutes ses forces. Les
Thébains se défendirent contre des ennemis si supérieurs en nombre avec un
courage et une ardeur au-dessus de leurs forces; mais, quand la garnison
macédonienne qui occupait la Cadmée fut venue les charger par derrière, alors,
enveloppés de toutes parts, ils périrent presque tous en combattant; la ville
fut prise, livrée au pillage, et détruite de fond en comble. Alexandre crut que
cet exemple de rigueur jetterait l'étonnement et l'effroi parmi les autres
peuples de la Grèce et les obligerait à vivre en paix; mais aussi, pour donner
un prétexte spécieux à cette cruelle exécution, il dit qu il n'avait pu la
refuser aux plaintes de ses alliés : il est vrai que les peuples de la Phocide
et de Platée faisaient de grands reproches aux Thébains. Alexandre n'excepta de
la proscription générale que les prêtres, ceux des Thébains qui étaient unis
avec les Macédoniens par les nœuds de l'hospitalité, les descendants de Pindare,
et ceux qui s'étaient opposés à la rébellion. Il vendit tous les autres au
nombre de trente mille, et il en avait péri plus de six mille dans le combat.
XVI. Il pardonne à Timoclée et admire sa générosité.
On raconte que, dans les horribles calamités
que les Thébains eurent à essuyer, quelques soldats thraces ayant rasé la maison
de Timoclée, femme aussi distinguée par sa naissance que par sa vertu, pillèrent
tout ce qu'elle avait; leur capitaine, après l'avoir traitée avec le dernier
outrage, lui demanda si elle avait de l'or et de l'argent caché. Timoclée lui
dit qu'elle en avait ; et, le menant seul dans son jardin, elle lui montre un
puits, où, disait-elle, au moment de la prise de Thèbes, elle avait caché tout
ce qu'elle avait de plus précieux. Le Thrace s'approche du puits et se baisse
pour y regarder; Timoclée, qui était restée derrière lui, le poussant avec
force, le précipite dans le puits et l'y assomme à coups de pierres. Les soldats
thraces l'ayant menée à Alexandre chargée de chaînes, ce prince jugea d'abord, à
son air et à sa démarche, que c'était une femme d'une haute naissance et d'un
grand courage; car elle suivait les soldats sans montrer ni étonnement ni
crainte. Le roi lui ayant demandé qui elle était : « Je suis, lui répondit-elle,
la sœur de Théagène, celui qui combattit contre Philippe pour la liberté de la
Grèce, et qui périt à la bataille de Chéronée, où il commandait. » Alexandre,
admirant sa réponse et l'action qu'elle avait faite, ordonna qu'on la laissât
aller en liberté, elle et ses enfants. XVII. Il se
repent d'avoir traité si cruellement les Thébains.
Il pardonna aux Athéniens, quelque affectés
qu'ils parussent du malheur des Thébains. Leur affliction fut si vive, qu'ils ne
voulurent pas célébrer les grands mystères, quoiqu'ils fussent à la veille de
cette fête. Ils traitèrent avec toute sorte d'humanité ceux des Thébains qui se
réfugièrent dans leur ville. Mais, soit que la colère d'Alexandre, comme celle
des lions, se fût éteinte dans le sang qu'il avait fait couler; soit qu'il
voulût opposer à une action si atroce et si barbare un acte éclatant de douceur,
non content d'oublier tous les sujets de plainte qu'il pouvait avoir contre les
Athéniens, il les invita à s'occuper sérieusement des affaires communes, parce
que leur ville, s'il venait lui-même à manquer, était faite pour donner la loi
au reste de la Grèce. Dans la suite il témoigna souvent, à ce qu'on assure, un
vif repentir de la rigueur avec laquelle il avait traité les Thébains; et ce
souvenir le rendit plus doux en plusieurs occasions. Il attribua même à la
colère et à la vengeance de Bacchus le meurtre de Clitus qu'il tua dans
l'ivresse, et la lâcheté des Macédoniens, qui, en refusant de le suivre dans les
Indes, laissèrent son expédition et sa gloire imparfaites. Dans la suite, aucun
des Thébains qui survécurent au désastre de leur patrie ne s'adressa inutilement
à lui, quelque grâce qu'il lui demandât. Mais c'en est assez sur ce qui regarde
la ville de Thèbes. XVIII. Son entrevue avec Diogène.
Les Grecs assemblés dans l'isthme ayant arrêté
par un décret qu'ils se joindraient à Alexandre pour faire la guerre aux Perses,
il fut nommé chef de cette expédition et reçut la visite d'un grand nombre
d'hommes d'état et de philosophes, qui vinrent le féliciter de cette élection.
Il se flatta que Diogène, qui était alors à Corinthe, lui rendrait aussi sa
visite; mais, voyant que ce philosophe faisait peu de cas de lui et qu'il se
tenait tranquillement dans son faubourg, il alla lui-même le voir. Diogène était
couché au soleil ; et lorsqu'il vit venir à lui une foule si nombreuse, il se
souleva un peu, et fixa ses regards sur Alexandre. Ce prince, après l'avoir
salué, lui demanda s'il avait besoin de quelque chose : « Oui, lui répondit
Diogène;
ôte-toi un peu de mon soleil. » Alexandre, frappé de cette réponse et du mépris
que Diogène lui témoignait, admira sa grandeur d'âme; et, comme ses officiers,
en s'en retournant, se moquaient de Diogène : «Pour moi, leur dit ce prince, si
je n'étais pas Alexandre, je voudrais être Diogène. »
XIX Présages qui précèdent son expédition en Asie. État de ses
forces à son départ.
De là il se rendit à Delphes pour consulter le
dieu sur son expédition d'Asie; mais on était alors dans ces jours malheureux où
il n'est pas permis à la prêtresse de rendre des oracles. Il fit d'abord prier
la prophétesse de venir au temple; mais elle le refusa, en alléguant la loi qui
le défendait; Alexandre, y étant allé lui-même, la traîna de force au temple. La
prophétesse, comme vaincue par cette violence, s'écria : « 0 mon fils ! tu es
invincible. » A cette parole, Alexandre lui dit qu'il n'avait pas besoin d'autre
oracle, qu'il avait celui qu'il désirait d'elle. Au moment de son départ, les
dieux lui envoyèrent plusieurs autres présages; dans la ville de Libèthres, une
statue d'Orphée, faite de bois de cyprès, fut, dans ces mêmes jours-là, couverte
de sueur ; et, comme ce signe paraissait menaçant, le devin Aristandre assura
qu'il était de bon augure; qu'il annonçait qu'Alexandre ferait des exploits
dignes d'être célébrés partout, et qui feraient suer les poètes et les
musiciens, par la peine qu'il auraient à les chanter. Les historiens qui lui
donnent le moins de troupes à son départ pour l'Asie, les font monter à trente
mille hommes de pied et à cinq mille chevaux; ceux qui lui en donnent le plus
les portent à trente-quatre mille fantassins et à quatre mille cavaliers.
Aristobule prétend qu'il n'avait pas, pour l'entretien de son armée, plus de
soixante-dix talents; selon Duris, il n'avait des vivres que pour un mois ; mais
Onésicritus assure qu'il avait emprunté deux cents talents pour cette
expédition. Quoiqu'il l'entreprît avec de si faibles moyens, il ne voulut
s'embarquer qu'après avoir examiné où en étaient les affaires domestiques de ses
amis, et donné à l'un une terre, à l'autre un village, à celui-ci le revenu d'un
bourg, à celui-là les octrois sur un port. Comme ces largesses avaient absorbé
tous les revenus de son domaine : « Prince, lui demanda Perdiccas, que vous
êtes-vous donc réservé? - L'espérance, lui répondit Alexandre. - Eh bien! reprit
Perdiccas, nous la partagerons avec vous, puisque nous devons partager vos
travaux; » et il refusa le don que le roi lui faisait. Quelques autres de ses
amis suivirent l'exemple de Perdiccas. Alexandre se montra également généreux
envers ceux qui voulurent accepter ses présents, et pour ceux qui lui en
demandèrent; il employa à ces libéralités la plus grande partie des domaines
qu'il avait en Macédoine. XX. Sacrifices qu'il fait à
Ilium.
Ce fut dans ces dispositions et avec ces
préparatifs qu'il traversa l'Hellespont. Arrivé à Ilum, il monta au temple de
Minerve, où il fit un sacrifice à la déesse, et des libations aux héros: il
arrosa d'huile la colonne qui surmontait le tombeau d'Achille, fit tout nu,
suivant l'usage, des courses avec ses compagnons, mit une couronne sur le
tombeau de ce héros et le félicita d'avoir eu pendant sa vie un ami fidèle, et
après sa mort un grand chantre de ses exploits. Il parcourut ensuite la ville,
pour voir ce qu'elle avait de curieux ; et quelqu'un lui ayant demandé s'il
voulait voir la lyre de Pâris : «Je me soucie peu de celle-là, répondit-il; mais
j'aimerais à voir la lyre sur laquelle Achille chantait les exploits et la
gloire des grands guerriers. » XXI. Il entreprend le
passage du Granique à la vue de Darius.
Cependant les généraux de Darius avaient
assemblé une armée nombreuse, et, campés sur les bords du Granique, ils se
préparaient à lui en disputer le passage. Étant là aux portes de l'Asie, il
fallait nécessairement combattre pour s'en ouvrir l'entrée. La plupart de ses
officiers craignaient la profondeur du fleuve, la hauteur et l'inégalité de la
rive opposée, qu'on ne pouvait franchir que les armes à la main. D'autres
voulaient qu'on observât religieusement, par rapport aux mois, les usages
anciens, qui ne permettaient pas aux rois de Macédoine de faire marcher leurs
armées dans le mois Daésius. Alexandre, pour réformer cet usage superstitieux,
dit qu'à l'avenir ce mois serait appelé le second Artémisius. Parménion lui
conseillait de ne pas risquer le passage ce jour-là, parce qu'il était déjà
tard. Alexandre lui répondit que ce serait déshonorer l'Hellespont, que de
craindre, après l'avoir traversé, de passer le Granique. En même temps il
s'élance dans le fleuve, suivi de treize compagnies de cavalerie, et s'avance,
au milieu d'une grêle de traits, vers l'autre bord qui était très escarpé et
couvert d'armes et de chevaux. Il luttait avec effort contre le courant, qui
souvent l'entraînait et était prêt à le submerger, conduisant ses troupes plutôt
en furieux qu'en général prudent. Malgré ces difficultés, il s'obstine au
passage et gagne enfin le bord avec beaucoup de peine et de fatigue, parce que
la fange dont le rivage était couvert le rendait humide et glissant. A peine il
eut passé le fleuve, qu'il fut obligé de combattre pêle-mêle, et d'homme à
homme, avec des ennemis qui, chargeant ses troupes à mesure qu'elles arrivaient
sur le rivage, ne lui laissaient pas le temps de les mettre en bataille. Les
Perses tombèrent sur sa cavalerie en jetant de grands cris; et, la serrant de
près, ils combattirent d'abord à coups de lance, et ensuite à coups d'épée,
quand les lances furent rompues. XXII. Clitus lui
sauve la vie. Victoire d'Alexandre.
Alexandre, que l'éclat de son bouclier et le
panache de son casque, surmonté de deux ailes d'une grandeur et d'une blancheur
admirables, font remarquer de tout le monde, est personnellement assailli par un
grand nombre d'ennemis, et atteint, au défaut de la cuirasse, d'un javelot qui
ne lui fit point de blessure. Résacès et Spithridate, deux généraux de Darius,
viennent ensemble l'attaquer; mais il évite le dernier, et, portant à Résacès un
coup de sa javeline, il lui fait voler la cuirasse en éclats: il met
sur-le-champ l'épée à la main, et, pendant qu'ils se chargent avec fureur,
Spithridate s'approche pour le prendre en flanc; et, se dressant sur son cheval,
il lui décharge sur la tête un coup de hache qui lui abat le panache, avec une
des ailes. Le casque eut peine à soutenir la violence du coup, et le tranchant
de la hache pénétra jusqu'aux cheveux. Spithridate allait lui porter un second
coup, lorsqu'il fut prévenu par Clitus le Noir, qui le perça de sa javeline, en
même temps que Résacès tombait mort d'un coup d'épée qu'Alexandre lui avait
porté. Pendant ce combat si périlleux que livrait la cavalerie, la phalange
macédonienne traversa le fleuve, et les deux corps d'infanterie commencèrent
l'attaque; celle des Perses montra peu de vigueur et ne fit pas une longue
résistance; elle tourna bientôt le dos et prit ouvertement la fuite, excepté les
mercenaires grecs, qui, s'étant retirés sur une colline, demandaient
qu'Alexandre les reçût à composition; mais, écoutant plus sa colère que sa
raison, il se jeta le premier au milieu d'eux et eut son cheval tué sous lui
d'un coup d'épée, que cet animal reçut dans les flancs; c'était un autre que
Bucéphale. Ce fut dans ce seul endroit qu'il y eut des morts et des blessés,
parce qu'on y avait affaire à des hommes pleins de bravoure, et qui se battaient
en désespérés. On dit que dans cette première bataille les Barbares perdirent
vingt mille hommes de pied et deux mille cinq cents chevaux. Suivant Aristobule,
il n'y eut, du côté d'Alexandre, que trente-quatre morts, dont neuf fantassins:
ce prince leur fit ériger à tous des statues de bronze, qui furent jetées en
fonte par Lysippe. Comme il voulut associer les Grecs à cette victoire, il
envoya en particulier aux Athéniens trois cents boucliers de ceux qu'il avait
pris sur les ennemis et fit graver sur le reste des dépouilles cette inscription
ambitieuse: « Alexandre, fils de Philippe, et les Grecs, à l'exception des seuls
Lacédémoniens, ont remporté ces dépouilles sur les Barbares qui habitent l'Asie.
» Il envoya à sa mère la vaisselle d'or et d'argent, les tapis de pourpre, et
les autres meubles de ce genre pris sur les Perses, dont il ne se réserva qu'une
très petite partie. XXIII. Suite de cette victoire.
Il soumet la Cilicie, la Phénicie et la Pamphylie.
Cette victoire opéra un changement si heureux
et si subit dans les affaires d'Alexandre, que la ville de Sardes, capitale des
provinces maritimes de l'empire des Perses, se rendit à lui, et que les autres
villes suivirent bientôt son exemple : celles d'Halicarnasse et de Milet, qui
seules firent résistance, furent prises de force. Alexandra, après avoir soumis
tout le pays des environs, balança sur le parti qu'il devait prendre. Tantôt il
voulait, sans aucun délai, marcher contre Darius, et tout mettre au hasard d'une
bataille ; tantôt il croyait plus sûr de subjuguer d'abord les pays maritimes,
et, après s'être fortifié et enrichi par ces premières conquêtes, d'aller
attaquer ce prince avec plus d'avantage. On trouve, près de la ville de Xante en
Lycie, une fontaine qui, ayant alors débordé et détourné son cours sans aucune
cause visible, jeta, dit-on, du fond de son lit, une table de cuivre, sur
laquelle étaient gravés d'anciens caractères, qui portaient que l'empire des
Perses allait bientôt finir et qu'il serait détruit par les Grecs. Excité par
cette prédiction, Alexandre se hâta de nettoyer toutes les côtes maritimes,
jusqu'à la Phénicie et la Cilicie. Sa course en Pamphylie a donné lieu à
l'exagération de plusieurs historiens, qui, supposant des faits extraordinaires,
ont débité que par une faveur divine la mer s'était retirée devant Alexandre,
quoiqu'elle soit ordinairement très orageuse sur cette côte, toujours battue des
vagues, et qu'elle laisse rarement à découvert des pointes de rocher qui sont le
long du rivage, au pied des sommets escarpés des montagnes qui le bordent. C'est
sur ce prétendu prodige que Ménandre plaisante dans une de ses pièces :
J'ai cela d'Alexandre : ai-je un besoin extrême
De rencontrer quelqu'un? il s'offre de lui-même.
Veux-je passer la mer? elle abaisse ses eaux,
Et s'empresse à l'instant de retirer ses flots.
Mais Alexandre lui-même, dans ses lettres, sans parler d'aucun prodige, dit
simplement qu'au sortir de la ville de Phaselis il traversa le pas de l'Échelle
et séjourna plusieurs jours dans cette ville; qu'ayant vu sur la place publique
la statue de Théodecte le Phasélite, qui était déjà mort, il alla après souper,
en partie de débauche, danser autour de cette statue et lui jeter des couronnes;
il honorait ainsi d'une manière agréable, par ce divertissement, la mémoire de
ce philosophe et le commerce qu'il avait eu avec lui par l'entremise d'Aristote
et de la philosophie. XXIV. Il coupe le nœud gordien.
Songe de Darius.
Il soumit ensuite les Pisidiens, qui avaient
osé lui résister, et fit la conquête de la Phrygie. Il se rendit maître de
Gordyum, capitale des états de l'ancien Midas, où il vit ce char si fameux, dont
le joug était lié avec une écorce de cormier; on lui fit connaître une ancienne
tradition que les Barbares regardaient comme certaine, et qui portait que les
destins promettaient l'empire de l'univers à celui qui délierait ce nœud. Il
était fait avec tant d'adresse et replié tant de fois sur lui-même, qu'on ne
pouvait en apercevoir les bouts. Alexandre, désespérant de le délier, le coupa
avec son épée, et l'on découvrit alors les différents bouts qu'il avait.
Aristobule prétend qu'Alexandre 1e délia avec la plus grande facilité, après
qu'il eut ôté la cheville qui tenait le joug attaché au timon et qu'il eut
retiré le joug à lui. Il partit de Gordyum pour aller soumettre la Paphlagonie
et la Cappadoce; et, ayant appris la mort de Memnon, le seul des généraux de
Darius qui, du côté de la mer, pût lui susciter le plus d'affaires et le plus
d'obstacles, il se confirma dans le dessein qu'il avait formé de conduire son
armée vers les hautes provinces de l'Asie. Darius était déjà parti de Suse,
plein de confiance dans la multitude de ses troupes, qui montaient à plus de six
cent mille combattants; il était surtout encouragé par un songe dont les mages
lui avaient donné une interprétation dictée plutôt par le désir de lui plaire,
que par la vraisemblance. Il avait songé que la phalange macédonienne était tout
environnée de flammes; qu'Alexandre, vêtu de la même robe qu'il avait autrefois
portée lui-même lorsqu'il était astande du roi de Perse, le servait comme un de
ses officiers; et qu'après être entré dans le temple de Bélus, il avait
subitement disparu. Le dieu, par cette vision, paraissait annoncer assez
clairement que la puissance des Macédoniens parviendrait au plus grand éclat,
que leur roi serait un jour maître de l'Asie, comme Darius l'était alors, après
être devenu roi de Perse, d'astande qu'il était auparavant; mais qu'Alexandre
mourrait bientôt comblé de gloire. XXV. Maladie
d'Alexandre. Sa confiance en son médecin Philippe.
La confiance de Darius s'accrut bien plus
encore, lorsqu'il se fut persuadé que c'était la crainte qu' Alexandre avait de
lui qui le retenait si longtemps dans la Cilicie; mais ce long séjour était
causé par une maladie que les uns attribuaient à ses fatigues, et d'autres à un
bain qu'il avait pris dans le Cydnus, dont l'eau est aussi froide que la glace.
Ses médecins, persuadés que le mal était au-dessus de tous les remèdes,
n'osaient lui administrer les secours nécessaires, de peur que s'ils ne
réussissaient pas, les Macédoniens ne les en rendissent responsables; mais
Philippe d'Acarnanie, son premier médecin, le voyant dans un danger extrême et
se confiant en l'amitié qu'Alexandre avait pour lui, se serait cru coupable de
lâcheté s'il ne s'était pas exposé à quelque péril, en essayant pour sa guérison
les derniers remèdes, au risque de tout pour lui-même: il lui proposa donc une
médecine qu'il lui persuada de prendre avec confiance, en l'assurant qu'elle le
guérirait bientôt et le mettrait en état de continuer la guerre. Dans ce moment,
Alexandre reçut une lettre que Parménion lui écrivait du camp, pour l'avertir de
se tenir en garde contre Philippe, qui, séduit par les riches présents de Darius
et par la promesse d'épouser sa fille, s'était engagé à faire périr Alexandre.
Ce prince, après avoir lu cette lettre, ne la montra à aucun de ses amis et la
mit sous son chevet. Quand il en fut temps, Philippe, suivi de tous les autres
médecins, entra dans la chambre du roi avec la médecine qu'il portait dans une
coupe. Alexandre lui donna d'une main la lettre de Parménion, et, prenant de
l'autre la coupe, il avala la médecine tout d'un trait, sans laisser paraître le
moindre soupçon. C'était un spectacle vraiment admirable et pour ainsi dire un
coup de théâtre, que de voir en même temps Philippe lire la lettre et Alexandre
boire la médecine; tous deux ensuite se regarder, mais d'un air bien différent.
Alexandre, avec un visage riant et satisfait, témoignait à son médecin la
confiance qu'il avait en lui; et Philippe, s'indignant contre cette calomnie,
tantôt prenait les dieux à témoin de son innocence et tendait les mains au ciel;
tantôt il se jetait sur le lit d'Alexandre, le conjurant d'avoir bonne espérance
et de s'abandonner à lui sans rien craindre. Le remède, en se rendant maître de
la maladie, abattit tellement les forces du prince, qu'il perdit la parole et
tomba dans une si grande faiblesse, qu'il n'avait plus de sentiment; mais,
promptement secouru par Philippe, il eut bientôt repris ses forces et se montra
aux Macédoniens, dont l'inquiétude et la frayeur ne cessèrent qu'après qu'ils
l'eurent vu. XXVI. Conversation de Darius avec
Amyntas. Bataille d'Issus.
Darius avait dans son armée un homme nommé
Amyntas, qui s'était enfui de Macédoine et qui connaissait le caractère d'
Alexandre. Quand il vit Darius se disposer à passer les défilés des montagnes
pour marcher contre ce prince, il le conjura de l'attendre dans le lieu où il se
trouvait, afin de combattre, dans des plaines spacieuses et découvertes, un
ennemi qui lui était si inférieur en nombre. Darius lui ayant répondu qu'il
craignait que les ennemis ne prissent subitement la fuite et qu'Alexandre ne lui
échappât : « Ah! seigneur, répondit Amyntas, rassurez-vous sur ce point;
Alexandre ne manquera pas de venir à vous, et sûrement il est déjà en marche. »
Darius, loin d'être persuadé par ce que lui disait Amyntas, leva son
camp et marcha vers la Cilicie, pendant qu'Alexandre allait en Syrie au-devant
de lui; mais ils se manquèrent dans la nuit et revinrent chacun sur leurs pas.
Alexandre, charmé de cet heureux hasard, se hâtait de joindre son ennemi dans
les défilés, tandis que Darius cherchait à reprendre son ancien camp et à
retirer ses troupes des détroits où elles étaient engagées: il commençait à
reconnaître le tort qu'il avait eu de se jeter dans des lieux resserrés par la
mer, par les montagnes et par le fleuve Pinarus, peu propres par conséquent à la
cavalerie; d'ailleurs très coupés et d'une assiette favorable à un ennemi
inférieur en nombre. La fortune donnait à Alexandre le poste le plus avantageux;
mais il surpassa ce bienfait de la fortune en s'assurant la victoire par son
habileté à ranger ses troupes en bataille. Quoique l'armée des ennemis fût très
supérieure en nombre, il ne lui laissa pas la facilité d'envelopper la sienne:
il fit déborder son aile droite sur la gauche des ennemis; et, s'étant réservé
le commandement de cette aile, il mit en fuite les Barbares qu'il avait en tête,
combattit toujours aux premiers rangs et fut blessé à la cuisse d'un coup
d'épée; suivant Charès, ce fut de la main même de Darius, avec qui Alexandre
s'était mesuré; mais ce prince, en écrivant à Antipater les détails de cette
bataille, ne nomme point celui qui le blessa; il dit seulement qu'il reçut à la
cuisse un coup d'épée, et que sa blessure n'eut point de suite fâcheuse.
XXVII. Mot d'Alexandre en voyant le luxe de Darius.
Malgré cette victoire brillante, qui coûta plus
de cent dix mille hommes aux ennemis, Alexandre ne put se rendre maître de la
personne de Darius, qui, ayant pris la fuite, avait sur lui quatre ou cinq
stades d'avance; il ne prit que son char et son arc et revint joindre son armée.
Il trouva les Macédoniens occupés à piller le camp des Barbares, d'où ils
emportaient des richesses immenses, quoique Darius, pour rendre ses troupes plus
propres au combat, leur eût donné peu de bagages et en eût laissé à Damas la
plus grande partie. Ils avaient réservé à leur roi la tente de Darius, qu'il
trouva remplie d'officiers de sa maison richement vêtus, de meubles précieux et
d'une grande quantité d'or et d'argent. En arrivant il quitta ses armes et se
mit au bain: « Allons laver, dit-il, dans le bain de Darius, la sueur de la
bataille. - Dites plutôt dans le bain d'Alexandre, repartit un de ses
courtisans; car les biens des vaincus appartiennent aux vainqueurs et doivent en
prendre le nom. » Quand Alexandre vit les bassins, les baignoires, les urnes,
les boîtes à parfums, le tout d'or massif et d'un travail parfait; quand il
respira l'odeur délicieuse des aromates et des essences dont la chambre était
embaumée; quand de là il fut passé dans la tente même, et qu'il eut admiré son
élévation et sa grandeur, la magnificence des lits et des tables, la somptuosité
et la délicatesse du souper, il se tourna vers ses amis et leur dit : Voilà ce
qu'on appelait être roi. XXVIII. Conduite d'Alexandre
envers la mère, la femme et les filles de Darius.
Il allait se mettre à table, lorsqu'on vint lui
dire qu'on avait amené parmi les captifs la mère et la femme de Darius, avec ses
deux filles; qu'à la vue de l'arc et du char de Darius elles avaient poussé des
cris lamentables et s'étaient déchiré le sein, ne doutant pas que ce prince ne
fût mort. Alexandre, plus sensible à leur infortune qu'à son propre bonheur,
après être resté quelque temps en silence, envoya Léonatus leur apprendre que
Darius n'était point mort, et qu'elles n'avaient rien à craindre d'Alexandre;
qu'il ne faisait la guerre à Darius que pour l'empire; et qu'elles trouveraient
auprès de lui tout ce qu'elles recevaient de ce prince dans sa plus grande
fortune. Ces paroles si douces, si consolantes pour des princesses captives,
furent suivies d'effets pleins de bonté: il leur permit d'enterrer autant de
Perses qu'elles voudraient, et de prendre dans les dépouilles, pour ces
funérailles, tous les habits et tous les ornements dont elles auraient besoin.
Il leur conserva tous les officiers qu'elles avaient à leur service, et tous les
honneurs qu'on leur rendait : il leur assigna même des pensions plus fortes que
celles dont elles jouissaient à la cour de Perse. Mais la faveur la plus belle
et la plus honorable pour des princesses qui, ayant toujours vécu dans la plus
grande sagesse, étaient tombées dans la captivité, c'est que jamais elles
n'entendirent proférer un seul mot déshonnête et n'eurent pas lieu de craindre,
ni même de soupçonner rien qui fût contraire à la pudeur. Renfermées, non comme
dans un camp ennemi, mais comme dans des asiles consacrés à des vierges, elles y
vécurent dans une retraite profonde, et sans être vues de personne. Cependant la
femme de Darius était, à ce qu'on assure, la plus belle princesse du monde,
comme Darius était le plus beau et le mieux fait de tous les princes, et leurs
filles leur ressemblaient. XXIX. Sa continence.
Mais Alexandre, jugeant avec raison qu'il est
plus digne d'un roi de se vaincre soi-même que de triompher de ses ennemis, ne
s'approcha jamais d'elles et ne connut même, avant son mariage, d'autre femme
que Barsine, qui, devenue veuve par la mort de Memnon, fut prise près de Damas.
Comme elle était instruite dans les lettres grecques, qu'elle avait des mœurs
douces et une naissance illustre, étant fille d'Artabaze, né d'une fille de roi,
Alexandre s'attacha à elle par le conseil de Parménion, qui, suivant Aristobule,
lui persuada de ne pas négliger une princesse si belle et si aimable. Mais en
voyant les autres captives, qui toutes étaient d'une taille et d'une beauté
singulières, il disait, en badinant, que les femmes de Perse étaient le tourment
des yeux. Opposant donc à la beauté de leurs traits celle de sa continence et de
sa sagesse, il passait auprès d'elles comme devant de belles statues inanimées.
Philoxène, qui commandait pour lui dans les provinces maritimes, lui écrivit
qu'un Tarentin, nommé Théodore, qui était auprès de lui, avait deux jeunes gens
à vendre, d'une grande beauté; il demandait au roi s'il voulait qu'il les
achetât pour lui. Alexandre, indigné de cette proposition, s'écria plusieurs
fois devant ses amis: « Quelle action infâme m'a donc vu faire Philoxène, pour
m'en proposer une pareille? » Il lui fit, dans sa réponse, les plus vifs
reproches, et lui ordonna de renvoyer au plus tôt ce Théodore avec son indigne
marchandise. Il ne réprimanda pas moins fortement un jeune homme, nommé Agnon,
qui lui écrivit qu'il y avait à Corinthe un jeune garçon d'une beauté
merveilleuse et qu'il l'achèterait pour le lui amener. Informé que Damon et
Théodore, deux Macédoniens qui servaient dans l'armée de Parménion, avaient
violé les femmes de quelques soldats mercenaires, il écrivit à ce général que si
ces deux hommes étaient convaincus de ce crime, il les fît punir de mort, comme
des bêtes féroces nées pour être le fléau de l'humanité. Et dans cette lettre il
disait de lui en propres termes : «Pour moi, on ne me reprochera pas d'avoir vu
ou voulu voir la femme de Darius; je n'ai pas même souffert qu'on parlât de sa
beauté devant moi. » C'était surtout à deux choses qu il se reconnaissait
mortel, au sommeil et à l'amour, parce qu'il regardait la lassitude et la
volupté comme deux effets de la faiblesse de la nature.
XXX. Sa Sobriété. Sa manière de vivre ordinaire.
Sobre par tempérament, il donna plusieurs fois
des preuves de sa frugalité, et en particulier dans sa réponse à la reine Ada,
qu'il avait en quelque sorte adoptée pour sa mère, et rétablie dans le royaume
de Carie. Cette princesse crut lui faire plaisir en lui envoyant tous les jours
les viandes les mieux préparées, les pâtisseries les plus délicates, avec les
meilleurs cuisiniers et les pâtissiers les plus habiles; mais il lui fit dire
qu'il n'avait aucun besoin de tous ces gens-là, que son gouverneur Léonidas lui
en avait donné de bien meilleurs : l'un pour le dîner, c'était une promenade
avant le jour; et l'autre pour le souper, un dîner frugal. « Ce gouverneur,
ajouta-t-il, allait souvent visiter les coffres où l'on serrait mes lits et mes
vêtements, pour voir si ma mère n'y avait rien mis de mou ou de superflu. » Il
fut aussi moins sujet au vin qu'on ne l'a cru; il en eut la réputation, parce
qu'il restait longtemps à table, mais c'était moins pour boire que pour
discourir. Chaque fois qu'il buvait il proposait quelque question à traiter
d'une assez longue étendue, et ne prolongeait ainsi ses repas que lorsqu'il
avait beaucoup de loisir. Mais quand il fallait s'occuper des affaires, jamais
ni le vin, ni le sommeil, ni le jeu, ni l'amour même le plus légitime, ni le
plus beau spectacle, rien enfin ne pouvait le retenir et lui enlever un temps
précieux, comme il est arrivé à tant d'autres capitaines. La première preuve
qu'on peut en donner, c'est sa vie même, qui, malgré sa courte durée, fut
remplie des actions les plus glorieuses. Dans ses jours de loisir, il sacrifiait
aux dieux dès qu'il était levé; il dînait ensuite toujours assis et passait le
reste du jour à chasser, à juger les différends qui survenaient entre les
soldats, ou bien à lire. Dans ses marches, lorsqu'il n'était pas pressé, il
s'exerçait, chemin faisant, à tirer de l'arc, à monter sur un char, à en
descendre en courant avec la plus grande rapidité. Souvent il s'amusait à
chasser au renard ou aux oiseaux, comme on le voit dans le journal de sa vie.
Rentré chez lui, il se baignait ou se faisait frotter d'huile, et s'informait de
ses cuisiniers s'ils lui avaient préparé un bon souper. Il ne commençait son
repas qu'à la nuit fermée; il avait un soin merveilleux de sa table et veillait
lui-même à ce que tous les convives fussent servis également, que rien n'y fût
négligé; et, comme je viens de le dire, il tenait table longtemps, parce qu il
aimait la conversation. XXXI. Il aimait à se vanter
et à s'entendre louer. Dépense de sa table.
Pour tout le reste c'était le plus aimable des
rois dans le commerce de la vie ; il ne manquait d'aucun moyen de plaire, mais
il se rendait importun à force de se vanter, et ressemblait en cela à un soldat
fanfaron; outre qu'il se portait de lui-même à exalter ses propres exploits, il
se livrait aux flatteurs, qui, par ce moyen, le maîtrisaient à leur gré et
mettaient à la gêne les convives plus honnêtes qui ne voulaient ni lutter avec
ses adulateurs, ni rester en défaut sur ses louanges: ils auraient rougi de
l'un, et l'autre les exposait aux plus grands dangers. Après le souper, il
prenait un second bain, et se couchait; il dormait souvent jusqu'à midi;
quelquefois tout le jour. Il était d'ailleurs si tempérant dans l'usage des
viandes recherchées, que lorsqu'on lui apportait les poissons de mer les plus
rares et les fruits les plus délicieux, il en envoyait à ses amis et souvent il
ne s'en réservait rien. Cependant sa table était toujours somptueuse; il
augmenta sa dépense avec sa fortune; elle fut enfin fixée à dix mille drachmes
et n'alla jamais au-delà. C'était la règle pour tous ceux qui lui donnaient à
souper. XXXII. Il envoie prendre les richesses que
les Perses avaient laissées à Damas, et met le siège devant Tyr.
Après la bataille d'Issus, il envoya des
troupes à Damas et fit enlever l'argent que Darius y avait déposé, avec les
équipages, les enfants et les femmes des Perses. Les cavaliers thessaliens y
firent un gain considérable: comme ils s'étaient distingués dans le combat,
Alexandre les y envoya exprès, pour leur donner une occasion de s'enrichir. Le
reste de son armée y amassa aussi de grandes richesses, et les Macédoniens, qui
goûtaient pour la première fois de l'or, de l'argent, des femmes et du luxe des
Barbares, firent ensuite comme les chiens qui ont tâté de la curée; ils allaient
avec ardeur sur toutes les voies, pour découvrir à la piste les richesses des
Perses. Cependant Alexandre ayant cru devoir s'assurer d'abord des places
maritimes, les rois de Cypre et de Phénicie vinrent aussitôt les lui remettre
entre les mains: la seule ville de Tyr ayant refusé de se soumettre, il en fit
le siége, qui le retint sept mois; et pendant tout ce temps il ne cessa de la
battre avec des machines de toute espèce. Pendant qu'elle était investie du côté
de la mer par deux cents galères, il éleva du côté de la terre une forte digue.
Durant ce siége, il vit en songe Hercule qui lui tendait la main et l'appelait
du haut des murailles. Plusieurs Tyriens crurent aussi, pendant leur sommeil,
entendre Apollon leur dire qu'il s'en allait vers Alexandre, parce qu'il était
mécontent de ce qu'on avait fait dans la ville. Les Tyriens, traitant ce dieu
comme un transfuge pris sur le fait, chargèrent de chaînes son colosse et le
clouèrent sur sa base, en l'appelant Alexandriste. Alexandre eut, en dormant,
une seconde vision: il lui sembla voir un satyre qui jouait de loin avec lui, et
qui s'était échappé lorsqu'il s'approcha pour le prendre. Enfin, après l'avoir
vivement pressé, après avoir longtemps couru après lui, il était venu se livrer
entre ses mains. Les devins donnèrent de ce songe une interprétation assez
vraisemblable: ils partagèrent le mot satyre en deux, sa Tyros, qui signifiaient
alors : Tyr sera à toi. On montre encore la fontaine près de laquelle il vit en
songe ce satyre. XXXIII. Pendant ce siége, il va
faire la guerre aux Arabes.
Vers le milieu du siége il alla faire la guerre
aux Arabes qui habitent l'Anti-liban. Il y courut risque de la vie, pour avoir
attendu son précepteur Lvsimachus, qui avait voulu le suivre à cette expédition,
en disant qu'il n'était ni plus vieux, ni moins courageux que Phénix, qui avait
accompagné Achille au siége de Troie. Quand on fut au pied de la montagne,
Alexandre quitta les chevaux pour la monter à pied. Ses troupes le devancèrent
de beaucoup ; et comme il était déjà tard, que les ennemis n'étaient pas loin,
il ne voulut pas abandonner Lysimachus, à qui la pesanteur de son corps rendait
la marche difficile; mais, en l'encourageant et le portant à moitié, il ne
s'aperçut pas qu'il s'était séparé de son armée, qu'il n'avait avec lui que très
peu de monde, et que, par une nuit obscure et un froid très piquant, il était
engagé dans des lieux difficiles. Il vit de loin un grand nombre de feux que les
ennemis avaient allumés de côté et d'autre. Se confiant à sa légèreté naturelle;
accoutumé, en travaillant lui-même, à soutenir les Macédoniens dans leurs
peines, il courut à ceux des Barbares dont les feux étaient le plus proche, en
perça de son épée deux qui étaient assis auprès du feu; et, prenant un tison
allumé, il revint trouver les siens, qui allumèrent de grands feux, dont les
Barbares furent si effrayés, que les uns s'enfuirent précipitamment; les autres,
ayant osé les attaquer, furent mis en déroute; et les Macédoniens passèrent la
nuit sans danger. Tel est le récit de l'historien Charès.
XXXIV. Il prend la ville de Tyr.
Au siége de Tyr, les troupes d'Alexandre
étaient si fatiguées des combats fréquents qu'elles avaient livrés, qu'il en
laissait reposer la plus grande partie et n'en envoyait qu'un petit nombre à
l'assaut, pour ne pas donner aux ennemis le temps de respirer. Un jour que le
devin Aristandre faisait des sacrifices, après avoir considéré les signes que
donnaient les victimes, il déclara d'un ton affirmatif, à ceux qui étaient
présents, que la ville serait certainement prise dans ce mois-là. Tout le monde
fit de grands éclats de rire, et se moqua d'Aristandre; car c'était le dernier
jour du mois. Le roi, qui favorisait toujours les prédictions des devins, voyant
son embarras, ordonna qu'on ne comptât plus ce jour-là pour le trente du mois,
mais pour le vingt-huit; et, ayant fait sonner les trompettes, il donna un
assaut beaucoup plus vigoureux qu'il n'avait d'abord résolu. L'attaque fut très
vive, et les troupes restées dans le camp, ne pouvant se contenir, coururent au
secours de leurs camarades; les Tyriens perdirent courage, et la ville fut
emportée ce jour-là même. XXXV. Il s'empare de Gaza,
et met l'Iliade d'Homère dans un coffre très précieux.
Il partit de Tyr pour aller assiéger Gaza,
capitale de la Syrie. Pendant ce siége, un oiseau, qui volait au-dessus de la
tête d'Alexandre, laissa tomber, sur son épaule, une motte de terre; et, s'étant
allé poser sur une des batteries, il se prit dans les réseaux des nerfs qui
servaient à faire tourner les cordages. L'interprétation qu'Aristandre donna de
ce signe fut vérifiée par l'événement. Alexandre reçut une blessure à l'épaule
et prit la ville. Il envoya la plus grande partie du butin à Olympias, à
Cléopâtre et à ses amis, en y joignant en particulier, pour Léonidas, cinq cents
talents d'encens et cent talents de myrrhe; c'était par ressouvenir d'un espoir
que ce gouverneur lui avait donné dans son enfance. Il vit un jour dans un
sacrifice Alexandre prendre de l'encens à pleines mains et le jeter dans le feu
: « Alexandre, lui dit-il, quand vous aurez fait la conquête du pays qui porte
ces aromates, vous pourrez prodiguer ainsi l'encens : maintenant il faut en user
avec plus de réserve. » « Je vous envoie, lui écrivit alors Alexandre, une
abondante provision d'encens et de myrrhe, afin que vous ne soyez plus si
économe envers les dieux. » Quelqu'un lui ayant apporté une cassette, qui fut
regardée comme ce qu'il y avait de plus précieux dans tous les trésors et tous
les meubles de Darius, il demanda à ses courtisans ce qu'ils croyaient le plus
digne d'y être renfermé. Chacun ayant proposé ce qu'il estimait le plus beau : «
Et moi, dit-il, j'y renfermerai l'Iliade. » C'est du moins ce qu'ont écrit les
historiens qui méritent le plus de confiance. Si le récit que font les
Alexandrins, sur la foi d'Héraclide, est vrai, il paraît qu'Homère ne lui fut
pas inutile dans cette expédition, et qu'il prit même conseil de ce poëte.
Alexandre, disent-ils, après avoir conquis l'Égypte, forma le dessein d'y bâtir
une grande ville, de la peupler de Grecs, et de lui donner son nom. Déjà, sur
l'avis des architectes, il en avait mesuré et tracé l'enceinte, lorsque la nuit,
pendant qu'il dormait, il eut une vision singulière. Il crut voir un vieillard à
cheveux blancs, et d'une mine vénérable, qui, s'approchant de lui, prononça ces
vers :
Au sein des vastes mers dont l'Égypte est baignée,
Est l'île de Pharos, dès longtemps renommée.
XXXVI. Il bâtit Alexandrie.
Aussitôt il se lève et va voir cette île de
Pharos, qui alors était un peu au-dessus de l'embouchure canopique du Nil et qui
aujourd'hui tient au continent par une chaussée qu'on y a construite. Il admira
la position de cette île, qui, semblable à un isthme, est de la forme d'une
langue de terre plus longue que large et qui, séparant de la mer un étang
considérable, se termine en un grand port. Il dit qu'Homère, admirable en tout,
était aussi un habile architecte; et; il ordonna qu'on traçât un plan de la
nouvelle ville, conforme à la position du lieu. Comme les architectes n'avaient
pas de craie, ils prirent de la farine et tracèrent sur le terrain, dont la
couleur est noirâtre, une enceinte en forme de croissant, dont les bases droites
et de grandeur égale renfermaient tout l'espace compris dans cette enceinte,
semblable à un manteau macédonien, qui va en se rétrécissant. Le roi considérait
ce plan avec plaisir, lorsque tout-à-coup un nombre infini de grands oiseaux de
toute espèce vinrent fondre comme des nuées sur cette enceinte et mangèrent
toute la farine. Alexandre était troublé de ce prodige; mais les devins le
rassurèrent, en lui disant que la ville qu'il bâtirait serait abondante en
toutes sortes de fruits et nourrirait un grand nombre d'habitants divers; il
ordonna donc aux architectes de commencer sur-le-champ l'ouvrage.
XXXVII. Il va consulter l'oracle de Jupiter Ammon.
Cependant il partit pour aller au temple de
Jupiter Ammon. Le chemin était long et fatigant; il offrait partout les plus
grandes difficultés. Il y avait deux dangers à courir : la disette d'eau, qui
rend le pays désert pendant plusieurs journées de marche; l'autre, d'être
surpris, en traversant ces plaines immenses d'un sable profond, par un vent
violent du midi, comme il arriva à l'armée de Cambyse ; ce vent, ayant élevé de
vastes monceaux de sable et fait de cette plaine comme une mer orageuse,
engloutit, dit-on, en un instant cinquante mille hommes, dont il ne s'en sauva
pas un seul. Tout le monde prévoyait ce double danger, mais il n'était pas
facile de détourner Alexandre d'une résolution qu'il avait prise. La fortune,
qui cédait à toutes ses volontés, le rendait ferme dans ses desseins; et son
courage lui donnait, dans toutes ses entreprises, une obstination invincible,
qui forçait non seulement ses ennemis, mais les lieux et les temps mêmes. Les
secours que le dieu lui envoya dans ce voyage, pour surmonter les difficultés du
chemin, ont paru plus croyables que les oracles qu'il lui donna depuis; ou
plutôt ces secours firent ajouter foi aux oracles. Jupiter fit d'abord tomber
des pluies abondantes, qui dissipèrent la crainte de la soif, et qui, tempérant
la sécheresse brûlante du sable, que l'eau affaissa en le pénétrant, rendirent
l'air plus pur et plus facile à respirer. En second lieu, comme les bornes qui
servaient d'indices aux guides étaient confondues et que les soldats
d'Alexandre, errant de tous côtés, se séparaient les uns des autres, il parut
tout-à-coup une troupe de corbeaux qui vinrent se mettre à leur tête pour être
leurs conducteurs. Ces oiseaux les précédaient dans leur marche, ils les
attendaient lorsqu'ils étaient arrêtés, ou qu'ils ralentissaient leurs pas. Et
ce qui est bien plus admirable encore, la nuit, au rapport de Callisthène, ils
les rappelaient par leurs cris lorsqu'ils s'étaient égarés, et les remettaient
sur leur route. XXXVIII. Réponse de l'oracle.
Quand il eut traversé le désert et qu'il fut
arrivé à la ville où était le temple, le prophète d'Ammon le salua au nom du
dieu, comme son fils. Alexandre lui demanda si quelqu'un des meurtriers de son
père ne s'était pas dérobé à sa vengeance. « Que dites vous-là? repartit le
prophète, votre père n'est pas mortel.» Il se reprit alors et demanda s'il avait
puni tous les meurtriers de Philippe. Il l'interrogea ensuite sur l'empire qui
lui était destiné et demanda si le dieu lui accorderait de régner sur tous les
hommes. Le dieu lui répondit, par la bouche du prophète, qu'il le lui accordait,
et que la mort de Philippe avait été pleinement vengée. Alors il fit à Jupiter
les offrandes les plus magnifiques et aux prêtres de riches présents. Voilà ce
que disent, sur les oracles qu'il reçut, la plupart des historiens. Mais
Alexandre lui-même, dans une lettre à sa mère, lui dit qu'il avait eu de
l'oracle des réponses secrètes, qu'il ne communiquerait qu'à elle seule à son
retour. Quelques écrivains prétendent que le prophète, ayant voulu saluer
Alexandre en grec, se servit d'un terme d'amitié qui veut dire mon fils; mais,
comme ce n'était pas sa langue, il se trompa sur la dernière lettre et mit un S
au lieu d'un N' ; ce qui signifia fils de Jupiter. Ce défaut de prononciation
fit grand plaisir à Alexandre et donna lieu à ce bruit si généralement répandu,
que le dieu l'avait appelé son fils. Dans un entretien qu'il eut en Égypte avec
le philosophe Psammon, il applaudit surtout à cette maxime: que Dieu est le roi
de tous les hommes; que partout l'être qui commande et qui domine est divin.
Mais il avait lui-même, sur ce point, une maxime plus philosophique encore :
Dieu, disait-il, est le père commun de tous les hommes; mais il avoue
particulièrement pour ses enfants les hommes les plus vertueux.
XXXIX. Ce qu'il pensait lui-même de sa filiation divine.
En général il était très fier avec les Barbares
et voulait, devant eux, paraître persuadé qu'il avait une origine divine: à
l'égard des Grecs, il se montrait plus réservé et ne se déifiait qu'avec
beaucoup de retenue. Il s'oublia pourtant un jour, en écrivant aux Athéniens au
sujet de Samos. «Ce n'est pas moi, leur disait-il, qui vous ai donné cette ville
libre et célèbre; vous la tenez de celui qu'on appelait alors mon seigneur et
mon père; » c'était Philippe qu'il désignait. Dans la suite, blessé d'un trait
qui lui causait une vive douleur, il dit à ses officiers : « Mes amis, c'est un
sang véritable qui coule de ma plaie, et non cette liqueur subtile
«Que l'on dit circuler dans les veines des dieux.»
Un jour qu'il faisait un tonnerre affreux, et que tout le monde en était effrayé
: « Fils de Jupiter, lui dit le sophiste Anaxarque, n'est ce pas toi qui causes
tout ce bruit?, - Non, lui répondit Alexandre; je ne cherche pas à me faire
craindre de mes amis, comme tu le voudrais, toi qui méprises ma table, parce
qu'on n'y sert que des poissons et non pas des têtes de satrapes. » On dit en
effet qu'Alexandre ayant envoyé quelques petits poissons à Éphestion, Anaxarque
avait tenu le propos qu'Alexandre lui reprochait ; mais que ce philosophe
n'avait voulu que témoigner son mépris pour ceux qui poursuivent les grandes
fortunes à travers mille peines et mille dangers, et tourner en ridicule ces
hommes qui, malgré tous leurs plaisirs et toutes leurs jouissances, n'ont rien
ou presque rien au-dessus des autres mortels. Il paraît, par les différents
traits que nous venons de rapporter, qu'Alexandre, loin de s'abuser lui-même et
de s'enfler de cette prétendue divinité, se servait seulement de l'opinion que
les autres en avaient pour les assujettir. XL. Il
fait célébrer des fêtes et des jeux.
A son retour d'Égypte en Phénicie, il fit des
sacrifices et des pompes solennelles en l'honneur des dieux ; il célébra des
chœurs de musique et des jeux où l'on disputa le prix de la tragédie, et qui
furent remarquables non seulement par la magnificence de leur appareil, mais
encore par l'émulation de ceux qui en firent les préparatifs. Les rois de Cypre
avaient fourni à cette dépense, comme le font à Athènes ceux qui, dans chaque
tribu, sont désignés par le sort; et il y eut entre eux une ardeur merveilleuse
à se surpasser les uns les autres. Mais personne ne se piqua plus de
magnificence que Nicocréon, roi de Salamine, et Pasicratès, roi de Soli. Le
premier paya l'habillement de Thessalus, et le second celui d'Athénodore, les
deux acteurs qui avaient le plus de célébrité. Alexandre favorisait Thessalus,
mais il ne montra son intérêt pour lui qu'après qu'Athénodore eut été proclamé
vainqueur; le roi dit, en sortant du théâtre, qu'il approuvait le jugement, mais
qu'il aurait donné avec plaisir la moitié de son royaume pour ne pas voir
Thessalus vaincu. Athénodore ayant été condamné à l'amende par les Athéniens,
pour ne s'être pas trouvé aux fêtes de Bacchus, pria le roi d'écrire en sa
faveur : Alexandre n'écrivit pas, mais il paya l'amende pour lui. Un autre
acteur nommé Licon, de la ville de Scarphium, ayant eu le plus grand succès sur
le théâtre, inséra dans son rôle un vers par lequel il demandait à Alexandre dix
talents ; ce prince sourit et les lui fit donner. XLI.
Il refuse les propositions de Darius.
Il était encore en Phénicie, lorsque Darius lui
écrivit par plusieurs de ses amis et lui fit proposer dix mille talents pour la
rançon des prisonniers, avec tous les pays situés en-deçà de l'Euphrate; il lui
faisait offrir aussi une de ses filles en mariage: à ces conditions il lui
promettait son alliance et son amitié. Alexandre communiqua ces propositions à
ses courtisans; et Parménion prenant la parole dit qu'il les accepterait s'il
était Alexandre: « Et moi aussi, repartit le roi, si j'étais Parménion. » Il
répondit à Darius que s'il venait se rendre à lui, il serait traité avec tous
les égards dus à son rang; qu'autrement il marcherait au premier jour contre
lui. Mais il eut bientôt du regret de lui avoir écrit en ces termes, parce que
la femme de Darius mourut en couche; il donna toutes les marques d'une véritable
douleur et regretta d'avoir perdu une si grande occasion de faire connaître
toute sa douceur. Il n'épargna rien pour faire à cette reine les funérailles les
plus magnifiques. Un des eunuques de la chambre, nommé Tirée, qui avait été fait
prisonnier avec les princesses, s'étant enfui du camp, courut à toute bride
apprendre à Darius la mort de la reine. XLII. Récit
de Tirée à Darius sur la manière dont Alexandre avait traité les princesses
captives.
A cette nouvelle, Darius se frappant la tête de
douleur et versant un torrent de larmes: « Hélas! s'écria-t-il, à quelle
destinée les Perses sont réduits! la femme et la sœur de leur roi, prisonnière
pendant sa vie, est, après sa mort, privée des obsèques dues à son rang. - Pour
ses obsèques, reprit l'eunuque, pour tous les honneurs que méritait une reine,
vous n'avez pas, seigneur, à accuser le destin des Perses : ni ma maîtresse
Statira, tant qu'elle a vécu, ni la reine votre mère, ni les princesses vos
filles, n'ont eu à regretter aucun des biens et des honneurs dont elles
jouissaient avant leur captivité, excepté celui de voir la lumière de vos yeux,
que notre souverain seigneur Orosmade rétablira dans tout son éclat. Après sa
mort, Statira n'a été privée d'aucune des distinctions qui pouvaient accompagner
ses funérailles; elle a même été honorée des larmes de ses ennemis; car
Alexandre n'est pas moins généreux après la victoire que vaillant dans les
combats. » Ces paroles portèrent le trouble dans l'esprit de Darius, et la
douleur dont il était pénétré ouvrit son âme aux soupçons les moins fondés ; il
emmena l'eunuque dans le lieu le plus retiré de sa tente. « Si tu n'es pas, lui
dit-il, devenu Macédonien, comme la fortune des Perses; si Darius est encore ton
maître, dis-moi, par le respect que tu dois à la grande lumière de Mithrès, et à
cette main que ton roi te tend, dis-moi si la mort de Statira n'est pas le
moindre de ses maux que j'aie à pleurer; si, pendant sa vie, nous n'en avons pas
souffert de plus déplorables, et si nous n'aurions pas été moins malheureux en
tombant dans les fers d'un ennemi cruel et barbare. Quelle liaison honnête eût
pu porter un jeune prince à rendre de si grands honneurs à la femme de son
ennemi? » Il parlait encore, lorsque Tirée, se précipitant à ses pieds, le
conjure de tenir un autre langage, de ne pas faire à Alexandre une telle
injustice, de ne pas déshonorer, après sa mort, sa femme et sa sœur, de ne pas
s'enlever à lui-même la plus grande consolation qu'il pût avoir dans son
malheur, l'assurance d'avoir été vaincu par un homme supérieur à la nature
humaine, et qui méritait toute son admiration, pour avoir donné aux femmes des
Perses plus de preuves de sa continence qu'il n'en avait donné aux Perses de sa
valeur. L'eunuque ajouta à ce discours des serments horribles et lui rapporta
plusieurs autres traits de la tempérance et de la grandeur d'âme d'Alexandre.
Alors Darius, allant retrouver ses courtisans, leva les mains au ciel et fit aux
dieux cette prière: «Dieux qui présidez à la naissance des hommes et à la
destinée des empires, accordez-moi la grâce de voir rétablir la fortune des
Perses et de la transmettre à mes successeurs aussi brillante que je l'ai reçue,
afin qu'après avoir triomphé de mes ennemis, je puisse reconnaître les bienfaits
dont Alexandre m'a comblé dans mon malheur, par sa conduite envers les personnes
qui me sont les plus chères. Mais si le temps marqué par les destins est enfin
arrivé ; s'il faut que la vengeance céleste on la vicissitude des choses
humaines mette fin à l'empire des Perses, ne permettez pas qu'un autre
qu'Alexandre soit assis sur le trône de Cyrus. » Tel est le récit de la plupart
des historiens. XLIII. Combat de deux valets de
l'armée sous les noms d'Alexandre et de Darius. Le dernier combat est livré à
Gaugamèle et non à Arbèles.
Alexandre, s'étant rendu maître de tous les
pays situés en-deçà de l'Euphrate, alla au-devant de Darius, qui venait à lui
avec une armée d'un million de combattants. Pendant sa marche, un de ses
courtisans lui raconta, comme une plaisanterie qui pouvait l'amuser, que les
valets de l'armée, voulant se divertir, s'étaient partagés en deux bandes; qu'à
la tête de chaque bande ils avaient mis un chef, et nommé l'un Alexandre,
l'autre Darius; que leurs escarmouches avaient commencé par des mottes de terre
qu'ils se jetaient les uns aux autres; qu'ensuite ils en étaient venus aux coups
de poing; qu'enfin, le combat s'étant échauffé de plus en plus, ils s'étaient
battus à coups de pierres et de bâtons, et qu'on ne pouvait plus les séparer.
Alexandre ordonna que les deux chefs combattissent l'un contre l'autre; celui
qui portait le nom d'Alexandre fut armé par le roi lui-même, et son adversaire
par Philotas. Toute l'armée, spectatrice de ce combat, en regardait l'issue
comme un présage de ce qui arriverait aux deux armées. Après un combat très
rude, le champion qui représentait Alexandre resta vainqueur, et reçut de ce
prince, pour prix de sa victoire, douze villages, et le privilège de porter
l'habit des Perses. Voilà ce que raconte Ératosthène. Le grand combat qu'
Alexandre livra contre Darius n'eut pas lieu à Arbelles, comme la plupart des
historiens l'ont dit, mais à à Gaugamèles, nom qui, en langue persanne, signifie
maison du chameau, et qui fut donné à ce bourg en mémoire du bonheur qu'eut un
ancien roi des Perses d'échapper à ses ennemis sur un chameau fort vite à la
course, qu'il fit depuis nourrir à Gaugamèles, et à l'entretien duquel il
assigna quelques villages et des revenus particuliers. Il y eut au mois de
Boëdromion, vers le commencement de la fête des mystères à Athènes, une éclipse
de lune; et l'onzième nuit après l'éclipse, les deux armées étant en présence,
Darius tint la sienne sous les armes, et parcourut les rangs à la clarté des
flambeaux. Pendant que les Macédoniens reposaient, Alexandre fit, avec
Aristandre son devin, des sacrifices secrets dans sa tente, et immola des
victimes à la Peur. XLIV. Alexandre rejette le
conseil de combattre la nuit. Son profond sommeil avant la bataille.
Ses plus anciens officiers, et en particulier
Parménion, en voyant la plaine située entre le mont Niphate et les monts
Gordyens tout éclairée par les flambeaux des Barbares, étonnés de la multitude
innombrable des ennemis, et frappés de ce mélange confus de voix inarticulées,
de ce tumulte, de ce bruit effroyable qui se faisait entendre de leur camp comme
du sein d'une mer agitée, s'entretenaient entre eux de la difficulté qu'il y
aurait à repousser en plein jour une armée si formidable. Ils allèrent donc
trouver Alexandre après qu'il eut fini ses sacrifices et lui conseillèrent
d'attaquer les ennemis pendant la nuit, pour dérober aux Macédoniens, à la
faveur des ténèbres, ce que le combat aurait de plus effrayant. Alexandre lent
répondit ce mot devenu depuis si célèbre: « Je ne dérobe pas la victoire. »
Quelques personnes ont trouvé cette réponse vaine et puérile et n'approuvent pas
qu 'Alexandre se soit joué d'un danger si grand. D'autres y ont vu une noble
confiance sur le présent, et une sage prévoyance de l'avenir, qui ôtait à
Darius, après sa défaite, le prétexte de reprendre courage et de tenter encore
la fortune, en accusant de cette seconde déroute la nuit et les ténèbres, comme
il avait attribué la première aux montagnes, aux défilés et au voisinage de la
mer. Il sentait bien que ce ne serait jamais le défaut d'armes et de soldats qui
obligerait Darius, maître d'une si grande puissance et d'un empire si vaste, à
ne plus faire la guerre; et qu'il n'y renoncerait que lorsqu'une victoire
remportée sur lui par la force seule et en plein jour, en le convainquant de sa
faiblesse, aurait abattu sa fierté et détruit ses espérances. Quand ses
officiers se furent retirés, il se coucha dans sa tente; et, contre sa coutume,
il dormit, dit-on, toute la nuit du sommeil le plus profond. Lorsque ses
capitaines se rendirent le lendemain de très bonne heure à sa tente, ils furent
fort surpris de le trouver endormi et donnèrent d'eux-mêmes aux troupes l'ordre
de prendre leur repas. Enfin, comme le temps pressait, Parménion entra, et,
s'étant approché de son lit, il l'appela deux ou trois fois par son nom ; et,
après l'avoir réveillé, il lui demanda comment il pouvait dormir si tard, comme
s'il avait déjà vaincu, et qu'il ne fût pas sur le point de donner la plus
grande bataille qu'il eût jamais livrée. « Eh ! quoi, lui répondit Alexandre en
souriant, ne regardez-vous pas déjà comme une victoire de n'avoir plus à courir
de côté et d'autre à la poursuite de Darius, comme lorsqu'il fuyait à travers de
vastes campagnes qu'il ravageait sous nos yeux ? »
XLV. Sa réponse à Parménion, qui lui demandait un renfort pour défendre le
bagage.
Cette grandeur d'âme qu'il fit paraître avant
le combat n'éclata pas moins au fort du danger, où sa présence d'esprit et sa
confiance ne se démentirent point. La victoire fut quelque temps douteuse à
l'aile gauche, que Parménion commandait : chargée par la cavalerie des Bactriens
avec autant d'impétuosité que de violence, elle fut ébranlée et lâcha le pied.
D'un autre côté, Mazéus, ayant détaché du corps de l'armée un certain nombre de
gens de cheval pour aller prendre par derrière ceux qui gardaient les bagages,
Parménion, troublé de cette double attaque, dépêche promptement à Alexandre pour
l'avertir que son camp et ses bagages sont perdus, s'il n'y envoie sur-le-champ
un puissant secours du front de la bataille. Alexandre venait de donner au corps
qu'il commandait le signal de la charge. « Dites à Parménion, répondit-il au
courrier, que son trouble l'empêche de juger sainement des choses, et lui fait
sans doute oublier que si nous remportons la victoire, nous aurons, outre notre
bagage, celui de l'ennemi; et que, vaincus, nous n'aurons plus à songer aux
bagages et aux prisonniers, mais à mourir honorablement en faisant les plus
grands efforts de courage. » XLVI. Il range ses
troupes en bataille.
Après cette réponse à Parménion, il se couvrit
de son casque; il avait déjà mis dans sa tente le reste de son armure: elle
consistait en un sayon de Sicile, qui s'attachait avec une ceinture et sur
lequel il mettait une double cuirasse de lin, trouvée dans le butin qu'on avait
fait à Issus. Son casque, ouvrage de l'armurier Théophile, était de fer; mais il
brillait autant que l'argent le plus pur. Le hausse-col, de même métal, était
garni de pierres précieuses; il avait une épée très légère et d'une trempe
admirable, dont le roi des Citiens lui avait fait présent; c'était l'arme dont
il faisait le plus d'usage dans les combats. Il portait une cotte d'armes d'un
travail et d'une magnificence bien au-dessus du reste de son armure: c'était
l'ouvrage de l'ancien Hélicon. La ville de Rhodes en avait fait présent à
Alexandre pour honorer sa valeur; et il la portait toujours en combattant. Quand
il rangeait ses troupes en bataille, qu'il donnait des ordres ou des avis et
qu'il parcourait les rangs, il se servait d'un autre cheval que Bucéphale, qu'il
ménageait, parce qu'il était déjà vieux, ne le prenant qu'au moment de
combattre. Dès qu'il l'avait monté, il faisait donner le signal de la charge. Ce
jour-là, il parla assez longtemps aux Thessaliens et aux autres Grecs, qui tous
augmentèrent sa confiance, en lui criant qu'il les menât à l'ennemi. Alors,
passant sa javeline à la main gauche, il éleva sa main droite vers le ciel et
pria les dieux que s'il était véritablement fils de Jupiter, ils daignassent
défendre et fortifier les Grecs. Le devin Aristandre, qui, vêtu de blanc et une
couronne d'or sur la tête, marchait à cheval à côté de lui, fit remarquer aux
soldats un aigle qui volait au-dessus de la tête du roi, et dont le vol le
menait droit à l'ennemi. XLVII. Il remporte une
victoire complète.
Cet augure remplit de courage tous ceux qui le
virent; ils s'exhortent, ils s'animent les uns les autres; la cavalerie court à
l'ennemi, et la phalange se déploie dans la plaine comme les vagues d'une mer
agitée. Les premiers rangs n'avaient pu encore en venir aux mains, que déjà les
Barbares étaient en fuite. Ils furent poursuivis très vivement; Alexandre
poussait les fuyards jusqu'au centre de leur bataille, où il avait aperçu de
loin Darius, par-dessus les premiers bataillons. Placé au milieu de son escadron
royal, ce prince s'y faisait distinguer par sa bonne mine et sa taille
avantageuse. Il était assis sur un char très élevé, défendu par l'élite de la
cavalerie, qui, répandue autour du char, paraissait disposée à bien recevoir
l'ennemi. Mais, quand ils virent de près Alexandre, qui, d'un air terrible
renversait les fuyards sur ceux qui tenaient encore ferme, ils furent si
effrayés que la plupart se débandèrent. Les plus braves et les plus attachés au
roi se firent tuer devant lui; et, en tombant les uns sur les autres, ils
arrêtèrent la poursuite de l'ennemi; car dans leur chute ils saisissaient les
Macédoniens et s'attachaient même aux pieds des chevaux. Darius se vit dans ce
moment menacé des plus affreux dangers; ses cavaliers, rangés devant son char,
se renversaient sur lui; il ne pouvait faire tourner le char pour se retirer;
les roues étaient retenues par le grand nombre des morts; et les chevaux
embarrassés, cachés presque par ces monceaux de cadavres, se cabraient et
n'obéissaient plus au frein. Il abandonne donc son char et ses armes, monte sur
une jument, qui venait de mettre bas et prend précipitamment la fuite. Il est
vraisemblable qu'il n'aurait pas échappé à la poursuite d'Alexandre, si dans le
même instant il ne fût arrivé de nouveaux courriers de Parménion demander du
secours au roi, parce qu'une grande partie des ennemis tenait encore ferme et ne
paraissait pas devoir si tôt céder. En général, on reproche à Parménion d'avoir
montré dans cette bataille de la lenteur et de la lâcheté; soit que la
vieillesse eût affaibli son audace, soit, comme le prétend Callisthène, qu'il ne
pût plus supporter la puissance et l'orgueil d'Alexandre et qu'il fût jaloux de
sa gloire. Alexandre, affligé de ce second message, qui l'appelait d'un autre
côté, fit sonner la retraite; mais il n'en dit pas à ses soldats la véritable
cause : il feignit qu'il était las de carnage, et que la nuit l'obligeait de
cesser le combat. Pendant qu'il courait à son aile gauche qu'il croyait en
danger, il apprit en chemin que les ennemis avaient été entièrement défaits et
qu'ils étaient en fuite. XLVIII. Il fait rétablir la
ville de Platée.
On ne douta plus, après cette grande victoire,
que l'empire des Perses ne fût détruit sans ressource. Alexandre, reconnu roi de
toute l'Asie, offrit aux dieux des sacrifices magnifiques; il fit à tous ses
amis de riches présents et leur donna des maisons et des gouvernements. Mais,
jaloux surtout de se montrer généreux envers les Grecs, il leur écrivit que
toutes les tyrannies étaient dès ce moment abolies dans la Grèce et que les
peuples se gouverneraient désormais par leurs lois. Il manda en particulier aux
Platéens qu'il ferait rebâtir leur ville, parce que leurs ancêtres avaient cédé
leur territoire aux Grecs, afin d'y combattre pour la liberté commune. Il envoya
aux habitants de Crotone, en Italie, une partie des dépouilles, pour honorer le
souvenir du zèle et de la valeur de l'athlète Phayllus, qui, dans la guerre des
Mèdes, quand les autres Grecs d' Italie abandonnaient les véritables Grecs,
qu'ils croyaient perdus sans retour, équipa une galère à ses frais et se rendit
à Salamine pour partager le péril de la Grèce: tant Alexandre favorisait toute
espèce de vertu et gardait fidèlement le souvenir des belles actions !
XLIX. Gouffre de naphte auprès l'Ecbatane.
Il eut bientôt soumis toute la Babylonie; et,
en la parcourant, il admira surtout dans la province d'Ecbatane un gouffre d'où
sortaient continuellement, comme d'une source inépuisable, des ruisseaux de feu.
Il vit avec le même étonnement une source de naphte si abondante, qu'en se
débordant elle formait, non loin de ce gouffre, un lac considérable. Le naphte
ressemble au bitume; il a aussi une telle analogie avec le feu, qu'avant même de
toucher à la flamme, il s'allume à l'éclat seul qu'elle jette et embrase l'air
qui se trouve entre deux. Les Barbares, pour faire connaître au roi la nature et
la force de cette matière, en arrosèrent la rue qui menait au palais; et, se
plaçant à un des bouts à l'entrée de la nuit, ils approchèrent leurs flambeaux
des gouttes de ce fluide qu'ils y avaient répandues. A peine les premières
gouttes eurent pris feu, que la flamme se communiqua à l'autre bout avec une
rapidité que la pensée pouvait à peine suivre, et la rue parut embrasée dans
toute sa longueur. Alexandre avait alors auprès de lui un Athénien nommé
Athénophane, qui, accoutumé à le servir au bain et à lui frotter le corps
d'huile, s'entendait mieux qu'aucun de ceux qui lui rendaient le même service à
l'amuser et à le divertir de ses affaires. Un jour qu'un jeune garçon, nommé
Stéphanus, mal fait et d'une figure ridicule, mais qui chantait agréablement, se
trouvait dans la chambre du bain : « Seigneur, dit au roi Athénophane,
voulez-vous que nous fassions sur Stéphanus l'essai du naphte? Si le feu
s'allume sur lui et qu'il ne s'éteigne pas, j'avouerai que sa force est
admirable et que rien ne peut la surmonter. » Le jeune homme s'offrit volontiers
pour faire cette épreuve ; et à peine il eut été frotté de naphte, à peine cette
matière eut touché son corps, qu'il fut environné de flammes et qu'il parut tout
en feu. Alexandre en eut une frayeur extrême; et si, par bonheur, il ne s'était
pas trouvé là plusieurs garçons de service, qui avaient sous la main des vases
pleins d'eau pour le bain du roi, le secours n'aurait pu prévenir la rapidité de
la flamme, ni empêcher que Stéphanus ne fût entièrement brûlé. Encore eut-on
beaucoup de peine à éteindre le feu qui avait gagné tout son corps; et ce jeune
homme en fut malade le reste de sa vie. L. Digression
sur la nature et les propriétés du naphte.
Ce n'est donc pas sans vraisemblance que
quelques auteurs, voulant ramener la fable à la vérité, prétendent que le naphte
est la drogue dont Médée se servit pour frotter la couronne et le voile dont il
est si fort question dans les tragédies ; car le feu n'en sortit pas
naturellement et de lui-même; mais, dès qu'on en eut approché la flamme, par une
sorte d'attraction elle s'y communiqua avec tant de rapidité, que l'œil pouvait
à peine l'apercevoir. Quand les rayons du feu et ses émanations partent de loin,
les corps qu'ils touchent ne reçoivent que la lumière et la chaleur; mais, quand
ils rencontrent des corps qui, avec une extrême sécheresse, contiennent un air
subtil, une substance onctueuse et abondante, alors ils s'attachent à la faculté
ignée qui réside dans ces corps, l'attirent facilement et enflamment subitement
la matière qu'ils trouvent disposée à recevoir leur action. On n'est pas certain
encore comment le naphte est produit; on ignore si c'est une sorte de bitume
liquide, ou plutôt si ce n'est pas un fluide d'une nature différente, qui,
coulant de ce sol naturellement gras et pénétré de feu, sert d'aliment à la
flamme; car le terrain de la Babylonie est imprégné de feu, et souvent on voit
les grains d'orge sauter et bondir plusieurs fois dans l'air; on dirait que le
sol, agité par les substances ignées qu'il recèle dans son sein, a une sorte de
pouls qui le fait tressaillir: aussi, dans les grandes chaleurs, les habitants
sont-ils obligés de coucher sur des outres remplies d'eau. Harpalus,
qu'Alexandre laissa pour gouverner ce pays, curieux d'orner le palais du roi et
les promenades publiques des plantes de la Grèce, parvint à les y naturaliser
toutes, excepté le lierre, que le sol repoussa constamment et qu'il fut
impossible d'y acclimater; car le terrain est brûlant et le lierre aime le
froid. Ces sortes de digressions, renfermées dans de justes bornes, ne
déplairont pas sans doute aux lecteurs même les plus difficiles. |