A l'origine, comme je l'ai fait remarquer, l'humanité se
présente sous des éparpillements nombreux, appelés tribus, n'offrant pas du tout
un état de civilisation produite par de grandes agglomérations. Les plus
civilisées parmi les nations les plus anciennes furent celles de la Chine, de
l'Égypte et de l'Assyrie qui ont été peuplées rapidement, et qui ont exercé une
grande influence sur les autres petits États. De ces grands foyers partirent des
courants civilisateurs. La Grèce est de civilisation relativement récente, car,
au moment où commence l'histoire des peuples helléniques, l'Assyrie et l'Égypte
étaient déjà à leur déclin.
Les tribus maritimes, à l'instar de celles du continent, se
disputaient les produits de leurs travaux et de leurs entreprises; de là,
l'origine et la coexistence du brigandage, de la piraterie et enfin de la
guerre. Des luttes incessantes amenèrent l'organisation des Confédérations. Les
tribus se cherchèrent
des auxiliaires parmi les peuplades ayant un même intérêt et, quelquefois
même, une commune origine. Ces coalitions se sont produites dans la plus haute
antiquité; on les trouve encore aujourd'hui chez les tribus sauvages de
l'Amérique et de l'Australie qui sont dans l'enfance de la civilisation. Ces
tribus se composaient de groupes de familles ayant à leur tête un chef, à la
fois justicier et prêtre. Les liens de la religion les unissaient dans un culte
commun. Le droit fédératif a pris naissance à cette époque. Les tribus vivaient
et priaient en confédération jusqu'au moment où elles finissaient par se fondre
en un seul peuple par l'effet du mouvement social. Parmi ces tribus confédérées,
il y en avait toujours une en possession d'une certaine suprématie sur les
autres, c'était à elle qu'appartenait la direction des affaires d'intérêt
commun, «l'hégémonie», selon l'expression grecque. L'esprit
d'exclusivisme était très répandu chez ces petits peuples. Chacun jugeait son
voisin d'une manière étroite; en dehors de l'hégémonie, il n'y avait que le
barbare. Le sentiment de la patrie y était poussé à l'excès: où fut-il plus
grand qu'à Rome? Le cosmopolitisme était absolument inconnu dans l'antiquité, où
nulle différence n'était faite entre l'étranger et l'ennemi. La tribu se
concentrait en elle-même et restait fermée hermétiquement à ceux qui n'étaient
pas nés dans son sein. Elle ne leur reconnaissait aucun droit; elle pillait et
tuait l'étranger; la
morale avait ses limites à la tribu, en dehors l'homme était une proie. Il en
est ainsi chez presque tous les sauvages. Le droit des gens international
existait, mais bien imparfait, entre les tribus confédérées seules; les droits
de l'homme, comme être humain, étaient inconnus, ils ne datent que des temps
modernes. Il n'est donc pas étonnant de trouver dans un état social pareil des
brigands, des corsaires et des marchands d'hommes.
Si nous ouvrons Hérodote, nous voyons que ce père de
l'histoire commence son premier livre et son premier chapitre par le récit
d'enlèvements, ou pour nous exprimer plus exactement, par le récit d'exploits de
piraterie commis contre des femmes par les Phéniciens. Ce peuple s'était adonné
de bonne heure à la navigation. Les vaisseaux phéniciens, chargés de
marchandises de l'Assyrie et de l'Égypte, abordaient sur les divers points de la
Grèce, et de préférence à Argos qui tenait, à cette époque, le premier rang
entre toutes les villes de la contrée hellénique. Un jour que les Phéniciens
avaient étalé leur riche cargaison, ils virent arriver sur le rivage un nombre
de femmes parmi lesquelles se trouvait Io, fille du roi Inachus. Ces femmes
s'approchèrent des navires pour faire leurs emplettes, et alors, les Phéniciens,
s'étant donné le mot, se jetèrent sur elles. Quelques-unes s'échappèrent, mais
Io et les autres furent enlevées. Les Phéniciens montèrent aussitôt
sur leurs vaisseaux
et mirent à la voile pour l'Égypte.
Après cela, des Grecs, ayant abordé à Tyr, en Phénicie,
enlevèrent Europe, fille du roi. Ainsi, dit l'historien grec, l'outrage avait
été payé par l'outrage. Les Grecs se rendirent coupables d'une seconde offense:
ils enlevèrent Médée pendant le voyage de Jason en Colchide. Le roi Aétès envoya
un héraut en Grèce pour demander justice de ce rapt et réclamer sa fille. Les
Grecs répondirent qu'ils n'avaient reçu aucune satisfaction pour le rapt de
l'argienne Io, et que de même ils n'en accorderaient aucune. Deux générations
après, Pâris, fils de Priam, ayant ouï ces aventures, résolut d'enlever une
femme grecque, bien convaincu qu'il n'aurait à faire aucune réparation, puisque
les Grecs n'avaient rien accordé. Mais, lorsqu'il eut enlevé Hélène, les Grecs
prirent parti d'envoyer d'abord des messagers pour la réclamer. Les Troyens
alléguèrent l'enlèvement de Médée et répliquèrent par la réponse des Grecs à
Aétès. Les Grecs portèrent alors la guerre en Asie.
Tel est le récit d'Hérodote. Ce fut donc, en réalité, la
piraterie qui fut cause de la guerre de Troie[1].
Le même historien nous apprend que les Pélasges tyrrhéniens,
chassés de l'Attique par les Athéniens,
s'établirent dans les îles de Lemnos, Imbros et
Scyros, et cherchèrent bientôt à se venger. Connaissant très bien les jours des
fêtes des Athéniens, ils équipèrent des vaisseaux à cinquante rames, se mirent
en embuscade et enlevèrent un grand nombre d'Athéniennes qui célébraient la fête
de Diane, dans le bourg de Brauron. Ils les menèrent à Lemnos où ils les prirent
pour concubines. Ces femmes eurent de nombreux enfants, elles leur enseignèrent
la langue et les usages d'Athènes, ne les laissant pas se mêler aux enfants des
femmes pélasgiennes. Si l'un de ceux-ci venait frapper un des enfants des femmes
athéniennes, tous les autres accouraient pour le défendre et le venger. Le
courage et l'union de ces enfants firent réfléchir les Pélasges; ils
massacrèrent les enfants et leurs mères. Cet acte atroce rendit proverbiale la
cruauté des Lemniens[2].
On est frappé en lisant les auteurs anciens du nombre
considérable d'enlèvements que contiennent leurs écrits, et encore n'ont-ils
cité que les plus célèbres. C'est que, en effet, dans la société primitive, la
force préside à tout. La femme étant la plus faible tombe aux mains de l'homme
et devient sa propriété. Les traces de cette violence de l'homme à l'égard de la
femme existent de nos jours chez les Tcherkesses du Caucase; le futur doit
enlever par la force
sa fiancée, et celle-ci et ses parents ne se bornent pas toujours à n'opposer
qu'une molle résistance. Le prix que paie l'époux à la famille de sa femme,
après le rapt, est considéré comme une indemnité. Chez les diverses tribus des
bords de l'Amazone, placées à l'un des derniers degrés de la civilisation,
l'homme prend de force sa future épouse, et s'il ne le fait pas réellement, il
feint d'en agir ainsi. En Australie, de véritables combats ont lieu à cette
occasion, entre les tribus[1]. La
légende de l'enlèvement des Sabines, si célèbre dans l'histoire de Rome, est un
souvenir de ces rapts de femmes de tribus différentes.
Telles sont les considérations générales que je crois devoir
présenter avant d'entrer dans l'histoire de la piraterie. J'ai jugé nécessaire
de remonter aux premiers âges de l'humanité et de rechercher dans la
civilisation à son berceau les causes et les origines de la piraterie pour en
saisir le véritable caractère. J'établirai dans le cours de cet ouvrage, à
l'aide de documents rigoureusement exacts, que la piraterie n'apparut pas comme
une violation de la loi, ni comme un crime, mais bien comme une condition
déplorable sans doute, mais inhérente à la nature même et à la constitution de
la société primitive.
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