Scène III
Britannicus, Agrippine,
Narcisse, Albine
Agrippine
Ah, Prince! où courez-vous?
Quelle ardeur inquiète
Parmi vos ennemis en aveugle vous
jette?
Que venez-vous chercher?
Britannicus
Ce que je cherche? Ah, dieux!
Tout ce que j'ai perdu, Madame,
est en ces lieux.
De mille affreux soldats Junie
environnée
S'est vue en ce palais
indignement traînée.
Hélas! de quelle horreur ses
timides esprits
A ce nouveau spectacle auront été
surpris!
Enfin on me l'enlève. Une loi
trop sévère
Va séparer deux cœurs
qu'assemblait leur misère.
Sans doute on ne veut pas que
mêlant nos douleurs
Nous nous aidions l'un l'autre à
porter nos malheurs.
Agrippine
Il suffit. Comme vous je ressens
vos injures;
Mes plaintes ont déjà précédé vos
murmures.
Mais je ne prétends pas qu'un
impuissant courroux
Dégage ma parole et m'acquitte
envers vous.
Je ne m'explique point. Si vous
voulez m'entendre,
Suivez-moi chez Pallas, où je
vais vous attendre.
Scène IV
Britannicus, Narcisse
Britannicus
La croirai-je, Narcisse? et
dois-je sur sa foi
La prendre pour arbitre entre son
fils et moi?
Qu'en dis-tu? N'est-ce pas cette
même Agrippine
Que mon père épousa jadis pour sa
ruine,
Et qui, si je t'en crois, a de
ses derniers jours,
Trop lents pour ses desseins,
précipité le cours?
Narcisse
N'importe. Elle se sent comme
vous outragée;
A vous donner Junie elle s'est
engagée:
Unissez vos chagrins, liez vos
intérêts.
Ce palais retentit en vain de vos
regrets:
Tandis qu'on vous verra d'une
voix suppliante
Semer ici la plainte et non pas
l'épouvante,
Que vos ressentiments se perdront
en discours,
Il n'en faut pas douter, vous
vous plaindrez toujours.
Britannicus
Ah! Narcisse, tu sais si de la
servitude
Je prétends faire encore une
longue habitude;
Tu sais si pour jamais, de ma
chute étonné,
Je renonce à l'empire où j'étais
destiné.
Mais je suis seul encor: les amis
de mon père
Sont autant d'inconnus que glace
ma misère,
Et ma jeunesse même écarte loin
de moi
Tous ceux qui dans le cœur me
réservent leur foi.
Pour moi, depuis un an qu'un peu
d'expérience
M'a donné de mon sort la triste
connaissance,
Que vois-je autour de moi, que
des amis vendus
Qui sont de tous mes pas les
témoins assidus,
Qui choisis par Néron pour ce
commerce infâme,
Trafiquent avec lui des secrets
de mon âme?
Quoi qu'il en soit, Narcisse, on
me vend tous les jours:
Il prévoit mes desseins, il
entend mes discours;
Comme toi, dans mon cœur, il sait
ce qui se passe.
Que t'en semble, Narcisse?
Narcisse
Ah! quelle âme assez basse...
C'est à vous de choisir des
confidents discrets,
Seigneur, et de ne pas prodiguer
vos secrets.
Britannicus
Narcisse, tu dis vrai. Mais cette
défiance
Est toujours d'un grand cœur la
dernière science;
On le trompe longtemps. Mais
enfin je te croi,
Ou plutôt je fais vœu de ne
croire que toi.
Mon père, il m'en souvient,
m'assura de ton zèle.
Seul de ses affranchis tu m'es
toujours fidèle;
Tes yeux, sur ma conduite
incessamment ouverts,
M'ont sauvé jusqu'ici de mille
écueils couverts.
Va donc voir si le bruit de ce
nouvel orage
Aura de nos amis excité le
courage.
Examine leurs yeux, observe leurs
discours,
Vois si j'en puis attendre un
fidèle secours.
Surtout dans ce palais remarque
avec adresse
Avec quel soin Néron fait garder
la princesse:
Sache si du péril ses beaux yeux
sont remplis,
Et si son entretien m'est encore
permis.
Cependant de Néron je vais
trouver la mère
Chez Pallas, comme toi
l'affranchi de mon père.
Je vais la voir, l'aigrir, la
suivre et s'il se peut
M'engager sous son nom plus loin
qu'elle ne ve
Acte deuxième
Scène I
Néron, Burrhus, Narcisse,
Gardes.
Néron
N'en doutez point, Burrhus:
malgré ses injustices,
C'est ma mère, et je veux ignorer
ses caprices.
Mais je ne prétends plus ignorer
ni souffrir
Le ministre insolent qui les ose
nourrir.
Pallas de ses conseils empoisonne
ma mère;
Il séduit, chaque jour,
Britannicus mon frère,
Ils l'écoutent tout seul, et qui
suivrait leurs pas,
Les trouverait peut-être
assemblés chez Pallas.
C'en est trop. De tous deux il
faut que je l'écarte.
Pour la dernière fois, qu'il
s'éloigne, qu'il parte;
Je le veux, je l'ordonne; et que
la fin du jour
Ne le retrouve pas dans Rome ou
dans ma cour.
Allez: cet ordre importe au salut
de l'empire.
Vous, Narcisse, approchez. Et
vous, qu'on se retire.
Scène II
Néron, Narcisse
Narcisse
Grâces aux dieux, Seigneur, Junie
entre vos mains
Vous assure aujourd'hui le reste
des Romains.
Vos ennemis, déchus de leur vaine
espérance,
Sont allés chez Pallas pleurer
leur impuissance.
Mais que vois-je? Vous-même,
inquiet, étonné,
Plus que Britannicus paraissez
consterné.
Que présage à mes yeux cette
tristesse obscure
Et ces sombres regards errant à
l'aventure?
Tout vous rit: la fortune obéit à
vos vœux.
Néron
Narcisse, c'en est fait, Néron
est amoureux.
Narcisse
Vous?
Néron
Depuis un moment, mais pour toute
ma vie,
J'aime, que dis-je, aimer?
j'idolâtre Junie!
Narcisse
Vous l'aimez?
Néron
Excité d'un désir curieux,
Cette nuit je l'ai vue arriver en
ces lieux,
Triste, levant au ciel ses yeux
mouillés de larmes,
Qui brillaient au travers des
flambeaux et des armes,
Belle, sans ornements, dans le
simple appareil
D'une beauté qu'on vient
d'arracher au sommeil.
Que veux-tu? Je ne sais si cette
négligence,
Les ombres, les flambeaux, les
cris et le silence,
Et le farouche aspect de ses
fiers ravisseurs,
Relevaient de ses yeux les
timides douceurs,
Quoi qu'il en soit, ravi d'une si
belle vue,
J'ai voulu lui parler, et ma voix
s'est perdue:
Immobile, saisi d'un long
étonnement,
Je l'ai laissé passer dans son
appartement.
J'ai passé dans le mien. C'est là
que, solitaire,
De son image en vain j'ai voulu
me distraire.
Trop présente à mes yeux je
croyais lui parler,
J'aimais jusqu'à ses pleurs que
je faisais couler.
Quelquefois, mais trop tard, je
lui demandais grâce;
J'employais les soupirs, et même
la menace.
Voilà comme, occupé de mon nouvel
amour,
Mes yeux, sans se fermer, ont
attendu le jour.
Mais je m'en fais peut-être une
trop belle image,
Elle m'est apparue avec trop
d'avantage:
Narcisse, qu'en dis-tu?
Narcisse
Quoi, Seigneur? croira-t-on
Qu'elle ait pu si longtemps se
cacher à Néron?
Néron
Tu le sais bien, Narcisse. Et
soit que sa colère
M'imputât le malheur qui lui
ravit son frère,
Soit que son cœur, jaloux d'une
austère fierté,
Enviât à nos yeux sa naissante
beauté,
Fidèle à sa douleur, et dans
l'ombre enfermée,
Elle se dérobait même à sa
renommée.
Et c'est cette vertu, si nouvelle
à la cour,
Dont la persévérance irrite mon
amour.
Quoi, Narcisse? tandis qu'il
n'est point de Romaine
Que mon amour n'honore et ne
rende plus vaine,
Qui dès qu'à ses regards elle ose
se fier,
Sur le cœur de César ne les
vienne essayer,
Seule dans son palais la modeste
Junie
Regarde leurs honneurs comme une
ignominie,
Fuit, et ne daigne pas peut-être
s'informer
Si César est aimable ou bien s'il
sait aimer?
Dis-moi: Britannicus l'aime-t-il?
Narcisse
Quoi! s'il l'aime,
Seigneur?
Néron
Si jeune encor, se connaît-il
lui-même?
D'un regard enchanteur connaît-il
le poison?
Narcisse
Seigneur, l'amour toujours
n'attend pas la raison.
N'en doutez point, il l'aime.
Instruits par tant de charmes,
Ses yeux sont déjà faits à
l'usage des larmes.
A ses moindres désirs il sait
s'accommoder,
Et peut-être déjà sait-il
persuader.
Néron
Que dis-tu? Sur son cœur il
aurait quelque empire?
Narcisse
Je ne sais. Mais, Seigneur, ce
que je puis vous dire,
Je l'ai vu quelquefois s'arracher
de ces lieux,
Le cœur plein d'un courroux qu'il
cachait à vos yeux,
D'une cour qui le fuit pleurant
l'ingratitude,
Las de votre grandeur et de sa
servitude,
Entre l'impatience et la crainte
flottant,
Il allait voir Junie, et revenait
content.
Néron
D'autant plus malheureux qu'il
aura su lui plaire,
Narcisse, il doit plutôt
souhaiter sa colère.
Néron impunément ne sera pas
jaloux.
Narcisse
Vous? Et de quoi, Seigneur, vous
inquiétez-vous?
Junie a pu le plaindre et
partager ses peines:
Elle n'a vu couler de larmes que
les siennes.
Mais aujourd'hui, Seigneur, que
ses yeux dessillés
Regardant de plus près l'éclat
dont vous brillez,
Verront autour de vous les rois
sans diadème,
Inconnus dans la foule, et son
amant lui-même,
Attachés sur vos yeux s'honorer
d'un regard
Que vous aurez sur eux fait
tomber au hasard;
Quand elle vous verra, de ce
degré de gloire,
Venir en soupirant avouer sa
victoire:
Maître, n'en doutez point, d'un
cœur déjà charmé,
Commandez qu'on vous aime, et
vous serez aimé.
Néron
A combien de chagrins il faut que
je m'apprête!
Que d'importunités!
Narcisse
Quoi donc? qui vous arrête,
Seigneur?
Néron
Tout: Octavie, Agrippine,
Burrhus,
Sénèque, Rome entière, et trois
ans de vertus.
Non que pour Octavie un reste de
tendresse
M'attache à son hymen et plaigne
sa jeunesse:
Mes yeux, depuis longtemps
fatigués de ses soins,
Rarement de ses pleurs daignent
être témoins;
Trop heureux, si bientôt la
faveur d'un divorce
Me soulageait d'un joug qu'on
m'imposa par force!
Le ciel même en secret semble la
condamner:
Ses vœux, depuis quatre ans, ont
beau l'importuner,
Les dieux ne montrent point que
sa vertu les touche:
D'aucun gage, Narcisse, ils
n'honorent sa couche;
L'empire vainement demande un
héritier.
Narcisse
Que tardez-vous, Seigneur, à la
répudier?
L'empire, votre cœur, tout
condamne Octavie.
Auguste, votre aïeul, soupirait
pour Livie:
Par un double divorce ils
s'unirent tous deux,
Et vous devez l'empire à ce
divorce heureux.
Tibère, que l'hymen plaça dans sa
famille,
Osa bien à ses yeux répudier sa
fille.
Vous seul, jusques ici contraire
à vos désirs,
N'osez par un divorce assurer vos
plaisirs.
Néron
Et ne connais-tu pas l'implacable
Agrippine?
Mon amour inquiet déjà se
l'imagine
Qui m'amène Octavie, et d'un oeil
enflammé
Atteste les saints droits d'un
nœud qu'elle a formé;
Et portant à mon cœur des
atteintes plus rudes,
Me fait un long récit de mes
ingratitudes.
De quel front soutenir ce fâcheux
entretien?
Narcisse
N'êtes-vous pas, Seigneur, votre
maître et le sien?
Vous verrons-nous toujours
trembler sous sa tutelle?
Vivez, régnez pour vous: c'est
trop régner pour elle.
Craignez-vous? Mais, Seigneur,
vous ne la craignez pas:
Vous venez de bannir le superbe
Pallas,
Pallas, dont vous savez qu'elle
soutient l'audace.
Néron
Eloigné de ses yeux, j'ordonne,
je menace,
J'écoute vos conseils, j'ose les
approuver;
Je m'excite contre elle, et tâche
à la braver:
Mais (je t'expose ici mon âme
toute nue)
Sitôt que mon malheur me ramène à
sa vue,
Soit que je n'ose encor démentir
le pouvoir
De ces yeux où j'ai lu si
longtemps mon devoir;
Soit qu'à tant de bienfaits ma
mémoire fidèle
Lui soumettre en secret tout ce
que je tiens d'elle,
Mais enfin mes efforts ne me
servent de rien:
Mon génie étonné tremble devant
le sien.
Et c'est pour m'affranchir de
cette dépendance,
Que je la fuis partout, que même
je l'offense,
Et que de temps en temps j'irrite
ses ennuis,
Afin qu'elle m'évite autant que
je la fuis.
Mais je t'arrête trop.
Retire-toi, Narcisse;
Britannicus pourrait t'accuser
d'artifice.
Narcisse
Non, non; Britannicus s'abandonne
à ma foi;
Par son ordre, Seigneur, il croit
que je vous voi,
Que je m'informe ici de tout ce
qui le touche,
Et veut de vos secrets être
instruit par ma bouche.
Impatient surtout de revoir ses
amours,
Il attend de mes soins ce fidèle
secours.
Néron
J'y consens; porte-lui cette
douce nouvelle:
Il la verra.
Narcisse
Seigneur, bannissez-le loin
d'elle.
Néron
J'ai mes raisons, Narcisse; et tu
peux concevoir
Que je lui vendrai cher le
plaisir de la voir.
Cependant vante-lui ton heureux
stratagème,
Dis-lui qu'en sa faveur on me
trompe moi-même,
Qu'il la voit sans mon ordre. On
ouvre: la voici.
Va retrouver ton maître, et
l'amener ici.
Scène III
Néron, Junie
Néron
Vous vous troublez, Madame, et
changez de visage.
Lisez-vous dans mes yeux quelque
triste présage?
Junie
Seigneur, je ne vous puis
déguiser mon erreur:
J'allais voir Octavie, et non pas
l'empereur.
Néron
Je le sais bien, Madame, et n'ai
pu sans envie
Apprendre vos bontés pour
l'heureuse Octavie.
Junie
Vous, Seigneur?
Néron
Pensez-vous, Madame, qu'en ces
lieux,
Seule pour vous connaître Octavie
ait des yeux?
Junie
Et quel autre, Seigneur,
voulez-vous que j'implore?
A qui demanderai-je un crime que
j'ignore?
Vous qui le punissez, vous ne
l'ignorez pas:
De grâce, apprenez-moi, Seigneur,
mes attentats.
Néron
Quoi, Madame? est-ce donc une
légère offense
De m'avoir si longtemps caché
votre présence?
Ces trésors dont le ciel voulut
vous embellir,
Les avez-vous reçus pour les
ensevelir?
L'heureux Britannicus verra-t-il
sans alarmes
Croître, loin de nos yeux, son
amour et vos charmes?
Pourquoi, de cette gloire exclu
jusqu'à ce jour,
M'avez-vous, sans pitié, relégué
dans ma cour?
On dit plus: vous souffrez sans
en être offensée
Qu'il vous ose, Madame, expliquer
sa pensée.
Car je ne croirai point que sans
me consulter
La sévère Junie ait voulu le
flatter,
Ni qu'elle ait consenti d'aimer
et d'être aimée,
Sans que j'en sois instruit que
par la renommée.
Junie
Je ne vous nierai point,
Seigneur, que ses soupirs
M'ont daigné quelquefois
expliquer ses désirs.
Il n'a point détourné ses regards
d'une fille,
Seul reste du débris d'une
illustre famille.
Peut-être il se souvient qu'en un
temps plus heureux
Son père me nomma pour l'objet de
ses vœux.
Il m'aime; il obéit à l'empereur
son père,
Et j'ose dire encore, à vous, à
votre mère:
Vos désirs sont toujours si
conformes aux siens...
Néron
Ma mère a ses desseins, Madame,
et j'ai les miens.
Ne parlons plus ici de Claude et
d'Agrippine:
Ce n'est point par leur choix que
je me détermine.
C'est à moi seul, Madame, à
répondre de vous,
Et je veux de ma main vous
choisir un époux.
Junie
Ah! Seigneur songez-vous que
toute autre alliance
Fera honte aux Césars, auteurs de
ma naissance?
Néron
Non, Madame, l'époux dont je vous
entretiens
Peut sans honte assembler vos
aïeux et les siens,
Vous pouvez, sans rougir,
consentir à sa flamme.
Junie
Et quel est donc, Seigneur, cet
époux?
Néron
Moi, madame.
Junie
Vous?
Néron
Je vous nommerais, Madame, un
autre nom,
Si j'en savais quelque autre
au-dessus de Néron.
Oui, pour vous faire un choix où
vous puissiez souscrire,
J'ai parcouru des yeux la cour,
Rome et l'empire.
Plus j'ai cherché, Madame, et
plus je cherche encor
En quelles mains je dois confier
ce trésor,
Plus je vois que César, digne
seul de vous plaire,
En doit être lui seul l'heureux
dépositaire,
Et ne peut dignement vous confier
qu'aux mains
A qui Rome a commis l'empire des
humains.
Vous-même, consultez vos
premières années:
Claudius à son fils les avait
destinées,
Mais c'était en un temps où de
l'empire entier
Il croyait quelque jour le nommer
l'héritier.
Les dieux ont prononcé. Loin de
leur contredire,
C'est à vous de passer du côté de
l'empire.
En vain de ce présent ils
m'auraient honoré,
Si votre cœur devait en être
séparé,
Si tant de soins ne sont adoucis
par vos charmes,
Si tandis que je donne aux
veilles, aux alarmes,
Des jours toujours à plaindre et
toujours enviés,
Je ne vais quelquefois respirer à
vos pieds.
Qu'Octavie à vos yeux ne fasse
point d'ombrage:
Rome, aussi bien que moi, vous
donne son suffrage,
Répudie Octavie, et me fait
dénouer
Un hymen que le ciel ne veut
point avouer.
Songez-y donc, Madame, et pesez
en vous-même
Ce choix digne des soins d'un
prince qui vous aime,
Digne de vos beaux yeux trop
longtemps captivés,
Digne de l'univers à qui vous
vous devez.
Junie
Seigneur, avec raison je demeure
étonnée.
Je me vois, dans le cours d'une
même journée,
Comme une criminelle amenée en
ces lieux;
Et lorsque avec frayeur je parais
à vos yeux,
Que sur mon innocence à peine je
me fie,
Vous m'offrez tout d'un coup la
place d'Octavie.
J'ose dire pourtant que je n'ai
mérité
Ni cet excès d'honneur, ni cette
indignité.
Et pouvez-vous, Seigneur,
souhaiter qu'une fille
Qui vit presque en naissant
éteindre sa famille,
Qui dans l'obscurité nourrissant
sa douleur,
S'est fait une vertu conforme à
son malheur,
Passe subitement de cette nuit
profonde
Dans un rang qui l'expose aux
yeux de tout le monde,
Dont je n'ai pu de loin soutenir
la clarté,
Et dont une autre enfin remplit
la majesté?
Néron
Je vous ai déjà dit que je la
répudie.
Ayez moins de frayeur, ou moins
de modestie.
N'accusez point ici mon choix
d'aveuglement;
Je vous réponds de vous;
consentez seulement.
Du sang dont vous sortez rappelez
la mémoire,
Et ne préférez point à la solide
gloire
Des honneurs dont César prétend
vous revêtir,
La gloire d'un refus sujet au
repentir.
Junie
Le ciel connaît, Seigneur, le
fond de ma pensée.
Je ne me flatte point d'une
gloire insensée:
Je sais de vos présents mesurer
la grandeur;
Mais plus ce rang sur moi
répandrait de splendeur,
Plus il me ferait honte, et
mettrait en lumière
Le crime d'en avoir dépouillé
l'héritière.
Néron
C'est de ses intérêts prendre
beaucoup de soin,
Madame; et l'amitié ne peut aller
plus loin.
Mais ne nous flattons point, et
laissons le mystère:
La sœur vous touche ici beaucoup
moins que le frère,
Et pour Britannicus...
Junie
Il a su me toucher,
Seigneur, et je n'ai point
prétendu m'en cacher.
Cette sincérité sans doute est
peu discrète;
Mais toujours de mon cœur ma
bouche est l'interprète.
Absente de la cour, je n'ai pas
dû penser,
Seigneur, qu'en l'art de feindre
il fallût m'exercer.
J'aime Britannicus. Je lui fus
destinée
Quand l'empire devait suivre son
hyménée:
Mais ces mêmes malheurs qui l'en
ont écarté,
Ses honneurs abolis, son palais
déserté,
La fuite d'une cour que sa chute
a bannie,
Sont autant de liens qui
retiennent Junie.
Tout ce que vous voyez conspire à
vos désirs;
Vos jours toujours sereins
coulent dans les plaisirs:
L'empire en est pour vous
l'inépuisable source;
Ou, si quelque chagrin en
interrompt la course,
Tout l'univers soigneux de les
entretenir
S'empresse à l'effacer de votre
souvenir.
Britannicus est seul. Quelque
ennui qui le presse,
Il ne voit, dans son sort, que
moi qui s'intéresse,
Et n'a pour tout plaisir,
Seigneur, que quelques pleurs
Qui lui font quelquefois oublier
ses malheurs.
Néron
Et ce sont ces plaisirs et ces
pleurs que j'envie,
Que tout autre que lui me
paierait de sa vie.
Mais je garde à ce prince un
traitement plus doux:
Madame, il va bientôt paraître
devant vous.
Junie
Ah, Seigneur! vos vertus m'ont
toujours rassurée.
Néron
Je pouvais de ces lieux lui
défendre l'entrée;
Mais, Madame, je veux prévenir le
danger
Où son ressentiment le pourrait
engager.
Je ne veux point le perdre: il
vaut mieux que lui-même
Entende son arrêt de la bouche
qu'il aime.
Si ses jours vous sont chers,
éloignez-le de vous,
Sans qu'il ait aucun lieu de me
croire jaloux.
De son bannissement prenez sur
vous l'offense,
Et soit par vos discours, soit
par votre silence,
Du moins par vos froideurs,
faites-lui concevoir
Qu'il doit porter ailleurs ses
vœux et son espoir.
Junie
Moi! que je lui prononce un arrêt
si sévère?
Ma bouche mille fois lui jura le
contraire.
Quand même jusque-là je pourrais
me trahir,
Mes yeux lui défendront,
Seigneur, de m'obéir.
Néron
Caché près de ces lieux, je vous
verrai, Madame.
Renfermez votre amour dans le
fond de votre âme
Vous n'aurez point pour moi de
langages secrets:
J'entendrai des regards que vous
croirez muets,
Et sa perte sera l'infaillible
salaire
D'un geste ou d'un soupir échappé
pour lui plaire.
Junie
Hélas! si j'ose encor former
quelques souhaits,
Seigneur, permettez-moi de ne le
voir jamais!
Scène IV
Néron, Junie, Narcisse
Narcisse
Britannicus, Seigneur, demande la
princesse:
Il approche.
Néron
Qu'il vienne.
Junie
Ah Seigneur!
Néron
Je vous laisse.
Sa fortune dépend de vous plus
que de moi:
Madame, en le voyant, songez que
je vous voi.
Scène V
Junie, Narcisse
Junie
Ah! cher Narcisse, cours
au-devant de ton maître:
Dis-lui... Je suis perdue, et je
le vois paraître!
Scène VI
Junie, Britannicus, Narcisse
Britannicus
Madame, quel bonheur me rapproche
de vous?
Quoi? je puis donc jouir d'un
entretien si doux?
Mais parmi ce plaisir, quel
chagrin me dévore!
Hélas! puis-je espérer de vous
revoir encore?
Faut-il que je dérobe, avec mille
détours,
Un bonheur que vos yeux
m'accordaient tous les jours?
Quelle nuit! quel réveil! Vos
pleurs, votre présence
N'ont point de ces cruels désarmé
l'insolence?
Que faisait votre amant? Quel
démon envieux
M'a refusé l'honneur de mourir à
vos yeux?
Hélas! dans la frayeur dont vous
étiez atteinte,
M'avez-vous en secret adressé
quelque plainte?
Ma princesse, avez-vous daigné me
souhaiter?
Songiez-vous aux douleurs que
vous m'alliez coûter?
Vous ne me dites rien? Quel
accueil! Quelle glace!
Est-ce ainsi que vos yeux
consolent ma disgrâce?
Parlez: nous sommes seuls. Notre
ennemi trompé
Tandis que je vous parle est
ailleurs occupé.
Ménageons les moments de cette
heureuse absence.
Junie
Vous êtes en des lieux tout
pleins de sa puissance.
Ces murs mêmes, Seigneur, peuvent
avoir des yeux,
Et jamais l'empereur n'est absent
de ces lieux.
Britannicus
Et depuis quand, Madame,
êtes-vous si craintive?
Quoi? déjà votre amour souffre
qu'on le captive?
Qu'est devenu ce cœur qui me
jurait toujours
De faire à Néron même envier nos
amours?
Mais bannissez, Madame, une
inutile crainte.
La foi dans tous les cœurs n'est
pas encore éteinte;
Chacun semble des yeux approuver
mon courroux,
La mère de Néron se déclare pour
nous,
Rome, de sa conduite elle-même
offensée...
Junie
Ah! Seigneur, vous parlez contre
votre pensée.
Vous-même, vous m'avez avoué
mille fois
Que Rome le louait d'une commune
voix;
Toujours à sa vertu vous rendiez
quelque hommage.
Sans doute la douleur vous dicte
ce langage.
Britannicus
Ce discours me surprend, il le
faut avouer.
Je ne vous cherchais pas pour
l'entendre louer.
Quoi? pour vous confier la
douleur qui m'accable,
A peine je dérobe un moment
favorable,
Et ce moment si cher, Madame, est
consumé
A louer l'ennemi dont je suis
opprimé?
Qui vous rend à vous-même, en un
jour, si contraire?
Quoi! même vos regards ont appris
à se taire?
Que vois-je? Vous craignez de
rencontrer mes yeux?
Néron vous plairait-il? Vous
serais-je odieux?
Ah! si je le croyais... Au nom
des dieux, Madame,
Eclaircissez le trouble où vous
jetez mon âme.
Parlez. Ne suis-je plus dans
votre souvenir?
Junie
Retirez-vous, Seigneur;
l'empereur va venir.
Britannicus
Après ce coup, Narcisse, à qui
dois-je m'attendre?
Scène VII
Néron, Junie, Narcisse
Néron
Madame...
Junie
Non, Seigneur, je ne puis rien
entendre.
Vous êtes obéi. Laissez couler du
moins
Des larmes dont ses yeux ne
seront pas témoins.
Scène VIII
Néron, Narcisse
Néron
Eh bien! de leur amour tu vois la
violence,
Narcisse: elle a paru jusque dans
son silence!
Elle aime mon rival, je ne puis
l'ignorer;
Mais je mettrai ma joie à le
désespérer.
Je me fais de sa peine une image
charmante,
Et je l'ai vu douter du cœur de
son amante.
Je la suis. Mon rival t'attend
pour éclater:
Par de nouveaux soupçons, va,
cours le tourmenter.
Et tandis qu'à mes yeux on le
pleure, on l'adore,
Fais-lui payer bien cher un
bonheur qu'il ignore.
Narcisse, seul.
La fortune t'appelle une seconde
fois,
Narcisse: voudrais-tu résister à
sa voix?
Suivons jusques au bout ses
ordres favorables;
Et pour nous rendre heureux,
perdons les misérables.
Acte troisième
Scène I
Néron, Burrhus
Burrhus
Pallas obéira, Seigneur.
Néron
Et de quel oeil
Ma mère a-t-elle vu confondre son
orgueil?
Burrhus
Ne doutez point, Seigneur, que ce
coup ne la frappe,
Qu'en reproches bientôt sa
douleur ne s'échappe.
Ses transports dès longtemps
commencent d'éclater.
A d'inutiles cris puissent-ils
s'arrêter!
Néron
Quoi? de quelque dessein la
croyez-vous capable?
Burrhus
Agrippine, Seigneur, est toujours
redoutable.
Rome et tous vos soldats révèrent
ses aïeux;
Germanicus son père est présent à
leurs yeux.
Elle sait son pouvoir; vous savez
son courage;
Et ce qui me la fait redouter
davantage,
C'est que vous appuyez vous-même
son courroux
Et que vous lui donnez des armes
contre vous.
Néron
Moi, Burrhus?
Burrhus
Cet amour, Seigneur, qui vous
possède...
Néron
Je vous entends, Burrhus. Le mal
est sans remède.
Mon cœur s'en est plus dit que
vous ne m'en direz;
Il faut que j'aime enfin.
Burrhus
Vous vous le figurez,
Seigneur; et satisfait de quelque
résistance,
Vous redoutez un mal faible dans
sa naissance.
Mais si, dans son devoir, votre
cœur affermi
Voulait ne point s'entendre avec
son ennemi,
Si de vos premiers ans vous
consultiez la gloire,
Si vous daigniez, Seigneur,
rappeler la mémoire
Des vertus d'Octavie indignes de
ce prix,
Et de son chaste amour vainqueur
de vos mépris,
Surtout si, de Junie évitant la
présence,
Vous condamniez vos yeux à
quelques jours d'absence:
Croyez-moi, quelque amour qui
semble vous charmer,
On n'aime point, Seigneur, si
l'on ne veut aimer.
Néron
Je vous croirai, Burrhus, lorsque
dans les alarmes
Il faudra soutenir la gloire de
nos armes,
Ou lorsque, plus tranquille,
assis dans le sénat,
Il faudra décider du destin de
l'état:
Je m'en reposerai sur votre
expérience.
Mais, croyez-moi, l'amour est une
autre science,
Burrhus, et je ferais quelque
difficulté
D'abaisser jusque-là votre
sévérité.
Adieu. Je souffre trop, éloigné
de Junie.
Scène II
Burrhus, seul.
Enfin, Burrhus, Néron découvre
son génie:
Cette férocité que tu croyais
fléchir,
De tes faibles liens est prête à
s'affranchir.
En quels excès peut-être elle va
se répandre!
O dieux! en ce malheur quel
conseil dois-je prendre?
Sénèque, dont les soins me
devraient soulager,
Occupé loin de Rome, ignore ce
danger.
Mais quoi? si d'Agrippine
excitant la tendresse
Je pouvais... La voici: mon
bonheur me l'adresse.
Scène III
Agrippine, Burrhus, Albine
Agrippine
Eh bien! je me trompais, Burrhus,
dans mes soupçons?
Et vous vous signalez par
d'illustres leçons!
On exile Pallas, dont le crime
peut-être
Est d'avoir à l'empire élevé
votre maître.
Vous le savez trop bien: jamais,
sans ses avis,
Claude qu'il gouvernait n'eût
adopté mon fils.
Que dis-je? A son épouse on donne
une rivale;
On affranchit Néron de la foi
conjugale!
Digne emploi d'un ministre ennemi
des flatteurs,
Choisi pour mettre un frein à ses
jeunes ardeurs,
De les flatter lui-même, et
nourrir dans son âme
Le mépris de sa mère et l'oubli
de sa femme!
Burrhus
Madame, jusqu'ici c'est trop tôt
m'accuser.
L'empereur n'a rien fait qu'on ne
puisse excuser.
N'imputez qu'à Pallas un exil
nécessaire:
Son orgueil dès longtemps
exigeait ce salaire,
Et l'empereur ne fait
qu'accomplir à regret
Ce que toute la cour demandait en
secret.
Le reste est un malheur qui n'est
point sans ressource:
Des larmes d'Octavie on peut
tarir la source.
Mais calmez vos transports. Par
un chemin plus doux,
Vous lui pourrez plus tôt ramener
son époux:
Les menaces, les cris le rendront
plus farouche.
Agrippine
Ah! l'on s'efforce en vain de me
fermer la bouche.
Je vois que mon silence irrite
vos dédains,
Et c'est trop respecter l'ouvrage
de mes mains.
Pallas n'emporte pas tout l'appui
d'Agrippine:
Le ciel m'en laisse assez pour
venger ma ruine.
Le fils de Claudius commence à
ressentir
Des crimes dont je n'ai que le
seul repentir.
J'irai, n'en doutez point, le
montrer à l'armée,
Plaindre aux yeux des soldats son
enfance opprimée,
Leur faire, à mon exemple, expier
leur erreur.
On verra d'un côté le fils d'un
empereur
Redemandant la foi jurée à sa
famille,
Et de Germanicus on entendra la
fille;
De l'autre, l'on verra le fils
d'Aenobarbus,
Appuyé de Sénèque et du tribun
Burrhus,
Qui tous deux, de l'exil rappelés
par moi-même,
Partagent à mes yeux l'autorité
suprême.
De nos crimes communs je veux
qu'on soit instruit;
On saura les chemins par où je
l'ai conduit.
Pour rendre sa puissance et la
vôtre odieuses,
J'avouerai les rumeurs les plus
injurieuses:
Je confesserai tout, exils,
assassinats,
Poison même...
Burrhus
Madame, ils ne vous croiront pas.
Ils sauront récuser l'injuste
stratagème
D'un témoin irrité qui s'accuse
lui-même.
Pour moi, qui le premier secondai
vos desseins,
Qui fis même jurer l'armée entre
ses mains,
Je ne me repens point de ce zèle
sincère.
Madame, c'est un fils qui succède
à son père.
En adoptant Néron, Claudius par
son choix
De son fils et du vôtre a
confondu les droits.
Rome l'a pu choisir. Ainsi, sans
être injuste,
Elle choisit Tibère adopté par
Auguste;
Et le jeune Agrippa, de son sang
descendu,
Se vit exclu du rang vainement
prétendu.
Sur tant de fondements sa
puissance établie
Par vous-même aujourd'hui ne peut
être affaiblie:
Et s'il m'écoute encor, Madame,
sa bonté
Vous en fera bientôt perdre la
volonté.
J'ai commencé, je vais poursuivre
mon ouvrage.
Scène IV
Agrippine, Albine
Albine
Dans quel emportement la douleur
vous engage,
Madame! L'empereur puisse-t-il
l'ignorer!
Agrippine
Ah! lui-même à mes yeux
puisse-t-il se montrer!
Albine
Madame, au nom des dieux, cachez
votre colère.
Quoi? pour les intérêts de la
sœur ou du frère,
Faut-il sacrifier le repos de vos
jours?
Contraindrez-vous César jusque
dans ses amours?
Agrippine
Quoi? tu ne vois donc pas
jusqu'où l'on me ravale,
Albine? C'est à moi qu'on donne
une rivale.
Bientôt, si je ne romps ce
funeste lien,
Ma place est occupée et je ne
suis plus rien.
Jusqu'ici d'un vain titre Octavie
honorée,
Inutile à la cour, en était
ignorée.
Les grâces, les honneurs, par moi
seule versés,
M'attiraient des mortels les vœux
intéressés.
Une autre de César a surpris la
tendresse:
Elle aura le pouvoir d'épouse et
de maîtresse,
Le fruit de tant de soins, la
pompe des Césars,
Tout deviendra le prix d'un seul
de ses regards.
Que dis-je? l'on m'évite, et déjà
délaissée...
Ah! je ne puis, Albine, en
souffrir la pensée.
Quand je devrais du ciel hâter
l'arrêt fatal,
Néron, l'ingrat Néron... Mais
voici son rival.
Scène V
Britannicus, Agrippine,
Narcisse, Albine
Britannicus
Nos ennemis communs ne sont pas
invincibles,
Madame, nos malheurs trouvent des
cœurs sensibles.
Vos amis et les miens,
jusqu'alors si secrets,
Tandis que nous perdions le temps
en vains regrets,
Animés du courroux qu'allume
l'injustice,
Viennent de confier leur douleur
à Narcisse.
Néron n'est pas encor tranquille
possesseur
De l'ingrate qu'il aime au mépris
de ma sœur.
Si vous êtes toujours sensible à
son injure,
On peut dans son devoir ramener
le parjure.
La moitié du sénat s'intéresse
pour nous:
Sylla, Pison, Plautus...
Agrippine
Prince, que dites-vous?
Sylla, Pison, Plautus! les chefs
de la noblesse!
Britannicus
Madame, je vois bien que ce
discours vous blesse;
Et que votre courroux, tremblant,
irrésolu,
Craint déjà d'obtenir tout ce
qu'il a voulu.
Non, vous avez trop bien établi
ma disgrâce:
D'aucun ami pour moi ne redoutez
l'audace.
Il ne m'en reste plus, et vos
soins trop prudents
Les ont tous écartés ou séduits
dès longtemps.
Agrippine
Seigneur, à vos soupçons donnez
moins de créance:
Notre salut dépend de notre
intelligence.
J'ai promis, il suffit. Malgré
vos ennemis,
Je ne révoque rien de ce que j'ai
promis.
Le coupable Néron fuit en vain ma
colère:
Tôt ou tard il faudra qu'il
entende sa mère.
J'essaierai tour à tour la force
et la douceur,
Ou moi-même, avec moi conduisant
votre sœur,
J'irai semer partout ma crainte
et ses alarmes,
Et ranger tous les cœurs du parti
de ses larmes.
Adieu. J'assiégerai Néron de
toutes parts.
Vous, si vous m'en croyez, évitez
ses regards.
Scène VI
Britannicus, Narcisse
Britannicus
Ne m'as-tu point flatté d'une
fausse espérance?
Puis-je sur ton récit fonder
quelque assurance,
Narcisse?
Narcisse
Oui. Mais, Seigneur, ce n'est pas
en ces lieux
Qu'il faut développer ce mystère
à vos yeux.
Sortons. Qu'attendez-vous?
Britannicus
Ce que j'attends, Narcisse?
Hélas!
Narcisse
Expliquez-vous.
Britannicus
Si par ton artifice,
Je pouvais revoir...
Narcisse
Qui?
Britannicus
J'en rougis. Mais enfin
D'un cœur moins agité
j'attendrais mon destin.
Narcisse
Après tous mes discours, vous la
croyez fidèle?
Britannicus
Non, je la crois, Narcisse,
ingrate, criminelle,
Digne de mon courroux; mais je
sens, malgré moi,
Que je ne le crois pas autant que
je le doi.
Dans ses égarements mon cœur
opiniâtre
Lui prête des raisons, l'excuse,
l'idolâtre.
Je voudrais vaincre enfin mon
incrédulité,
Je la voudrais haïr avec
tranquillité.
Et qui croira qu'un cœur si grand
en apparence,
D'une infidèle cour ennemi dès
l'enfance,
Renonce à tant de gloire, et dès
le premier jour
Trame une perfidie inouïe à la
cour?
Narcisse
Et qui sait si l'ingrate, en sa
longue retraite,
N'a point de l'empereur médité la
défaite?
Trop sûre que ses yeux ne
pouvaient se cacher,
Peut-être elle fuyait pour se
faire chercher,
Pour exciter Néron par la gloire
pénible
De vaincre une fierté jusqu'alors
invincible.
Britannicus
Je ne la puis donc voir?
Narcisse
Seigneur, en ce moment
Elle reçoit les vœux de son
nouvel amant.
Britannicus
Eh bien! Narcisse, allons. Mais
que vois-je? C'est elle.
Narcisse
Ah! dieux! A l'empereur portons
cette nouvelle.
Scène VII
Britannicus, Junie
Junie
Retirez-vous, Seigneur, et fuyez
un courroux
Que ma persévérance allume contre
vous.
Néron est irrité. Je me suis
échappée
Tandis qu'à l'arrêter sa mère est
occupée.
Adieu; réservez-vous, sans
blesser mon amour,
Au plaisir de me voir justifier
un jour;
Votre image sans cesse est
présente à mon âme:
Rien ne l'en peut bannir.
Britannicus
Je vous entends, Madame;
Vous voulez que ma fuite assure
vos désirs,
Que je laisse un champ libre à
vos nouveaux soupirs.
Sans doute, en me voyant, une
pudeur secrète
Ne vous laisse goûter qu'une joie
inquiète.
Eh bien! il faut partir.
Junie
Seigneur, sans m'imputer...
Britannicus
Ah! vous deviez du moins plus
longtemps disputer.
Je ne murmure point qu'une amitié
commune
Se range du parti que flatte la
fortune;
Que l'éclat d'un empire ait pu
vous éblouir;
Qu'aux dépens de ma sœur vous en
vouliez jouir;
Mais que de ces grandeurs comme
une autre occupée
Vous m'en ayez paru si longtemps
détrompée,
Non, je l'avoue encor, mon cœur
désespéré
Contre ce seul malheur n'était
point préparé.
J'ai vu sur ma ruine élever
l'injustice;
De mes persécuteurs j'ai vu le
ciel complice;
Tant d'horreurs n'avaient point
épuisé son courroux,
Madame; il me restait d'être
oublié de vous.
Junie
Dans un temps plus heureux ma
juste impatience
Vous ferait repentir de votre
défiance.
Mais Néron vous menace: en ce
pressant danger,
Seigneur, j'ai d'autres soins que
de vous affliger.
Allez, rassurez-vous et cessez de
vous plaindre:
Néron nous écoutait, et
m'ordonnait de feindre.
Britannicus
Quoi? le cruel...
Junie
Témoin de tout notre entretien,
D'un visage sévère examinait le
mien,
Prêt à faire sur vous éclater la
vengeance
D'un geste confident de notre
intelligence.
Britannicus
Néron nous écoutait, Madame!
mais, hélas!
Vos yeux auraient pu feindre et
ne m'abuser pas;
Ils pouvaient me nommer l'auteur
de cet outrage.
L'amour est-il muet, ou n'a-t-il
qu'un langage?
De quel trouble un regard pouvait
me préserver!
Il fallait...
Junie
Il fallait me taire et vous
sauver.
Combien de fois, hélas! puisqu'il
faut vous le dire,
Mon cœur de son désordre
allait-il vous instruire?
De combien de soupirs
interrompant le cours
Ai-je évité vos yeux que je
cherchais toujours?
Quel tourment de se taire en
voyant ce qu'on aime,
De l'entendre gémir, de
l'affliger soi-même,
Lorsque par un regard on peut le
consoler!
Mais quels pleurs ce regard
aurait-il fait couler!
Ah! dans ce souvenir, inquiète,
troublée,
Je ne me sentais pas assez
dissimulée.
De mon front effrayé je craignais
la pâleur,
Je trouvais mes regards trop
pleins de ma douleur.
Sans cesse il me semblait que
Néron en colère
Me venait reprocher trop de soin
de vous plaire,
Je craignais mon amour vainement
renfermé,
Enfin, j'aurais voulu n'avoir
jamais aimé.
Hélas! pour son bonheur,
Seigneur, et pour le nôtre,
Il n'est que trop instruit de mon
cœur et du vôtre!
Allez, encore un coup,
cachez-vous à ses yeux:
Mon cœur plus à loisir vous
éclaircira mieux.
De mille autres secrets j'aurais
compte à vous rendre.
Britannicus
Ah! n'en voilà que trop. C'est
trop me faire entendre,
Madame, mon bonheur, mon crime,
vos bontés.
Et savez-vous pour moi tout ce
que vous quittez?
Quand pourrai-je à vos pieds
expier ce reproche?
Junie
Que faites-vous? Hélas! votre
rival s'approche.
Scène VIII
Néron, Britannicus, Junie
Néron
Prince, continuez des transports
si charmants.
Je conçois vos bontés par ses
remerciements,
Madame. A vos genoux je viens de
le surprendre,
Mais il aurait aussi quelque
grâce à me rendre:
Ce lieu le favorise, et je vous y
retiens
Pour lui faciliter de si doux
entretiens.
Britannicus
Je puis mettre à ses pieds ma
douleur ou ma joie
Partout où sa bonté consent que
je la voie;
Et l'aspect de ces lieux où vous
la retenez
N'a rien dont mes regards doivent
être étonnés.
Néron
Et que vous montrent-ils qui ne
vous avertisse
Qu'il faut qu'on me respecte et
que l'on m'obéisse?
Britannicus
Ils ne nous ont pas vus l'un et
l'autre élever,
Moi pour vous obéir et vous pour
me braver,
Et ne s'attendaient pas,
lorsqu'ils nous virent naître,
Qu'un jour Domitius me dût parler
en maître.
Néron
Ainsi par le destin nos vœux sont
traversés:
J'obéissais alors, et vous
obéissez.
Si vous n'avez appris à vous
laisser conduire,
Vous êtes jeune encore, et l'on
peut vous instruire.
Britannicus
Et qui m'en instruira?
Néron
Tout l'empire à la fois,
Rome.
Britannicus
Rome met-elle au nombre de vos
droits
Tout ce qu'a de cruel l'injustice
et la force,
Les emprisonnements, le rapt et
le divorce?
Néron
Rome ne porte point ses regards
curieux
Jusque dans des secrets que je
cache à ses yeux.
Imitez son respect.
Britannicus
On sait ce qu'elle en pense.
Néron
Elle se tait du moins: imitez son
silence.
Britannicus
Ainsi Néron commence à ne plus se
forcer.
Néron
Néron de vos discours commence à
se lasser.
Britannicus
Chacun devait bénir le bonheur de
son règne.
Néron
Heureux ou malheureux, il suffit
qu'on me craigne.
Britannicus
Je connais mal Junie ou de tels
sentiments
Ne mériteront pas ses
applaudissements.
Néron
Du moins, si je ne sais le secret
de lui plaire,
Je sais l'art de punir un rival
téméraire.
Britannicus
Pour moi, quelque péril qui me
puisse accabler,
Sa seule inimitié peut me faire
trembler.
Néron
Souhaitez-la, c'est tout ce que
je vous puis dire.
Britannicus
Le bonheur de lui plaire est le
seul où j'aspire.
Néron
Elle vous l'a promis, vous lui
plairez toujours.
Britannicus
Je ne sais pas du moins épier ses
discours.
Je la laisse expliquer sur tout
ce qui me touche,
Et ne me cache point pour lui
fermer la bouche.
Néron
Je vous entends. Eh bien, gardes!
Junie
Que faites-vous?
C'est votre frère. Hélas! C'est
un amant jaloux;
Seigneur, mille malheurs
persécutent sa vie.
Ah! son bonheur peut-il exciter
votre envie?
Souffrez que de vos cœurs
rapprochant les liens,
Je me cache à vos yeux et me
dérobe aux siens;
Ma fuite arrêtera vos discordes
fatales,
Seigneur, j'irai remplir le
nombre des vestales.
Ne lui disputez plus mes vœux
infortunés,
Souffrez que les dieux seuls en
soient importunés.
Néron
L'entreprise, Madame, est étrange
et soudaine.
Dans son appartement, gardes,
qu'on la ramène.
Gardez Britannicus dans celui de
sa sœur.
Britannicus
C'est ainsi que Néron sait
disputer un cœur.
Junie
Prince, sans l'irriter, cédons à
cet orage.
Néron
Gardes, obéissez sans tarder
davantage.
Scène IX
Néron, Burrhus
Burrhus
Que vois-je? O ciel!
Néron, sans voir Burrhus.
Ainsi leurs feux sont redoublés.
Je reconnais la main qui les a
rassemblés.
Agrippine ne s'est présentée à ma
vue,
Ne s'est dans ses discours si
longtemps étendue,
Que pour faire jouer ce ressort
odieux.
Qu'on sache si ma mère est encore
en ces lieux.
Burrhus, dans ce palais je veux
qu'on la retienne,
Et qu'au lieu de sa garde on lui
donne la mienne.
Burrhus
Quoi, Seigneur? sans l'ouïr? Une
mère?
Néron
Arrêtez.
J'ignore quel projet, Burrhus,
vous méditez,
Mais depuis quelques jours tout
ce que je désire
Trouve en vous un censeur prêt à
me contredire.
Répondez-m'en, vous dis-je; ou
sur votre refus
D'autres me répondront et d'elle
et de Burrhus.
Acte quatrième
Scène I
Agrippine, Burrhus
Burrhus
Oui, Madame, à loisir vous
pourrez vous défendre:
César lui-même ici consent de
vous entendre.
Si son ordre au palais vous a
fait retenir,
C'est peut-être à dessein de vous
entretenir.
Quoi qu'il en soit, si j'ose
expliquer ma pensée,
Ne vous souvenez plus qu'il vous
ait offensée:
Préparez-vous plutôt à lui tendre
les bras;
Défendez-vous, Madame, et ne
l'accusez pas.
Vous voyez, c'est lui seul que la
cour envisage.
Quoiqu'il soit votre fils, et
même votre ouvrage,
Il est votre empereur. Vous êtes,
comme nous,
Sujette à ce pouvoir qu'il a reçu
de vous.
Selon qu'il vous menace, ou bien
qu'il vous caresse,
La cour autour de vous ou
s'écarte ou s'empresse.
C'est son appui qu'on cherche en
cherchant votre appui.
Mais voici l'empereur.
Agrippine
Qu'on me laisse avec lui.
Scène II
Néron, Agrippine
Agrippine, s'asseyant.
Approchez-vous, Néron, et prenez
votre place.
On veut sur vos soupçons que je
vous satisfasse.
J'ignore de quel crime on a pu me
noircir:
De tous ceux que j'ai faits je
vais vous éclaircir.
Vous régnez: vous savez combien
votre naissance
Entre l'empire et vous avait mis
de distance.
Les droits de mes aïeux, que Rome
a consacrés,
Etaient même sans moi d'inutiles
degrés.
Quand de Britannicus la mère
condamnée
Laissa de Claudius disputer
l'hyménée,
Parmi tant de beautés qui
briguèrent son choix,
Qui de ses affranchis mendièrent
les voix,
Je souhaitai son lit, dans la
seule pensée
De vous laisser au trône où je
serais placée.
Je fléchis mon orgueil, j'allai
prier Pallas.
Son maître, chaque jour caressé
dans mes bras,
Prit insensiblement dans les yeux
de sa nièce
L'amour où je voulais amener sa
tendresse.
Mais ce lien du sang qui nous
joignait tous deux
Ecartait Claudius d'un lit
incestueux;
Il n'osait épouser la fille de
son frère.
Le sénat fut séduit: une loi
moins sévère
Mit Claude dans mon lit, et Rome
à mes genoux.
C'était beaucoup pour moi, ce
n'était rien pour vous.
Je vous fis sur mes pas entrer
dans sa famille:
Je vous nommai son gendre, et
vous donnai sa fille;
Silanus, qui l'aimait, s'en vit
abandonné
Et marqua de son sang ce jour
infortuné.
Ce n'était rien encore.
Eussiez-vous pu prétendre
Qu'un jour Claude à son fils pût
préférer son gendre?
De ce même Pallas j'implorai le
secours:
Claude vous adopta, vaincu par
ses discours,
Vous appela Néron, et du pouvoir
suprême
Voulut, avant le temps, vous
faire part lui-même.
C'est alors que chacun, rappelant
le passé,
Découvrit mon dessein déjà trop
avancé,
Que de Britannicus la disgrâce
future
Des amis de son père excita le
murmure.
Mes promesses aux uns éblouirent
les yeux;
L'exil me délivra des plus
séditieux;
Claude même, lassé de ma plainte
éternelle,
Eloigna de son fils tous ceux de
qui le zèle,
Engagé dès longtemps à suivre son
destin,
Pouvait du trône encor lui
rouvrir le chemin.
Je fis plus: je choisis moi-même
dans ma suite
Ceux à qui je voulais qu'on
livrât sa conduite;
J'eus soin de vous nommer, par un
contraire choix,
Des gouverneurs que Rome honorait
de sa voix;
Je fus sourde à la brigue, et
crus la renommée:
J'appelai de l'exil, je tirai de
l'armée,
Et ce même Sénèque, et ce même
Burrhus,
Qui depuis... Rome alors estimait
leurs vertus.
De Claude en même temps épuisant
les richesses,
Ma main, sous votre nom,
répandait ses largesses.
Les spectacles, les dons,
invincibles appas,
Vous attiraient les cœurs du
peuple et des soldats,
Qui d'ailleurs, réveillant leur
tendresse première,
Favorisaient en vous Germanicus
mon père.
Cependant Claudius penchait vers
son déclin.
Ses yeux, longtemps fermés,
s'ouvrirent à la fin:
Il connut son erreur. Occupé de
sa crainte,
Il laissa pour son fils échapper
quelque plainte,
Et voulut, mais trop tard,
assembler ses amis.
Ses gardes, son palais, son lit
m'étaient soumis.
Je lui laissai sans fruit
consumer sa tendresse;
De ses derniers soupirs je me
rendis maîtresse:
Mes soins, en apparence,
épargnant ses douleurs,
De son fils, en mourant, lui
cachèrent les pleurs.
Il mourut. Mille bruits en
courent à ma honte.
J'arrêtai de sa mort la nouvelle
trop prompte,
Et tandis que Burrhus allait
secrètement
De l'armée en vos mains exiger le
serment,
Que vous marchiez au camp,
conduit sous mes auspices,
Dans Rome les autels fumaient de
sacrifices:
Par mes ordres trompeurs tout le
peuple excité
Du prince déjà mort demandait la
santé.
Enfin des légions l'entière
obéissance
Ayant de votre empire affermi la
puissance,
On vit Claude, et le peuple,
étonné de son sort,
Apprit en même temps votre règne
et sa mort.
C'est le sincère aveu que je
voulais vous faire.
Voilà tous mes forfaits. En voici
le salaire.
Du fruit de tant de soins à peine
jouissant
En avez-vous six mois paru
reconnaissant,
Que lassé d'un respect qui vous
gênait peut-être,
Vous avez affecté de ne me plus
connaître.
J'ai vu Burrhus, Sénèque,
aigrissant vos soupçons,
De l'infidélité vous tracer des
leçons,
Ravis d'être vaincus dans leur
propre science.
J'ai vu favorisés de votre
confiance
Othon, Sénécion, jeunes
voluptueux,
Et de tous vos plaisirs flatteurs
respectueux;
Et lorsque vos mépris excitant
mes murmures,
Je vous ai demandé raison de tant
d'injures,
Seul recours d'un ingrat qui se
voit confondu,
Par de nouveaux affronts vous
m'avez répondu.
Aujourd'hui je promets Junie à
votre frère,
Ils se flattent tous deux du
choix de votre mère:
Que faites-vous? Junie, enlevée à
la cour,
Devient en une nuit l'objet de
votre amour;
Je vois de votre cœur Octavie
effacée,
Prête à sortir du lit où je
l'avais placée;
Je vois Pallas banni, votre frère
arrêté;
Vous attentez enfin jusqu'à ma
liberté:
Burrhus ose sur moi porter ses
mains hardies.
Et lorsque, convaincu de tant de
perfidies,
Vous deviez ne me voir que pour
les expier,
C'est vous qui m'ordonnez de me
justifier.
Néron
Je me souviens toujours que je
vous dois l'empire,
Et sans vous fatiguer du soin de
le redire,
Votre bonté, Madame, avec
tranquillité
Pouvait se reposer sur ma
fidélité.
Aussi bien ces soupçons, ces
plaintes assidues,
Ont fait croire à tous ceux qui
les ont entendues
Que jadis (j'ose ici vous le dire
entre nous)
Vous n'aviez, sous mon nom,
travaillé que pour vous.
"Tant d'honneurs, disaient-ils,
et tant de déférences,
Sont-ce de ses bienfaits de
faibles récompenses?
Quel crime a donc commis ce fils
tant condamné?
Est-ce pour obéir qu'elle l'a
couronné?
N'est-il de son pouvoir que le
dépositaire?"
Non que, si jusque-là j'avais pu
vous complaire,
Je n'eusse pris plaisir, Madame,
à vous céder
Ce pouvoir que vos cris
semblaient redemander;
Mais Rome veut un maître, et non
une maîtresse.
Vous entendiez les bruits
qu'excitait ma faiblesse.
Le sénat chaque jour et le
peuple, irrités
De s'ouïr par ma voix dicter vos
volontés,
Publiaient qu'en mourant Claude
avec sa puissance
M'avait encor laissé sa simple
obéissance.
Vous avez vu cent fois nos
soldats en courroux
Porter en murmurant leurs aigles
devant vous,
Honteux de rabaisser par cet
indigne usage
Les héros dont encore elles
portent l'image.
Toute autre se serait rendue à
leurs discours,
Mais si vous ne régnez, vous vous
plaignez toujours.
Avec Britannicus contre moi
réunie,
Vous le fortifiez du parti de
Junie,
Et la main de Pallas trame tous
ces complots.
Et lorsque malgré moi j'assure
mon repos,
On vous voit de colère et de
haine animée.
Vous voulez présenter mon rival à
l'armée:
Déjà jusques au camp le bruit en
a couru.
Agrippine
Moi, le faire empereur? Ingrat!
l'avez-vous cru?
Quel serait mon dessein?
qu'aurais-je pu prétendre?
Quels honneurs dans sa cour, quel
rang pourrais-je attendre?
Ah! si sous votre empire on ne
m'épargne pas,
Si mes accusateurs observent tous
mes pas,
Si de leur empereur ils
poursuivent la mère,
Que ferais-je au milieu d'une
cour étrangère?
Ils me reprocheraient, non des
cris impuissants,
Des desseins étouffés aussitôt
que naissants,
Mais des crimes pour vous commis
à votre vue,
Et dont je ne serais que trop tôt
convaincue.
Vous ne me trompez point, je vois
tous vos détours:
Vous êtes un ingrat, vous le
fûtes toujours.
Dès vos plus jeunes ans, mes
soins et mes tendresses
N'ont arraché de vous que de
feintes caresses.
Rien ne vous a pu vaincre, et
votre dureté
Aurait dû dans son cours arrêter
ma bonté.
Que je suis malheureuse! Et par
quelle infortune
Faut-il que tous mes soins me
rendent importune?
Je n'ai qu'un fils. O ciel, qui
m'entends aujourd'hui,
T'ai-je fait quelques vœux qui ne
fussent pour lui?
Remords, crainte, périls, rien ne
m'a retenue;
J'ai vaincu ses mépris; j'ai
détourné ma vue
Des malheurs qui dès lors me
furent annoncés;
J'ai fait ce que j'ai pu: vous
régnez, c'est assez.
Avec ma liberté que vous m'avez
ravie,
Si vous le souhaitez prenez encor
ma vie,
Pourvu que par ma mort tout le
peuple irrité
Ne vous ravisse pas ce qui m'a
tant coûté.
Néron
Eh bien donc! prononcez. Que
voulez-vous qu'on fasse?
Agrippine
De mes accusateurs qu'on punisse
l'audace;
Que de Britannicus on calme le
courroux;
Que Junie à son choix puisse
prendre un époux;
Qu'ils soient libres tous deux,
et que Pallas demeure;
Que vous me permettiez de vous
voir toute heure;
Que ce même Burrhus, qui nous
vient écouter,
A votre porte enfin n'ose plus
m'arrêter.
Néron
Oui, Madame, je veux que ma
reconnaissance
Désormais dans les cœurs grave
votre puissance,
Et je bénis déjà cette heureuse
froideur,
Qui de notre amitié va rallumer
l'ardeur.
Quoi que Pallas ait fait, il
suffit, je l'oublie,
Avec Britannicus je me
réconcilie,
Et quant à cet amour qui nous a
séparés,
Je vous fais notre arbitre, et
vous nous jugerez.
Allez donc, et portez cette joie
à mon frère.
Gardes, qu'on obéisse aux ordres
de ma mère.
Scène III
Néron, Burrhus
Burrhus
Que cette paix, Seigneur, et ces
embrassements
Vont offrir à mes yeux des
spectacles charmants!
Vous savez si jamais ma voix lui
fut contraire,
Si de son amitié j'ai voulu vous
distraire,
Et si j'ai mérité cet injuste
courroux.
Néron
Je ne vous flatte point, je me
plaignais de vous,
Burrhus: je vous ai crus tous
deux d'intelligence,
Mais son inimitié vous rend ma
confiance.
Elle se hâte trop, Burrhus, de
triompher:
J'embrasse mon rival, mais c'est
pour l'étouffer.
Burrhus
Quoi, Seigneur?
Néron
C'en est trop: il faut que sa
ruine
Me délivre à jamais des fureurs
d'Agrippine.
Tant qu'il respirera je ne vis
qu'à demi.
Elle m'a fatigué de ce nom
ennemi;
Et je ne prétends pas que sa
coupable audace
Une seconde fois lui promette ma
place.
Burrhus
Elle va donc bientôt pleurer
Britannicus?
Néron
Avant la fin du jour je ne le
craindrai plus.
Burrhus
Et qui de ce dessein vous inspire
l'envie?
Néron
Ma gloire, mon amour, ma sûreté,
ma vie.
Burrhus
Non, quoi que vous disiez, cet
horrible dessein
Ne fut jamais, Seigneur, conçu
dans votre sein.
Néron
Burrhus!
Burrhus
De votre bouche, ô ciel! puis-je
l'apprendre?
Vous-même sans frémir avez-vous
pu l'entendre?
Songez-vous dans quel sang vous
allez vous baigner?
Néron dans tous les cœurs est-il
las de régner?
Que dira-t-on de vous? Quelle est
votre pensée?
Néron
Quoi? toujours enchaîné de ma
gloire passée,
J'aurai devant les yeux je ne
sais quel amour
Que le hasard nous donne et nous
ôte en un jour?
Soumis à tous leurs vœux, à mes
désirs contraire,
Suis-je leur empereur seulement
pour leur plaire?
Burrhus
Et ne suffit-il pas, Seigneur, à
vos souhaits
Que le bonheur public soit un de
vos bienfaits?
C'est à vous à choisir, vous êtes
encor maître.
Vertueux jusqu'ici, vous pouvez
toujours l'être:
Le chemin est tracé, rien ne vous
retient plus;
Vous n'avez qu'à marcher de
vertus en vertus.
Mais si de vos flatteurs vous
suivez la maxime,
Il vous faudra, Seigneur, courir
de crime en crime,
Soutenir vos rigueurs par
d'autres cruautés,
Et laver dans le sang vos bras
ensanglantés.
Britannicus mourant excitera le
zèle
De ses amis, tout prêts à prendre
sa querelle.
Ces vengeurs trouveront de
nouveaux défenseurs,
Qui, même après leur mort, auront
des successeurs.
Vous allumez un feu qui ne pourra
s'éteindre.
Craint de tout l'univers, il vous
faudra tout craindre,
Toujours punir, toujours trembler
dans vos projets,
Et pour vos ennemis compter tous
vos sujets.
Ah! de vos premiers ans
l'heureuse expérience
Vous fait-elle, Seigneur, haïr
votre innocence?
Songez-vous au bonheur qui les a
signalés?
Dans quel repos, ô ciel! les
avez-vous coulés!
Quel plaisir de penser et de dire
en vous-même:
"Partout, en ce moment, on me
bénit, on m'aime;
On ne voit point le peuple à mon
nom s'alarmer;
Le ciel dans tous leurs pleurs ne
m'entend point nommer;
Leur sombre inimitié ne fuit
point mon visage;
Je vois voler partout les cœurs à
mon passage!"
Tels étaient vos plaisirs. Quel
changement, ô dieux!
Le sang le plus abject vous était
précieux.
Un jour, il m'en souvient, le
sénat équitable
Vous pressait de souscrire à la
mort d'un coupable;
Vous résistiez, Seigneur, à leur
sévérité:
Votre cœur s'accusait de trop de
cruauté,
Et plaignant les malheurs
attachés à l'empire:
"Je voudrais, disiez-vous, ne
savoir pas écrire".
Non, ou vous me croirez, ou bien
de ce malheur
Ma mort m'épargnera la vue et la
douleur:
On ne me verra point survivre à
votre gloire;
Si vous allez commettre une
action si noire,
(Il se jette à genoux.)
Me voilà prêt, Seigneur: avant
que de partir,
Faites percer ce cœur qui n'y
peut consentir;
Appelez les cruels qui vous l'ont
inspirée,
Qu'ils viennent essayer leur main
mal assurée...
Mais je vois que mes pleurs
touchent mon empereur,
Je vois que sa vertu frémit de
leur fureur.
Ne perdez point de temps,
nommez-moi les perfides
Qui vous osent donner ces
conseils parricides;
Appelez votre frère, oubliez dans
ses bras...
Néron
Ah! que demandez-vous?
Burrhus
Non, il ne vous hait pas,
Seigneur; on le trahit: je sais
son innocence;
Je vous réponds pour lui de son
obéissance.
J'y cours. Je vais presser un
entretien si doux.
Néron
Dans mon appartement qu'il
m'attende avec vous.
Scène IV
Néron, Narcisse
Narcisse
Seigneur, j'ai tout prévu pour
une mort si juste.
Le poison est tout prêt. La
fameuse Locuste
A redoublé pour moi ses soins
officieux:
Elle a fait expirer un esclave à
mes yeux;
Et le fer est moins prompt pour
trancher une vie
Que le nouveau poison que sa main
me confie.
Néron
Narcisse, c'est assez; je
reconnais ce soin,
Et ne souhaite pas que vous
alliez plus loin.
Narcisse
Quoi? pour Britannicus votre
haine affaiblie
Me défend...
Néron
Oui, Narcisse: on nous
réconcilie.
Narcisse
Je me garderai bien de vous en
détourner,
Seigneur. Mais il s'est vu tantôt
emprisonner:
Cette offense en son cœur sera
longtemps nouvelle.
Il n'est point de secrets que le
temps ne révèle:
Il saura que ma main lui devait
présenter
Un poison que votre ordre avait
fait apprêter.
Les dieux de ce dessein
puissent-ils le distraire!
Mais peut-être il fera ce que
vous n'osez faire.
Néron
On répond de son cœur, et je
vaincrai le mien.
Narcisse
Et l'hymen de Junie en est-il le
lien?
Seigneur, lui faites-vous encor
ce sacrifice?
Néron
C'est prendre trop de soin. Quoi
qu'il en soit, Narcisse,
Je ne le compte plus parmi mes
ennemis.
Narcisse
Agrippine, Seigneur, se l'était
bien promis:
Elle a repris sur vous son
souverain empire.
Néron
Quoi donc? Qu'a-t-elle dit? Et
que voulez-vous dire?
Narcisse
Elle s'en est vantée assez
publiquement.
Néron
De quoi?
Narcisse
Qu'elle n'avait qu'à vous voir un
moment,
Qu'à tout ce grand éclat, à ce
courroux funeste,
On verrait succéder un silence
modeste;
Que vous-même à la paix
souscririez le premier,
Heureux que sa bonté daignât tout
oublier.
Néron
Mais, Narcisse, dis-moi, que
veux-tu que je fasse?
Je n'ai que trop de pente à punir
son audace,
Et si je m'en croyais, ce
triomphe indiscret
Serait bientôt suivi d'un éternel
regret.
Mais de tout l'univers quel sera
le langage?
Sur les pas des tyrans veux-tu
que je m'engage,
Et que Rome, effaçant tant de
titres d'honneur,
Me laisse pour tous noms celui
d'empoisonneur?
Ils mettront ma vengeance au rang
des parricides.
Narcisse
Et prenez-vous, Seigneur, leurs
caprices pour guides?
Avez-vous prétendu qu'ils se
tairaient toujours?
Est-ce à vous de prêter l'oreille
à leurs discours?
De vos propres désirs
perdrez-vous la mémoire?
Et serez-vous le seul que vous
n'oserez croire?
Mais, Seigneur, les Romains ne
vous sont pas connus.
Non, non, dans leurs discours ils
sont plus retenus.
Tant de précaution affaiblit
votre règne:
Ils croiront, en effet, mériter
qu'on les craigne.
Au joug, depuis longtemps, ils se
sont façonnés:
Ils adorent la main qui les tient
enchaînés.
Vous les verrez toujours ardents
à vous complaire.
Leur prompte servitude a fatigué
Tibère.
Moi-même, revêtu d'un pouvoir
emprunté,
Que je reçus de Claude avec la
liberté,
J'ai cent fois, dans le cours de
ma gloire passée,
Tenté leur patience, et ne l'ai
point lassée.
D'un empoisonnement vous craignez
la noirceur?
Faites périr le frère, abandonnez
la sœur;
Rome, sur ses autels, prodiguant
les victimes,
Fussent-ils innocents, leur
trouvera des crimes;
Vous verrez mettre au rang des
jours infortunés
Ceux où jadis la sœur et le frère
sont nés.
Néron
Narcisse, encore un coup, je ne
puis l'entreprendre.
J'ai promis à Burrhus, il a fallu
me rendre.
Je ne veux point encore, en lui
manquant de foi,
Donner à sa vertu des armes
contre moi.
J'oppose à ses raisons un courage
inutile:
Je ne l'écoute point avec un cœur
tranquille.
Narcisse
Burrhus ne pense pas, Seigneur,
tout ce qu'il dit:
Son adroite vertu ménage son
crédit.
Ou plutôt ils n'ont tous qu'une
même pensée:
Ils verraient par ce coup leur
puissance abaissée;
Vous seriez libre alors,
Seigneur; et devant vous,
Ces maîtres orgueilleux
fléchiraient comme nous.
Quoi donc? ignorez-vous tout ce
qu'ils osent dire?
"Néron, s'ils en sont crus, n'est
point né pour l'empire;
Il ne dit, il ne fait que ce
qu'on lui prescrit:
Burrhus conduit son cœur, Sénèque
son esprit.
Pour toute ambition, pour vertu
singulière,
Il excelle à conduire un char
dans la carrière,
A disputer des prix indignes de
ses mains,
A se donner lui-même en spectacle
aux Romains,
A venir prodiguer sa voix sur un
théâtre,
A réciter des chants qu'il veut
qu'on idolâtre,
Tandis que des soldats, de
moments en moments,
Vont arracher pour lui les
applaudissements."
Ah! ne voulez-vous pas les forcer
à se taire?
Néron
Viens, Narcisse: allons voir ce
que nous devons faire.
Acte cinquième
Scène I
Britannicus, Junie
Britannicus
Oui, Madame, Néron (qui l'aurait
pu penser?)
Dans son appartement m'attend
pour m'embrasser.
Il y fait de sa cour inviter la
jeunesse:
Il veut que d'un festin la pompe
et l'allégresse
Confirment à leurs yeux la foi de
nos serments,
Et réchauffent l'ardeur de nos
embrassements.
Il éteint cet amour, source de
tant de haine,
Il vous fait de mon sort arbitre
souveraine.
Pour moi, quoique banni du rang
de mes aïeux,
Quoique de leur dépouille il se
pare à mes yeux,
Depuis qu'à mon amour cessant
d'être contraire
Il semble me céder la gloire de
vous plaire,
Mon cœur, je l'avouerai, lui
pardonne en secret,
Et lui laisse le reste avec moins
de regret.
Quoi! je ne serai plus séparé de
vos charmes?
Quoi! même en ce moment, je puis
voir sans alarmes
Ces yeux que n'ont émus ni
soupirs ni terreur,
Qui m'ont sacrifié l'empire et
l'empereur!
Ah! Madame... Mais quoi? Quelle
nouvelle crainte
Tient parmi mes transports votre
joie en contrainte?
D'où vient qu'en m'écoutant, vos
yeux, vos tristes yeux,
Avec de longs regards se tournent
vers les cieux?
Qu'est-ce que vous craignez?
Junie
Je l'ignore moi-même;
Mais je crains.
Britannicus
Vous m'aimez?
Junie
Hélas! si je vous aime?
Britannicus
Néron ne trouble plus notre
félicité.
Junie
Mais me répondez-vous de sa
sincérité?
Britannicus
Quoi? vous le soupçonnez d'une
haine couverte?
Junie
Néron m'aimait tantôt, il jurait
votre perte;
Il me fuit, il vous cherche: un
si grand changement
Peut-il être, Seigneur, l'ouvrage
d'un moment?
Britannicus
Cet ouvrage, Madame, est un coup
d'Agrippine:
Elle a cru que ma perte
entraînait sa ruine.
Grâce aux préventions de son
esprit jaloux,
Nos plus grands ennemis ont
combattu pour nous.
Je m'en fie aux transports
qu'elle m'a fait paraître;
Je m'en fie à Burrhus; j'en crois
même son maître:
Je crois qu'à mon exemple
impuissant à trahir,
Il hait à cœur ouvert, ou cesse
de haïr.
Junie
Seigneur, ne jugez pas de son
cœur par le vôtre:
Sur des pas différents vous
marchez l'un et l'autre.
Je ne connais Néron et la cour
que d'un jour,
Mais, si j'ose le dire, hélas!
dans cette cour
Combien tout ce qu'on dit est
loin de ce qu'on pense!
Que la bouche et le cœur sont peu
d'intelligence!
Avec combien de joie on y trahit
sa foi!
Quel séjour étranger et pour vous
et pour moi!
Britannicus
Mais que son amitié soit
véritable ou feinte,
Si vous craignez Néron, lui-même
est-il sans crainte?
Non, non, il n'ira point, par un
lâche attentat,
Soulever contre lui le peuple et
le sénat.
Que dis-je? Il reconnaît sa
dernière injustice.
Ses remords ont paru, même aux
yeux de Narcisse.
Ah! s'il vous avait dit, ma
Princesse, à quel point...
Junie
Mais Narcisse, seigneur, ne vous
trahit-il point?
Britannicus
Et pourquoi voulez-vous que mon
cœur s'en défie?
Junie
Et que sais-je? Il y va,
Seigneur, de votre vie.
Tout m'est suspect: je crains que
tout ne soit séduit.
Je crains Néron, je crains le
malheur qui me suit.
D'un noir pressentiment malgré
moi prévenue,
Je vous laisse à regret éloigner
de ma vue.
Hélas! si cette paix dont vous
vous repaissez
Couvrait contre vos jours
quelques pièges dressés!
Si Néron, irrité de notre
intelligence,
Avait choisi la nuit pour cacher
sa vengeance!
S'il préparait ses coups tandis
que je vous vois!
Et si je vous parlais pour la
dernière fois!
Ah! Prince!
Britannicus
Vous pleurez! Ah! ma chère
Princesse!
Et pour moi jusque-là votre cœur
s'intéresse?
Quoi, Madame? en un jour où plein
de sa grandeur
Néron croit éblouir vos yeux de
sa splendeur,
Dans des lieux où chacun me fuit
et le révère,
Aux pompes de sa cour préférer ma
misère?
Quoi? dans ce même jour et dans
ces mêmes lieux,
Refuser un empire et pleurer à
mes yeux?
Mais, Madame, arrêtez ces
précieuses larmes:
Mon retour va bientôt dissiper
vos alarmes.
Je me rendrais suspect par un
plus long séjour.
Adieu. Je vais, le cœur tout
plein de mon amour,
Au milieu des transports d'une
aveugle jeunesse,
Ne voir, n'entretenir que ma
belle princesse.
Adieu.
Junie
Prince...
Britannicus
On m'attend, Madame, il faut
partir.
Junie
Mais du moins attendez qu'on vous
vienne avertir.
Scène II
Agrippine, Britannicus, Junie
Agrippine
Prince, que tardez-vous? Partez
en diligence:
Néron impatient se plaint de
votre absence.
La joie, et le plaisir, de tous
les conviés
Attend pour éclater que vous vous
embrassiez.
Ne faites point languir une si
juste envie;
Allez. Et nous, Madame, allons
chez Octavie.
Britannicus
Allez, belle Junie, et d'un
esprit content,
Hâtez-vous d'embrasser ma sœur
qui vous attend.
Dès que je le pourrai, je reviens
sur vos traces,
Madame, et de vos soins j'irai
vous rendre grâces.
Scène III
Agrippine, Junie
Agrippine
Madame, ou je me trompe, ou
durant vos adieux,
Quelques pleurs répandus ont
obscurci vos yeux.
Puis-je savoir quel trouble a
formé ce nuage?
Doutez-vous d'une paix dont je
fais mon ouvrage?
Junie
Après tous les ennuis que ce jour
m'a coûtés,
Ai-je pu rassurer mes esprits
agités?
Hélas! à peine encor je conçois
ce miracle,
Quand même à vos bontés, je
craindrais quelque obstacle,
Le changement, Madame, est commun
à la cour,
Et toujours quelque crainte
accompagne l'amour.
Agrippine
Il suffit. J'ai parlé, tout a
changé de face.
Mes soins à vos soupçons ne
laissent point de place.
Je réponds d'une paix jurée entre
mes mains,
Néron m'en a donné des gages
trops certains.
Ah! si vous aviez vu par combien
de caresses
Il m'a renouvelé la foi de ses
promesses!
Par quels embrassements il vient
de m'arrêter!
Ses bras, dans nos adieux, ne
pouvaient me quitter.
Sa facile bonté, sur son front
répandue,
Jusqu'aux moindres secrets est
d'abord descendue:
Il s'épanchait en fils qui vient
en liberté
Dans le sein de sa mère oublier
sa fierté,
Mais bientôt, reprenant un visage
sévère,
Tel que d'un empereur qui
consulte sa mère,
Sa confidence auguste a mis entre
mes mains
Des secrets d'où dépend le destin
des humains.
Non, il le faut ici confesser à
sa gloire,
Son cœur n'enferme point une
malice noire,
Et nos seuls ennemis, altérant sa
bonté,
Abusaient contre nous de sa
facilité.
Mais enfin, à son tour, leur
puissance décline;
Rome encore une fois va connaître
Agrippine;
Déjà de ma faveur on adore le
bruit.
Cependant en ces lieux
n'attendons pas la nuit:
Passons chez Octavie, et
donnons-lui le reste
D'un jour autant heureux que je
l'ai cru funeste.
Mais qu'est-ce que j'entends?
Quel tumulte confus?
Que peut-on faire?
Junie
O ciel! sauvez Britannicus!
Scène IV
Agrippine, Junie, Burrhus
Agrippine
Burrhus, où courez-vous? Arrêtez.
Que veut dire...
Burrhus
Madame, c'en est fait,
Britannicus expire.
Junie
Ah! mon Prince!
Agrippine
Il expire?
Burrhus
Ou plutôt il est mort,
Madame.
Junie
Pardonnez, Madame, à ce
transport.
Je vais le secourir, si je puis,
ou le suivre.
Scène V
Agrippine, Burrhus
Agrippine
Quel attentat, Burrhus!
Burrhus
Je n'y pourrai survivre,
Madame: il faut quitter la cour
et l'empereur.
Agrippine
Quoi? du sang de son frère il n'a
point eu d'horreur?
Burrhus
Ce dessein s'est conduit avec
plus de mystère.
A peine l'empereur a vu venir son
frère,
Il se lève, il l'embrasse, on se
tait, et soudain
César prend le premier une coupe
à la main:
"Pour achever ce jour sous de
meilleurs auspices,
Ma main de cette coupe épanche
les prémices,
Dit-il; dieux, que j'appelle à
cette effusion,
Venez favoriser notre réunion."
Par les mêmes serments
Britannicus se lie.
La coupe dans ses mains par
Narcisse est remplie,
Mais ses lèvres à peine en ont
touché les bords...
Le fer ne produit point de si
puissants efforts,
Madame: la lumière à ses yeux est
ravie,
Il tombe sur son lit sans chaleur
et sans vie.
Jugez combien ce coup frappe tous
les esprits:
La moitié s'épouvante et sort
avec des cris,
Mais ceux qui de la cour ont un
plus long usage
Sur les yeux de César composent
leur visage.
Cependant sur son lit il demeure
penché;
D'aucun étonnement il ne paraît
touché:
"Ce mal, dont vous craignez,
dit-il, la violence
A souvent, sans péril, attaqué
son enfance."
Narcisse veut en vain affecter
quelque ennui,
Et sa perfide joie éclate malgré
lui.
Pour moi, dût l'empereur punir ma
hardiesse,
D'une odieuse cour j'ai traversé
la presse,
Et j'allais, accablé de cet
assassinat,
Pleurer Britannicus, César et
tout l'Etat.
Agrippine
Le voici. Vous verrez si c'est
moi qui l'inspire.
Scène VI
Néron, Agrippine, Burrhus,
Narcisse
Néron, voyant Agrippine.
Dieux!
Agrippine
Arrêtez, Néron: j'ai deux mots à
vous dire.
Britannicus est mort, je
reconnais les coups,
Je connais l'assassin.
Néron
Et qui, Madame?
Agrippine
Vous.
Néron
Moi! Voilà les soupçons dont vous
êtes capable.
Il n'est point de malheur dont je
ne sois coupable,
Et si l'on veut, Madame, écouter
vos discours,
Ma main de Claude même aura
tranché les jours.
Son fils vous était cher; sa mort
peut vous confondre,
Mais des coups du destin je ne
puis pas répondre.
Agrippine
Non, non, Britannicus est mort
empoisonné:
Narcisse a fait le coup, vous
l'avez ordonné.
Néron
Madame!... Mais qui peut vous
tenir ce langage?
Narcisse
Hé! Seigneur, ce soupçon vous
fait-il tant d'outrage?
Britannicus, Madame, eut des
desseins secrets
Qui vous auraient coûté de plus
justes regrets.
Il aspirait plus loin qu'à
l'hymen de Junie;
De vos propres bontés il vous
aurait punie.
Il vous trompait vous-même, et
son cœur offensé
Prétendait tôt ou tard rappeler
le passé.
Soit donc que malgré vous le sort
vous ait servie,
Soit qu'instruit des complots qui
menaçaient sa vie,
Sur ma fidélité César s'en soit
remis,
Laissez les pleurs, Madame, à vos
seuls ennemis;
Qu'ils mettent ce malheur au rang
des plus sinistres.
Mais vous...
Agrippine
Poursuis, Néron; avec de tels
ministres,
Par des faits glorieux tu te vas
signaler.
Poursuis. Tu n'as pas fait ce pas
pour reculer.
Ta main a commencé par le sang de
ton frère;
Je prévois que tes coups
viendront jusqu'à ta mère.
Dans le fond de ton cœur, je sais
que tu me hais;
Tu voudras t'affranchir du joug
de mes bienfaits.
Mais je veux que ma mort te soit
même inutile;
Ne crois pas qu'en mourant je te
laisse tranquille.
Rome, ce ciel, ce jour que tu
reçus de moi.
Partout, à tout moment,
m'offriront devant toi.
Tes remords te suivront comme
autant de furies,
Tu croiras les calmer par
d'autres barbaries:
Ta fureur, s'irritant soi-même
dans son cours,
D'un sang toujours nouveau
marquera tous tes jours.
Mais j'espère qu'enfin le ciel,
las de tes crimes,
Ajoutera ta perte à tant d'autres
victimes,
Qu'après t'être couvert de leur
sang et du mien,
Tu te verras forcé de répandre le
tien,
Et ton nom paraîtra dans la race
future,
Aux plus cruels tyrans une
cruelle injure.
Voilà ce que mon cœur se présage
de toi.
Adieu. Tu peux sortir.
Néron
Narcisse, suivez-moi.
Scène VII
Agrippine, Burrhus
Agrippine
Ah ciel! de mes soupçons quelle
était l'injustice!
Je condamnais Burrhus pour
écouter Narcisse.
Burrhus, avez-vous vu quels
regards furieux
Néron en me quittant m'a laissés
pour adieux?
C'en est fait, le cruel n'a plus
rien qui l'arrête:
Le coup qu'on m'a prédit va
tomber sur ma tête.
Il vous accablera vous-même à
votre tour.
Burrhus
Ah! Madame, pour moi j'ai vécu
trop d'un jour.
Plût au ciel que sa main,
heureusement cruelle,
Eût fait sur moi l'essai de sa
fureur nouvelle!
Qu'il ne m'eût pas donné, par ce
triste attentat,
Un gage trop certain des malheurs
de l'Etat!
Son crime seul n'est pas ce qui
me désespère;
Sa jalousie a pu l'armer contre
son frère;
Mais s'il vous faut, Madame,
expliquer ma douleur:
Néron l'a vu mourir sans changer
de couleur.
Ses yeux indifférents ont déjà la
constance
D'un tyran dans le crime endurci
dès l'enfance.
Qu'il achève, Madame, et qu'il
fasse périr
Un ministre importun qui ne le
peut souffrir.
Hélas! loin de vouloir éviter sa
colère,
La plus soudaine mort me sera la
plus chère.
Scène
dernière
Agrippine, Burrhus, Albine
Albine
Ah! Madame! ah! Seigneur! courez
vers l'empereur,
Venez sauver César de sa propre
fureur:
Il se voit pour jamais séparé de
Junie.
Agrippine
Quoi? Junie elle-même a terminé
sa vie?
Albine
Pour accabler César d'un éternel
ennui,
Madame, sans mourir elle est
morte pour lui.
Vous savez de ces lieux comme
elle s'est ravie:
Elle a feint de passer chez la
triste Octavie;
Mais bientôt elle a pris des
chemins écartés
Où mes yeux ont suivi ses pas
précipités.
Des portes du palais elle sort
éperdue.
D'abord elle a d'Auguste aperçu
la statue,
Et mouillant de ses pleurs le
marbre de ses pieds,
Que de ses bras pressants elle
tenait liés:
"Prince, par ces genoux,
dit-elle, que j'embrasse,
Protège en ce moment le reste de
ta race.
Rome, dans ton palais, vient de
voir immoler
Le seul de tes neveux qui te pût
ressembler.
On veut après sa mort que je lui
sois parjure;
Mais pour lui conserver une foi
toujours pure,
Prince, je me dévoue à ces dieux
immortels
Dont ta vertu t'a fait partager
les autels."
Le peuple cependant, que ce
spectacle étonne,
Vole de toutes parts, se presse,
l'environne,
S'attendrit à ses pleurs, et
plaignant son ennui,
D'une commune voix la prend sous
son appui.
Ils la mènent au temple, où
depuis tant d'années
Au culte des autels nos vierges
destinées
Gardent fidèlement le dépôt
précieux
Du feu toujours ardent qui brûle
pour nos dieux.
César les voit partir sans oser
les distraire.
Narcisse, plus hardi, s'empresse
pour lui plaire:
Il vole vers Junie, et sans
s'épouvanter,
D'une profane main commence à
l'arrêter.
De mille coups mortels, son
audace est punie;
Son infidèle sang rejaillit sur
Junie.
César, de tant d'objets en même
temps frappé,
Le laisse entre les mains qui
l'ont enveloppé.
Il rentre. Chacun fuit son
silence farouche.
Le seul nom de Junie échappe de
sa bouche.
Il marche sans dessein, ses yeux
mal assurés
N'osent lever au ciel leurs
regards égarés,
Et l'on craint, si la nuit jointe
à la solitude
Vient de son désespoir aigrir
l'inquiétude,
Si vous l'abandonnez plus
longtemps sans secours,
Que sa douleur bientôt n'attente
sur ses jours.
Le temps presse: courez. Il ne
faut qu'un caprice;
Il se perdrait, Madame.
Agrippine
Il se ferait justice.
Mais, Burrhus, allons voir
jusqu'où vont ses transports.
Voyons quel changement produiront
ses remords,
S'il voudra désormais suivre
d'autres maximes.
Burrhus
Plût aux dieux que ce fût le
dernier de ses crimes!