I.
Le grammairien Didym, dans son ouvrage sur les lois de Solon, en réponse à
celui d’Asclépiade, cite un passage d’un certain Philoclès qui donne à Solon
Euphorion pour père. Il est contraire en cela à tous les écrivains qui ont parlé
de ce législateur, et qui le font fils d’Exechestides, homme de peu de crédit et
d’une fortune médiocre, mais de la plus illustre maison d’Athènes. Par son père,
il tirait son origine du roi Codros, et sa mère, suivant Héraclide du Pont,
était cousine germaine de Pisistrate. Cette parenté forma de bonne heure entre
celui-ci et Solon une liaison étroite qui fut encore cimentée par l’amour
qu’inspirèrent à Solon l’heureux naturel et la beauté de Pisistrate. C’est sans
doute ce qui fit que les divisions qui éclatèrent entre eux dans la suite pour
le gouvernement de la république n’aboutirent pas à une haine violente. Les
droits de leur ancien attachement, subsistant toujours dans leur coeur, y
conservèrent le souvenir de cet amour, de même qu’un grand feu laisse toujours
après lui de vives étincelles.
Solon ne sut pas se défendre des attraits de la beauté ; athlète sans force
contre l’amour, il laisse voir dans ses poésies toute sa faiblesse ; on la
retrouve même dans celle de ses lois qui défendait aux esclaves de se frotter à
sec et d’aimer des jeunes gens. Cette loi prouve qu’il mettait cet attachement
au nombre des inclinations honnêtes et louables : l’interdire à ceux qui lui en
paraissaient indignes, c’était y appeler ceux qu’il en croyait dignes. On dit
que Pisistrate aima aussi Charmos, et qu’il dédia dans l’Académie la statue de
l’Amour, près de l’endroit où l’on allume le flambeau sacré dans les courses
publiques.
II.
Solon, au rapport d’Hermippos, trouva que la bienfaisance et la générosité de
son père avaient considérablement diminué sa fortune. Il ne manquait pas d’amis
disposés à lui fournir de l’argent ; mais, né d’une famille plus accoutumée à
donner qu’à recevoir, il aurait eu honte d’en accepter ; et comme il était
encore jeune, il se mit dans le commerce. Cependant, suivant quelques auteurs,
il voyagea moins dans la vue de trafiquer et de s’enrichir que dans le dessein
de connaître et de s’instruire. Il faisait ouvertement profession d’aimer la
sagesse ; et dans un âge fort avancé il avait coutume de dire qu’il vieillissait
en apprenant toujours. Il n’était pas ébloui par l’éclat des richesses, comme il
le témoigne dans une de ses élégies :
-
Le mortel que Ploutos enrichit de ses dons,
-
Qui dans de vastes champs voit mûrir ses moissons,
-
Dont les coursiers nombreux couvrent les pâturages,
-
Est-il plus riche au fond, malgré tant d’avantages,
-
Que celui qui, toujours bien nourri, bien vêtu,
-
De ses premiers besoins n’est jamais dépourvu,
-
Et qui, l’époux aimé d’une moitié chérie,
-
Goûte d’un doux bonheur la parfaite harmonie ?
-
Il dit pourtant dans un autre endroit :
-
Oui, sans honte mon coeur désire la richesse ;
-
Mais je veux qu’elle soit le fruit de la sagesse ;
-
Une fortune injuste est pour moi sans appas ;
-
Au céleste courroux elle n’échappe pas.
Mais rien n’empêche qu’un homme de bien, un sage politique, tienne à cet
égard un juste milieu, et que, sans rechercher des richesses superflues, il ne
méprise pas celles qui sont nécessaires et qui suffisent. Dans ce temps-là, dit
Hésiode, aucun travail n’était regardé comme honteux, aucun art ne mettait de
différence entre les hommes. Le commerce surtout était honorable ; il ouvrait
des communications utiles avec les nations étrangères, procurait des alliances
avec les rois, et donnait une grande expérience. On a même vu des commerçants
fonder de grandes villes : ainsi Protis gagna l’amitié des Gaulois qui
habitaient les bords du Rhône, et bâtit Marseille. Thalès et Hippocrate le
mathématicien firent aussi le commerce, et Platon vendit de l’huile en Égypte
pour fournir aux frais de son voyage.
III.
On croit donc que la grande dépense que faisait Solon, sa vie délicate et
sensuelle, la licence de ses poésies, où il parle des voluptés d’une manière si
peu digne d’un sage, furent la suite de son négoce. Comme cette profession
expose à de grands dangers, elle invite aussi à s’en dédommager par les plaisirs
et la bonne chère. Cependant on voit dans ses vers qu’il se mettait lui-même
plutôt au nombre des pauvres que des riches :
-
Le crime trop souvent fleurit dans l’opulence,
-
Et l’on voit l’honnête homme en proie à l’indigence.
-
Mais nous, de la vertu sages adorateurs,
-
Pourrions-nous de Plutus envier les faveurs ?
-
La fortune souvent détruit son propre ouvrage.
-
La vertu chaque jour s’affermit davantage.
Il ne s’appliqua d’abord à la poésie que par amusement et pour charmer son
loisir, sans jamais traiter des sujets sérieux. Dans la suite, il mit en vers
des maximes philosophiques, et fit entrer dans ses poèmes plusieurs choses
relatives à son administration politique, non pour en faire l’histoire et en
conserver le souvenir, mais pour servir à l’apologie de sa conduite. Il y
mêlait, aussi des exhortations ; des avis aux Athéniens, et quelquefois même de
vives censures contre eux. On dit encore qu’il avait entrepris de mettre ses
lois en vers, et on en cite le commencement :
-
Puissent, par la faveur du souverain des dieux,
-
Ces lois jouir longtemps d’un succès glorieux !
A l’exemple des sages de son temps, il cultiva principalement cette partie de
la morale qui traite de la politique. Il n’avait en physique que des
connaissances très superficielles, et en était aux premiers éléments de cette
science, comme on le voit par ces vers :
-
La neige fécondante et la grêle homicide
-
S’engendrent dans la nue, et la foudre rapide
-
Naît du sein de l’éclair ; les vents impétueux
-
Soulèvent seuls des mers les flots tumultueux ;
-
S’ils n’étaient le jouet de leur souffle terrible,
-
La mer des éléments serait le plus paisible.
En général, Thalès fut de tous les sages le seul qui porta au-delà des choses
d’usage la théorie des sciences ; tous les autres ne durent qu’à leurs
connaissances politiques leur réputation de sagesse.
IV.
On raconte que les sept sages se trouvèrent un jour ensemble
à Delphes, et une autre fois à Corinthe, chez Périandre, qui les avait réunis
pour un banquet. Rien ne contribua autant à leur réputation et à leur gloire que
la modestie avec laquelle ils se renvoyèrent l’un à l’autre un trépied d’or. Des
Milésiens, qui se trouvaient à l’île de Cos, avaient acheté d’avance de quelques
pêcheurs ce que retirerait de l’eau le filet qu’ils allaient y jeter. Quand on
l’eut tiré, il s’y trouva un trépied d’or, qu’Hélène, à ce qu’on prétend, pour
obéir à un ancien oracle, avait jeté dans la mer à son retour de Troie. Cet
incident donna lieu à une vive dispute d’abord entre les pêcheurs et les
étrangers, ensuite entre les deux villes, qui prirent parti dans la querelle, et
étaient près d’en venir aux mains, lorsque la Pythie, consultée, leur ordonna de
porter ce trépied au plus sage. On l’envoya d’abord à Thalès, et ceux de Cos
cédèrent sans peine à un seul particulier ce qu’ils allaient disputer par les
armes à tous les Milésiens ensemble. Thalès le renvoya à Bias, qui, disait-il,
était plus sage que lui. Bias, avec la même modestie, le fit passer à un autre ;
et, après avoir été envoyé successivement à tous les sept, il revint une seconde
fois à Thalès. Enfin il fut porté à Thèbes, et consacré à Apollon Isménien.
Théophraste dit qu’on l’envoya d’abord à Bias, qui demeurait à Priène, que Bias
le fit porter à Thalès ; qu’après avoir été envoyé alternativement à tous les
sages, il revint à Bias, et qu’enfin il fut porté à Delphes. Telle est la
tradition la plus commune sur ce fait ; seulement quelques auteurs disent que ce
n’était pas un trépied, mais un vase que Crésus envoyait à Delphes ; suivant
d’autres, c’était une coupe que Bathyclès avait travaillée.
V.
Voici les particularités qu’on raconte d’une entrevue de
Solon avec Anacharsis, et d’un entretien qu’il eut avec Thalès. Anacharsis,
étant venu à Athènes, alla chez Solon ; et, après avoir frappé, il s’annonça
pour être un étranger qui venait s’unir avec lui par les liens de l’amitié et de
l’hospitalité. Solon lui répondit qu’il valait mieux faire des amis chez soi que
d’en aller chercher ailleurs. « Eh bien ! reprit Anacharsis, puisque vous êtes
chez vous, faites donc de moi votre ami et votre hôte. » Solon, charmé de la
vivacité de sa réponse, lui fit le meilleur accueil, et le retint quelques jours
chez lui. Il s’occupait déjà de l’administration des affaires publiques, et
commençait à rédiger ses lois. Anacharsis, à qui il en fit part, le railla de
son entreprise, et de l’espoir qu’il avait de réprimer par des lois écrites
l’injustice et la cupidité de ses citoyens. « Les lois, disait-il, seront pour
eux comme des toiles d’araignée : elles arrêteront les faibles et les petits ;
les puissants et les riches les rompront et passeront à travers. — Cependant,
lui répondit Solon, les hommes gardent les conventions qu’ils ont faites entre
eux quand aucune des parties contractantes n’a intérêt à les violer. Je ferai
donc des lois si conformes aux intérêts des citoyens, qu’ils croiront eux-mêmes
plus avantageux de les maintenir que de les transgresser. » L’événement justifia
la conjecture d’Anacharsis, et trompa l’espoir de Solon. Une autre fois qu’Anacharsis
avait assisté à une assemblée publique, il dit à Solon : « Je suis étonné que,
dans les délibérations des Grecs, ce soient les sages qui conseillent, et les
fous qui décident. »
VI.
Solon, étant allé à Milet pour voir Thalès, lui témoigna sa
surprise de ce qu’il n’avait jamais voulu se marier et avoir des enfants. Thalès
ne lui répondit rien dans le moment ; mais, ayant laissé passer quelques jours,
il fit paraître un étranger qui disait arriver d’Athènes, d’où il était parti
depuis dix jours. Solon lui demanda s’il n’y avait rien de nouveau lorsqu’il en
était parti. Cet homme, à qui Thalès avait fait la leçon, lui répondit qu’il n’y
avait autre chose que la mort d’un jeune homme dont toute la ville accompagnait
le convoi. C’était, disait-on, le fils d’un des premiers et des plus vertueux
citoyens, qui n’était pas alors à Athènes et qui voyageait depuis longtemps.
« Le malheureux père ! s’écria Solon, Comment s’appelait-il ? — Je l’ai entendu
nommer, répondit l’étranger, mais j’ai oublié son nom ; je me souviens seulement
qu’on ne parlait que de sa sagesse et de sa justice. » A chacune de ces
réponses, les craintes de Solon augmentaient ; enfin, troublé, hors de lui-même,
il suggéra le nom à l’étranger, et lui demanda si ce jeune homme n’était pas le
fils de Solon. « C’est lui-même, » lui répliqua-t-il. A cette parole, Solon, se
frappant la tête, se mit à faire et à dire tout ce que la douleur la plus
violente peut inspirer. Alors Thalès, lui prenant la main, lui dit en souriant :
« Voilà, Solon, ce qui m’a éloigné de me marier et d’avoir des enfants ; j’ai
redouté le coup qui vous accable aujourd’hui, et contre lequel toute votre
fermeté est impuissante. Mais rassurez-vous, il n’y a rien de vrai dans tout ce
qu’on vient de vous dire. » Hermippos rapporte cette histoire d’après le récit
qu’en fait Patécus, celui qui prétendait avoir hérité de l’âme d’Ésope.
VII.
Cependant c’est manquer de sens et de courage que de renoncer
à acquérir des choses nécessaires par la crainte de les perdre. A ce compte, il
ne faudrait aimer ni la richesse, ni la gloire, ni la sagesse, quand on les
possède, de peur d’en être privé. La vertu même, le plus grand et le plus
agréable des biens, se perd souvent par l’effet de quelques maladies ou de
certains breuvages. Thalès lui-même, en ne se mariant point, n’était pas à
l’abri de toute crainte, à moins qu’il ne renonçât aussi à ses parents, à ses
amis et à sa patrie. Mais, au contraire, il avait adopté Cybistus, le fils de sa
soeur. En effet, notre âme ayant en soi des semences naturelles d’affection, et
n’étant pas moins faite pour aimer que pour sentir, pour penser et se souvenir,
elle remplace les objets naturels d’attachement qui lui manquent par ceux
qu’elle va chercher au dehors ; semblable alors à une maison ou à une terre qui
n’a point d’héritiers légitimes, elle donne entrée dans son amour à des
étrangers et pour ainsi dire à des bâtards qui s’insinuent auprès d’elle par
leurs caresses, se mettent en possession du coeur, et, une fois qu’ils y sont
établis, font naître, avec l’attachement qu’ils inspirent, le désir de les
conserver et la crainte de les perdre. On voit tous les jours des hommes parler
avec la plus grande insensibilité du mariage et des enfants ; et cependant,
s’ils viennent à perdre ceux qu’ils ont eus de leurs esclaves ou de leurs
concubines, ou seulement s’ils les voient malades, ils se consument en regrets,
et s’abandonnent à des plaintes qui décèlent leur pusillanimité. Il en est même
pour qui la perte de leurs chevaux ou de leurs chiens est, à leur honte, un
sujet d’affliction presque mortelle ; tandis que d’autres, après avoir perdu des
enfants vertueux, se sont abstenus de montrer un lâche et honteux abattement, et
ont passé le reste de leur vie dans une sage modération. Car c’est la faiblesse,
et non pas l’affection, qui cause ces regrets, ces craintes excessives, à des
hommes que la raison n’a pas prémunis contre les coups de la fortune, qui ne
savent pas jouir du présent, et que l’avenir jette dans des douleurs, des
agitations et des angoisses continuelles, par la crainte qu’ils ont de se voir
privés un jour de ce qu’ils espèrent. Il ne faut donc recourir ni à la pauvreté,
ni à l’indifférence, ni au célibat, afin de n’avoir pas à redouter la perte de
sa fortune, de ses amis ou de ses enfants ; c’est dans sa raison seule qu’il
faut puiser des forces contre de tels accidents. Mais ce que j’ai dit sur cette
matière m’a peut-être trop écarté du sujet qui m’occupe.
VIII.
Les Athéniens, fatigués de la guerre aussi longue que malheureuse qu’ils
soutenaient contre les Mégariens, auxquels ils contestaient la possession de
l’île de Salamine, défendirent par un décret, sous peine de mort, de jamais rien
proposer ni par écrit ni de vive voix pour en revendiquer la propriété. Solon,
indigné d’un décret si honteux, voyant d’ailleurs que le plus grand nombre des
jeunes gens ne demandait pas mieux que de recommencer la guerre, mais qu’ils
n’osaient le proposer, retenus par la crainte de la loi, imagina de contrefaire
le fou, et fit répandre dans la ville par les gens même de sa maison qu’il avait
perdu l’esprit. Cependant il composa en secret une élégie qu’il apprit par
coeur ; et un jour étant sorti brusquement de chez lui, avec un chapeau sur sa
tête, il courut à la place publique. Là, le peuple s’étant assemblé autour de
lui, il monta sur la pierre d’où les hérauts faisaient leurs proclamations, et
chanta cette élégie, qui commençait par ces mots :
-
Je viens de Salamine, et je vais vous chanter
-
Les beaux vers qu’Apollon a daigné me dicter.
Ce poème est appelé Salamine, et contient cent vers, qui sont d’une grande
beauté. Il n’eut pas plus tôt fini de les chanter, que ses amis en firent
l’éloge ; Pisistrate, de son côté, encouragea si bien les Athéniens à en croire
Solon, que le décret fut révoqué, la guerre déclarée, et Solon nommé général.
L’opinion la plus commune sur cette expédition, c’est qu’il s’embarqua avec
Pisistrate, qu’il fit voile vers le promontoire de Coliade, où il trouva toutes
les femmes athéniennes rassemblées pour faire à Cérès un sacrifice solennel. Il
envoie sur-le-champ à Salamine un homme de confiance, qui, se donnant pour un
transfuge, propose aux Mégariens, alors maîtres de cette île, de le suivre sans
retard au promontoire de Coliade, où ils pourront enlever les principales femmes
d’Athènes. Les Mégariens, sur sa parole, dépêchent à l’heure même un vaisseau
rempli de soldats. Solon, ayant vu ce vaisseau sortir de Salamine, renvoie
promptement toutes les femmes, fait prendre leurs coiffures et leurs vêtements
aux jeunes Athéniens qui n’avaient pas encore de barbe, et, après leur avoir
fait cacher des poignards sous leurs robes, il leur ordonne d’aller jouer et
danser sur le rivage jusqu’à ce que les ennemis fussent descendus à terre, et
que le vaisseau ne pût lui échapper. Cet ordre fut exécuté. Les Mégariens,
trompés par ces danses, débarquèrent avec sécurité, et se précipitèrent à l’envi
pour enlever ces prétendues femmes ; mais ils furent tous tués, sans qu’il en
échappât un seul ; et les Athéniens, s’étant embarqués à l’instant même, se
rendirent maîtres de Salamine.
IX.
D’autres prétendent que ce ne fut pas là le moyen dont Solon se servit pour
surprendre cette île ; mais que, sur un oracle d’Apollon, qui était conçu en ces
termes :
-
Commence par offrir de pieux sacrifices ;
-
Sur les bords d’Asopus honore ces héros
-
Dont le soleil couchant éclaire les tombeaux,
-
Et que des voeux ardents te les rendent propices,
Solon se rendit la nuit, à Salamine, et immola des victimes aux héros
Périphémos et Cychréus. Ensuite les Athéniens lui ayant donné trois cents
volontaires, à qui ils assurèrent par un décret le gouvernement de l’île, s’ils
s’en rendaient les maîtres, Solon les embarqua sur des bateaux de pêcheurs,
escortés par une galère à trente rames, et alla jeter l’ancre vers la pointe de
cette île qui regarde l’Eubée. Les Mégariens, qui n’avaient eu sur sa marche que
des avis vagues et incertains, coururent aux armes en tumulte, et envoyèrent à
la découverte un vaisseau, qui, s’étant trop approché de la flotte des
Athéniens, fut pris par Solon. Ce général mit aux fers les soldats qui le
montaient, et les remplaça par l’élite des siens, à qui il ordonna de cingler
vers Salamine, en se tenant le plus couverts qu’ils pourraient. Lui-même prend
le reste de ses troupes, et va par terre attaquer les Mégariens. Pendant qu’il
en était aux mains avec eux, les soldats qu’il avait fait embarquer arrivent à
Salamine, et sen emparent. Ce récit semble confirmé par ce qui se pratiquait
anciennement à Athènes. Tous les ans un vaisseau partait de cette ville, et se
rendait sans bruit à Salamine. Des habitants de l’île venaient tumultuairement
au-devant du vaisseau ; alors un Athénien, s’élançant sur le rivage, les armes à
la main, courait, en jetant de grands cris, vers cette troupe, qui venait de la
terre, du côté du promontoire de Scirade, près duquel on voit encore un temple
de Mars, que Solon fit bâtir après avoir vaincu les Mégariens. Tous ceux qui
n’avaient pas péri dans le combat furent renvoyés, aux conditions qu’il plut à
Solon de leur prescrire.
X.
Cependant les Mégariens s’obstinaient à vouloir reprendre Salamine. Mais
enfin les deux peuples, après avoir souffert réciproquement autant de maux
qu’ils avaient pu en faire, prirent les Lacédémoniens pour arbitres, et s’en
rapportèrent à leur décision. On dit généralement que Solon, dans cette dispute,
s’appuya de l’autorité d’Homère ; que le jour du jugement il cita un vers de
l’Iliade, tiré du dénombrement des vaisseaux, auquel il en ajouta un autre de sa
façon :
-
Ajax de Salamine amenait les héros ;
-
Sous un chef si vaillant marchaient douze vaisseaux ;
-
Il alla les ranger auprès de ceux d’Athènes.
Mais les Athéniens traitent ce récit de conte puéril ; ils assurent que Solon
prouva clairement aux juges que Philaios et Eurysacès, fils d’Ajax, ayant reçu
le droit de bourgeoisie à Athènes, firent don de leur île aux Athéniens, et
s’établirent l’un à Brauron, l’autre à Mélité, deux bourgs de l’Attique ; et que
Philaios donna son nom au bourg des Philéides, d’où était Pisistrate. Solon,
ajoutent-ils, pour détruire plus sûrement la prétention des Mégariens, établit
la propriété des Athéniens sur cette île par la manière dont on y enterrait les
morts, qui était la même qu’à Athènes, et qui différait de celle de Mégare. Dans
cette dernière ville, on leur tournait le visage du côté du levant, au lieu que
les Athéniens le leur tournaient vers le couchant. Il est vrai qu’Héréas le
Mégarien nie le fait, et soutient qu’à Mégare les morts étaient enterrés le
visage tourné au couchant. Une preuve plus forte alléguée par cet historien,
c’est qu’à Athènes chaque mort avait un tombeau séparé, et qu’à Mégare on en
mettait trois ou quatre dans une même sépulture. Mais on prétend que Solon eut
pour lui des oracles de la Pythie dans lesquels le dieu donnait à Salamine le
nom de ville ionienne. Ce procès fut jugé par cinq Spartiates, Critolaïdas,
Amonpharétos, Hypséchidas, Anaxilas et Cléomène.
XI.
Ce succès acquit à Solon beaucoup de considération et de
crédit ; et sa réputation fut encore accrue par la harangue qu’il prononça pour
le temple de Delphes. Il montra qu’on devait en prendre la défense, et ne pas
souffrir que les Cirrhéens en profanent l’oracle ; qu’il fallait, pour l’honneur
du dieu même, secourir une ville qui lui était consacrée. Les amphictyons,
entraînés par ces raisons, déclarèrent la guerre à ceux de Cirrha. Ce fait est
attesté par plusieurs écrivains, et entre autres par Aristote, dans son ouvrage
sur les vainqueurs des jeux pythiques, où il attribue ce décret à Solon.
Cependant il ne fut pas nommé général ; et c’est à tort qu’Évanthès de Samos l’a
avancé, au rapport d’Hermippos. L’orateur Eschine lui-même n’en dit rien ; et
l’on voit par les registres de Delphes que ce fut Alcméon, et non pas Solon, qui
commanda les Athéniens dans cette guerre.
XII.
Depuis longtemps le crime cylonien causait de grands troubles dans Athènes.
Ils avaient pris naissance lorsque, les complices de Cylon s’étant réfugiés dans
le temple d’Athéna, l’archonte Mégaclès les persuada de se présenter en
jugement ; et comme ils craignaient de perdre leur droit d’asyle, il leur
conseilla d’attacher à la statue de la déesse un fil qu’ils tiendraient à la
main. Quand ils furent près du temple des Euménides, le fil s’étant rompu de
lui-même, Mégaclès et ses collègues se saisirent d’eux, sous prétexte que cet
accident prouvait que la déesse leur refusait sa protection. Ils lapidèrent tous
ceux qui furent pris hors du temple, et ceux qui s’y étaient sauvés furent
massacrés au pied des autels. Il n’en échappa à la mort que quelques uns, qui
allèrent en suppliants se jeter aux pieds des femmes des archontes. Cette action
atroce fit regarder les magistrats comme des sacrilèges, et les rendit les
objets de la haine publique. Ceux qui étaient restés du parti de Cylon, ayant
repris du crédit et de l’autorité, furent toujours en guerre ouverte avec les
descendants de Mégaclès. Cette sédition était alors dans sa plus grande force,
et le peuple était partagé entre les deux factions. Solon, mettant à profit
l’estime dont il jouissait, employa près d’elles sa médiation ; et, secondé par
les principaux Athéniens, il parvint, à force de prières et de remontrances, à
déterminer ceux qu’on nommait les sacrilèges à se soumettre au jugement de trois
cents des plus honnêtes citoyens. La cause fut plaidée sur l’accusation de
Milon, du bourg de Phlyées. On condamna les sacrilèges ; ceux qui vivaient
encore furent bannis ; on déterra les ossements de ceux qui étaient morts, et on
alla les jeter hors du territoire de l’Attique. Cependant ceux de Mégare,
profitant de ces troubles, attaquèrent les Athéniens, les chassèrent de Nisaia,
et reprirent Salamine.
Au chagrin que ces pertes causèrent à ceux-ci se joignirent des craintes
superstitieuses dont la ville fut frappée, et qui venaient d’apparitions de
spectres et de fantômes. Les devins déclarèrent aussi que l’état des victimes
qu’ils avaient offertes annonçait des crimes et des profanations qu’il fallait
expier. On fit donc venir de Crète Épiménide le Phaestien, qui est mis au nombre
des sept sages par ceux qui n’y comptent pas Périandre. Il passait pour un homme
chéri des dieux, doué d’une grande sagesse, fort instruit des choses divines,
surtout versé dans la science des inspirations et dans la connaissance des
mystères ; on l’appelait, même de son vivant, le nouveau Curète, le fils de la
nymphe Blasté. Dès qu’il fut arrivé à Athènes, il s’y lia d’amitié avec Solon,
l’aida à rédiger ses lois, et lui fraya la route pour disposer les Athéniens à
les recevoir, en les accoutumant à moins de dépense dans leur culte religieux et
à plus de modération dans leur deuil. Il leur apprit d’abord à faire, pour leurs
funérailles, certains sacrifices qu’il substitua aux pratiques superstitieuses,
aux coutumes dures et barbares, auxquelles la plupart des femmes étaient
auparavant fort attachées. Mais ce qui était plus important, il fit un grand
nombre d’expiations et de sacrifices ; il fonda plusieurs temples ; et par ces
différentes cérémonies il purifia entièrement la ville, en bannit l’impiété et
l’injustice, et la rendit plus soumise, plus disposée à l’union et à la paix. On
rapporte aussi que, lorsqu’il vit le fort de Mounychie, il le considéra
longtemps, et dit à ceux qui l’acompagnaient : « Que les hommes sont aveugles
sur l’avenir ! Si les Athéniens pouvaient prévoir tous les maux que ce lieu doit
un jour causer à leur ville, ils l’emporteraient à belles dents. » Thalès eut
aussi, dit-on, un pressentiment à peu près semblable. Il ordonna qu’on
l’enterrât dans le lieu le plus sauvage et le plus désert du territoire de
Milet ; et il prédit aux Milésiens qu’un jour leur marché public y serait
transporté. Les Athéniens, pleins de reconnaissance et d’admiration pour
Épiménide, voulurent le combler d’honneurs et de présents ; mais il ne demanda
qu’une branche de l’olivier sacré, qui lui fut accordée, et il s’en retourna en
Crète.
XIII.
Le bannissement de tous ceux qui étaient complices du crime
cylonien avait rétabli la tranquillité dans Athènes ; mais bientôt les anciennes
dissensions sur le gouvernement se ranimèrent, et la ville se partagea en autant
de factions qu’il y avait de différentes sortes de territoires dans l’Attique.
Les habitants de la montagne demandaient un gouvernement populaire, ceux de la
plaine préféraient un état oligarchique, et ceux de la côte, portés pour un
gouvernement mixte, balançaient les deux autres partis, et empêchaient que l’un
n’eût l’avantage sur l’autre. Dans le même temps, la division que cause presque
toujours entre les pauvres et les riches l’inégalité de fortune étant plus
animée que jamais, la ville, dans une situation si critique, semblait n’avoir
d’autre moyen de pacifier les troubles et d’échapper à sa ruine que de se donner
un roi. Les pauvres, accablés par les dettes qu’ils avaient contractées envers
les riches, étaient contraints de leur céder le sixième du produit de leurs
terres ; ce qui leur faisait donner le nom de sixenaires et de mercenaires ; ou
bien, réduits à engager leurs propres personnes, ils se livraient au pouvoir de
leurs créanciers, qui les retenaient comme esclaves ou les envoyaient vendre en
pays étranger. Plusieurs même étaient forcés de vendre leurs propres enfants, ce
qu’aucune loi ne défendait ; ou ils fuyaient leur patrie, pour se dérober à la
cruauté des usuriers. Le plus grand nombre et les plus animés d’entre eux,
s’étant assemblés, s’excitèrent les uns les autres à ne plus souffrir ces
indignités ; ils résolurent de se donner pour chef un homme digne de leur
confiance, d’aller sous sa conduite délivrer les débiteurs qui n’avaient pu
payer aux termes convenus, de faire un nouveau partage des terres, et de changer
toute la forme du gouvernement.
XIV.
Dans cette fâcheuse conjoncture, les plus sages des Athéniens
eurent recours à Solon, comme le seul qui ne fût suspect à aucun des partis,
parce qu’il n’avait ni partagé l’injustice des riches, ni approuvé le
soulèvement des pauvres ; ils le prièrent de prendre en main les affaires et de
mettre fin à ces divisions. Phanias de Lesbos prétend que Solon, pour sauver la
ville, trompa également les deux factions ; qu’il promit secrètement aux pauvres
le partage des terres, et aux riches la confirmation de leurs créances. Il
ajoute cependant que Solon balança longtemps s’il prendrait une administration
si difficile, où il avait à craindre et l’avarice des uns et l’insolence des
autres. Enfin il fut élu archonte après Philombrotos, et chargé en même temps de
faire des lois de pacification. Ce choix fut agréable à tous les partis : aux
riches, parce que Solon l’était lui-même ; aux pauvres, parce qu’ils le
connaissaient pour homme de bien. Il courut même alors ce mot de lui, que
l’égalité ne produit pas la guerre ; mot qui plut et aux riches et aux pauvres :
les premiers espéraient compenser cette égalité par leurs dignités et leur
vertu ; les autres l’attendaient de leur nombre et de la mesure des terres qui
leur seraient distribuées. Les deux partis ayant donc conçu les plus grandes
espérances, leurs chefs sollicitaient Solon de se faire roi, et de prendre le
gouvernement d’une ville où il avait déjà tout le pouvoir. La plupart même de
ceux qui tenaient le milieu entre les deux partis, n’espérant pas de la raison
et des lois un changement favorable, n’étaient pas éloignés de remettre toute
l’autorité entre les mains de l’homme le plus juste et le plus sage. On dit même
qu’il reçut de Delphes l’oracle suivant :
-
A la poupe placé, le gouvernail en main,
-
De ce vaisseau flottant assure le destin ;
-
Tous les Athéniens te seront favorables.
Ses amis surtout lui reprochaient de n’oser s’élever à la
monarchie parce qu’il en craignait le nom ; comme si la vertu de celui qui
s’était emparé de la tyrannie n’en faisait pas une royauté légitime. N’en a-t-on
pas vu, lui disaient-ils, un exemple en Eubée, dans la personne de Tynnondas ?
et ne le voyons-nous pas encore aujourd’hui à Mitylène, où l’on a investi
Pittacos du pouvoir suprême ? Mais Solon ne put être ébranlé par toutes ces
raisons ; il répondit à ses amis que la tyrannie était un beau pays, mais qu’il
n’avait point d’issue. Dans ses poésies, il dit sur ce sujet à Phocos :
-
Si je n’ai point, voulu, tyran de ma patrie,
-
En usurpant ses droits, voir ma gloire flétrie,
-
Je ne m’en repens point : par ce noble refus
-
J’ai de tous les mortels surpassé les vertus.
Cela prouve qu’avant même d’avoir publié ses lois, il
jouissait d’une grande considération. Au reste, il rapporte lui-même dans ses
poésies les railleries qu’on faisait de lui pour avoir refusé la puissance
souveraine :
-
Que Solon a manqué d’esprit et de prudence !
-
Les dieux lui présentaient la suprême grandeur ;
-
De la plus belle proie il avait l’assurance
-
Pour tirer le filet il a manqué de coeur.
-
Il n’en faut plus douter, sa folie est extrême.
-
Maître de posséder les plus riches trésors,
-
N’eût-il dit qu’un seul jour portant le diadème,
-
Etre écorché tout vif, voir tous ses parents morts,
-
Et pour toujours enfin sa race exterminée,
-
Devait-il rejeter sa haute destinée ?
XV.
Voilà comment il fait parler sur son compte les gens du
peuple et les méchants. Mais le refus qu’il avait fait de régner ne le rendit
pas plus lâche ni plus mou dans l’administration des affaires. Il ne céda rien
par faiblesse aux citoyens puissants, et ne chercha pas dans ses lois à flatter
ceux qui l’avaient élu. Il conserva tout ce qui lui parut supportable ; il ne
voulut pas trancher dans le vif et appliquer mal à propos des remèdes violents,
de peur qu’après avoir changé et bouleversé toute la ville, il n’eût pas assez
de force pour la rétablir et lui donner une meilleure forme de gouvernement. Il
ne se permit que les changements qu’il crut pouvoir faire adopter par
persuasion, ou recevoir d’autorité, en unissant, comme il le disait lui-même, la
force à la justice. On lui demanda quelque temps après s’il avait donné aux
Athéniens les lois les meilleures. « Oui, répondit-il, les meilleures qu’ils
pussent recevoir. » Des écrivains modernes disent que les Athéniens ont coutume
d’adoucir la dureté de certaines choses en les exprimant par des termes doux et
honnêtes : par exemple, ils appellent les courtisanes, des amies ; les impôts,
des contributions ; les garnisons, des gardes de ville ; les prisons, des
maisons. Cet adoucissement fut, à ce qu’il paraît, une invention de Solon, qui
donna le nom de décharge à l’abolition des dettes.
Sa première ordonnance portait que toutes les dettes qui
subsistaient seraient abolies, et qu’à l’avenir les engagements pécuniaires ne
seraient plus soumis à la contrainte par corps. Cependant quelques auteurs,
entre autres Androtion, ont dit que Solon n’abolit pas les dettes ; qu’il en
réduisit seulement les intérêts ; et que les pauvres, satisfaits de ce
soulagement, donnèrent eux-mêmes le nom de décharge à cette loi pleine
d’humanité. Elle comprenait aussi l’augmentation des mesures et de la valeur des
monnaies. La mine ne valait que soixante-treize drachmes ; elle fut portée à
cent : de manière que ceux qui devaient des sommes considérables, en donnant une
valeur égale en apparence, quoique moindre en effet, gagnaient beaucoup, sans
rien faire perdre à leurs créanciers. Cependant la plupart des auteurs
conviennent que cette décharge fut une véritable abolition de toutes les
dettes ; et leur sentiment est confirmé par ce que Solon lui-même en a dit dans
ses poésies, où il se glorifie d’avoir fait disparaître de l’Attique ces
écriteaux qui désignaient les terres engagées pour dettes. Le territoire
d’Athènes, disait-il, auparavant esclave, est libre maintenant ; les citoyens
qu’on avait adjugés à leurs créanciers ont été, les uns ramenés des pays
étrangers où on les avait vendus et où ils avaient si longtemps erré qu’ils
n’entendaient plus la langue attique ; les autres, remis en liberté dans leur
propre pays, où ils étaient réduits au plus honteux esclavage.
Cette ordonnance lui attira le plus fâcheux déplaisir qu’il
pût éprouver. Pendant qu’il s’occupait de cette abolition, qu’il travaillait à
la présenter sous les termes les plus insinuants, et à mettre en tête de sa loi
un préambule convenable, il en communiqua le projet à trois de ses meilleurs
amis, Conon, Clinias, et Hipponicus, qui avaient toute sa confiance. Il leur dit
qu’il ne toucherait pas aux terres, et qu’il abolirait seulement les dettes.
Ceux-ci, se hâtant de prévenir la publication de la loi, empruntent à des gens
riches des sommes considérables, et en achètent de grands fonds de terres. Quand
le décret eut paru, ils gardèrent les biens, et ne rendirent pas l’argent qu’ils
avaient emprunté. Leur mauvaise foi excita des plaintes amères contre Solon, et
le fit accuser d’avoir été non la dupe de ses amis, mais le complice de leur
fraude. Ce soupçon injurieux fut bientôt détruit quand on le vit, aux termes de
sa loi, faire la remise de cinq talents qui lui étaient dus, ou même de quinze,
selon quelques auteurs, et entre autres Polyzélos de Rhodes. Cependant ses trois
amis furent appelés depuis les Chréocopides [escrocs].
XVI.
Cette ordonnance déplut également aux deux partis : elle
offensa les riches, qui perdaient leurs créances ; et mécontenta encore plus les
pauvres, qui se voyaient frustrés du nouveau partage des terres qu’ils avaient
espéré, et qui n’obtenaient pas cette parfaite égalité de biens que Lycurgue
avait établie entre les citoyens. Mais Lycurgue était le onzième descendant
d’Héraclès ; il avait régné plusieurs années à Lacédémone ; il y jouissait d’une
grande autorité ; il avait beaucoup d’amis ; il possédait de grands biens ; et
tous ces avantages lui furent d’un grand secours pour exécuter son plan de
réforme. Avec tout cela, il fut obligé d’employer la force plus encore que la
persuasion ; et il lui en coûta un oeil pour faire passer la plus importante de
ses institutions, la plus propre à rendre sa ville heureuse, à y maintenir la
concorde, en ne laissant parmi les citoyens ni riche ni pauvre. Solon, au
contraire, né d’une famille plébéienne et dans une condition médiocre, ne
pouvait aspirer à une pareille entreprise ; mais du moins ne resta-t-il pas
au-dessous des moyens qu’il avait en sa puissance, n’étant soutenu que par sa
sagesse et par la confiance qu’on avait en lui. Au reste, il témoigne lui-même
que cette loi avait offensé la plupart des Athéniens, qui s’étaient attendus à
autre chose.
-
Ceux qui, le coeur rempli d’une douce espérance,
-
De me plaire d’abord se montraient si jaloux,
-
Ne roulent aujourd’hui que projets de vengeance,
-
Et fixent tous sur moi des yeux pleins de courroux.
-
Mais, ajoute-t-il, tout autre, avec la même autorité,
-
N’eût pu d’un peuple altier réprimer la licence,
-
Qu’il ne l’eût épuisé, réduit à l’indigence.
Toutefois les Athéniens ne tardèrent pas à reconnaître
l’utilité de cette loi ; ils cessèrent de murmurer, firent en commun un
sacrifice qu’ils appelèrent le sacrifice de la décharge, confirmèrent à Solon le
titre de législateur, et le chargèrent de réformer le gouvernement. Ils lui
conférèrent pour cela un pouvoir si illimité, qu’il se trouva maître des
charges, des assemblées, des délibérations et des jugements ; qu’il pouvait
créer tous les officiers publics, régler leurs revenus, leur nombre, la durée de
leur administration, et révoquer ou confirmer à son gré tout ce qui avait été
fait avant lui.
XVII.
Il commença par abroger toutes les lois de Dracon, excepté
celles qui regardaient le meurtre. Excessivement sévères dans les punitions,
elles ne prononçaient qu’une même peine pour toutes les fautes : c’était la
peine de mort. Ceux qui étaient convaincus d’oisiveté, ceux qui n’avaient volé
que des légumes ou des fruits, étaient punis avec la même rigueur que les
sacrilèges et les homicides. Aussi, dans la suite, Demade disait-il avec raison
que Dracon avait écrit ses lois non avec de l’encre, mais avec du sang. Quand on
demandait à ce législateur pourquoi il avait ordonné la peine de mort pour
toutes les fautes, il répondait : « J’ai cru que les moindres fautes mentaient
cette peine, et je n’en ai pas trouvé d’autre pour les plus grandes. »
XVIII.
En second lieu, Solon, voulant laisser les riches en
possession des magistratures et donner aux pauvres quelque part au gouvernement
dont ils étaient exclus, fit faire une estimation des biens de chaque
particulier. Il rangea dans la première classe les citoyens qui avaient cinq
cents médimnes de revenu, tant en grains qu’en liquides ; et il les appela les
pentacosiomédimnes. La seconde classe comprit ceux qui avaient trois cents
médimnes, et qui pouvaient nourrir un cheval ; ils furent nommés les chevaliers.
Ceux qui avaient deux cents médimnes composèrent la troisième classe, sous le
nom de zeugites. Tous les autres dont le revenu était au-dessous de deux cents
mines furent appelés thètes. Il ne permit pas à ces derniers l’entrée dans les
magistratures, et ne leur donna d’autre part au gouvernement que le droit de
voter dans les assemblées et dans les jugements ; droit qui ne parut rien
d’abord, mais qui dans la suite devint très considérable : car la plupart des
procès étaient portés devant les juges, et l’on appelait au peuple de tous les
jugements que rendaient les magistrats. D’ailleurs l’obscurité des lois de
Solon, les sens contradictoires qu’elles présentaient souvent, accrurent
beaucoup l’autorité des tribunaux. Comme on ne pouvait pas décider les affaires
par le texte même des lois, on avait toujours besoin des juges, à qui l’on
portait en dernier appel la décision de tous les différents, ce qui les mettait
en quelque sorte au-dessus même des lois. Solon, dans ses poésies, parle de
cette compensation qu’il avait établie entre les riches et les pauvres :
-
Le peuple a par mes lois un crédit suffisant ;
-
J’ai voulu qu’il ne fût ni faible ni puissant.
-
Pour ceux qui possédaient le pouvoir, l’opulence,
-
Ils n’auront pas du peuple à craindre l’insolence.
-
En munissant chacun du plus fort bouclier,
-
J’ai su de leurs fureurs sauver le corps entier.
Pour donner un nouveau soutien à la faiblesse du peuple, il
permit à tout Athénien de prendre la défense d’un citoyen insulté. Si quelqu’un
avait été blessé, battu, outragé, le plus simple particulier avait le droit
d’appeler, et de poursuivre l’agresseur en justice. Le législateur avait
sagement voulu accoutumer les citoyens à se regarder comme membres d’un même
corps, à ressentir, à partager les maux les uns des autres. On cite de lui un
mot qui a rapport à cette loi. On lui demandait un jour quelle était la ville la
mieux policée : « C’est, répondit-il, celle où tous les citoyens sentent
l’injure qui a été faite à l’un d’eux, et en poursuivent la réparation aussi
vivement que celui qui l’a reçue. »
XIX.
Il établit le sénat de l’aréopage, et le composa de ceux qui
avaient rempli les fonctions d’archonte. Comme il avait lui-même exercé cette
magistrature, il fut un des membres du sénat. Mais ayant observé que l’abolition
des dettes avait donné au peuple de l’arrogance et de la fierté, il créa un
second conseil, composé de quatre cents membres, cent de chaque tribu, dans
lequel on discutait les affaires avant de les porter à l’assemblée générale ; de
sorte que le peuple ne connaissait d’aucune affaire qu’elle n’eût été examinée
auparavant dans ce conseil. L’aréopage, comme cour suprême, eut l’intendance de
toutes les affaires, et fut chargé de faire observer les lois. Solon pensa que
la ville, contenue et affermie par ces deux conseils comme par deux fortes
ancres, éprouverait moins d’agitation, et que le peuple serait plus tranquille.
La plupart des auteurs assurent que Solon, comme on vient de le dire, établit
l’aréopage ; et ce qui paraît donner un grand poids à leur témoignage, c’est que
Dracon ne parle jamais des aréopagistes, qu’il ne les nomme seulement pas ; et
que dans ses lois, lorsqu’il s’agit de crimes capitaux, il adresse toujours la
parole aux éphètes. Cependant la huitième loi de la treizième table de Solon
porte expressément : « Tous les citoyens qui ont été notés d’infamie avant que
Solon fût archonte seront réhabilités, à l’exception de ceux qui, pour cause de
meurtre et de brigandage, ou pour avoir aspiré à la tyrannie, ont été condamnés
par l’aréopage, par les éphètes, ou par les rois dans le Prytanée, et qui
étaient contumaces lorsque cette loi a été promulguée. » Ces paroles semblent
prouver que l’aréopage était établi avant l’archontat de Solon et la publication
de ses lois. En effet, quels sont ceux qu’aurait condamnés l’aréopage avant la
magistrature de Solon, si ce législateur a établi ce sénat et lui a attribué le
droit de juger ? Peut-être le texte est-il obscur et défectueux, et faut-il
l’entendre dans ce sens, que ceux qui auraient été convaincus, avant la
publication de la loi, de ces crimes dont le jugement était réservé à
l’aréopage, aux éphètes et aux prytanes, resteraient sous les liens de la
condamnation, et que les autres seraient absous. C’était du moins l’intention du
législateur.
XX.
Parmi les autres lois de Solon, il en est une fort étrange,
qui note d’infamie tout citoyen qui, dans une sédition, ne se déclare pour aucun
parti. Apparemment il ne voulait pas que les particuliers fussent indifférents
et insensibles aux calamités publiques, et que, contents d’avoir mis en sûreté
leurs personnes et leurs biens, ils se fissent un mérite de n’avoir pris aucune
part aux maux de la patrie. Il voulait que, dès le commencement de la sédition,
ils s’attachent à la cause la plus juste, et qu’au lieu d’attendre de quel côté
la victoire se déclarerait, ils secourent les gens honnêtes et partagent avec
eux le danger. Une autre de ses lois, qui me paraît aussi absurde que ridicule,
c’est celle qui permet à une riche héritière, dont le mari est impuissant, et ne
l’a épousée qu’en vertu de la loi, d’habiter avec celui des parents de son mari
qu’elle préférera. Quelques personnes cependant approuvent cette loi, et
trouvent juste qu’on punisse la cupidité de ceux qui, inhabiles au mariage,
épousent de riches héritières pour jouir de leurs biens, et s’autorisent de la
loi pour outrager la nature. Instruits que leurs femmes pourront s’attacher à un
autre, ou ils renonceront au mariage, ou ils ne se marieront que pour leur
honte, et pour subir la juste peine de leur avarice et de leur imprudence.
C’est, dit-on encore, avec beaucoup de sagesse que dans ce cas le législateur a
voulu que la femme ne pût fixer son choix que sur un parent du mari, afin que
les enfants qui en naîtraient fussent du même sang et de la même race. C’est par
un semblable motif qu’il ordonna aux nouveaux mariés de se renfermer ensemble
pour manger l’un et l’autre du coing, et qu’il obligea le mari de voir sa femme
au moins trois fois par mois. Quoiqu’il n’en vienne point d’enfants, c’est
toujours un honneur qu’il rend à la vertu de sa femme. D’ailleurs ces marques de
tendresse dissipent les sujets de mécontentement qui naissent si souvent entre
les époux, et les empêchent de dégénérer en une rupture ouverte. Il proscrivit
les dots pour les autres mariages, et régla que les femmes n’apporteraient à
leurs maris que trois robes et quelques meubles de peu de valeur. Il voulut que
le mariage fût moins un objet de trafic et de lucre qu’une société intime entre
le mari et la femme, qui n’eût pour but que d’avoir des enfants et de goûter
ensemble les douceurs d’une tendresse mutuelle. La mère de Denys le tyran
demandait à son fils de la marier à un jeune homme de Syracuse. « J’ai bien pu,
lui répondit-il, usurper la tyrannie de la ville et en violer les lois ; mais il
n’est pas en mon pouvoir de forcer les lois de la nature pour faire de ces
mariages que l’âge ne permet pas. » Il ne faut pas autoriser dans les villes un
pareil désordre, ni tolérer ces unions si disproportionnées qui ne sauraient
avoir aucune douceur, et qui ne peuvent remplir aucune des fins qu’on se propose
dans le mariage. Un sage magistrat, un législateur sensé, pourraient appliquer à
un vieillard qui épouse une jeune femme ce qu’on dit à Philoctète :
-
Malheureux ! peux-tu bien songer au mariage ?
Et s’ils voyaient un jeune homme s’engraisser auprès d’une
vieille femme, comme les mâles des perdrix s’engraissent près de leurs femelles,
ils l’en arracheraient pour le faire passer dans la maison d’une jeune femme qui
n’aurait pas de mari. Mais en voilà assez sur cette matière.
XXI.
On approuve fort une loi de Solon qui défend de dire du mal
des morts. En effet, c’est un devoir religieux et saint que celui qui nous fait
regarder les morts comme sacrés : la justice commande de respecter la mémoire de
ceux qui ne sont plus ; la politique même ne veut pas que les haines soient
immortelles. Il défendit pareillement d’injurier personne dans les temples, dans
les tribunaux, dans les assemblées et dans les jeux. Il condamna les
contrevenants à une amende de cinq drachmes, dont trois applicables à la
personne offensée, et les deux autres au trésor public. Ne pouvoir modérer nulle
part sa colère, c’est l’effet d’un naturel violent et emporté ; la maîtriser
partout est difficile, impossible même à certaines personnes. La loi donc doit
prescrire ce qui est communément praticable, si elle veut que la punition d’un
petit nombre soit profitable aux autres ; elle doit éviter de multiplier sans
fruit les châtiments et les peines.
Sa loi sur les testaments fut aussi fort applaudie. Jusqu’à
lui, les Athéniens n’avaient pas eu le pouvoir de tester ; tous les biens du
mourant retournaient à sa famille. Solon, qui préférait l’amitié à la parenté,
la liberté du choix à la contrainte, et qui voulait que chacun fût véritablement
maître de ce qu’il avait, permit à ceux qui étaient sans enfants de disposer de
leurs biens comme ils voudraient. Mais il n’approuva pas indistinctement toute
espèce de donation ; il n’autorisa que celles qu’on aurait faites sans avoir
l’esprit aliéné ou affaibli par des maladies, par des breuvages et des
enchantements, sans avoir éprouvé de violence ou avoir été séduit par les
caresses d’une femme. Il pensait avec raison qu’il n’y a point de différence
entre les transgressions de la loi qui sont l’ouvrage de la violence, et celles
qui sont l’effet de la séduction. Il mettait au même rang la surprise et la
force, la douleur et la volupté, comme également capables de troubler la raison.
Il régla par une autre loi les voyages des femmes, leurs
deuils, leurs sacrifices, et réprima la licence et les désordres qui s’y étaient
introduits. Il leur défendit d’aller hors de la ville avec plus de trois robes,
de porter des provisions pour plus d’une obole, d’avoir une corbeille de plus
d’une coudée de grandeur, de marcher la nuit autrement qu’en chariot et
précédées d’un flambeau. Il ne leur fut plus permis de se meurtrir le visage aux
enterrements, de faire des lamentations simulées, d’affecter des gémissements et
des cris en suivant un convoi, lorsque le citoyen décédé n’était pas leur
parent. Il ne voulut pas qu’on sacrifiât un boeuf sur le tombeau du défunt,
qu’on enterrât avec lui plus de trois habits, qu’on allât aux sépultures
d’autrui après le jour de l’enterrement ; défenses qui, pour la plupart,
subsistent encore dans nos lois. On y a même ajouté que les magistrats qui
exercent la censure sur les femmes condamneraient à l’amende les contrevenants à
cette loi comme des efféminés, sujets à toutes les faiblesses du sexe.
XXII.
La population d’Athènes s’augmentait chaque jour par le grand
nombre d’étrangers qu’attirait de toutes parts la liberté dont on jouissait dans
l’Attique. Mais la plus grande partie de son territoire n’offrait qu’un sol
ingrat et stérile ; et les marchands qui faisaient le commerce maritime
n’apportaient rien à ceux qui n’avaient rien à leur donner en échange. Solon,
frappé de ces inconvénients, tourna du côté des arts l’industrie de ses
citoyens, et fit une loi qui dispensait un fils de l’obligation de nourrir son
père quand il ne lui aurait pas fait apprendre un métier. Lycurgue, qui habitait
une ville dont le sol n’était pas souillé par une tourbe d’hommes méprisables,
dont le territoire, comme le dit Euripide, aurait suffi à nourrir le double de
citoyens, et qui surtout était environnée d’une multitude d’ilotes qu’il ne
fallait pas laisser dans l’oisiveté, mais fatiguer et comprimer par un travail
continuel ; Lycurgue eut raison d’interdire aux Spartiates toutes les
professions abjectes et mercenaires, de les tenir sans cesse sous les armes, et
de ne les exercer qu’au métier de la guerre. Mais Solon, qui accommodait bien
plus les lois aux choses que les choses aux lois, qui voyait que le pays,
naturellement pauvre, et suffisant à peine à la subsistance des laboureurs, ne
pourrait, à plus forte raison, nourrir une populace oisive, mit les arts en
honneur, et chargea l’aréopage de s’assurer des moyens que chaque citoyen avait
pour vivre, et de punir ceux qui vivaient dans l’oisiveté. Une loi bien plus
rigoureuse, au jugement d’Héraclide du Pont, c’est celle qui dispensait les
enfants nés d’une courtisane de l’obligation de nourrir leur père. Celui, disait
Solon, qui méprise la dignité du mariage montre sensiblement qu’il s’attache à
une femme, non par le désir d’avoir des enfants, mais par le seul attrait de la
volupté. Il a donc sa récompense, et il ne s’est réservé aucun droit sur des
enfants pour qui la naissance est un opprobre.
XXIII.
En général, les lois de Solon qui regardent les femmes
renferment de grandes inconséquences. Par exemple, il permet de tuer celui qu’on
surprend en adultère ; et le ravisseur d’une femme libre, lors même qu’il lui a
fait violence, il ne le condamne qu’à une amende de cent drachmes. S’il l’a
enlevée pour la prostituer, l’amende n’est que de vingt drachmes. Il excepte de
cette peine les ravisseurs des femmes qui se vendent publiquement, c’est-à-dire
des courtisanes qui s’abandonnent sans honte au premier qui les paie. Il défend
aux Athéniens de vendre leurs filles et leurs soeurs, à moins qu’ils ne les
aient surprises en faute avant d’être mariées. Mais est-il raisonnable de punir
le même crime tantôt avec la plus grande rigueur, tantôt avec une douceur
extrême, et d’en faire comme un jeu en ne le condamnant qu’à une légère amende ?
Peut-être aussi que la rareté de l’argent à Athènes, et la difficulté de s’en
procurer, rendaient ces amendes pécuniaires très onéreuses : car, dans
l’estimation pour les frais des sacrifices, il évalue un mouton et une drachme à
une médimne de blé. Celui qui avait remporté le prix aux jeux isthmiques
recevait cent drachmes, et le vainqueur des jeux olympiques en avait cinq cents.
Il donne cinq drachmes à celui qui apportera la tête d’un loup, et une drachme
seulement si c’est une louve. La première somme était, suivant Démétrius de
Phalère, la valeur d’un boeuf, et la seconde celle d’un mouton. Dans la seizième
table de ses lois, le prix des victimes d’élite est plus fort ; mais il est
médiocre en comparaison de ce qu’elles coûtent aujourd’hui. De tout temps les
Athéniens, dont le pays est plus propre à la nourriture des troupeaux qu’à la
culture du blé, ont fait la guerre aux loups. Quelques auteurs disent même que
les tribus d’Athènes n’ont pas pris leurs noms des fils d’Ion, mais des
différents genres de vie qui les avaient d’abord partagés en autant de classes.
On nomma Hoplètes ceux qui suivaient la profession des armes ; les artisans
furent appelés Argades ; des deux autres classes, les laboureurs eurent le nom
de Téléontes, et les bergers celui d’Aigicores.
L’Attique n’a ni rivières ni lacs ; on y trouve très peu de
fontaines, et presque partout on n’a d’autre eau que celle des puits que l’on
creuse. Solon fit donc une loi qui permettait à ceux qui ne seraient éloignés
d’un puits public que de la course d’un cheval, c’est-à-dire de quatre stades,
d’aller y puiser de l’eau ; s’ils en étaient à une plus grande distance, ils
étaient obligés de chercher de l’eau dans leur propre fonds ; si, après avoir
creusé dix brasses, ils n’en trouvaient pas, alors ils pouvaient aller au puits
le plus prochain, en puiser deux fois par jour une cruche de six pots. Il
croyait juste de fournir au besoin, mais non d’entretenir la paresse. Il régla
aussi avec intelligence les distances qu’il faudrait observer dans les
plantations. Les arbres ordinaires devaient être à cinq pieds du champ, et à
neuf si c’était un figuier ou un olivier, parce qu’ils poussent très loin leurs
racines, et que leur voisinage ne convient pas à tous les arbres ; il y en a
dont ils absorbent la nourriture, et d’autres à qui leurs émanations sont
nuisibles. Il ordonna de creuser les fossés à autant de distance des fonds
voisins que ces fossés auraient de profondeur, et que les nouvelles ruches qu’on
établirait fussent à trois cents pieds de celles qu’un autre aurait déjà
placées.
XXIV.
De toutes les productions indigènes, il ne permit de vendre
aux étrangers que l’huile, et défendit l’exportation des autres. Il chargea
l’archonte de maudire les contrevenants à cette loi, sous peine de payer
lui-même au trésor public une amende de cent drachmes. Cette loi est dans la
première de ses tables. Ce n’est donc pas sans fondement qu’on a dit
qu’autrefois il était défendu d’exporter des figues de l’Attique, et que les
délateurs de ceux qui en avaient exporté étaient appelés sycophantes. Il fixa
pareillement la réparation du dommage causé par des animaux. Si un chien avait
mordu quelqu’un, le maître était tenu de le lui livrer avec un billot au cou de
quatre coudées de long, moyen assez bien imaginé pour prévenir ces sortes
d’accidents.
On a des doutes sur le vrai sens de la loi relative aux
étrangers qui pourraient acquérir le droit de bourgeoisie à Athènes. Elle
n’accorde ce droit qu’à des gens bannis à perpétuité de leur pays ou qui
seraient venus s’établir à Athènes avec toute leur famille pour y exercer un
métier. Le but de cette loi n’était pas, dit-on, d’éloigner les étrangers, mais
au contraire de les attirer par la certitude qu’on leur donnait de devenir
citoyens. Il croyait que c’étaient les gens à qui l’on pouvait le plus se fier :
les uns parce qu’ils avaient été forcés de quitter leur patrie sans espoir d’y
retourner, les autres parce qu’ils y avaient renoncé volontairement. Une loi
particulière à Solon, c’est celle qui regarde les repas qu’on faisait en public,
ce qu’il appelle parasiter. Il défend d’y aller souvent, et il établit une peine
contre celui qui n’y va pas à son tour. Il attribuait l’un à l’intempérance, et
l’autre à un mépris des coutumes publiques.
XXV.
Il ne donna de force à toutes ses lois que pour cent ans, et
les fit écrire sur des rouleaux de bois en forme d’essieux, qui tournaient dans
des cadres où ils étaient enchâssés. On en conserve encore des fragments dans le
Prytanée, et, suivant Aristote, on les appelait cyrbes [kyrbes]. Le poète
Cratinus leur donne aussi ce nom dans une de ses pièces, où il dit :
-
Par Solon et Dracon, ces auteurs de nos lois,
-
Dont les cyrbes déjà nous font bouillir des pois.
D’autres prétendent qu’on ne donnait le nom de cyrbes qu’aux
tables dont les lois réglaient les cérémonies de la religion et des sacrifices ;
les autres étaient simplement appelées tables. Tout le conseil jura de maintenir
les lois de Solon, et chacun des thesmothètes fit en particulier le même
serment, sur la grande place, près de la pierre où se font les proclamations
publiques. Il s’obligea, s’il venait à en violer une seule, de consacrer dans le
temple de Delphes une statue d’or de son poids.
Solon avait observé l’inégalité des mois ; il avait vu que le
mouvement de la lune ne s’accordait ni avec le lever ni avec le coucher du
soleil ; que souvent en un même jour elle l’atteignait et le devançait. Il régla
que ce jour serait appelé la vieille et la nouvelle lune : il attribua au mois
qui finissait la partie du jour qui précédait la conjonction ; et la partie qui
la suivait, au mois commençant. Cela porte à croire qu’il est le premier qui ait
bien compris le sens de ce vers d’Homère :
-
Lorsqu’un des mois commence et que l’autre finit.
Solon appela le jour suivant neoménie [nouménie = nouvelle
lune] ; et depuis le vingt du mois jusqu’au trente il compta non par addition,
mais par soustraction, en suivant toujours le décours de la lune.
Dès que ses lois eurent été publiées, il se vit assailli par
une foule de gens qui venaient les uns pour les louer ou les blâmer, les autres
pour le prier d’y ajouter ou d’en retrancher à leur gré. La plupart lui en
demandaient des explications, et voulaient qu’il leur en développât le sens et
la manière dont il fallait les entendre. Il eût été déraisonnable de les
refuser ; les satisfaire, c’était s’exposer à l’envie. Pour éviter ces
difficultés, pour se dérober aux importunités et aux plaintes (car dans les
grandes affaires, comme il le disait lui-même, il n’est pas bien aisé de plaire
à tout le monde), il demanda aux Athéniens un congé de dix ans, et s’embarqua
sous prétexte qu’il voulait aller commercer sur mer. Il espéra que ce temps-là
suffirait pour les accoutumer à ses lois.
XXVI.
Il alla d’abord en Égypte, où, comme il le dit, il demeura
quelque temps sur un des bras du Nil, aux rives de Canope.
Il y eut de fréquents entretiens sur des matières
philosophiques avec Psénopis l’Héliopolitain [d’Héliopolis], et Sonkhis le Saïte
[de Saïs]. Ce fut d’eux, au rapport de Platon, qu’il apprit ce que l’on raconte
de l’île Atlantide, dont il se proposa de mettre le récit en vers, pour le faire
connaître aux Grecs. De là il passa en Cypre, où il se lia d’amitié avec un des
rois du pays, nommé Philocypre [Philokypros], qui habitait une petite ville
bâtie par Démophon, fils de Thésée, près du fleuve de Claros. Elle était située
sur un lieu fort et escarpé, mais dans un terrain stérile et ingrat. Solon le
persuada de transporter sa ville dans une belle plaine qui s’étendait au-dessous
de ce rocher, et de la bâtir plus grande et plus agréable. Il aida même à la
construire et à la pourvoir de tout ce qui pouvait y faire régner l’abondance et
contribuer à sa sûreté. Elle fut bientôt si peuplée, qu’elle donna de la
jalousie aux rois voisins. Philocypre, par une juste reconnaissance pour Solon,
donna le nom de Soles à sa ville, qui auparavant s’appelait Aïpéia. Solon, dans
une de ses élégies, où il adresse la parole à Philocypre, parle de la nouvelle
fondation de cette ville :
-
Puissiez-vous, dans Soles, vous et vos descendants,
-
Régner longtemps heureux, voir vos sujets contents !
-
Moi, quand je quitterai cette île fortunée,
-
Que la belle Cypris, de myrte couronnée,
-
Me guide sans péril au vaste sein des flots !
-
Que pour récompenser mes soins et mes travaux
-
Elle me rende en paix au sein de ma patrie,
-
Et verse désormais ses bienfaits sur ma vie !
XXVII.
Quelques auteurs regardent comme controuvée son entrevue avec
Crésus, et ils prétendent en prouver l’anachronisme. Mais un trait si
généralement répandu, confirme par un si grand nombre de témoins, si analogue
d’ailleurs aux moeurs de Solon, si digne de sa sagesse et de sa grandeur d’âme,
ne doit pas être rejeté par la seule raison qu’il ne s’accorde pas avec quelques
tables chronologiques que mille savants jusqu’à nos jours ont entrepris de
réformer, sans avoir pu en concilier les contradictions. Solon donc étant allé à
Sardes, à la prière de Crésus fit à peu près comme cet homme, né dans le
continent, qui, la première fois qu’il alla voir la mer, prenait pour elle
chaque rivière qu’il rencontrait sur sa route ; de même Solon, lorsqu’en
traversant les appartements du palais il vit une foule de seigneurs
magnifiquement vêtus, qui marchaient avec faste, entourés de gardes et de
courtisans, il les prenait tous pour Crésus. Enfin il arriva jusqu’à ce prince,
qui, pour se faire voir dans toute sa majesté, s’était paré ce jour-là de ce
qu’il avait de plus précieux et de plus recherché en pierreries, en étoffes de
diverses couleurs brodées en or, où la beauté du travail le disputait à la
richesse de la matière. Solon, en paraissant devant Crésus, ne fit et ne dit,
contre l’attente de ce prince, rien qui marquât la surprise et l’admiration ; il
donna même à connaître aux gens sensés qu’il méprisait tout cet appareil de
vanité comme la preuve d’un esprit faible ; Crésus commanda de lui montrer ses
trésors, d’étaler à ses yeux toute la richesse et la magnificence de ses
meubles ; mais Solon n’en avait pas besoin pour juger Crésus ; il lui suffisait
de le voir. Après qu’il eut tout visité, et qu’on l’eut reconduit auprès de
Crésus, ce prince lui demanda s’il avait connu quelqu’un plus heureux que lui.
« Oui, lui répondit Solon : c’était un simple citoyen d’Athènes, nommé Tellos,
qui, ayant vécu en homme de bien, laissa des enfants généralement estimés, et,
après avoir été toute sa vie au-dessus du besoin, mourut avec gloire en
combattant pour sa patrie. » Déjà Crésus le prenait pour un homme grossier et
stupide, qui, au lieu de mesurer le bonheur sur la quantité d’or et d’argent
qu’on avait, préférait la vie et la mort d’un simple particulier à une si grande
puissance et à un empire si étendu. Cependant il lui demanda encore si, après ce
Tellos, il avait vu un autre homme plus heureux que lui. « J’ai connu encore,
répliqua Solon, Biton et Cléobis, deux frères qui s’aimaient tendrement, et qui
avaient pour leur mère une si grande vénération, qu’un jour de fête, où elle
devait aller au temple d’Héra, comme ses boeufs tardaient à venir, ils se mirent
eux-mêmes au joug, et traînèrent le char de leur mère, qui était ravie de joie,
et que tout le monde félicitait d’avoir de tels enfants. Après le sacrifice et
le banquet, ils allèrent se coucher ; mais le lendemain ils ne se relevèrent
pas, et ils eurent le bonheur de couronner une si grande gloire par une mort
douce et tranquille.
- Eh quoi ! reprit Crésus courroucé, vous ne me comptez donc
pas au nombre des hommes heureux ? » Solon, qui ne voulait ni le flatter, ni
l’irriter davantage, lui répondit : « Ô roi des Lydiens, nous autres Grecs, nous
avons reçu de la divinité la médiocrité en partage ; mais elle nous a donné
surtout une sagesse ferme, simple, et, pour ainsi dire, populaire. Elle n’a rien
de cet éclat qui convient aux rois ; elle est la suite naturelle de cette
médiocrité ; et en nous faisant voir la vie humaine agitée par des vicissitudes
continuelles, elle ne nous permet ni de nous enorgueillir des biens que nous
possédons nous-mêmes, ni d’admirer dans les autres une félicité que le temps
peut détruire. L’avenir amène pour chacun de nous des événements imprévus. Celui
donc à qui les dieux ont accordé jusqu’à la fin de la vie une prospérité
constante est le seul que nous estimions heureux. Mais l’homme dont la carrière
n’est pas achevée, et qui dès lors reste exposé à tous les périls de la vie, son
bonheur est aussi flottant et aussi incertain que la couronne l’est pour
l’athlète qui combat encore, et que le héraut n’a pas proclamé vainqueur. » Ces
paroles affligèrent Crésus sans le corriger, et Solon se retira.
XXVIII.
Le fabuliste Ésope était alors à la cour de Lydie, où Crésus
l’avait attiré et le traitait honorablement. Fâché que Solon n’eût pas mieux
répondu à la faveur du roi, il lui dit en forme d’avis : « Solon, il faut ou ne
jamais approcher des rois, ou ne leur dire que des choses agréables. — Dites
plutôt, lui répondit Solon, qu’il faut ou ne pas les approcher, ou ne leur dire
que des choses utiles. » Crésus eut alors beaucoup de mépris pour Solon ; mais
lorsque dans la suite, vaincu par Cyrus, il eut vu sa capitale au pouvoir de
l’ennemi ; que, lui-même fait prisonnier et condamné à être brûlé vif, il
montait déjà, les mains liées, sur le bûcher, en présence de Cyrus et de tous
les Perses, il éleva la voix autant que ses forces le lui permettaient et
s’écria trois fois : « Ô Solon ! » Cyrus, étonné, lui envoya demander quel homme
ou quel dieu était ce Solon qu’il implorait seul dans la dernière extrémité.
Crésus, sans rien déguiser, lui répondit : « C’est un des sages de la Grèce que
je fis venir à ma cour, non pour l’écouter et pour apprendre de lui ce que
j’avais besoin de savoir, mais afin qu’après avoir été le témoin de ma puissance
et de mes richesses, il allât attester à toute la Grèce une félicité dont la
perte me cause aujourd’hui plus de mal que sa jouissance ne m’a jamais fait de
bien. Je ne goûtais alors qu’un bonheur idéal, mais le revers que j’éprouve
maintenant me plonge dans un malheur aussi réel qu’irremédiable. Cet homme sage,
augurant, d’après la manière dont je vivais alors, ce qui m’arrive aujourd’hui,
m’avertissait d’envisager la fin de ma vie, et de ne pas m’enfler d’orgueil par
une confiance présomptueuse en un bonheur incertain. » Lorsqu’on eut rapporté
cette réponse à Cyrus, ce prince, plus sage que Crésus, voyant la conjecture de
Solon confirmée par un exemple si frappant, ne se contenta pas de délivrer
Crésus, mais le traita de la ma nière la plus honorable le reste de sa vie.
Ainsi Solon eut la gloire d’avoir, par un seul mot, sauvé la vie à un roi, et
donné à un autre une leçon utile.
XXIX.
Cependant son absence avait replongé les Athéniens dans leurs
premières dissensions. Les habitants de la plaine avaient Lycurgue à leur tête ;
Mégaclès, fils d’Alcméon, était chef de ceux de la côte, et Pisistrate de ceux
de la montagne. A ces derniers s’était jointe la tourbe des mercenaires, ennemis
déclarés des riches. La ville observait encore les lois de Solon ; mais tous les
citoyens mettaient leur espoir dans la nouveauté, et désiraient une autre forme
de gouvernement ; non qu’aucun parti voulût rétablir l’égalité, mais chacun
d’eux espérait gagner au changement et dominer les partis contraires. Les choses
étaient en cet état quand Solon revint à Athènes. Il y fut reçu de tout le monde
avec beaucoup d’honneur et de respect. Comme son grand âge ne lui permettait
plus de parler et d’agir en public avec la même force et la même activité
qu’auparavant, il s’aboucha avec les chefs des partis, et travailla, dans des
conférences particulières, à mettre un terme à leurs différends et à les
réconcilier ensemble. Pisistrate surtout paraissait entrer dans ses vues. Il
était d’un caractère aimable, insinuant dans ses propos, secourable envers les
pauvres, doux et modéré pour ses ennemis. Il savait si bien imiter les qualités
que la nature lui avait refusées, qu’il paraissait les posséder à un plus haut
degré que ceux qui en étaient doués naturellement, et qu’il passait généralement
pour un homme modeste, réservé, zélé partisan de la justice et de l’égalité,
ennemi déclaré de ceux qui voulaient changer la forme actuelle du gouvernement
et introduire des nouveautés. C’était par cette dissimulation qu’il en imposait
au peuple. Mais Solon, qui eut bientôt connu son caractère, vit aisément où il
tendait ; et, sans rompre avec lui, il essaya de l’adoucir, de le ramener par
ses avis. Il lui disait souvent à lui-même et aux autres que, si l’on pouvait
déraciner de son âme cette ambition démesurée, cette soif de dominer dont il
était dévoré, il n’y aurait pas dans Athènes de meilleur citoyen, ni d’homme
plus fait pour la vertu.
Dans ce temps-là, Thespis commençait à donner une forme
différente à la tragédie, et la nouveauté du spectacle attirait tous les
Athéniens. On n’avait pas encore établi des concours pour disputer le prix de la
poésie. Solon, naturellement curieux de s’instruire, qui dans sa vieillesse se
livrait davantage aux plaisirs et recherchait surtout la bonne chère et la
musique, alla entendre Thespis, qui, suivant l’usage des anciens poètes, jouait
lui-même ses pièces. Après le spectacle, il appela ce poète, et lui demanda s’il
n’avait pas honte de mentir si publiquement. Thespis lui répondit qu’il n’y
avait point de mal à dire et à faire de ces mensonges par manière de jeu. « Oui,
reprit Solon en frappant avec force la terre de son bâton ; mais si nous
souffrons, si nous approuvons un pareil jeu, nous le retrouverons bientôt jusque
dans nos contrats. »
XXX.
Cependant Pisistrate, après s’être blessé lui-même, se fit
porter sur la place dans un chariot, et souleva la multitude en la persuadant
que c’était ses ennemis qui, ne pouvant souffrir son zèle pour la république,
l’avaient mis dans cet état. La populace commençait déjà à faire éclater son
indignation par des cris, lorsque Solon, s’approchant de Pisistrate, lui dit :
« Fils d’Hippocrate, tu copies mal l’Ulysse d’Homère : il ne se blessa que pour
surprendre ses ennemis, et tu l’as fait pour tromper tes concitoyens. » Mais
comme la populace était près d’en venir aux mains pour soutenir Pisistrate, on
prit le parti de convoquer l’assemblée. Ariston ayant proposé qu’on accordât
cinquante gardes à Pisistrate pour la sûreté de sa personne, Solon se leva, et
combattit avec force cette proposition par des raisons qu’il inséra depuis dans
ses poésies :
-
Par cet air de douceur que son maintien respire,
-
Par ses discours adroits vous vous laissez séduire,
-
Et vous ne voyez pas sa marche et ses projets.
-
Avez-vous à traiter vos propres intérêts,
-
Chacun a du renard la ruse et la finesse ;
-
Ensemble, vous n’avez ni raison ni sagesse.
Mais, voyant que les pauvres se déclaraient ouvertement pour
Pisistrate et excitaient du tumulte, que les riches, effrayés, se retiraient de
l’assemblée, il en sortit lui-même, et dit tout haut qu’il avait été plus
prudent que les pauvres, qui n’avaient pas vu les intrigues de Pisistrate, et
plus courageux que les riches, qui, en les voyant, n’avaient pas osé s’opposer à
la tyrannie. Le peuple ayant confirmé le décret d’Ariston, Solon ne disputa
point avec Pisistrate sur le nombre des gardes qu’on lui donnerait ; il lui en
laissa prendre tant qu’il voulut, et Pisistrate se rendit enfin maître de la
citadelle. Pendant le trouble que cette entreprise excita dans la ville,
Mégaclès s’enfuit précipitamment avec les autres Alcméonides.
Solon, malgré son extrême vieillesse et cet abandon général,
se rendit sur la place ; et, reprochant avec force aux Athéniens leur imprudence
et leur lâcheté, il les exhortait, il les pressait vivement de ne pas trahir la
cause de la liberté. Ce fut dans cette occasion qu’il dit ce mot devenu depuis
si célèbre : « Avant ce jour, il vous eût été facile de réprimer la tyrannie
naissante ; maintenant qu’elle est établie, il sera plus grand et plus glorieux
de la détruire. » Mais quand il vit que la frayeur avait saisi tous les citoyens
et que personne ne l’écoutait, il rentra chez lui, prit ses armes, et les posa
dans la rue devant sa porte, en disant : « J’ai défendu autant qu’il m’a été
possible la patrie et les lois. » Et depuis il se tint tranquille. Ses amis lui
conseillaient de prendre la fuite ; mais il ne daigna pas même les écouter, et
resta dans sa maison, s’occupant à flaire des vers, dans lesquels il reprochait
aux Athéniens toutes leurs fautes :
-
Si votre lâcheté fit tout votre malheur,
-
N’accusez pas les dieux d’un honteux esclavage.
-
Le pouvoir du tyran n’est-il pas votre ouvrage ?
-
Le garde qui l’entoure assure sa grandeur.
XXXI.
On ne cessait pourtant de l’avertir que le tyran, irrité de
ses vers, le ferait mourir ; et, comme on lui demandait sur quoi il se fiait
pour parler avec tant d’audace : « Sur ma vieillesse, » répondit-il. Mais, quand
Pisistrate fut devenu entièrement le maître, il donna à Solon tant de marques de
considération et de bienveillance, il l’appela si souvent auprès de sa personne,
qu’enfin ce législateur devint son conseil, et approuva la plupart des choses
qu’il fit. Il est vrai que Pisistrate maintenait la plupart des lois de Solon,
qu’il’était le premier à les observer, et les faisait observer à ses amis.
Accusé de meurtre devant l’aréopage, tout revêtu qu’il était du pouvoir suprême,
il partit modestement pour se justifier ; mais l’accusateur se désista de sa
poursuite. Il fit lui-même quelques lois, et entre autres celle qui ordonnait
que les citoyens qui auraient été estropiés à la guerre seraient nourris aux
dépens du public. Cependant Solon, au rapport d’Héraclide, avait déjà fait
rendre un pareil décret en faveur de Thersippe, et Pisistrate ne fit que
l’imiter et rendre la loi générale. Théophraste prétend que la loi contre les
gens oisifs n’est pas de Solon, mais de Pisistrate : elle contribua à faire
mieux cultiver la campagne et à rendre Athènes plus tranquille.
XXXII.
Solon avait entrepris de mettre en vers l’histoire ou la
fable des Atlantides, qu’il tenait des sages de Saïs, et qui intéressait les
Athéniens. Mais il y renonça bientôt, non, comme Platon l’a dit, qu’il en fût
détourné par d’autres occupations, mais plutôt à cause de sa vieillesse, et
parce qu’il était effrayé de la longueur du travail : car il vivait alors dans
un très grand loisir, comme il le dit lui-même dans ses vers :
-
Oui, je vieillis en apprenant toujours ;
-
et ailleurs,
-
Mes soins sont pour Bacchus, les Muses et Cypris :
-
Des plaisirs des mortels ces dieux font tout le prix.
Platon, s’emparant de ce sujet comme d’une belle terre
abandonnée, et qui lui revenait par droit de parenté, se fit un point d’honneur
de l’achever et de l’embellir. Il y mit un vestibule superbe, l’entoura d’une
magnifique enceinte et de vastes cours, et y ajouta de si beaux ornements,
qu’aucune histoire, aucune fable, aucun poème, n’en eurent jamais de semblables.
Mais il l’avait commencé trop tard. Prévenu par la mort, il n’eut pas le temps
de l’achever ; et ce qui manque de cet ouvrage laisse aux lecteurs autant de
regrets que ce qui en reste leur cause de plaisir. De tous les temples
d’Athènes, celui de Zeus Olympien est le seul qui ne soit pas fini ; de même,
entre tant de beaux ouvrages que la sagesse de Platon a enfantés, son Atlantide
est le seul qu’il ait laissé imparfait. Héraclide du Pont dit que Solon survécut
assez longtemps à l’usurpation de la tyrannie par Pisistrate ; mais, si l’on en
croit Phanias d’Érèse [de Lesbos], il ne vécut pas deux ans entiers car
Pisistrate s’était emparé de l’autorité souveraine sous l’archonte Comias ; et
Solon, suivant le même Phanias, mourut sous l’archonte Hégestratos, successeur
de Comias. On a dit que ses cendres avaient été semées dans l’île de Salamine ;
mais c’est le conte le plus absurde et le plus destitué de vraisemblance. Il est
cependant rapporté par plusieurs auteurs dignes de foi, et même par le
philosophe Aristote.