Bérénice
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Adresse.
A Monseigneur Colbert... Secrétaire d'Etat, Contrôleur général
des finances,
Surintendant des bâtiments,
grand Trésorier des Ordres du roi,
Marquis de Seignelay, etc.
MONSEIGNEUR,
Quelque juste défiance que j'aie de moi-même et de mes
ouvrages, j'ose espérer que vous ne condamnerez pas la liberté
que je prends de vous dédier cette tragédie. Vous ne l'avez pas
jugée tout à fait indigne de votre approbation. Mais ce qui fait
son plus grand mérite auprès de vous, c'est, MONSEIGNEUR, que
vous avez été témoin du bonheur qu'elle a eu de ne pas déplaire
à Sa Majesté.
L'on sait que les moindres choses vous deviennent
considérables, pour peu qu'elles puissent servir ou à sa gloire
ou à son plaisir. Et c'est ce qui fait qu'au milieu de tant
d'importantes occupations, où le zèle de votre prince et le bien
public vous tiennent continuellement attaché, vous ne dédaignez
pas quelquefois de descendre jusqu'à nous, pour nous demander
compte de notre loisir.
J'aurais ici une belle occasion de m'étendre sur vos
louanges, si vous me permettiez de vous louer. Et que ne
dirais-je point de tant de rares qualités qui vous ont attiré
l'admiration de toute la France, de cette pénétration à laquelle
rien n'échappe, de cet esprit vaste qui embrasse, qui exécute
tout à la fois tant de grandes choses, de cette âme que rien
n'étonne, que rien ne fatigue?
Mais, MONSEIGNEUR, il faut être plus retenu à vous parler de
vous-même et je craindrais de m'exposer, par un éloge importun,
à vous faire repentir de l'attention favorable dont vous m'avez
honoré; il vaut mieux que je songe à la mériter par quelques
nouveaux ouvrages: aussi bien c'est le plus agréable
remerciement qu'on vous puisse faire. Je suis avec un profond
respect,
MONSEIGNEUR,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
RACINE.
Première préface
Titus, reginam Berenicen, cum etiam nuptias pollicitus
ferebatur, statim ab Urbe dimisit invitus invitam.
C'est-à-dire que "Titus, qui aimait passionnément Bérénice, et
qui même, à ce qu'on croyait, lui avait promis de l'épouser, la
renvoya de Rome, malgré lui et malgré elle, dès les premiers
jours de son empire". Cette action est très fameuse dans
l'histoire, et je l'ai trouvée très propre pour le théâtre, par
la violence des passions qu'elle y pouvait exciter. En effet,
nous n'avons rien de plus touchant dans tous les poètes, que la
séparation d'Enée et de Didon, dans Virgile. Et qui doute que ce
qui a pu fournir assez de matière pour tout un chant d'un poème
héroïque, où l'action dure plusieurs jours, ne puisse suffire
pour le sujet d'une tragédie, dont la durée ne doit être que de
quelques heures? Il est vrai que je n'ai point poussé Bérénice
jusqu'à se tuer comme Didon, parce que Bérénice n'ayant pas ici
avec Titus les derniers engagements que Didon avait avec Enée,
elle n'est pas obligée comme elle de renoncer à la vie. A cela
près, le dernier adieu qu'elle dit à Titus, et l'effort qu'elle
se fait pour s'en séparer, n'est pas le moins tragique de la
pièce, et j'ose dire qu'il renouvelle assez bien dans le cœur
des spectateurs l'émotion que le reste y avait pu exciter. Ce
n'est point une nécessité qu'il y ait du sang et des morts dans
une tragédie; il suffit que l'action en soit grande, que les
acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées,
et que tout s'y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait
tout le plaisir de la tragédie.
Je crus que je pourrais rencontrer toutes ces parties dans
mon sujet. Mais ce qui m'en plut davantage, c'est que je le
trouvai extrêmement simple. Il y avait longtemps que je voulais
essayer si je pourrais faire une tragédie avec cette simplicité
d'action qui a été si fort du goût des anciens. Car c'est un des
premiers préceptes qu'ils nous ont laissés: "Que ce que vous
ferez, dit Horace, soit toujours simple et ne soit qu'un". Ils
ont admiré l'Ajax de Sophocle, qui n'est autre chose qu'Ajax qui
se tue de regret, à cause de la fureur où il était tombé après
le refus qu'on lui avait fait des armes d'Achille. Ils ont
admiré le Philoctète, dont tout le sujet est Ulysse qui vient
pour surprendre les flèches d'Hercule. L'Œdipe même, quoique
tout plein de reconnaissances, est moins chargé de matière que
la plus simple tragédie de nos jours. Nous voyons enfin que les
partisans de Térence, qui l'élèvent avec raison au-dessus de
tous les poètes comiques, pour l'élégance de sa diction et pour
la vraisemblance de ses mœurs, ne laissent pas de confesser que
Plaute a un grand avantage sur lui par simplicité qui est dans
la plupart des sujets de Plaute. Et c'est sans doute cette
simplicité merveilleuse qui a attiré à ce dernier toutes les
louanges que les anciens lui ont données. Combien Ménandre
était-il encore plus simple, puisque Térence est obligé de
prendre deux comédies de ce poète pour en faire une des siennes!
Et il ne faut point croire que cette règle ne soit fondée que
sur la fantaisie de ceux qui l'ont faite. Il n'y a que le
vraisemblable qui touche dans la tragédie. Et quelle
vraisemblance y a-t-il qu'il arrive en un jour une multitude de
choses qui pourraient à peine arriver en plusieurs semaines? Il
y en a qui pensent que cette simplicité est une marque de peu
d'invention. Ils ne songent pas qu'au contraire toute
l'invention consiste à faire quelque chose de rien, et que tout
ce grand nombre d'incidents a toujours été le refuge des poètes
qui ne sentaient dans leur génie ni assez d'abondance ni assez
de force pour attacher durant cinq actes leurs spectateurs par
une action simple, soutenue de la violence des passions, de la
beauté des sentiments et de l'élégance de l'expression. Je suis
bien éloigné de croire que toutes ces choses se rencontrent dans
mon ouvrage; mais aussi je ne puis croire que le public me sache
mauvais gré de lui avoir donné une tragédie qui a été honorée de
tant de larmes, et dont la trentième représentation a été aussi
suivie que la première.
Ce n'est pas que quelques personnes ne m'aient reproché cette
même simplicité que j'avais recherchée avec tant de soin. Ils
ont cru qu'une tragédie qui était si peu chargée d'intrigues ne
pouvait être selon les règles du théâtre. Je m'informai s'ils se
plaignaient qu'elle les eût ennuyés. On me dit qu'ils avouaient
tous qu'elle n'ennuyait point, qu'elle les touchait même en
plusieurs endroits et qu'ils la verraient encore avec plaisir.
Que veulent-ils davantage? Je les conjure d'avoir assez bonne
opinion d'eux-mêmes pour ne pas croire qu'une pièce qui les
touche, et qui leur donne du plaisir, puisse être absolument
contre les règles. La principale règle est de plaire et de
toucher. Toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à
cette première. Mais toutes ces règles sont d'un long détail,
dont je ne leur conseille pas de s'embarrasser. Ils ont des
occupations plus importantes. Qu'ils se reposent sur nous de la
fatigue d'éclaircir les difficultés de la poétique d'Aristote,
qu'ils se réservent le plaisir de pleurer et d'être attendris,
et qu'ils me permettent de leur dire ce qu'un musicien disait à
Philippe, roi de Macédoine, qui prétendait qu'une chanson
n'était pas selon les règles: "A Dieu ne plaise, seigneur, que
vous soyez jamais si malheureux que de savoir ces choses-là
mieux que moi!"
Voilà tout ce que j'ai à dire à ces personnes à qui je ferai
toujours gloire de plaire. Car pour le libelle que l'on fait
contre moi, je crois que les lecteurs me dispenseront volontiers
d'y répondre. Et que répondrais-je à un homme qui ne pense rien
et qui ne sait pas même construire ce qu'il pense? Il parle de
protase comme s'il entendait ce mot, et veut que cette première
des quatre parties de la tragédie soit toujours la plus proche
de la dernière, qui est la catastrophe. Il se plaint que la trop
grande connaissance des règles l'empêche de se divertir à la
comédie. Certainement, si l'on en juge par sa dissertation, il
n'y eut jamais de plainte plus mal fondée. Il paraît bien qu'il
n'a jamais lu Sophocle, qu'il loue très injustement d'une grande
multiplicité d'incidents; et qu'il n'a même jamais rien lu de la
poétique, que dans quelques préfaces de tragédies. Mais je lui
pardonne de ne pas savoir les règles du théâtre, puisque,
heureusement pour le public, il ne s'applique pas à ce genre
d'écrire. Ce que je ne lui pardonne pas, c'est de savoir si peu
les règles de la bonne plaisanterie, lui qui ne veut pas dire un
mot sans plaisanter. Croit-il réjouir beaucoup les honnêtes gens
par ces hélas de poche, ces mesdemoiselles mes règles, et
quantité d'autres basses affectations qu'il trouvera condamnées
dans tous les bons auteurs, s'il se mêle jamais de les lire?
Toutes ces critiques sont le partage de quatre ou cinq petits
auteurs infortunés, qui n'ont jamais pu par eux-mêmes exciter la
curiosité du public. Ils attendent toujours l'occasion de
quelque ouvrage qui réussisse pour l'attaquer, non point par
jalousie, car sur quel fondement seraient-ils jaloux? mais dans
l'espérance qu'on se donnera la peine de leur répondre, et qu'on
les tirera de l'obscurité où leurs propres ouvrages les auraient
laissés toute leur vie.
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Personnages
Titus,
Empereur de Rome.
Bérénice,
reine de Palestine.
Antiochus, roi
de Comagène.
Paulin,
confident de Titus.
Arsace,
confident d'Antiochus.
Phénice,
confidente de Bérénice.
Rutile,
Romain.
Suite de
Titus.
La scène est à
Rome, dans un cabinet qui est entre l'appartement de Titus et celui de
Bérénice.
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Acte premier
Scène première
Antiochus, Arsace
Antiochus
Arrêtons un moment. La pompe de ces lieux,
Je le vois bien, Arsace, est nouvelle à tes yeux.
Souvent ce cabinet superbe et solitaire
Des secrets de Titus est le dépositaire.
C'est ici quelquefois qu'il se cache à sa cour,
Lorsqu'il vient à la reine expliquer son amour.
De son appartement cette porte est prochaine,
Et cette autre conduit dans celui de la reine.
Va chez elle: dis-lui qu'importun à regret
J'ose lui demander un entretien secret.
Arsace
Vous, Seigneur, importun? vous, cet ami fidèle
Qu'un soin si généreux intéresse pour elle ?
Vous, cet Antiochus son amant autrefois ?
Vous, que l'Orient compte entre ses plus grands rois ?
Quoi? déjà de Titus épouse en espérance,
Ce rang entre elle et vous met-il tant de distance ?
Antiochus
Va, dis-je; et sans vouloir te charger d'autres soins,
Vois si je puis bientôt lui parler sans témoins.
Scène II
Antiochus
Eh bien, Antiochus, es-tu toujours le même ?
Pourrai-je, sans trembler, lui dire: "Je vous aime ?"
Mais quoi ? déjà je tremble, et mon cœur agité
Craint autant ce moment que je l'ai souhaité.
Bérénice autrefois m'ôta toute espérance ;
Elle m'imposa même un éternel silence.
Je me suis tu cinq ans, et jusques à ce jour,
D'un voile d'amitié j'ai couvert mon amour.
Dois-je croire qu'au rang où Titus la destine
Elle m'écoute mieux que dans la Palestine ?
Il l'épouse. Ai-je donc attendu ce moment
Pour me venir encor déclarer son amant ?
Quel fruit me reviendra d'un aveu téméraire ?
Ah ! puisqu'il faut partir, partons sans lui déplaire.
Retirons-nous, sortons, et sans nous découvrir,
Allons loin de ses yeux l'oublier, ou mourir.
Hé quoi ? souffrir toujours un tourment qu'elle ignore ?
Toujours verser des pleurs qu'il faut que je dévore ?
Quoi ? même en la perdant redouter son courroux ?
Belle reine, et pourquoi vous offenseriez-vous ?
Viens-je vous demander que vous quittiez l'empire ?
Que vous m'aimiez ? Hélas ! je ne viens que vous dire
Qu'après m'être longtemps flatté que mon rival
Trouverait à ses vœux quelque obstacle fatal,
Aujourd'hui qu'il peut tout, que votre hymen s'avance,
Exemple infortuné d'une longue constance,
Après cinq ans d'amour et d'espoir superflus,
Je pars, fidèle encor, quand je n'espère plus.
Au lieu de s'offenser, elle pourra me plaindre.
Quoi qu'il en soit, parlons : c'est assez nous contraindre.
Et que peut craindre, hélas ! un amant sans espoir
Qui peut bien se résoudre à ne la jamais voir ?
Scène III
Antiochus,
Arsace
Antiochus
Arsace, entrerons-nous ?
Arsace
Arsace, entrerons-nous ?
Seigneur, j'ai vu la reine ;
Mais, pour me faire voir, je n'ai percé qu'à peine
Les flots toujours nouveaux d'un peuple adorateur
Qu'attire sur ses pas sa prochaine grandeur.
Titus, après huit jours d'une retraite austère,
Cesse enfin de pleurer Vespasien son père.
Cet amant se redonne aux soins de son amour,
Et si j'en crois, Seigneur, l'entretien de la cour,
Peut-être avant la nuit l'heureuse Bérénice
Change le nom de reine au nom d'impératrice.
Arsace
Hélas ! Quoi ? ce discours
pourrait-il vous troubler ?
Antiochus
Ainsi donc sans témoins je ne lui puis parler ?
Arsace
Vous la verrez, Seigneur: Bérénice est instruite
Que vous voulez ici la voir seule et sans suite.
La reine d'un regard a daigné m'avertir
Qu'à votre empressement elle allait consentir,
Et sans doute elle attend le moment favorable
Pour disparaître aux yeux d'une cour qui l'accable.
Antiochus
Il suffit. Cependant n'as-tu rien négligé
Des ordres importants dont je t'avais chargé ?
Arsace
Seigneur, vous connaissez ma prompte obéissance.
Des vaisseaux dans Ostie armés en diligence,
Prêts à quitter le port de moments en moments,
N'attendent pour partir que vos commandements.
Mais qui renvoyez-vous dans votre Comagène ?
Antiochus
Arsace, il faut partir quand j'aurai vu la reine.
Antiochus
En sortant du palais,
Je sors de Rome, Arsace, et j'en sors pour jamais.
Arsace
Je suis surpris sans doute, et c'est avec justice.
Quoi ? depuis si longtemps la reine Bérénice
Vous arrache, Seigneur, du sein de vos Etats,
Depuis trois ans dans Rome elle arrête vos pas ;
Et lorsque cette reine, assurant sa conquête,
Vous attend pour témoin de cette illustre fête,
Quand l'amoureux Titus, devenant son époux,
Lui prépare un éclat qui rejaillit sur vous...
Antiochus
Arsace, laisse-la jouir de sa fortune,
Et quitte un entretien dont le cours m'importune.
Arsace
Je vous entends, Seigneur: ces mêmes dignités
Ont rendu Bérénice ingrate à vos bontés.
L'inimitié succède à l'amitié trahie.
Antiochus
Non, Arsace, jamais je ne l'ai moins haïe.
Arsace
Quoi donc ? de sa grandeur déjà trop prévenu,
Le nouvel empereur vous a-t-il méconnu ?
Quelque pressentiment de son indifférence
Vous fait-il loin de Rome éviter sa présence ?
Antiochus
Titus n'a point pour moi paru se démentir :
J'aurais tort de me plaindre.
Arsace
J'aurais tort de me plaindre.
Et pourquoi donc partir ?
Quel caprice vous rend ennemi de vous-même ?
Le ciel met sur le trône un prince qui vous aime,
Un prince qui jadis témoin de vos combats,
Vous vit chercher la gloire et la mort sur ses pas,
Et de qui la valeur, par vos soins secondée,
Mit enfin sous le joug la rebelle Judée.
Il se souvient du jour illustre et douloureux
Qui décida du sort d'un long siège douteux.
Sur leur triple rempart les ennemis tranquilles
Contemplaient sans péril nos assauts inutiles ;
Le bélier impuissant les menaçait en vain.
Vous seul, Seigneur, vous seul, une échelle à la main,
Vous portâtes la mort jusque sur leurs murailles.
Ce jour presque éclaira vos propres funérailles :
Titus vous embrassa mourant entre mes bras,
Et tout le camp vainqueur pleura votre trépas.
Voici le temps, Seigneur, où vous devez attendre
Le fruit de tant de sang qu'ils vous ont vu répandre.
Si pressé du désir de revoir vos Etats,
Vous vous lassez de vivre où vous ne régnez pas,
Faut-il que sans honneur l'Euphrate vous revoie ?
Attendez pour partir que César vous renvoie
Triomphant et chargé des titres souverains
Qu'ajoute encore aux rois l'amitié des Romains.
Rien ne peut-il, Seigneur, changer votre entreprise ?
Vous ne répondez point ?
Antiochus
Vous ne répondez point ?
Que veux-tu que je dise ?
J'attends de Bérénice un moment d'entretien.
Arsace
Eh bien, Seigneur ?
Antiochus
Eh bien, Seigneur ? Son
sort décidera du mien.
Antiochus
Comment ? Sur son hymen
j'attends qu'elle s'explique.
Si sa bouche s'accorde avec la voix publique,
S'il est vrai qu'on l'élève au trône des Césars,
Si Titus a parlé, s'il l'épouse, je pars.
Arsace
Mais qui rend à vos yeux cet hymen si funeste ?
Antiochus
Quand nous serons partis, je te dirai le reste.
Arsace
Dans quel trouble, Seigneur, jetez-vous mon esprit ?
Antiochus
La reine vient. Adieu. Fais tout ce que j'ai dit.
Scène
IV.
Bérénice, Antiochus, Phénice
Bérénice
Enfin je me dérobe à la joie
importune
De tant d'amis nouveaux que me
fait la fortune;
Je fuis de leurs respects
l'inutile longueur,
Pour chercher un ami qui me parle
du cœur.
Il ne faut point mentir: ma juste
impatience
Vous accusait déjà de quelque
négligence.
Quoi? cet Antiochus, disais-je,
dont les soins
Ont eu tout l'Orient et Rome pour
témoins,
Lui que j'ai vu toujours constant
dans mes traverses
Suivre d'un pas égal mes fortunes
diverses,
Aujourd'hui que le ciel semble me
présager
Un honneur qu'avec vous je
prétends partager,
Ce même Antiochus, se cachant à
ma vue,
Me laisse à la merci d'une foule
inconnue?
Antiochus
Il est donc vrai, Madame? et
selon ce discours,
L'hymen va succéder à vos longues
amours?
Bérénice
Seigneur, je vous veux bien
confier mes alarmes.
Ces jours ont vu mes yeux baignés
de quelques larmes:
Ce long deuil que Titus imposait
à sa cour
Avait même en secret suspendu son
amour;
Il n'avait plus pour moi cette
ardeur assidue
Lorsqu'il passait les jours
attachés sur ma vue;
Muet, chargé de soins, et les
larmes aux yeux,
Il ne me laissait plus que de
tristes adieux.
Jugez de ma douleur, moi dont
l'ardeur extrême,
Je vous l'ai dit cent fois,
n'aime en lui que lui-même,
Moi qui, loin des grandeurs dont
il est revêtu,
Aurais choisi son cœur et cherché
sa vertu.
Antiochus
Il a repris pour vous sa
tendresse première?
Bérénice
Vous fûtes spectateur de cette
nuit dernière,
Lorsque, pour seconder ses soins
religieux,
Le sénat a placé son père entre
les dieux.
De ce juste devoir sa piété
contente
A fait place, Seigneur, au soin
de son amante;
Et même en ce moment, sans qu'il
m'en ait parlé,
Il est dans le sénat par son
ordre assemblé.
Là, de la Palestine il étend la
frontière,
Il y joint l'Arabie et la Syrie
entière,
Et si de ses amis j'en dois
croire la voix,
Si j'en crois ses serments
redoublés mille fois,
Il va sur tant d'Etats couronner
Bérénice,
Pour joindre à plus de noms le
nom d'impératrice.
Il m'en viendra lui-même assurer
en ce lieu.
Antiochus
Et je viens donc vous dire un
éternel adieu.
Bérénice
Que dites-vous? Ah! ciel! quel
adieu! quel langage!
Prince, vous vous troublez et
changez de visage?
Antiochus
Madame, il faut partir.
Bérénice
Quoi? ne puis-je savoir
Quel sujet...
Antiochus
Il fallait partir sans la revoir.
Bérénice
Que craignez-vous? parlez: c'est
trop longtemps se taire.
Seigneur, de ce départ quel est
donc le mystère?
Antiochus
Au moins souvenez-vous que je
cède à vos lois,
Et que vous m'écoutez pour la
dernière fois.
Si, dans ce haut degré de gloire
et de puissance,
Il vous souvient des lieux où
vous prîtes naissance,
Madame, il vous souvient que mon
cœur en ces lieux
Reçut le premier trait qui partit
de vos yeux.
J'aimai. J'obtins l'aveu
d'Agrippa votre frère;
Il vous parla de moi. Peut-être
sans colère
Alliez-vous de mon cœur recevoir
le tribut;
Titus, pour mon malheur, vint,
vous vit, et vous plut.
Il parut devant vous dans tout
l'éclat d'un homme
Qui porte entre ses mains la
vengeance de Rome.
La Judée en pâlit. Le triste
Antiochus
Se compta le premier au nombre
des vaincus.
Bientôt de mon malheur interprète
sévère
Votre bouche à la mienne ordonna
de se taire.
Je disputai longtemps, je fis
parler mes yeux;
Mes pleurs et mes soupirs vous
suivaient en tous lieux.
Enfin votre rigueur emporta la
balance:
Vous sûtes m'imposer l'exil ou le
silence,
Il fallut le promettre, et même
le jurer.
Mais puisqu'en ce moment j'ose me
déclarer,
Lorsque vous m'arrachiez cette
injuste promesse,
Mon cœur faisait serment de vous
aimer sans cesse.
Bérénice
Ah! que me dites-vous?
Antiochus
Je me suis tu cinq ans,
Madame, et vais encor me taire
plus longtemps.
De mon heureux rival
j'accompagnai les armes;
J'espérai de verser mon sang
après mes larmes,
Ou qu'au moins, jusqu'à vous
porté par mille exploits,
Mon nom pourrait parler, au
défaut de ma voix.
Le ciel sembla promettre une fin
à ma peine:
Vous pleurâtes ma mort, hélas!
trop peu certaine.
Inutiles périls! Quelle était mon
erreur!
La valeur de Titus surpassait ma
fureur.
Il faut qu'à sa vertu mon estime
réponde.
Quoique attendu, Madame, à
l'empire du monde,
Chéri de l'univers, enfin aimé de
vous,
Il semblait à lui seul appeler
tous les coups,
Tandis que, sans espoir, haï,
lassé de vivre,
Son malheureux rival ne semblait
que le suivre.
Je vois que votre cœur
m'applaudit en secret,
Je vois que l'on m'écoute avec
moins de regret,
Et que trop attentive à ce récit
funeste,
En faveur de Titus vous pardonnez
le reste.
Enfin, après un siège aussi cruel
que lent,
Il dompta les mutins, reste pâle
et sanglant
Des flammes, de la faim, des
fureurs intestines,
Et laissa leurs remparts cachés
sous leurs ruines,
Rome vous vit, Madame, arriver
avec lui.
Dans l'Orient désert quel devint
mon ennui!
Je demeurai longtemps errant dans
Césarée,
Lieux charmants où mon cœur vous
avait adorée.
Je vous redemandais à vos tristes
Etats;
Je cherchais en pleurant les
traces de vos pas.
Mais enfin succombant à ma
mélancolie
Mon désespoir tourna mes pas vers
l'Italie.
Le sort m'y réservait le dernier
de ses coups.
Titus en m'embrassant m'amena
devant vous;
Un voile d'amitié vous trompa
l'un et l'autre,
Et mon amour devint le confident
du vôtre.
Mais toujours quelque espoir
flattait mes déplaisirs:
Rome, Vespasien, traversaient vos
soupirs;
Après tant de combats Titus
cédait peut-être.
Vespasien est mort, et Titus est
le maître.
Que ne fuyais-je alors! J'ai
voulu quelques jours
De son nouvel empire examiner le
cours.
Mon sort est accompli: votre
gloire s'apprête.
Assez d'autres sans moi, témoins
de cette fête,
A vos heureux transports
viendront joindre les leurs;
Pour moi, qui ne pourrais y mêler
que des pleurs,
D'un inutile amour trop constante
victime,
Heureux dans mes malheurs d'en
avoir pu sans crime
Conter toute l'histoire aux yeux
qui les ont faits,
Je pars plus amoureux que je ne
fus jamais.
Bérénice
Seigneur, je n'ai pas cru que,
dans une journée
Qui doit avec César unir ma
destinée,
Il fût quelque mortel qui pût
impunément
Se venir à mes yeux déclarer mon
amant.
Mais de mon amitié mon silence
est un gage:
J'oublie en sa faveur un discours
qui m'outrage.
Je n'en ai point troublé le cours
injurieux;
Je fais plus: à regret je reçois
vos adieux.
Le ciel sait qu'au milieu des
honneurs qu'il m'envoie,
Je n'attendais que vous pour
témoin de ma joie.
Avec tout l'univers j'honorais
vos vertus;
Titus vous chérissait, vous
admiriez Titus.
Cent fois je me suis fait une
douceur extrême
D'entretenir Titus dans un autre
lui-même.
Antiochus
Et c'est ce que je fuis. J'évite,
mais trop tard,
Ces cruels entretiens où je n'ai
point de part.
Je fuis Titus: je fuis ce nom qui
m'inquiète,
Ce nom qu'à tous moments votre
bouche répète.
Que vous dirai-je enfin? Je fuis
des yeux distraits,
Qui me voyant toujours ne me
voyaient jamais.
Adieu. Je vais, le cœur trop
plein de votre image,
Attendre, en vous aimant, la mort
pour mon partage.
Surtout ne craignez point qu'une
aveugle douleur
Remplisse l'univers du bruit de
mon malheur,
Madame: le seul bruit d'une mort
que j'implore
Vous fera souvenir que je vivais
encore.
Adieu.
Scène
V.
Bérénice, Phénice
Phénice
Que je le plains! Tant de
fidélité,
Madame, méritait plus de
prospérité.
Ne le plaignez-vous pas?
Bérénice
Cette prompte retraite
Me laisse, je l'avoue, une
douleur secrète.
Phénice
Je l'aurais retenu.
Bérénice
Qui? moi? le retenir?
J'en dois perdre plutôt
jusques au souvenir.
Tu veux donc que je flatte
une ardeur insensée?
Phénice
Titus n'a point encore
expliqué sa pensée.
Rome vous voit, Madame, avec
des yeux jaloux;
La rigueur de ses lois
m'épouvante pour vous.
L'hymen chez les Romains
n'admet qu'une Romaine;
Rome hait tous les rois, et
Bérénice est reine
Bérénice
Le temps n'est plus, Phénice,
où je pouvais trembler.
Titus m'aime, il peut tout,
il n'a plus qu'à parler:
Il verra le sénat m'apporter
ses hommages,
Et le peuple de fleurs
couronner ses images.
De cette nuit, Phénice, as-tu
vu la splendeur?
Tes yeux ne sont-ils pas tout
pleins de sa grandeur?
Ces flambeaux, ce bûcher,
cette nuit enflammée,
Ces aigles, ces faisceaux, ce
peuple, cette armée,
Cette foule de rois, ces
consuls, ce sénat,
Qui tous de mon amant
empruntaient leur éclat;
Cette pourpre, cet or, que
rehaussait sa gloire,
Et ces lauriers encor témoins
de sa victoire;
Tous ces yeux qu'on voyait
venir de toutes parts
Confondre sur lui seul leurs
avides regards;
Ce port majestueux, cette
douce présence...
Ciel! avec quel respect et
quelle complaisance
Tous les cœurs en secret
l'assuraient de leur foi!
Parle: peut-on le voir sans
penser comme moi
Qu'en quelque obscurité que
le sort l'eût fait naître,
Le monde en le voyant eût
reconnu son maître?
Mais, Phénice, où m'emporte
un souvenir charmant?
Cependant Rome entière, en ce
même moment,
Fait des vœux pour Titus, et
par des sacrifices,
De son règne naissant célèbre
les prémices.
Que tardons-nous? Allons,
pour son empire heureux,
Au ciel qui le protège,
offrir aussi nos vœux.
Aussitôt, sans l'attendre, et
sans être attendue,
Je reviens le chercher, et
dans cette entrevue
Dire tout ce qu'aux cœurs
l'un de l'autre contents
Inspirent des transports
retenus si longtemps.
Acte deuxième
Scène I.
Titus, Paulin, suite
Titus
A-t-on vu de ma part le roi
de Comagène?
Sait-il que je l'attends?
Paulin
J'ai couru chez la reine:
Dans son appartement ce
prince avait paru;
Il en était sorti lorsque j'y
suis couru.
De vos ordres, Seigneur, j'ai
dit qu'on l'avertisse.
Titus
Il suffit. Et que fait la
reine Bérénice?
Paulin
La reine, en ce moment,
sensible à vos bontés,
Charge le ciel de vœux pour
vos prospérités.
Elle sortait, Seigneur.
Titus
Trop aimable princesse!
Hélas!
Paulin
En sa faveur d'où naît cette
tristesse?
L'Orient presque entier va
fléchir sous sa loi;
Vous la plaignez?
Titus
Paulin, qu'on vous laisse
avec moi.
Scène II.
Titus, Paulin
Titus
Eh bien! de mes desseins Rome
encore incertaine
Attend que deviendra le
destin de la reine,
Paulin; et les secrets de son
cœur et du mien
Sont de tout l'univers
devenus l'entretien.
Voici le temps enfin qu'il
faut que je m'explique.
De la reine et de moi que dit
la voix publique?
Parlez: qu'entendez-vous?
Paulin
J'entends de tous côtés
Publier vos vertus, Seigneur,
et ses beautés.
Titus
Que dit-on des soupirs que je
pousse pour elle?
Quel succès attend-on d'un
amour si fidèle?
Paulin
Vous pouvez tout: aimez,
cessez d'être amoureux;
La cour sera toujours du
parti de vos vœux.
Titus
Et je l'ai vue aussi cette
cour peu sincère,
A ses maîtres toujours trop
soigneuse de plaire,
Des crimes de Néron approuver
les horreurs;
Je l'ai vue à genoux
consacrer ses fureurs.
Je ne prends point pour juge
une cour idolâtre,
Paulin: je me propose un plus
noble théâtre;
Et sans prêter l'oreille à la
voix des flatteurs,
Je veux par votre bouche
entendre tous les cœurs.
Vous me l'avez promis. Le
respect et la crainte
Ferment autour de moi le
passage à la plainte;
Pour mieux voir, cher Paulin,
et pour entendre mieux,
Je vous ai demandé des
oreilles, des yeux;
J'ai mis même à ce prix mon
amitié secrète:
J'ai voulu que des cœurs vous
fussiez l'interprète,
Qu'aux travers des flatteurs
votre sincérité
Fît toujours jusqu'à moi
passer la vérité.
Parlez donc. Que faut-il que
Bérénice espère?
Rome lui sera-t-elle
indulgente ou sévère?
Dois-je croire qu'assise au
trône des Césars
Une si belle reine offensât
ses regards?
Paulin
N'en doutez point, Seigneur:
soit raison, soit caprice,
Rome ne l'attend point pour
son impératrice.
On sait qu'elle est
charmante, et de si belles mains
Semblent vous demander
l'empire des humains.
Elle a même, dit-on, le cœur
d'une Romaine;
Elle a mille vertus, mais,
Seigneur, elle est reine.
Rome, par une loi qui ne se
peut changer,
N'admet avec son sang aucun
sang étranger,
Et ne reconnaît point les
fruits illégitimes
Qui naissent d'un hymen
contraire à ses maximes.
D'ailleurs, vous le savez, en
bannissant ses rois,
Rome à ce nom si noble et si
saint autrefois
Attache pour jamais une haine
puissante;
Et quoiqu'à ses Césars
fidèle, obéissante,
Cette haine, Seigneur, reste
de sa fierté,
Survit dans tous les cœurs
après la liberté.
Jules, qui le premier le
soumit à ses armes,
Qui fit taire les lois dans
le bruit des alarmes,
Brûla pour Cléopâtre; et sans
se déclarer,
Seule dans l'Orient la laissa
soupirer.
Antoine, qui l'aima jusqu'à
l'idolâtrie,
Oublia dans son sein sa
gloire et sa patrie,
Sans oser toutefois se nommer
son époux.
Rome l'alla chercher jusques
à ses genoux,
Et ne désarma point sa fureur
vengeresse,
Qu'elle n'eût accablé l'amant
et la maîtresse.
Depuis ce temps, Seigneur,
Caligula, Néron,
Monstres dont à regret je
cite ici le nom,
Et qui ne conservant que la
figure d'homme,
Foulèrent à leurs pieds
toutes les lois de Rome,
Ont craint cette loi seule,
et n'ont point à nos yeux
Allumé le flambeau d'un hymen
odieux.
Vous m'avez commandé sur tout
d'être sincère.
De l'affranchi Pallas nous
avons vu le frère,
Des fers de Claudius Félix
encor flétri,
De deux reines, Seigneur,
devenir le mari;
Et s'il faut jusqu'au bout
que je vous obéisse,
Ces deux reines étaient du
sang de Bérénice.
Et vous croiriez pouvoir,
sans blesser nos regards,
Faire entrer une reine au lit
de nos Césars,
Tandis que l'Orient dans le
lit de ses reines
Voit passer un esclave au
sortir de nos chaînes?
C'est ce que les Romains
pensent de votre amour,
Et je ne réponds pas, avant
la fin du jour,
Que le sénat, chargé des vœux
de tout l'empire,
Ne vous redise ici ce que je
viens de dire;
Et que Rome avec lui tombant
à vos genoux,
Ne vous demande un choix
digne d'elle et de vous.
Vous pouvez préparer,
Seigneur, votre réponse.
Titus
Hélas! à quel amour on veut
que je renonce!
Paulin
Cet amour est ardent, il le
faut confesser.
Titus
Plus ardent mille fois que tu
ne peux penser,
Paulin. Je me suis fait un
plaisir nécessaire
De la voir chaque jour, de
l'aimer, de lui plaire.
J'ai fait plus; je n'ai rien
de secret à tes yeux:
J'ai pour elle cent fois
rendu grâces aux dieux
D'avoir choisi mon père au
fond de l'Idumée,
D'avoir rangé sous lui
l'Orient et l'armée,
Et soulevant encor le reste
des humains,
Remis Rome sanglante en ses
paisibles mains.
J'ai même souhaité la place
de mon père,
Moi, Paulin, qui cent fois si
le sort moins sévère
Eût voulu de sa vie étendre
les liens,
Aurais donné mes jours pour
prolonger les siens.
Tout cela (qu'un amant sait
mal ce qu'il désire!)
Dans l'espoir d'élever
Bérénice à l'empire,
De reconnaître un jour son
amour et sa foi,
Et de voir à ses pieds tout
le monde avec moi.
Malgré tout mon amour,
Paulin, et tous ses charmes,
Après mille serments appuyés
de mes larmes,
Maintenant que je puis
couronner tant d'attraits,
Maintenant que je l'aime
encor plus que jamais,
Lorsqu'un heureux hymen,
joignant vos destinées,
Peut payer en un jour les
vœux de cinq années,
Je vais, Paulin... O ciel!
puis-je le déclarer?
Paulin
Quoi, Seigneur?
Titus
Pour jamais je vais m'en
séparer.
Mon cœur en ce moment ne
vient pas de se rendre.
Si je t'ai fait parler, si
j'ai voulu t'entendre,
Je voulais que ton zèle
achevât en secret
De confondre un amour qui se
tait à regret.
Bérénice a longtemps balancé
la victoire;
Et si je penche enfin du côté
de ma gloire,
Crois qu'il m'en a coûté,
pour vaincre tant d'amour,
Des combats dont mon cœur
saignera plus d'un jour.
J'aimais, je soupirais, dans
une paix profonde:
Un autre était chargé de
l'empire du monde.
Maître de mon destin, libre
dans mes soupirs,
Je ne rendais qu'à moi compte
de mes désirs.
Mais à peine le ciel eut
rappelé mon père,
Dès que ma triste main eut
fermé sa paupière,
De mon aimable erreur je fus
désabusé:
Je sentis le fardeau qui
m'était imposé;
Je connus que bientôt, loin
d'être à ce que j'aime,
Il fallait, cher Paulin,
renoncer à moi-même,
Et que le choix des dieux,
contraire à mes amours,
Livrait à l'univers le reste
de mes jours.
Rome observe aujourd'hui ma
conduite nouvelle.
Quelle honte pour moi, quel
présage pour elle,
Si dès le premier pas,
renversant tous ses droits,
Je fondais mon bonheur sur le
débris des lois!
Résolu d'accomplir ce cruel
sacrifice,
J'y voulus préparer la triste
Bérénice.
Mais par où commencer? Vingt
fois depuis huit jours
J'ai voulu devant elle en
ouvrir le discours;
Et dès le premier mot ma
langue embarrassée
Dans ma bouche vingt fois a
demeuré glacée.
J'espérais que du moins mon
trouble et ma douleur
Lui feraient pressentir notre
commun malheur;
Mais sans me soupçonner,
sensible à mes alarmes,
Elle m'offre sa main pour
essuyer mes larmes,
Et ne prévoit rien moins dans
cette obscurité,
Que la fin d'un amour qu'elle
a trop mérité.
Enfin j'ai ce matin rappelé
ma constance:
Il faut la voir, Paulin, et
rompre le silence.
J'attends Antiochus pour lui
recommander
Ce dépôt précieux que je ne
puis garder:
Jusque dans l'Orient je veux
qu'il la remène.
Demain Rome avec lui verra
partir la reine.
Elle en sera bientôt
instruite par ma voix,
Et je vais lui parler pour la
dernière fois.
Paulin
Je n'attendais pas moins de
cet amour de gloire
Qui partout après vous
attacha la victoire.
La Judée asservie, et ses
remparts fumants,
De cette noble ardeur
éternels monuments,
Me répondaient assez que
votre grand courage
Ne voudrait pas, Seigneur,
détruire son ouvrage,
Et qu'un héros vainqueur de
tant de nations
Saurait bien, tôt ou tard,
vaincre ses passions.
Titus
Ah! que sous de beaux noms
cette gloire est cruelle!
Combien mes tristes yeux la
trouveraient plus belle,
S'il ne fallait encore
qu'affronter le trépas!
Que dis-je? Cette ardeur que
j'ai pour ses appas,
Bérénice en mon sein l'a
jadis allumée.
Tu ne l'ignores pas: toujours
la renommée
Avec le même éclat n'a pas
semé mon nom.
Ma jeunesse, nourrie à la
cour de Néron,
S'égarait, cher Paulin, par
l'exemple abusée
Et suivant du plaisir la
pente trop aisée.
Bérénice me plut. Que ne fait
point un cœur
Pour plaire à ce qu'il aime,
et gagner son vainqueur!
Je prodiguai mon sang: tout
fit place à mes armes;
Je revins triomphant. Mais le
sang et les larmes
Ne me suffisaient pas pour
mériter ses vœux:
J'entrepris le bonheur de
mille malheureux;
On vit de toutes parts mes
bontés se répandre,
Heureux, et plus heureux que
tu ne peux comprendre,
Quand je pouvais paraître à
ses yeux satisfaits
Chargé de mille cœurs conquis
par mes bienfaits!
Je lui dois tout, Paulin.
Récompense cruelle!
Tout ce que je lui dois va
retomber sur elle.
Pour prix de tant de gloire
et de tant de vertus,
Je lui dirai: "Partez, et ne
me voyez plus."
Paulin
Hé quoi! Seigneur, hé quoi!
cette magnificence
Qui va jusqu'à l'Euphrate
étendre sa puissance,
Tant d'honneurs dont l'excès
a surpris le sénat
Vous laissent-ils encor
craindre le nom d'ingrat?
Sur cent peuples nouveaux
Bérénice commande.
Titus
Faibles amusements d'une
douleur si grande!
Je connais Bérénice, et ne
sais que trop bien
Que son cœur n'a jamais
demandé que le mien.
Je l'aimai, je lui plus.
Depuis cette journée,
(Dois-je dire funeste, hélas!
ou fortunée?)
Sans avoir en aimant d'objet
que son amour,
Etrangère dans Rome, inconnue
à la cour,
Elle passe ses jours, Paulin,
sans rien prétendre
Que quelque heure à me voir,
et le reste à m'attendre.
Encor, si quelquefois un peu
moins assidu
Je passe le moment où je suis
attendu,
Je la revois bientôt de
pleurs toute trempée.
Ma main à les sécher est
longtemps occupée.
Enfin tout ce qu'Amour a de
nœuds plus puissants,
Doux reproches, transports
sans cesse renaissants,
Soin de plaire sans art,
crainte toujours nouvelle,
Beauté, gloire, vertu, je
trouve tout en elle.
Depuis cinq ans entiers
chaque jour je la vois,
Et crois toujours la voir
pour la première fois.
N'y songeons plus. Allons,
cher Paulin: plus j'y pense,
Plus je sens chanceler ma
cruelle constance.
Quelle nouvelle, ô ciel! je
lui vais annoncer!
Encore un coup, allons, il
n'y faut plus penser.
Je connais mon devoir, c'est
à moi de le suivre:
Je n'examine point si j'y
pourrai survivre.
Scène III.
Titus, Paulin, Rutile
Rutile
Bérénice, Seigneur, demande à
vous parler.
Titus
Ah! Paulin!
Paulin
Quoi? déjà vous semblez
reculer!
De vos nobles projets,
Seigneur, qu'il vous souvienne;
Voici le temps.
Titus
Eh bien! voyons-la. Qu'elle
vienne.
Scène IV.
Bérénice, Titus, Paulin,
Phénice
Bérénice
Ne vous offensez pas si mon
zèle indiscret
De votre solitude interrompt
le secret.
Tandis qu'autour de moi votre
cour assemblée
Retentit des bienfaits dont
vous m'avez comblée,
Est-il juste, Seigneur, que
seule en ce moment
Je demeure sans voix et sans
ressentiment?
Mais, Seigneur (car je sais
que cet ami sincère
Du secret de nos cœurs
connaît tout le mystère),
Votre deuil est fini, rien
n'arrête vos pas,
Vous êtes seul enfin, et ne
me cherchez pas!
J'entends que vous m'offrez
un nouveau diadème,
Et ne puis cependant vous
entendre vous-même.
Hélas! plus de repos,
Seigneur, et moins d'éclat.
Votre amour ne peut-il
paraître qu'au sénat?
Ah! Titus! (car enfin l'amour
fuit la contrainte
De tous ces noms que suit le
respect et la crainte)
De quel soin votre amour
va-t-il s'importuner?
N'a-t-il que des Etats qu'il
me puisse donner?
Depuis quand croyez-vous que
ma grandeur me touche?
Un soupir, un regard, un mot
de votre bouche,
Voilà l'ambition d'un cœur
comme le mien.
Voyez-moi plus souvent, et ne
me donnez rien.
Tous vos moments sont-ils
dévoués à l'empire?
Ce cœur, après huit jours,
n'a-t-il rien à me dire?
Qu'un mot va rassurer mes
timides esprits!
Mais parliez-vous de moi
quand je vous ai surpris?
Dans vos secrets discours
étais-je intéressée,
Seigneur? Etais-je au moins
présente à la pensée?
Titus
N'en doutez point, Madame, et
j'atteste les dieux
Que toujours Bérénice est
présente à mes yeux.
L'absence ni le temps, je
vous le jure encore,
Ne vous peuvent ravir ce cœur
qui vous adore.
Bérénice
Hé quoi? vous me jurez une
éternelle ardeur,
Et vous me la jurez avec
cette froideur?
Pourquoi même du ciel
attester la puissance?
Faut-il par des serments
vaincre ma défiance?
Mon cœur ne prétend point,
Seigneur, vous démentir,
Et je vous en croirai sur un
simple soupir.
Titus
Madame...
Bérénice
Eh bien, Seigneur? Mais quoi?
sans me répondre,
Vous détournez les yeux et
semblez vous confondre!
Ne m'offrirez-vous plus qu'un
visage interdit?
Toujours la mort d'un père
occupe votre esprit?
Rien ne peut-il charmer
l'ennui qui vous dévore?
Titus
Plût au ciel que mon père,
hélas! vécût encore!
Que je vivais heureux!
Bérénice
Seigneur, tous ces regrets
De votre piété sont de justes
effets.
Mais vos pleurs ont assez
honoré sa mémoire,
Vous devez d'autres soins à
Rome, à votre gloire.
De mon propre intérêt, je
n'ose vous parler.
Bérénice autrefois pouvait
vous consoler;
Avec plus de plaisir vous
m'avez écoutée.
De combien de malheurs pour
vous persécutée,
Vous ai-je pour un mot
sacrifié mes pleurs!
Vous regrettez un père;
hélas! faibles douleurs!
Et moi (ce souvenir me fait
frémir encore),
On voulait m'arracher de tout
ce que j'adore;
Moi, dont vous connaissez le
trouble et le tourment
Quand vous ne me quittez que
pour quelque moment;
Moi, qui mourrais le jour
qu'on voudrait m'interdire
De vous...
Titus
Madame, hélas! que me
venez-vous dire?
Quel temps choisissez-vous?
Ah! de grâce arrêtez.
C'est trop pour un ingrat
prodiguer vos bontés.
Bérénice
Pour un ingrat, Seigneur! Et
le pouvez-vous être?
Ainsi donc mes bontés vous
fatiguent peut-être?
Titus
Non, Madame. Jamais,
puisqu'il faut vous parler,
Mon cœur de plus de feux ne
se sentit brûler.
Mais...
Bérénice
Achevez.
Titus
Hélas!
Bérénice
Parlez.
Titus
Rome... l'empire...
Bérénice
Eh bien?
Titus
Sortons, Paulin; je ne lui
puis rien dire.
Scène V.
Bérénice, Phénice
Bérénice
Quoi! me quitter sitôt, et ne
me dire rien?
Chère Phénice, hélas! quel
funeste entretien!
Qu'ai-je fait? Que veut-il?
et que dit ce silence?
Phénice
Comme vous, je me perds
d'autant plus que j'y pense.
Mais ne s'offre-t-il rien à
votre souvenir
Qui contre vous, Madame, ait
pu le prévenir?
Voyez, examinez.
Bérénice
Hélas! tu peux m'en croire:
Plus je veux du passé
rappeler la mémoire,
Du jour que je le vis jusqu'à
ce triste jour,
Plus je vois qu'on me peut
reprocher trop d'amour.
Mais tu nous entendais. Il ne
faut rien me taire:
Parle. N'ai-je rien dit qui
lui puisse déplaire?
Que sais-je? J'ai peut-être
avec trop de chaleur
Rabaissé ses présents, ou
blâmé sa douleur...
N'est-ce point que de Rome il
redoute la haine?
Il craint peut-être, il
craint d'épouser une reine.
Hélas! s'il était vrai...
Mais non, il a cent fois
Rassuré mon amour contre
leurs dures lois;
Cent fois... Ah! qu'il
m'explique un silence si rude:
Je ne respire pas dans cette
incertitude.
Moi, je vivrais, Phénice, et
je pourrais penser
Qu'il me néglige, ou bien que
j'ai pu l'offenser?
Retournons sur ses pas. Mais
quand je m'examine,
Je crois de ce désordre
entrevoir l'origine,
Phénice: il aura su tout ce
qui s'est passé;
L'amour d'Antiochus l'a
peut-être offensé.
Il attend, m'a-t-on dit, le
roi de Comagène.
Ne cherchons point ailleurs
le sujet de ma peine.
Sans doute ce chagrin qui
vient de m'alarmer
N'est qu'un léger soupçon
facile à désarmer.
Je ne te vante point cette
faible victoire,
Titus. Ah! plût au ciel que,
sans blesser ta gloire,
Un rival plus puissant voulût
tenter ma foi,
Et pût mettre à mes pieds
plus d'empires que toi,
Que de sceptres sans nombre
il pût payer ma flamme,
Que ton amour n'eût rien à
donner que ton âme:
C'est alors, cher Titus,
qu'aimé, victorieux,
Tu verrais de quel prix ton
cœur est à mes yeux.
Allons, Phénice, un mot
pourra le satisfaire.
Rassurons-nous, mon cœur, je
puis encor lui plaire:
Je me comptais trop tôt au
rang des malheureux;
Si Titus est jaloux, Titus
est amoureux.
Acte troisième
Scène I
Titus, Antiochus, Arsace
Titus
Quoi, Prince, vous partiez?
Quelle raison subite
Presse votre départ, ou
plutôt votre fuite?
Vouliez-vous me cacher
jusques à vos adieux?
Est-ce comme ennemi que vous
quittez ces lieux?
Que diront avec moi la cour,
Rome, l'empire?
Mais, comme votre ami, que ne
puis-je point dire?
De quoi m'accusez-vous? Vous
avais-je sans choix
Confondu jusqu'ici dans la
foule des rois?
Mon cœur vous fut ouvert tant
qu'a vécu mon père:
C'était le seul présent que
je pouvais vous faire;
Et lorsque avec mon cœur ma
main peut s'épancher,
Vous fuyez mes bienfaits tout
prêts à vous chercher?
Pensez-vous qu'oubliant ma
fortune passée
Sur ma seule grandeur
j'arrête ma pensée,
Et que tous mes amis s'y
présentent de loin
Comme autant d'inconnus dont
je n'ai plus besoin?
Vous-même, à mes regards qui
vouliez vous soustraire,
Prince, plus que jamais vous
m'êtes nécessaire.
Antiochus
Moi, Seigneur?
Titus
Vous.
Antiochus
Hélas! d'un prince malheureux
Que pouvez-vous, Seigneur,
attendre que des vœux?
Titus
Je n'ai pas oublié, Prince,
que ma victoire
Devait à vos exploits la
moitié de sa gloire,
Que Rome vit passer au nombre
des vaincus
Plus d'un captif chargé des
fers d'Antiochus,
Que dans le Capitole elle
voit attachées
Les dépouilles des Juifs par
vos mains arrachées.
Je n'attends pas de vous de
ces sanglants exploits,
Et je veux seulement
emprunter votre voix.
Je sais que Bérénice, à vos
soins redevable,
Croit posséder en vous un ami
véritable.
Elle ne voit dans Rome et
n'écoute que vous;
Vous ne faites qu'un cœur et
qu'une âme avec nous.
Au nom d'une amitié si
constante et si belle,
Employer le pouvoir que vous
avez sur elle:
Voyez-la de ma part.
Antiochus
Moi, paraître à ses yeux?
La reine, pour jamais, a reçu
mes adieux.
Titus
Prince, il faut que pour moi
vous lui parliez encore.
Antiochus
Ah! parlez-lui, Seigneur. La
reine vous adore.
Pourquoi vous dérober
vous-même en ce moment
Le plaisir de lui faire un
aveu si charmant?
Elle l'attend, Seigneur, avec
impatience.
Je réponds, en partant, de
son obéissance;
Et même elle m'a dit que,
prêt à l'épouser,
Vous ne la verrez plus que
pour l'y disposer.
Titus
Ah! qu'un aveu si doux aurait
lieu de me plaire!
Que je serais heureux, si
j'avais à le faire!
Mes transports aujourd'hui
s'attendaient d'éclater;
Cependant aujourd'hui,
Prince, il faut la quitter.
Antiochus
La quitter! Vous, Seigneur?
Titus
Telle est ma destinée.
Pour elle et pour Titus il
n'est plus d'hyménée;
D'un espoir si charmant je me
flattais en vain:
Prince, il faut avec vous
qu'elle parte demain.
Antiochus
Qu'entends-je? O ciel!
Titus
Plaignez ma grandeur
importune:
Maître de l'univers, je règle
sa fortune,
Je puis faire les rois, je
puis les déposer;
Cependant de mon cœur je ne
puis disposer.
Rome, contre les rois de tout
temps soulevée,
Dédaigne une beauté dans la
pourpre élevée;
L'éclat du diadème et cent
rois pour aïeux
Déshonorent ma flamme et
blessent tous les yeux.
Mon cœur, libre d'ailleurs,
sans craindre les murmures,
Peut brûler à son choix dans
des flammes obscures;
Et Rome avec plaisir
recevrait de ma main
La moins digne beauté qu'elle
cache en son sein.
Jules céda lui-même au
torrent qui m'entraîne.
Si le peuple demain ne voit
partir la reine,
Demain elle entendra ce
peuple furieux
Me venir demander son départ
à ses yeux.
Sauvons de cet affront mon
nom et sa mémoire
Et puisqu'il faut céder,
cédons à notre gloire.
Ma bouche et mes regards,
muets depuis huit jours,
L'auront pu préparer à ce
triste discours;
Et même en ce moment,
inquiète, empressée,
Elle veut qu'à ses yeux
j'explique ma pensée.
D'un amant interdit soulagez
le tourment:
Epargnez à mon cœur cet
éclaircissement.
Allez, expliquez-lui mon
trouble et mon silence.
Surtout, qu'elle me laisse
éviter sa présence.
Soyez le seul témoin de ses
pleurs et des miens;
Portez-lui mes adieux, et
recevez les siens;
Fuyons tous deux, fuyons un
spectacle funeste,
Qui de notre constance
accablerait le reste.
Si l'espoir de régner et de
vivre en mon cœur
Peut de son infortune adoucir
la rigueur,
Ah! Prince! jurez-lui que
toujours trop fidèle,
Gémissant dans ma cour, et
plus exilé qu'elle,
Portant jusqu'au tombeau le
nom de son amant,
Mon règne ne sera qu'un long
bannissement,
Si le ciel, non content de me
l'avoir ravie,
Veut encor m'affliger par une
longue vie.
Vous, que l'amitié seule
attache sur ses pas,
Prince, dans son malheur ne
l'abandonnez pas.
Que l'Orient vous voie
arriver à sa suite;
Que ce soit un triomphe, et
non pas une fuite;
Qu'une amitié si belle ait
d'éternels liens;
Que mon nom soit toujours
dans tous vos entretiens.
Pour rendre vos Etats plus
voisins l'un de l'autre,
L'Euphrate bornera son empire
et le vôtre.
Je sais que le sénat, tout
plein de votre nom,
D'une commune voix confirmera
ce don.
Je joins la Cilicie à votre
Comagène.
Adieu. Ne quittez point ma
princesse, ma reine,
Tout ce qui de mon cœur fut
l'unique désir,
Tout ce que j'aimerai
jusqu'au dernier soupir.
Scène II.
Antiochus, Arsace
Arsace
Ainsi le ciel s'apprête à
vous rendre justice.
Vous partirez, Seigneur, mais
avec Bérénice.
Loin de vous la ravir, on va
vous la livrer.
Antiochus
Arsace, laisse-moi le temps
de respirer.
Ce changement est grand, ma
surprise est extrême.
Titus entre mes mains remet
tout ce qu'il aime!
Dois-je croire, grands dieux!
ce que je viens d'ouïr?
Et quand je le croirais
dois-je m'en réjouir?
Arsace
Mais moi-même, Seigneur, que
faut-il que je croie?
Quel obstacle nouveau
s'oppose à votre joie?
Me trompiez-vous tantôt au
sortir de ces lieux,
Lorsque encor tout ému de vos
derniers adieux,
Tremblant d'avoir osé
s'expliquer devant elle,
Votre cœur me contait son
audace nouvelle?
Vous fuyiez un hymen qui vous
faisait trembler.
Cet hymen est rompu: quel
soin peut vous troubler?
Suivez les doux transports où
l'amour vous invite.
Antiochus
Arsace, je me vois chargé de
sa conduite;
Je jouirai longtemps de ses
chers entretiens,
Ses yeux mêmes pourront
s'accoutumer aux miens,
Et peut-être son cœur fera la
différence
Des froideurs de Titus à ma
persévérance.
Titus m'accable ici du poids
de sa grandeur:
Tout disparaît dans Rome
auprès de sa splendeur;
Mais, quoique l'Orient soit
plein de sa mémoire,
Bérénice y verra des traces
de ma gloire.
Arsace
N'en doutez point, Seigneur,
tout succède à vos vœux,
Antiochus
Ah! que nous nous plaisons à
nous tromper tous deux!
Arsace
Et pourquoi nous tromper?
Antiochus
Quoi! je lui pourrais plaire?
Bérénice à mes vœux ne serait
plus contraire?
Bérénice d'un mot flatterait
mes douleurs?
Penses-tu seulement que parmi
ses malheurs,
Quand l'univers entier
négligerait ses charmes,
L'ingrate me permît de lui
donner des larmes,
Ou qu'elle s'abaissât jusques
à recevoir
Des soins qu'à mon amour elle
croirait devoir?
Arsace
Et qui peut mieux que vous
consoler sa disgrâce?
Sa fortune, Seigneur, va
prendre une autre face:
Titus la quitte.
Antiochus
Hélas! de ce grand changement
Il ne me reviendra que le
nouveau tourment
D'apprendre par ses pleurs à
quel point elle l'aime.
Je la verrai gémir, je la
plaindrai moi-même;
Pour fruit de tant d'amour,
j'aurai le triste emploi
De recueillir des pleurs qui
ne sont pas pour moi.
Arsace
Quoi? ne vous plairez-vous
qu'à vous gêner sans cesse?
Jamais dans un grand cœur
vit-on plus de faiblesse?
Ouvrez les yeux, Seigneur, et
songeons entre nous
Par combien de raisons
Bérénice est à vous.
Puisque aujourd'hui Titus ne
prétend plus lui plaire,
Songez que votre hymen lui
devient nécessaire.
Antiochus
Nécessaire?
Arsace
A ses pleurs accordez
quelques jours,
De ses premiers sanglots
laissez passer le cours;
Tout parlera pour vous, le
dépit, la vengeance,
L'absence de Titus, le temps,
votre présence,
Trois sceptres que son bras
ne peut seul soutenir,
Vos deux Etats voisins qui
cherchent à s'unir:
L'intérêt, la raison,
l'amitié, tout vous lie.
Antiochus
Oui, je respire, Arsace, et
tu me rends la vie:
J'accepte avec plaisir un
présage si doux.
Que tardons-nous? Faisons ce
qu'on attend de nous.
Entrons chez Bérénice; et
puisqu'on nous l'ordonne,
Allons lui déclarer que Titus
l'abandonne...
Mais plutôt demeurons. Que
faisais-je? Est-ce à moi,
Arsace, à me charger de ce
cruel emploi?
Soit vertu, soit amour, mon
cœur s'en effarouche.
L'aimable Bérénice entendrait
de ma bouche
Qu'on l'abandonne? Ah, Reine!
et qui l'aurait pensé
Que ce mot dût jamais vous
être prononcé!
Arsace
La haine sur Titus tombera
tout entière,
Seigneur: si vous parlez, ce
n'est qu'à sa prière.
Antiochus
Non, ne la voyons point.
Respectons sa douleur;
Assez d'autres viendront lui
conter son malheur.
Et ne la crois-tu pas assez
infortunée
D'apprendre à quel mépris
Titus l'a condamnée,
Sans lui donner encor le
déplaisir fatal
D'apprendre ce mépris par son
propre rival?
Encore un coup, fuyons; et
par cette nouvelle,
N'allons point nous charger
d'une haine immortelle.
Arsace
Ah! la voici, Seigneur;
prenez votre parti.
Antiochus
O ciel!
Scène III.
Bérénice, Antiochus,
Arsace, Phénice
Bérénice
Hé quoi, Seigneur? vous
n'êtes point parti?
Antiochus
Madame, je vois bien que vous
êtes déçue,
Et que c'était César que
cherchait votre vue.
Mais n'accusez que lui, si
malgré mes adieux
De ma présence encor
j'importune vos yeux.
Peut-être en ce moment je
serais dans Ostie,
S'il ne m'eût de sa cour
défendu la sortie.
Bérénice
Il vous cherche vous seul. Il
nous évite tous.
Antiochus
Il ne m'a retenu que pour
parler de vous.
Bérénice
De moi, Prince?
Antiochus
Oui, Madame.
Bérénice
Et qu'a-t-il pu vous dire?
Antiochus
Mille autres mieux que moi
pourront vous en instruire.
Bérénice
Quoi, Seigneur?...
Antiochus
Suspendez votre ressentiment.
D'autres, loin de se taire en
ce même moment,
Triompheraient peut-être, et
pleins de confiance,
Céderaient avec joie à votre
impatience.
Mais moi, toujours tremblant,
moi, vous le savez bien,
A qui votre repos est plus
cher que le mien,
Pour ne le point troubler,
j'aime mieux vous déplaire,
Et crains votre douleur plus
que votre colère.
Avant la fin du jour vous me
justifierez.
Adieu, Madame.
Bérénice
O ciel! quel discours!
Demeurez,
Prince, c'est trop cacher mon
trouble à votre vue:
Vous voyez devant vous une
reine éperdue,
Qui, la mort dans le sein,
vous demande deux mots.
Vous craignez, dites-vous, de
troubler mon repos,
Et vos refus cruels, loin
d'épargner ma peine,
Excitent ma douleur, ma
colère, ma haine.
Seigneur, si mon repos vous
est si précieux,
Si moi-même jamais je fus
chère à vos yeux,
Eclaircissez le trouble où
vous voyez mon âme:
Que vous a dit Titus?
Antiochus
Au nom des dieux, Madame...
Bérénice
Quoi! vous craignez si peu de
me désobéir?
Antiochus
Je n'ai qu'à vous parler pour
me faire haïr.
Bérénice
Je veux que vous parliez.
Antiochus
Dieux! quelle violence!
Madame, encore un coup, vous
louerez mon silence.
Bérénice
Prince, dès ce moment
contentez mes souhaits,
Ou soyez de ma haine assuré
pour jamais.
Antiochus
Madame, après cela, je ne
puis plus me taire.
Eh bien, vous le voulez, il
faut vous satisfaire.
Mais ne vous flattez point:
je vais vous annoncer
Peut-être des malheurs où
vous n'osez penser.
Je connais votre cœur: vous
devez vous attendre
Que je le vais frapper par
l'endroit le plus tendre.
Titus m'a commandé...
Bérénice
Quoi?
Antiochus
De vous déclarer
Qu'à jamais l'un de l'autre
il faut vous séparer.
Bérénice
Nous séparer? Qui? Moi? Titus
de Bérénice?
Antiochus
Il faut que devant vous je
lui rende justice:
Tout ce que dans un cœur
sensible et généreux
L'amour au désespoir peut
rassembler d'affreux,
Je l'ai vu dans le sien. Il
pleure; il vous adore;
Mais enfin que lui sert de
vous aimer encore?
Une reine est suspecte à
l'empire romain.
Il faut vous séparer, et vous
partez demain.
Bérénice
Nous séparer! Hélas, Phénice!
Phénice
Eh bien, Madame?
Il faut ici montrer la
grandeur de votre âme.
Ce coup sans doute est rude;
il doit vous étonner.
Bérénice
Après tant de serments, Titus
m'abandonner!
Titus qui me jurait... Non,
je ne le puis croire:
Il ne me quitte point, il y
va de sa gloire.
Contre son innocence on veut
me prévenir.
Ce piège n'est tendu que pour
nous désunir.
Titus m'aime, Titus ne veut
point que je meure.
Allons le voir: je veux lui
parler tout à l'heure,
Allons.
Antiochus
Quoi? vous pourriez ici me
regarder...
Bérénice
Vous le souhaitez trop pour
me persuader.
Non, je ne vous crois point.
Mais quoi qu'il en puisse être,
Pour jamais à mes yeux
gardez-vous de paraître.
(A Phénice.)
Ne m'abandonne pas dans
l'état où je suis.
Hélas! pour me tromper je
fais ce que je puis.
Scène IV.
Antiochus, Arsace
Antiochus
Ne me trompé-je point?
L'ai-je bien entendue?
Que je me garde, moi, de
paraître à sa vue?
Je m'en garderai bien. Et ne
partais-je pas,
Si Titus malgré moi n'eût
arrêté mes pas?
Sans doute il faut partir.
Continuons, Arsace.
Elle croit m'affliger, sa
haine me fait grâce.
Tu me voyais tantôt inquiet,
égaré:
Je partais amoureux, jaloux,
désespéré,
Et maintenant, Arsace, après
cette défense,
Je partirai peut-être avec
indifférence.
Arsace
Moins que jamais, Seigneur,
il faut vous éloigner.
Antiochus
Moi, je demeurerai pour me
voir dédaigner?
Des froideurs de Titus je
serai responsable?
Je me verrai puni parce qu'il
est coupable?
Avec quelle injustice et
quelle indignité
Elle doute à mes yeux de ma
sincérité!
Titus l'aime, dit-elle, et
moi je l'ai trahie.
L'ingrate! m'accuser de cette
perfidie!
Et dans quel temps encor?
dans le moment fatal
Que j'étale à ses yeux les
pleurs de mon rival,
Que pour la consoler je le
faisais paraître
Amoureux et constant, plus
qu'il ne l'est peut-être.
Arsace
Et de quel soin, Seigneur,
vous allez-vous troubler?
Laissez à ce torrent le temps
de s'écouler;
Dans huit jours, dans un
mois, n'importe, il faut qu'il passe.
Demeurez seulement.
Antiochus
Non, je la quitte, Arsace.
Je sens qu'à sa douleur je
pourrais compatir:
Ma gloire, mon repos, tout
m'excite à partir.
Allons, et de si loin évitons
la cruelle,
Que de longtemps, Arsace, on
ne nous parle d'elle.
Toutefois il nous reste
encore assez de jour:
Je vais dans mon palais
attendre ton retour.
Va voir si sa douleur ne l'a
point trop saisie,
Cours; et partons du moins
assurés de sa vie.
Acte quatrième
Scène I.
Bérénice, seule.
Phénice ne vient point?
Moments trop rigoureux,
Que vous paraissez lents à
mes rapides vœux!
Je m'agite, je cours,
languissante, abattue;
La force m'abandonne, et le
repos me tue.
Phénice ne vient point? Ah!
que cette longueur
D'un présage funeste
épouvante mon cœur!
Phénice n'aura point de
réponse à me rendre;
Titus, l'ingrat Titus n'a
point voulu l'entendre;
Il fuit, il se dérobe, à ma
juste fureur.
Scène II.
Bérénice, Phénice
Bérénice
Chère Phénice, eh bien? as-tu
vu l'empereur?
Qu'a-t-il dit? Viendra-t-il?
Phénice
Oui, je l'ai vu, Madame,
Et j'ai peint à ses yeux le
trouble de votre âme.
J'ai vu couler des pleurs
qu'il voulait retenir.
Bérénice
Vient-il?
Phénice
N'en doutez point, Madame, il
va venir.
Mais voulez-vous paraître en
ce désordre extrême?
Remettez-vous, Madame, et
rentrez en vous-même.
Laissez-moi relever ces
voiles détachés,
Et ces cheveux épars dont vos
yeux sont cachés.
Souffrez que de vos pleurs je
répare l'outrage.
Bérénice
Laisse, laisse, Phénice, il
verra son ouvrage.
Et que m'importe, hélas! de
ces vains ornements?
Si ma foi, si mes pleurs, si
mes gémissements,
Mais que dis-je mes pleurs?
si ma perte certaine,
Si ma mort toute prête enfin
ne le ramène,
Dis-moi, que produiront tes
secours superflus,
Et tout ce faible éclat qui
ne le touche plus?
Phénice
Pourquoi lui faites-vous cet
injuste reproche?
J'entends du bruit, madame,
et l'empereur s'approche.
Venez, fuyez la foule, et
rentrons promptement;
Vous l'entretiendrez seul
dans votre appartement.
Scène III.
Titus, Paulin, suite
Titus
De la reine, Paulin, flattez
l'inquiétude:
Je vais la voir. Je veux un
peu de solitude.
Que l'on me laisse.
Paulin
O ciel! que je crains ce
combat!
Grands dieux, sauvez sa
gloire et l'honneur de l'Etat.
Voyons la reine.
Scène IV.
Titus, seul.
Eh bien, Titus, que viens-tu
faire?
Bérénice t'attend. Où
viens-tu, téméraire?
Tes adieux sont-ils prêts?
T'es-tu bien consulté?
Ton cœur te promet-il assez
de cruauté?
Car enfin au combat qui pour
toi se prépare
C'est peu d'être constant, il
faut être barbare.
Soutiendrai-je ces yeux dont
la douce langueur
Sait si bien découvrir les
chemins de mon cœur?
Quand je verrai ces yeux
armés de tous leurs charmes,
Attachés sur les miens,
m'accabler de leurs larmes,
Me souviendrai-je alors de
mon triste devoir?
Pourrai-je dire enfin: "Je ne
veux plus vous voir?"
Je viens percer un cœur que
j'adore, qui m'aime;
Et pourquoi le percer? Qui
l'ordonne? Moi-même.
Car enfin Rome a-t-elle
expliqué ses souhaits?
L'entendons-nous crier autour
de ce palais?
Vois-je l'Etat penchant au
bord du précipice?
Ne le puis-je sauver que par
ce sacrifice?
Tout se tait, et moi seul,
trop prompt à me troubler,
J'avance des malheurs que je
puis reculer.
Et qui sait si sensible aux
vertus de la reine
Rome ne voudra point l'avouer
pour Romaine?
Rome peut par son choix
justifier le mien.
Non, non, encore un coup, ne
précipitons rien.
Que Rome avec ses lois mette
dans la balance
Tant de pleurs, tant d'amour,
tant de persévérance:
Rome sera pour nous... Titus,
ouvre les yeux!
Quel air respires-tu? N'es-tu
pas dans ces lieux
Où la haine des rois, avec le
lait sucée,
Par crainte ou par amour ne
peut être effacée?
Rome jugea ta reine en
condamnant ses rois.
N'as-tu pas en naissant
entendu cette voix?
Et n'as-tu pas encore oui la
renommée
T'annoncer ton devoir jusque
dans ton armée?
Et lorsque Bérénice arriva
sur tes pas,
Ce que Rome en jugeait ne
l'entendis-tu pas?
Faut-il donc tant de fois te
le faire redire?
Ah lâche! fais l'amour, et
renonce à l'empire;
Au bout de l'univers va,
cours te confiner,
Et fais place à des cœurs
plus dignes de régner.
Sont-ce là ces projets de
grandeur et de gloire
Qui devaient dans les cœurs
consacrer ma mémoire?
Depuis huit jours je règne,
et jusques à ce jour
Qu'ai-je fait pour l'honneur?
J'ai tout fait pour l'amour.
D'un temps si précieux quel
compte puis-je rendre?
Où sont ces heureux jours que
je faisais attendre?
Quels pleurs ai-je séchés?
Dans quels yeux satisfaits
Ai-je déjà goûté le fruit de
mes bienfaits?
L'univers a-t-il vu changer
ses destinées?
Sais-je combien le ciel m'a
compté de journées?
Et de ce peu de jours si
longtemps attendus,
Ah malheureux! combien j'en
ai déjà perdus!
Ne tardons plus: faisons ce
que l'honneur exige;
Rompons le seul lien...
Scène 5
Titus,
Bérénice
Bérénice, en sortant.
Non, laissez-moi, vous dis-je ;
En vain tous vos conseils me retiennent ici,
Il faut que je le voie. Ah ! Seigneur, vous voici !
Eh bien ? il est donc vrai que Titus m'abandonne ?
Il faut nous séparer ; et c'est lui qui l'ordonne !
Titus
N'accablez point, Madame, un prince malheureux.
Il ne faut point ici nous attendrir tous deux.
Un trouble assez cruel m'agite et me dévore,
Sans que des pleurs si chers me déchirent encore.
Rappelez bien plutôt ce cœur qui tant de fois
M'a fait de mon devoir reconnaître la voix.
Il en est temps. Forcez votre amour à se taire,
Et d'un oeil que la gloire et la raison éclaire
Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur.
Vous-même, contre vous, fortifiez mon cœur,
Aidez-moi, s'il se peut, à vaincre ma faiblesse,
A retenir des pleurs qui m'échappent sans cesse;
Ou, si nous ne pouvons commander à nos pleurs,
Que la gloire du moins soutienne nos douleurs,
Et que tout l'univers reconnaisse sans peine
Les pleurs d'un empereur et les pleurs d'une reine.
Car enfin, ma Princesse, il faut nous séparer.
Bérénice
Ah ! cruel ! est-il temps de me le déclarer ?
Qu'avez-vous fait ? Hélas ! je me suis crue aimée.
Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée
Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois
Quand je vous l'avouai pour la première fois ?
A quel excès d'amour m'avez-vous amenée ?
Que ne me disiez-vous: "Princesse infortunée,
Où vas-tu t'engager, et quel est ton espoir ?
Ne donne point un cœur qu'on ne peut recevoir".
Ne l'avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre,
Quand de vos seules mains ce cœur voudrait dépendre ?
Tout l'empire a vingt fois conspiré contre nous.
Il était temps encor: que ne me quittiez-vous ?
Mille raisons alors consolaient ma misère :
Je pouvais de ma mort accuser votre père,
Le peuple, le sénat, tout l'empire romain,
Tout l'univers, plutôt qu'une si chère main.
Leur haine, dès longtemps contre moi déclarée,
M'avait à mon malheur dès longtemps préparée.
Je n'aurais pas, Seigneur, reçu ce coup cruel
Dans le temps que j'espère un bonheur immortel,
Quand votre heureux amour peut tout ce qu'il désire,
Lorsque Rome se tait, quand votre père expire,
Lorsque tout l'univers fléchit à vos genoux,
Enfin quand je n'ai plus à redouter que vous.
Titus
Et c'est moi seul aussi qui pouvais me détruire.
Je pouvais vivre alors et me laisser séduire ;
Mon cœur se gardait bien d'aller dans l'avenir
Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir.
Je voulais qu'à mes vœux rien ne fût invincible,
Je n'examinais rien, j'espérais l'impossible.
Que sais-je ? j'espérais de mourir à vos yeux,
Avant que d'en venir à ces cruels adieux.
Les obstacles semblaient renouveler ma flamme,
Tout l'empire parlait, mais la gloire, Madame,
Ne s'était point encor fait entendre à mon cœur
Du ton dont elle parle au cœur d'un empereur.
Je sais tous les tourments où ce dessein me livre,
Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre,
Que mon cœur de moi-même est prêt à s'éloigner,
Mais il ne s'agit plus de vivre, il faut régner.
Bérénice
Eh bien ! régnez, cruel, contentez votre gloire :
Je ne dispute plus. J'attendais, pour vous croire,
Que cette même bouche, après mille serments
D'un amour qui devait unir tous nos moments,
Cette bouche, à mes yeux s'avouant infidèle,
M'ordonnât elle-même une absence éternelle.
Moi-même j'ai voulu vous entendre en ce lieu.
Je n'écoute plus rien, et pour jamais: adieu...
Pour jamais ! Ah, Seigneur! songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence et que le jour finisse,
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?
Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus !
L'ingrat, de mon départ consolé par avance,
Daignera-t-il compter les jours de mon absence ?
Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.
Titus
Je n'aurai pas, Madame, à compter tant de jours.
J'espère que bientôt la triste Renommée
Vous fera confesser que vous étiez aimée.
Vous verrez que Titus n'a pu, sans expirer...
Bérénice
Ah Seigneur! s'il est vrai, pourquoi nous séparer ?
Je ne vous parle point d'un heureux hyménée ;
Rome à ne plus vous voir m'a-t-elle condamnée ?
Pourquoi m'enviez-vous l'air que vous respirez ?
Titus
Hélas ! vous pouvez tout, Madame : demeurez,
Je n'y résiste point. Mais je sens ma faiblesse :
Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse,
Et sans cesse veiller à retenir mes pas,
Que vers vous à toute heure entraînent vos appas.
Que dis-je ? En ce moment mon cœur, hors de lui-même,
S'oublie, et se souvient seulement qu'il vous aime.
Bérénice
Eh bien, Seigneur, eh bien ! qu'en peut-il arriver ?
Voyez-vous les Romains prêts à se soulever ?
Titus
Et qui sait de quel oeil ils prendront cette injure ?
S'ils parlent, si les cris succèdent au murmure,
Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ?
S'ils se taisent, Madame, et me vendent leurs lois,
A quoi m'exposez-vous ? Par quelle complaisance
Faudra-t-il quelque jour payer leur patience ?
Que n'oseront-ils point alors me demander ?
Maintiendrai-je des lois que je ne puis garder ?
Bérénice
Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice !
Titus
Je les compte pour rien ? Ah ciel ! quelle injustice !
Bérénice
Quoi ? pour d'injustes lois que vous pouvez changer,
En d'éternels chagrins vous-même vous plonger ?
Rome a ses droits, Seigneur : n'avez-vous pas les vôtres ?
Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres ?
Dites, parlez.
Titus
Dites, parlez. Hélas ! que
vous me déchirez !
Bérénice
Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez !
Titus
Oui, Madame, il est vrai, je pleure, je soupire,
Je frémis. Mais enfin, quand j'acceptai l'empire,
Rome me fit jurer de maintenir ses droits :
Je dois les maintenir. Déjà plus d'une fois ,
Rome a de mes pareils exercé la constance.
Ah ! si vous remontiez jusques à sa naissance,
Vous les verriez toujours à ses ordres soumis :
L'un, jaloux de sa foi, va chez les ennemis
Chercher, avec la mort, la peine toute prête ;
D'un fils victorieux l'autre proscrit la tête ;
L'autre, avec des yeux secs et presque indifférents,
Voit mourir ses deux fils, par son ordre expirants.
Malheureux ! mais toujours la patrie et la gloire
Ont parmi les Romains remporté la victoire.
Je sais qu'en vous quittant le malheureux Titus
Passe l'austérité de toutes leurs vertus,
Qu'elle n'approche point de cet effort insigne,
Mais, Madame, après tout, me croyez-vous indigne
De laisser un exemple à la postérité,
Qui sans de grands efforts ne puisse être imité ?
Bérénice
Non, je crois tout facile à votre barbarie.
Je vous crois digne, ingrat, de m'arracher la vie.
De tous vos sentiments mon cœur est éclairci ;
Je ne vous parle plus de me laisser ici.
Qui ? moi, j'aurais voulu, honteuse et méprisée
D'un peuple qui me hait soutenir la risée ?
J'ai voulu vous pousser jusques à ce refus.
C'en est fait, et bientôt vous ne me craindrez plus.
N'attendez pas ici que j'éclate en injures,
Que j'atteste le ciel, ennemi des parjures ;
Non ; si le ciel encore est touché de mes pleurs,
Je le prie en mourant d'oublier mes douleurs.
Si je forme des vœux contre votre injustice,
Si devant que mourir la triste Bérénice
Vous veut de son trépas laisser quelque vengeur,
Je ne le cherche, ingrat, qu'au fond de votre cœur.
Je sais que tant d'amour n'en peut être effacée,
Que ma douleur présente, et ma bonté passée,
Mon sang, qu'en ce palais je veux même verser,
Sont autant d'ennemis que je vais vous laisser ;
Et, sans me repentir de ma persévérance,
Je me remets sur eux de toute ma vengeance.
Adieu.
Scène VI.
Titus, Paulin
Paulin
Dans quel dessein vient-elle
de sortir,
Seigneur? Est-elle enfin
disposée à partir?
Titus
Paulin, je suis perdu, je n'y
pourrai survivre:
La reine veut mourir. Allons,
il faut la suivre.
Courons à son secours.
Paulin
Hé quoi? n'avez-vous pas
Ordonné dès tantôt qu'on
observe ses pas?
Ses femmes, à toute heure
autour d'elle empressées,
Sauront la détourner de ces
tristes pensées.
Non, non, ne craignez rien.
Voilà les plus grands coups,
Seigneur; continuez, la
victoire est à vous.
Je sais que sans pitié vous
n'avez pu l'entendre;
Moi-même, en la voyant, je
n'ai pu m'en défendre.
Mais regardez plus loin:
songez, en ce malheur,
Quelle gloire va suivre un
moment de douleur,
Quels applaudissements
l'univers vous prépare,
Quel rang dans l'avenir...
Titus
Non, je suis un barbare.
Moi-même, je me hais. Néron,
tant détesté,
N'a point à cet excès poussé
sa cruauté.
Je ne souffrirai point que
Bérénice expire.
Allons, Rome en dira ce
qu'elle en voudra dire.
Paulin
Quoi, Seigneur?
Titus
Je ne sais, Paulin, ce que je
dis.
L'excès de la douleur accable
mes esprits.
Paulin
Ne troublez point le cours de
votre renommée:
Déjà de vos adieux la
nouvelle est semée;
Rome, qui gémissait, triomphe
avec raison,
Tous les temples ouverts
fument en votre nom,
Et le peuple, élevant vos
vertus jusqu'aux nues,
Va partout de lauriers
couronner vos statues.
Titus
Ah, Rome! Ah, Bérénice! Ah,
prince malheureux!
Pourquoi suis-je empereur?
Pourquoi suis-je amoureux?
Scène VII.
Titus, Antiochus, Paulin,
Arsace
Antiochus
Qu'avez-vous fait, Seigneur?
l'aimable Bérénice
Va peut-être expirer dans les
bras de Phénice.
Elle n'entend ni pleurs, ni
conseil, ni raison;
Elle implore à grands cris le
fer et le poison.
Vous seul vous lui pouvez
arracher cette envie.
On vous nomme, et ce nom la
rappelle à la vie.
Ses yeux, toujours tournés
vers votre appartement,
Semblent vous demander de
moment en moment.
Je n'y puis résister, ce
spectacle me tue.
Que tardez-vous? allez vous
montrer à sa vue.
Sauvez tant de vertus, de
grâces, de beauté,
Ou renoncez, Seigneur, à
toute humanité.
Dites un mot.
Titus
Hélas! quel mot puis-je lui
dire?
Moi-même en ce moment sais-je
si je respire?
Scène
VIII.
Titus, Antiochus, Paulin,
Arsace, Rutile
Rutile
Seigneur, tous les tribuns,
les consuls, le sénat,
Viennent vous demander au nom
de tout l'Etat.
Un grand peuple les suit,
qui, plein d'impatience,
Dans votre appartement attend
votre présence.
Titus
Je vous entends, grand dieux:
vous voulez rassurer
Ce cœur que vous voyez tout
prêt à s'égarer.
Paulin
Venez, Seigneur, passons dans
la chambre prochaine,
Allons voir le sénat.
Antiochus
Ah! courez chez la reine.
Paulin
Quoi? vous pourriez,
Seigneur, par cette indignité,
De l'empire à vos pieds
fouler la majesté?
Rome...
Titus
Il suffit, Paulin, nous
allons les entendre.
Prince, de ce devoir je ne
puis me défendre.
Voyez la reine. Allez.
J'espère, à mon retour,
Qu'elle ne pourra plus douter
de mon amour.
Acte cinquième
Scène I.
Arsace, seul.
Où pourrai-je trouver ce
prince trop fidèle?
Ciel, conduisez mes pas, et
secondez mon zèle;
Faites qu'en ce moment je lui
puisse annoncer
Un bonheur où peut-être il
n'ose plus penser!
Scène II.
Antiochus, Arsace
Arsace
Ah! quel heureux destin en
ces lieux vous renvoie,
Seigneur?
Antiochus
Si mon retour t'apporte
quelque joie,
Arsace, rends-en grâce à mon
seul désespoir.
Arsace
La reine part, Seigneur.
Antiochus
Elle part?
Arsace
Dès ce soir.
Ses ordres sont donnés. Elle
s'est offensée
Que Titus à ses pleurs l'ait
si longtemps laissée.
Un généreux dépit succède à
sa fureur:
Bérénice renonce à Rome, à
l'empereur,
Et même veut partir avant que
Rome instruite
Puisse voir son désordre et
jouir de sa fuite.
Elle écrit à César.
Antiochus
O ciel! qui l'aurait cru?
Et Titus?
Arsace
A ses yeux Titus n'a point
paru.
Le peuple avec transport
l'arrête et l'environne,
Applaudissant aux noms que le
sénat lui donne;
Et ces noms, ces respects,
ces applaudissements,
Deviennent pour Titus autant
d'engagements,
Qui le liant, Seigneur, d'une
honorable chaîne,
Malgré tous ses soupirs et
les pleurs de la reine,
Fixent dans son devoir ses
vœux irrésolus.
C'en est fait; et peut-être
il ne la verra plus.
Antiochus
Que de sujets d'espoir,
Arsace, je l'avoue!
Mais d'un soin si cruel la
fortune me joue,
J'ai vu tous mes projets tant
de fois démentis,
Que j'écoute en tremblant
tout ce que tu me dis;
Et mon cœur, prévenu d'une
crainte importune,
Croit même, en espérant,
irriter la fortune.
Mais que vois-je? Titus porte
vers nous ses pas.
Que veut-il?
Scène III.
Titus, Antiochus, Arsace
Titus, en entrant.
Demeurez: qu'on ne me suive
pas.
Enfin, Prince, je viens
dégager ma promesse.
Bérénice m'occupe et
m'afflige sans cesse.
Je viens, le cœur percé de
vos pleurs et des siens,
Calmer des déplaisirs moins
cruels que les miens.
Venez, Prince, venez: je veux
bien que vous-même
Pour la dernière fois vous
voyiez si je l'aime.
Scène IV.
Antiochus, Arsace
Antiochus
Eh bien! voilà l'espoir que
tu m'avais rendu,
Et tu vois le triomphe où
j'étais attendu!
Bérénice partait justement
irritée!
Pour ne la plus revoir, Titus
l'avait quittée!
Qu'ai-je donc fait, grands
dieux? Quel cours infortuné
A ma funeste vie aviez-vous
destiné?
Tous mes moments ne sont
qu'un éternel passage
De la crainte à l'espoir, de
l'espoir à la rage.
Et je respire encor?
Bérénice! Titus!
Dieux cruels! de mes pleurs
vous ne vous rirez plus.
Scène V.
Titus, Bérénice, Phénice
Bérénice
Non, je n'écoute rien. Me
voilà résolue:
Je veux partir. Pourquoi vous
montrer à ma vue?
Pourquoi venir encore aigrir
mon désespoir?
N'êtes-vous pas content? Je
ne veux plus vous voir.
Titus
Mais, de grâce, écoutez.
Bérénice
Il n'est plus temps.
Titus
Madame,
Un mot.
Bérénice
Non.
Titus
Dans quel trouble elle jette
mon âme!
Ma Princesse, d'où vient ce
changement soudain?
Bérénice
C'en est fait. Vous voulez
que je parte demain;
Et moi, j'ai résolu de partir
tout à l'heure,
Et je pars.
Titus
Demeurez.
Bérénice
Ingrat! que je demeure?
Et pourquoi? Pour entendre un
peuple injurieux
Qui fait de mon malheur
retentir tous ces lieux?
Ne l'entendez-vous pas, cette
cruelle joie,
Tandis que dans les pleurs
moi seule je me noie?
Quel crime, quelle offense, a
pu les animer?
Hélas! et qu'ai-je fait que
de vous trop aimer?
Titus
Ecoutez-vous, Madame, une
foule insensée?
Bérénice
Je ne vois rien ici dont je
ne sois blessée.
Tout cet appartement préparé
par vos soins,
Ces lieux, de mon amour si
longtemps les témoins,
Qui semblaient pour jamais me
répondre du vôtre,
Ces festons, où nos noms
enlacés l'un dans l'autre,
A mes tristes regards
viennent partout s'offrir,
Sont autant d'imposteurs que
je ne puis souffrir.
Allons, Phénice.
Titus
O ciel! Que vous êtes
injuste!
Bérénice
Retournez, retournez vers ce
sénat auguste
Qui vient vous applaudir de
votre cruauté.
Eh bien, avec plaisir
l'avez-vous écouté?
Etes-vous pleinement content
de votre gloire?
Avez-vous bien promis
d'oublier ma mémoire?
Mais ce n'est pas assez
expier vos amours:
Avez-vous bien promis de me
haïr toujours?
Titus
Non, je n'ai rien promis.
Moi, que je vous haïsse!
Que je puisse jamais oublier
Bérénice!
Ah dieux! dans quel moment
son injuste rigueur
De ce cruel soupçon vient
affliger mon cœur!
Connaissez-moi, Madame, et
depuis cinq années,
Comptez tous les moments et
toutes les journées
Où, par plus de transports et
par plus de soupirs,
Je vous ai de mon cœur
exprimé les désirs:
Ce jour surpasse tout.
Jamais, je le confesse,
Vous ne fûtes aimée avec tant
de tendresse,
Et jamais...
Bérénice
Vous m'aimez, vous me le
soutenez,
Et cependant je pars, et vous
me l'ordonnez!
Quoi? dans mon désespoir
trouvez-vous tant de charmes?
Craignez-vous que mes yeux
versent trop peu de larmes?
Que me sert de ce cœur
l'inutile retour?
Ah, cruel! par pitié,
montrez-moi moins d'amour;
Ne me rappelez point une trop
chère idée,
Et laissez-moi du moins
partir persuadée
Que déjà de votre âme exilée
en secret,
J'abandonne un ingrat qui me
perd sans regret.
(Il lit une lettre.)
Vous m'avez arraché ce que je
viens d'écrire.
Voilà de votre amour tout ce
que je désire:
Lisez, ingrat, lisez, et me
laissez sortir.
Titus
Vous ne sortirez point, je
n'y puis consentir.
Quoi? ce départ n'est donc
qu'un cruel stratagème?
Vous cherchez à mourir? et de
tout ce que j'aime
Il ne restera plus qu'un
triste souvenir?
Qu'on cherche Antiochus,
qu'on le fasse venir.
(Bérénice se laisse tomber
sur un siège.)
Scène VI.
Titus, Bérénice
Titus
Madame, il faut vous faire un
aveu véritable:
Lorsque j'envisageai le
moment redoutable
Où, pressé par les lois d'un
austère devoir,
Il fallait pour jamais
renoncer à vous voir;
Quand de ce triste adieu je
prévis les approches,
Mes craintes, mes combats,
vos larmes, vos reproches,
Je préparai mon âme à toutes
les douleurs
Que peut faire sentir le plus
grand des malheurs.
Mais, quoi que je craignisse,
il faut que je le die,
Je n'en avais prévu que la
moindre partie;
Je croyais ma vertu moins
prête à succomber,
Et j'ai honte du trouble où
je la vois tomber.
J'ai vu devant mes yeux Rome
entière assemblée.
Le sénat m'a parlé, mais mon
âme accablée
Ecoutait sans entendre, et ne
leur a laissé
Pour prix de leurs transports
qu'un silence glacé.
Rome de votre sort est encore
incertaine;
Moi-même à tous moments je me
souviens à peine
Si je suis empereur, ou si je
suis Romain.
Je suis venu vers vous sans
savoir mon dessein:
Mon amour m'entraînait, et je
venais peut-être
Pour me chercher moi-même et
pour me reconnaître.
Qu'ai-je trouvé? Je vois la
mort peinte en vos yeux;
Je vois pour la chercher que
vous quittez ces lieux.
C'en est trop. Ma douleur, à
cette triste vue,
A son dernier excès est enfin
parvenue.
Je ressens tous les maux que
je puis ressentir,
Mais je vois le chemin par où
j'en puis sortir.
Ne vous attendez point que
las de tant d'alarmes,
Par un heureux hymen je
tarisse vos larmes:
En quelque extrémité que vous
m'ayez réduit,
Ma gloire inexorable à toute
heure me suit;
Sans cesse elle présente à
mon âme étonnée
L'empire incompatible avec
votre hyménée,
Me dit qu'après l'éclat et
les pas que j'ai faits,
Je dois vous épouser encor
moins que jamais.
Oui, Madame; et je dois moins
encore vous dire
Que je suis prêt pour vous
d'abandonner l'empire,
De vous suivre, et d'aller,
trop content de mes fers,
Soupirer avec vous au bout de
l'univers.
Vous-même rougiriez de ma
lâche conduite:
Vous verriez à regret marcher
à votre suite
Un indigne empereur, sans
empire, sans cour,
Vil spectacle aux humains des
faiblesses d'amour.
Pour sortir des tourments
dont mon âme est la proie,
Il est, vous le savez, une
plus noble voie;
Je me suis vu, Madame,
enseigner ce chemin,
Et par plus d'un héros et par
plus d'un Romain:
Lorsque trop de malheurs ont
lassé leur constance,
Ils ont tous expliqué cette
persévérance
Dont le sort s'attachait à
les persécuter,
Comme un ordre secret de n'y
plus résister.
Si vos pleurs plus longtemps
viennent frapper ma vue,
Si toujours à mourir je vous
vois résolue,
S'il faut qu'à tout moment je
tremble pour vos jours,
Si vous ne me jurez d'en
respecter le cours,
Madame, à d'autres pleurs
vous devez vous attendre.
En l'état où je suis je puis
tout entreprendre,
Et je ne réponds pas que ma
main à vos yeux
N'ensanglante à la fin nos
funestes adieux.
Bérénice
Hélas!
Titus
Non, il n'est rien dont je ne
sois capable.
Vous voilà de mes jours
maintenant responsable.
Songez-y bien, Madame, et si
je vous suis cher...
Scène
dernière.
Titus, Bérénice, Antiochus
Titus
Venez, Prince, venez je vous
ai fait chercher.
Soyez ici témoin de toute ma
faiblesse;
Voyez si c'est aimer avec peu
de tendresse;
Jugez-nous.
Antiochus
Je crois tout: je vous
connais tous deux.
Mais connaissez vous-même un
prince malheureux
Vous m'avez honoré, Seigneur,
de votre estime;
Et moi, je puis ici vous le
jurer sans crime,
A vos plus chers amis j'ai
disputé ce rang;
Je l'ai disputé même aux
dépens de mon sang.
Vous m'avez, malgré moi,
confié l'un et l'autre,
La reine, son amour, et vous,
Seigneur, le vôtre.
La reine, qui m'entend, peut
me désavouer:
Elle m'a vu toujours ardent à
vous louer,
Répondre par mes soins à
votre confidence.
Vous croyez m'en devoir
quelque reconnaissance;
Mais le pourriez-vous croire
en ce moment fatal,
Qu'un ami si fidèle était
votre rival?
Titus
Mon rival!
Antiochus
Il est temps que je vous
éclaircisse.
Oui, Seigneur, j'ai toujours
adoré Bérénice.
Pour ne la plus aimer j'ai
cent fois combattu;
Je n'ai pu l'oublier; au
moins je me suis tu.
De votre changement la
flatteuse apparence
M'avait rendu tantôt quelque
faible espérance:
Les larmes de la reine ont
éteint cet espoir.
Ses yeux, baignés de pleurs,
demandaient à vous voir;
Je suis venu, Seigneur, vous
appeler moi-même;
Vous êtes revenu. Vous aimez,
on vous aime;
Vous vous êtes rendu: je n'en
ai point douté.
Pour la dernière fois je me
suis consulté;
J'ai fait de mon courage une
épreuve dernière;
Je viens de rappeler ma
raison tout entière:
Jamais je ne me suis senti
plus amoureux.
Il faut d'autres efforts pour
rompre tant de nœuds:
Ce n'est qu'en expirant que
je puis les détruire;
J'y cours. Voilà de quoi j'ai
voulu vous instruire.
Oui, Madame, vers vous j'ai
rappelé ses pas,
Mes soins ont réussi, je ne
m'en repens pas.
Puisse le ciel verser sur
toutes vos années
Mille prospérités l'une à
l'autre enchaînées!
Ou s'il vous garde encore un
reste de courroux,
Je conjure les dieux
d'épuiser tous les coups
Qui pourraient menacer une si
belle vie,
Sur ces jours malheureux que
je vous sacrifie.
Bérénice, se levant.
Arrêtez, arrêtez! Princes
trop généreux,
En quelle extrémité me
jetez-vous tous deux!
Soit que je vous regarde, ou
que je l'envisage,
Partout du désespoir je
rencontre l'image,
Je ne vois que des pleurs, et
je n'entends parler
Que de trouble, d'horreurs,
de sang prêt à couler.
(A Titus.)
Mon cœur vous est connu,
Seigneur, et je puis dire
Qu'on ne l'a jamais vu
soupirer pour l'empire:
La grandeur des Romains, la
pourpre des Césars,
N'a point, vous le savez,
attiré mes regards.
J'aimais, Seigneur, j'aimais,
je voulais être aimée.
Ce jour, je l'avouerai, je me
suis alarmée:
J'ai cru que votre amour
allait finir son cours.
Je connais mon erreur, et
vous m'aimez toujours.
Votre cœur s'est troublé,
j'ai vu couler vos larmes.
Bérénice, Seigneur, ne vaut
point tant d'alarmes,
Ni que par votre amour
l'univers malheureux,
Dans le temps que Titus
attire tous ses vœux,
Et que de vos vertus il goûte
les prémices,
Se voie en un moment enlever
ses délices.
Je crois, depuis cinq ans
jusqu'à ce dernier jour,
Vous avoir assuré d'un
véritable amour.
Ce n'est pas tout: je veux,
en ce moment funeste,
Par un dernier effort
couronner tout le reste:
Je vivrai, je suivrai vos
ordres absolus.
Adieu, Seigneur, régnez: je
ne vous verrai plus.
(A Antiochus.)
Prince, après cet adieu, vous
jugez bien vous-même
Que je ne consens pas de
quitter ce que j'aime
Pour aller loin de Rome
écouter d'autres vœux.
Vivez, et faites-vous un
effort généreux.
Sur Titus et sur moi réglez
votre conduite:
Je l'aime, je le fuis; Titus
m'aime, il me quitte.
Portez loin de mes yeux vos
soupirs et vos fers.
Adieu. Servons tous trois
d'exemple à l'univers
De l'amour la plus tendre et
la plus malheureuse
Dont il puisse garder
l'histoire douloureuse.
Tout est prêt. On m'attend.
Ne suivez point mes pas.
(A Titus.)
Pour la dernière fois, adieu,
Seigneur.
Antiochus
Hélas!
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