Personnages
Marc Antoine, Octave César, M. Emilius Lepidus : triumvirs.
Sextus Pompeius
Domitius Enobarbus, Ventidius, Eros, Scarus, Dercétas, Demetrius,
Philon : amis d'Antoine.
Mecene, Agrippa, Dolabella, Proculéius, Thyreus : amis de César.
Gallus, Menas, Menecrate, Varius : amis de Pompée.
Taurus, Cassidius, Silius, Euphrodius, Alexas, Mardian,
Seleucus, Diomède : serviturs de Cléopâtre.
Un
devin.
Un
paysan.
Cléopâtre, reine d'Égypte.
Octavie, soeur de César, femme d'Antoine.
Charmiane et Iras, femmes de Cléopâtre.
Officiers.
Soldats.
Messagers et serviteurs.
La scène
se passe dans diverses parties de l'empire romain.
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ACTE PREMIER
SCÈNE I
Alexandrie.—Un appartement du palais de
Cléopâtre.
Entrent DÉMÉTRIUS ET PHILON.
PHILON.—En vérité, ce fol amour de notre général passe la
mesure. Ses beaux yeux, qu'on voyait, au milieu de ses légions rangées en
bataille, étinceler, comme ceux de Mars armé, maintenant tournent leurs
regards, fixent leur attention sur un front basané. Son coeur de guerrier,
qui, plus d'une fois, dans la mêlée des grandes batailles, brisa sur son
sein les boucles de sa cuirasse, dément sa trempe. Il est devenu le soufflet
et l'éventail qui apaisent les impudiques désirs d'une Égyptienne.
Regarde, les voilà qui viennent. (Fanfares. Entrent
Antoine et Cléopâtre avec leur suite. Des eunuques agitent des éventails
devant Cléopâtre).—Observe-le bien, et tu verras en lui la
troisième colonne de l'univers
devenue le jouet d'une prostituée. Regarde et vois.
CLÉOPÂTRE.—Si c'est de l'amour, dites-moi, quel degré
d'amour?
ANTOINE.—C'est un amour bien pauvre, celui que l'on peut
calculer.
CLÉOPÂTRE.—Je veux établir, par une limite, jusqu'à quel
point je puis être aimée.
ANTOINE.—Alors il te faudra découvrir un nouveau ciel et
une nouvelle terre.
(Entre un serviteur.)
LE SERVITEUR.—Des nouvelles, mon bon seigneur, des
nouvelles de Rome!
ANTOINE.—Ta présence m'importune: sois bref.
CLÉOPÂTRE.—Non; écoute ces nouvelles, Antoine, Fulvie
peut-être est courroucée. Ou qui sait, si l'imberbe César ne vous envoie pas
ses ordres suprêmes: Fais ceci ou fais cela; empare-toi de ce royaume et
affranchis cet autre: obéis, ou nous te réprimanderons.
ANTOINE.—Comment, mon amour?
CLÉOPÂTRE.—Peut-être, et même cela est très-probable,
peut-être que vous ne devez pas vous arrêter plus longtemps ici; César vous
donne votre congé. Il faut donc l'entendre, Antoine.—Où sont les ordres de
Fulvie? de César, veux-je dire? ou de tous deux?—Faites entrer les
messagers.—Aussi vrai que je suis reine d'Égypte, tu rougis, Antoine: ce
sang qui te monte au visage rend hommage à César; ou c'est la honte qui
colore ton front, quand l'aigre voix de Fulvie te gronde.—Les messagers!
ANTOINE.—Que Rome se fonde dans le Tibre, que le vaste
portique de l'empire s'écroule! C'est ici qu'est mon univers. Les royaumes
ne sont qu'argile. Notre globe fangeux nourrit également la brute et
l'homme. Le noble emploi de la vie, c'est ceci (il
l'embrasse), quand un tendre couple, quand des amants comme nous
peuvent le faire. Et j'invite le monde sous peine de châtiment à reconnaître
que nous sommes incomparables!
CLÉOPÂTRE.—O rare imposture! Pourquoi a-t-il épousé
Fulvie s'il ne l'aimait pas? Je semblerai dupe, mais je ne le suis
pas.—Antoine sera toujours lui-même.
ANTOINE.—S'il est inspiré par Cléopâtre. Mais au nom de
l'amour et de ses douces heures, ne perdons pas le temps en fâcheux
entretiens. Nous ne devrions pas laisser écouler maintenant sans quelque
plaisir une seule minute de notre vie... Quel sera l'amusement de ce soir?
CLÉOPÂTRE.—Entendez les ambassadeurs.
ANTOINE.—Fi donc! reine querelleuse, à qui tout sied:
gronder, rire, pleurer: chaque passion brigue à l'envie l'honneur de
paraître belle et de se faire admirer sur votre visage. Point de députés! Je
suis à toi, et à toi seule, et ce soir, nous nous promènerons dans les rues
d'Alexandrie, et nous observerons les moeurs du peuple... Venez, ma reine:
hier au soir vous en aviez envie. (Au messager.)
Ne nous parle pas.
(Ils sortent avec leur suite.)
DÉMÉTRIUS.—Antoine fait-il donc si peu de cas de César?
PHILON.—Oui, quelquefois, quand il n'est plus Antoine, il
s'écarte trop de ce caractère qui devrait toujours accompagner Antoine.
DÉMÉTRIUS.—Je suis vraiment affligé de voir confirmer
tout ce que répète de lui à Rome la renommée, si souvent menteuse: mais
j'espère de plus nobles actions pour demain... Reposez doucement!
SCÈNE II
Un autre appartement du palais.
Entrent CHARMIANE, ALEXAS, IRAS ET
UN DEVIN.
CHARMIANE.—Seigneur Alexas, cher Alexas, incomparable,
presque tout-puissant Alexas, où est le devin que vous avez tant vanté à la
reine? Oh! que je voudrais connaître cet époux, qui, dites-vous, doit
couronner ses cornes de guirlandes!
ALEXAS.—Devin!
LE DEVIN.—Que désirez-vous?
CHARMIANE.—Est-ce cet homme?... Est-ce vous, monsieur,
qui connaissez les choses?
LE DEVIN.—Je sais lire un peu dans le livre immense des
secrets de la nature.
ALEXAS.—Montrez-lui votre main.
(Entre Énobarbus.)
ÉNOBARBUS.—Qu'on serve promptement le repas: et du vin en
abondance, pour boire à la santé de Cléopâtre.
CHARMIANE.—Mon bon monsieur, donnez-moi une bonne
fortune.
LE DEVIN.—Je ne la fais pas, mais je la devine.
CHARMIANE.—Eh bien! je vous prie, devinez-m'en une bonne.
LE DEVIN.—Vous serez encore plus belle que vous n'êtes.
CHARMIANE.—Il veut dire en embonpoint.
IRAS.—Non; il veut dire que vous vous farderez quand vous
serez vieille.
CHARMIANE.—Que les rides m'en préservent!
ALEXAS.—Ne troublez point sa prescience, et soyez
attentive.
CHARMIANE.—Chut!
LE DEVIN.—Vous aimerez plus que vous ne serez aimée.
CHARMIANE.—J'aimerais mieux m'échauffer le foie avec le
vin.
ALEXAS.—Allons, écoutez.
CHARMIANE.—Voyons, maintenant, quelque bonne aventure;
que j'épouse trois rois dans une matinée, que je devienne veuve de tous
trois, que j'aie à cinquante ans un fils auquel Hérode
de Judée rende hommage. Trouve-moi un moyen de me marier avec Octave César,
et de marcher l'égale de ma maîtresse.
LE DEVIN.—Vous survivrez à la reine que vous servez.
CHARMIANE.—Oh! merveilleux! J'aime bien mieux une longue
vie que des figues.
LE DEVIN.—Vous avez éprouvé dans le passé une meilleure
fortune que celle qui vous attend.
CHARMIANE.—A ce compte, il y a toute apparence que mes
enfants n'auront pas de nom. Je vous prie, combien dois-je avoir de garçons
et de filles?
LE DEVIN.—Si chacun de vos désirs avait un sein fécond,
vous auriez un million d'enfants.
CHARMIANE.—Tais-toi, insensé! Je te pardonne, parce que
tu es un sorcier.
ALEXAS.—Vous croyez que votre couche est la seule
confidente de vos désirs.
CHARMIANE.—Allons, viens. Dis aussi à Iras sa bonne
aventure.
ALEXAS.—Nous voulons tous savoir notre destinée.
ÉNOBARBUS.—Ma destinée, comme celle de la plupart de
vous, sera d'aller nous coucher ivres ce soir.
LE DEVIN.—Voilà une main qui présage la chasteté, si rien
ne s'y oppose d'ailleurs.
CHARMIANE.—Oui, comme le Nil débordé présage la famine...
IRAS.—Allez, folâtre compagne de lit, vous ne savez pas
prédire.
CHARMIANE.—Oui, si une main humide n'est pas un pronostic
de fécondité, il n'est pas vrai que je puisse me gratter l'oreille.—Je t'en
prie, dis-lui seulement une destinée tout ordinaire.
LE DEVIN.—Vos destinées se ressemblent.
IRAS.—Mais comment, comment? Citez quelques
particularités.
LE DEVIN.—J'ai dit.
IRAS.—Quoi! n'aurai-je pas seulement un pouce de bonne
fortune de plus qu'elle?
CHARMIANE.—Et si vous aviez un pouce de bonne fortune de
plus que moi, où le choisiriez-vous?
IRAS.—Ce ne serait pas au nez de mon mari.
CHARMIANE.—Que le ciel corrige nos mauvaises pensées!—Alexas!
allons, sa bonne aventure, à lui, sa bonne aventure. Oh! qu'il épouse une
femme qui ne puisse pas marcher. Douce Isis, je t'en supplie, que cette
femme meure! et alors donne-lui-en une pire encore, et après celle-là
d'autres toujours plus méchantes, jusqu'à ce que la pire de toutes le
conduise en riant à sa tombe, cinquante fois déshonoré. Bonne Isis, exauce
ma prière, et, quand tu devrais me refuser dans des occasions plus
importantes, accorde-moi cette grâce; bonne Isis, je t'en conjure!
IRAS.—Ainsi soit-il; chère déesse, entends la prière que
nous t'adressons toutes! car si c'est un crève-coeur de voir un bel homme
avec une mauvaise femme, c'est un chagrin mortel de voir un laid malotru
sans cornes: ainsi donc, chère Isis, par bienséance, donne-lui la destinée
qui lui convient.
CHARMIANE.—Ainsi soit-il.
ALEXAS.—Voyez-vous; s'il dépendait d'elles de me
déshonorer, elles se prostitueraient pour en venir à bout.
ÉNOBARBUS.—Silence: voici Antoine.
CHARMIANE.—Ce n'est pas lui; c'est la reine.
(Entre Cléopâtre.)
CLÉOPÂTRE.—Avez-vous vu mon seigneur?
ÉNOBARBUS.—Non, madame.
CLÉOPÂTRE.—Est-ce qu'il n'est pas venu ici?
CHARMIANE.—Non, madame.
CLÉOPÂTRE.—Il était d'une humeur gaie... Mais tout à coup
un souvenir de Rome a saisi son âme.—Énobarbus!
ÉNOBARBUS.—Madame?
CLÉOPÂTRE.—Cherchez-le, et l'amenez ici...—Où est Alexas?
ALEXAS.—Me voici, madame, à votre service.—Mon seigneur
s'avance.
(Antoine entre avec un messager et sa
suite.)
CLÉOPÂTRE.—Nous ne le regarderons pas.—Suivez-moi.
(Sortent Cléopâtre, Énobarbus, Alexas,
Iras, Charmiane, le devin et la suite.)
LE MESSAGER.—Fulvie, votre épouse, s'est avancée sur le
champ de bataille...
ANTOINE.—Contre mon frère Lucius?
LE MESSAGER.—Oui: mais cette guerre a bientôt été
terminée. Les circonstances les ont aussitôt réconciliés, et ils ont réuni
leurs forces contre César. Mais, dès le premier choc, la fortune de César
dans la guerre les a chassés tous deux de l'Italie.
ANTOINE.—Bien: qu'as-tu de plus funeste encore à
m'apprendre?
LE MESSAGER.—Les mauvaises nouvelles sont fatales à celui
qui les apporte.
ANTOINE.—Oui, quand elles s'adressent à un insensé, ou à
un lâche; poursuis.—Avec moi, ce qui est passé est passé, voilà mon
principe. Quiconque m'apprend une vérité, dût la mort être au bout de son
récit, je l'écoute comme s'il me flattait.
LE MESSAGER.—Labiénus, et c'est une sinistre nouvelle, a
envahi l'Asie Mineure depuis l'Euphrate avec son armée de Parthes; sa
bannière triomphante a flotté depuis la Syrie, jusqu'à la Lydie et l'Ionie;
tandis que...
ANTOINE.—Tandis qu'Antoine, voulais-tu dire...
LE MESSAGER.—Oh! mon maître!
ANTOINE.—Parle-moi sans détour: ne déguise point les
bruits populaires: appelle Cléopâtre comme on l'appelle à Rome; prends le
ton d'ironie avec lequel Fulvie parle de moi; reproche-moi mes fautes avec
toute la licence de la malignité et de la vérité réunies.—Oh! nous ne
portons que des ronces quand les vents violents demeurent immobiles; et le
récit de nos torts est pour nous une culture.—Laisse-moi un moment.
LE MESSAGER.—Selon votre plaisir, seigneur.
(Il sort.)
ANTOINE.—Quelles nouvelles de Sicyone? Appelle le
messager de Sicyone.
PREMIER SERVITEUR.—Le messager de Sicyone? y en a-t-il
un?
SECOND SERVITEUR.—Seigneur, il attend vos ordres.
ANTOINE.—Qu'il vienne.—Il faut que je brise ces fortes
chaînes égyptiennes, ou je me perds dans ma folle passion.
(Entre un autre messager.) Qui êtes-vous?
LE SECOND MESSAGER.—Votre épouse Fulvie est morte.
ANTOINE.—Où est-elle morte?
LE MESSAGER.—A Sicyone: la longueur de sa maladie, et
d'autres circonstances plus graves encore, qu'il vous importe de connaître,
sont détaillées dans cette lettre.
(Il lui donne la lettre.)
ANTOINE.—Laissez-moi seul. (Le
messager sort.) Voilà une grande âme partie! Je l'ai pourtant
désiré.—L'objet que nous avons repoussé avec dédain, nous voudrions le
posséder encore! Le plaisir du jour diminue par la révolution des temps et
devient une peine.—Elle est bonne parce qu'elle n'est plus. La main qui la
repoussait voudrait la ramener!—Il faut absolument que je m'affranchisse du
joug de cette reine enchanteresse. Mille maux plus grands que ceux que je
connais déjà sont près d'éclore de mon indolence.—Où es-tu, Énobarbus?
(Énobarbus entre.)
ÉNOBARBUS.—Que voulez-vous, seigneur?
ANTOINE.—Il faut que je parte sans délai de ces lieux.
ÉNOBARBUS.—En ce cas, nous tuons toutes nos femmes. Nous
voyons combien une dureté leur est mortelle: s'il leur faut subir notre
départ, la mort est là pour elles.
ANTOINE.—Il faut que je parte.
ÉNOBARBUS.—Dans une occasion pressante, que les femmes
meurent!—Mais ce serait pitié de les rejeter pour un rien, quoique comparées
à un grand intérêt elles doivent être comptées pour rien. Au moindre bruit
de ce dessein, Cléopâtre meurt, elle meurt aussitôt; je l'ai vue mourir
vingt fois pour des motifs bien plus légers. Je crois qu'il y a de l'amour
pour elle dans la mort, qui lui procure quelque jouissance amoureuse, tant
elle est prompte à mourir.
ANTOINE.—Elle est rusée à un point que l'homme ne peut
imaginer.
ÉNOBARBUS.—Hélas, non, seigneur! Ses passions ne sont
formées que des plus purs éléments de l'amour. Nous ne pouvons comparer ses
soupirs et ses larmes aux vents et aux flots. Ce sont de plus grandes
tempêtes que celles qu'annoncent les almanachs, ce ne peut être une ruse
chez elle. Si c'en est une, elle fait tomber la pluie aussi bien que
Jupiter.
ANTOINE.—Que je voudrais ne l'avoir jamais vue!
ÉNOBARBUS.—Ah! seigneur, vous auriez manqué de voir une
merveille; et n'avoir pas été heureux par elle, c'eût été décréditer votre
voyage.
ANTOINE.—Fulvie est morte.
ÉNOBARBUS.—Seigneur?
ANTOINE.—Fulvie est morte.
ÉNOBARBUS.—Fulvie?
ANTOINE.—Morte!
ÉNOBARBUS.—Eh bien! seigneur, offrez aux dieux un
sacrifice d'actions de grâces! Quand il plaît à leur divinité d'enlever à un
homme sa femme, ils lui montrent les tailleurs de la terre, pour le consoler
en lui faisant voir que lorsque les vieilles robes sont usées, il reste des
gens pour en faire de neuves. S'il n'y avait pas d'autre femme que Fulvie,
alors vous auriez une véritable blessure et des motifs pour vous lamenter;
mais votre chagrin porte avec lui sa consolation; votre vieille chemise vous
donne un jupon neuf. En vérité, pour verser des larmes sur un tel chagrin,
il faudrait les faire couler avec un oignon.
ANTOINE.—Les affaires qu'elle a entamées dans l'État ne
peuvent supporter mon absence.
ÉNOBARBUS.—Et les affaires que vous avez entamées ici ne
peuvent se passer de vous, surtout celle de Cléopâtre, qui dépend absolument
de votre présence.
ANTOINE.—Plus de frivoles réponses.—Que nos officiers
soient instruits de ma résolution. Je déclarerai à la reine la cause de
notre expédition, et j'obtiendrai de son amour la liberté de partir. Car ce
n'est pas seulement la mort de Fulvie, et d'autres motifs plus pressants
encore, qui parlent fortement à mon coeur: des lettres aussi de plusieurs de
nos amis qui travaillent pour nous dans Rome, pressent mon retour dans ma
patrie. Sextus Pompée a défié César, et il tient l'empire de la mer. Notre
peuple inconstant, dont l'amour ne s'attache jamais à l'homme de mérite, que
lorsque son mérite a disparu, commence à faire passer toutes les dignités et
la gloire du grand Pompée sur son fils, qui, grand déjà en renommée et en
puissance, plus grand encore par sa naissance et son courage, passe pour un
grand guerrier; si ses avantages vont en croissant, l'univers pourrait être
en danger. Plus d'un germe se développe, qui, semblable au poil d'un
coursier, n'a pas encore le
venin du serpent, mais est déjà doué de la vie. Apprends à ceux dont
l'emploi dépend de nous, que notre bon plaisir est de nous éloigner
promptement de ces lieux.
ÉNOBARBUS.—Je vais exécuter vos ordres.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
CLÉOPÂTRE, CHARMIANE, ALEXAS, IRAS.
CLÉOPÂTRE.—Où est-il?
CHARMIANE.—Je ne l'ai pas vu depuis.
CLÉOPÂTRE.—Voyez où il est, qui est avec lui, et ce qu'il
fait. Je ne vous ai pas envoyée.—Si vous le trouvez triste, dites que je
suis à danser; s'il est gai, annoncez que je viens de me trouver mal. Volez,
et revenez.
CHARMIANE.—Madame, il me semble que si vous l'aimez
tendrement, vous ne prenez pas les moyens d'obtenir de lui le même amour.
CLÉOPÂTRE.—Que devrais-je faire,... que je ne fasse?
CHARMIANE.—Cédez-lui en tout; ne le contrariez en rien.
CLÉOPÂTRE.—Tu parles comme une folle; c'est le moyen de
le perdre.
CHARMIANE.—Ne le poussez pas ainsi à bout, je vous en
prie, prenez garde: nous finissons par haïr ce que nous craignons trop
souvent. (Antoine entre.) Mais voici
Antoine.
CLÉOPÂTRE.—Je suis malade et triste.
ANTOINE.—Il m'est pénible de lui déclarer mon dessein.
CLÉOPÂTRE.—Aide-moi, chère Charmiane, à sortir de ce
lieu. Je vais tomber. Cela ne peut durer longtemps: la nature ne peut le
supporter.
ANTOINE.—Eh bien! ma chère reine...
CLÉOPÂTRE.—Je vous prie, tenez-vous loin de moi.
ANTOINE.—Qu'y a-t-il donc?
CLÉOPÂTRE.—Je lis dans vos yeux que vous avez reçu de
bonnes nouvelles. Que vous dit votre épouse?—Vous pouvez partir. Plût aux
dieux qu'elle ne vous eût jamais permis de venir!—Qu'elle ne dise pas
surtout que c'est moi qui vous retiens: je n'ai aucun pouvoir sur vous. Vous
êtes tout à elle.
ANTOINE.—Les dieux savent bien...
CLÉOPÂTRE.—Non, jamais reine ne fut si indignement
trahie... Cependant, dès l'abord, j'avais vu poindre ses trahisons.
ANTOINE.—Cléopâtre!
CLÉOPÂTRE.—Quand tu ébranlerais de tes serments le trône
même des dieux, comment pourrais-je croire que tu es à moi, que tu es
sincère, toi, qui as trahi Fulvie? Quelle passion extravagante a pu me
laisser séduire par ces serments des lèvres aussitôt violés que prononcés?
ANTOINE.—Ma tendre reine...
CLÉOPÂTRE.—Ah! de grâce, ne cherche point de prétexte
pour me quitter: dis-moi adieu, et pars. Lorsque tu me conjurais pour
rester, c'était alors le temps des paroles: tu ne parlais pas alors de
départ.—L'éternité était dans nos yeux et sur nos lèvres. Le bonheur était
peint sur notre front; aucune partie de nous-mêmes qui ne nous fît goûter la
félicité du ciel. Il en est encore ainsi, ou bien toi, le plus grand
guerrier de l'univers, tu en es devenu le plus grand imposteur!
ANTOINE.—Que dites-vous, madame?
CLÉOPÂTRE.—Que je voudrais avoir ta taille.—Tu
apprendrais qu'il y avait un coeur en Égypte.
ANTOINE.—Reine, écoutez-moi. L'impérieuse nécessité des
circonstances exige pour un temps notre service; mais mon coeur tout entier
reste avec vous. Partout, notre Italie étincelle des épées de la guerre
civile. Sextus Pompée s'avance jusqu'au port de Rome. L'égalité de deux
pouvoirs domestiques engendre les factions. Le parti odieux, devenu
puissant, redevient le parti chéri. Pompée proscrit, mais riche de la gloire
de son père, s'insinue insensiblement dans les coeurs de ceux qui n'ont
point gagné au gouvernement actuel: leur nombre s'accroît et devient
redoutable, et les esprits fatigués du repos aspirent à en sortir par
quelque résolution désespérée.—Un motif plus personnel pour moi, et qui doit
surtout vous rassurer sur mon départ, c'est la mort de Fulvie.
CLÉOPÂTRE.—Si l'âge n'a pu affranchir mon coeur de la
folie de l'amour, il l'a guéri du moins de la crédulité de l'enfance!—Fulvie
peut-elle mourir?
ANTOINE.—Elle est morte, ma reine. Jetez ici les yeux et
lisez à votre loisir tous les troubles qu'elle a suscités. La dernière
nouvelle est la meilleure; voyez en quel lieu, en quel temps elle est morte.
CLÉOPÂTRE.—O le plus faux des amants! Où sont les fioles
sacrées que tu as dû remplir des larmes de ta douleur? Ah! je vois
maintenant, je vois par la mort de Fulvie comment la mienne sera reçue!
ANTOINE.—Cessez vos reproches, et préparez-vous à
entendre les projets que je porte en mon sein, qui s'accompliront ou seront
abandonnés selon vos conseils. Je jure par le feu qui féconde le limon du
Nil, que je pars de ces lieux votre guerrier, votre esclave, faisant la paix
ou la guerre au gré de vos désirs.
CLÉOPÂTRE.—Coupe mon lacet, Charmiane, viens; mais
non.... laisse-moi: je me sens mal, et puis mieux dans un instant: c'est
ainsi qu'aime Antoine!
ANTOINE.—Reine bien-aimée, épargnez-moi: rendez justice à
l'amour d'Antoine, qui supportera aisément une juste procédure.
CLÉOPÂTRE.—Fulvie doit me l'avoir appris. Ah! de grâce,
détourne-toi, et verse des pleurs pour elle; puis, fais-moi tes adieux, et
dis que ces pleurs coulent pour l'Égypte. Maintenant, joue devant moi une
scène de dissimulation profonde et qui imite l'honneur parfait.
ANTOINE.—Vous m'échaufferez le sang.—Cessez.
CLÉOPÂTRE.—Tu pourrais faire mieux, mais ceci est bien
déjà.
ANTOINE.—Je jure par mon épée!...
CLÉOPÂTRE.—Jure aussi par ton bouclier... Son jeu
s'améliore; mais il n'est pas encore parfait.—Vois, Charmiane, vois, je te
prie, comme cet emportement sied bien à cet Hercule romain.
ANTOINE.—Je vous laisse, madame.
CLÉOPÂTRE.—Aimable seigneur, un seul mot... «Seigneur, il
faut donc nous séparer...» Non, ce n'est pas cela: «Seigneur, nous nous
sommes aimés.» Non, ce n'est pas cela; vous le savez assez!... C'est quelque
chose que je voudrais dire... Oh! ma mémoire est un autre Antoine; j'ai tout
oublié!
ANTOINE.—Si votre royauté ne comptait la nonchalance
parmi ses sujets, je vous prendrais vous-même pour la nonchalance.
CLÉOPÂTRE.—C'est un pénible travail que de porter cette
nonchalance aussi près du coeur que je la porte! Mais, seigneur, pardonnez,
puisque le soin de ma dignité me tue dès que ce soin vous déplaît. Votre
honneur vous rappelle loin de moi; soyez sourd à ma folie, qui ne mérite pas
la pitié; que tous les dieux soient avec vous! Que la victoire, couronnée de
lauriers, se repose sur votre épée, et que de faciles succès jonchent votre
sentier!
ANTOINE.—Sortons, madame, venez. Telle est notre
séparation, qu'en demeurant ici vous me suivez pourtant, et que moi, en
fuyant, je reste avec vous.—Sortons.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
Rome.—Un appartement dans la maison de
César.
Entrent OCTAVE, CÉSAR, LÉPIDE et
leur suite.
CÉSAR.—Vous voyez, Lépide, et vous saurez à l'avenir que
ce n'est point le vice naturel de César de haïr un grand rival.—Voici les
nouvelles d'Alexandrie. Il pêche, il boit, et les lampes de la nuit
éclairent ses débauches. Il n'est pas plus homme que Cléopâtre, et la veuve
de Ptolémée n'est pas plus efféminée que lui. Il a donné à peine audience à
mes députés, et daigne difficilement se rappeler qu'il a des collègues. Vous
reconnaîtrez dans Antoine l'abrégé de toutes les faiblesses dont l'humanité
est capable.
LÉPIDE.—Je ne puis croire qu'il ait des torts assez
grands pour obscurcir toutes ses vertus. Ses défauts sont comme les taches
du ciel, rendues plus éclatantes par les ténèbres de la nuit. Ils sont
héréditaires plutôt qu'acquis; il ne peut s'en corriger, mais il ne les a
pas cherchés.
CÉSAR.—Vous êtes trop indulgent. Accordons que ce ne soit
pas un crime de se laisser tomber sur la couche de Ptolémée, de donner un
royaume pour un sourire, de s'asseoir pour s'enivrer avec un esclave; de
chanceler, en plein midi, dans les rues, et de faire le coup de poing avec
une troupe de drôles trempés de sueur. Dites que cette conduite sied bien à
Antoine, et il faut que ce soit un homme d'une trempe bien extraordinaire
pour que ces choses ne soient pas des taches dans son caractère... Mais du
moins Antoine ne peut excuser ses souillures, quand sa légèreté
nous impose un si pesant fardeau: encore s'il ne consumait dans les voluptés
que ses moments de loisir, le dégoût et son corps exténué lui en
demanderaient compte; mais sacrifier un temps si précieux qui l'appelle à
quitter ses divertissements, et parle si haut pour sa fortune et pour la
nôtre, c'est mériter d'être grondé comme ces jeunes gens, qui, déjà dans
l'âge de connaître leurs devoirs, immolent leur expérience au plaisir
présent, et se révoltent contre le bon jugement.
(Entre un messager.)
LÉPIDE.—Voici encore des nouvelles.
LE MESSAGER, à César.—Vos
ordres sont exécutés, et d'heure en heure, très-noble César, vous serez
instruit de ce qui se passe. Pompée est puissant sur mer, et il paraît aimé
de tous ceux que la crainte seule attachait à César. Les mécontents se
rendent dans nos ports; et le bruit court qu'on lui a fait grand tort.
CÉSAR.—Je ne devais pas m'attendre à moins. L'histoire,
dès son origine, nous apprend que celui qui est au pouvoir a été bien-aimé
jusqu'au moment où il l'a obtenu; et que l'homme tombé dans la disgrâce, qui
n'avait jamais été aimé, qui n'avait jamais mérité l'amour du peuple, lui
devient cher dès qu'il tombe. Cette multitude ressemble au pavillon flottant
sur les ondes, qui avance ou recule, suit servilement l'inconstance du flot,
et s'use par son mouvement continuel.
LE MESSAGER.—César, je t'annonce que Ménécrate et Ménas,
deux fameux pirates, exercent leur empire sur les mers, qu'ils fendent et
sillonnent de vaisseaux de toute espèce. Ils font de fréquentes et vives
incursions sur les côtes d'Italie. Les peuples qui habitent les rivages
pâlissent à leur nom seul, et la jeunesse ardente se révolte. Nul vaisseau
ne peut se montrer qu'il ne soit pris aussitôt qu'aperçu. Le nom seul de
Pompée inspire plus de terreur que n'en inspirerait la présence même de
toute son armée.
CÉSAR.—Antoine, quitte tes débauches et tes voluptés!
Lorsque repoussé de Mutine, après avoir tué les deux consuls, Hirtius et
Pansa, tu fus poursuivi par la famine, tu la combattis, malgré ta molle
éducation, avec une patience plus grande que celle des sauvages. Tu bus
l'urine de tes chevaux, et des eaux fangeuses que les animaux mêmes auraient
rejetées avec dégoût. Ton palais ne dédaignait pas alors les fruits les plus
sauvages des buissons épineux. Tel que le cerf affamé, lorsque la neige
couvre les pâturages, tu mâchais l'écorce des arbres. On dit que sur les
Alpes tu te repus d'une chair étrange, dont la vue seule fit périr plusieurs
des tiens; et toi (ton honneur souffre maintenant de ces récits) tu
supportas tout cela en guerrier si intrépide, que ton visage même n'en fut
pas altéré.
LÉPIDE.—C'est bien dommage.
CÉSAR.—Que la honte le ramène promptement à Rome. Il est
temps que nous nous montrions tous deux sur le champ de bataille.
Assemblons, sans tarder, notre conseil, pour concerter nos projets. Pompée
prospère par notre indolence.
LÉPIDE.—Demain, César, je serai en état de vous
instruire, avec exactitude, de ce que je puis exécuter sur mer et sur terre,
pour faire face aux circonstances présentes.
CÉSAR.—C'est aussi le soin qui m'occupera jusqu'à demain.
Adieu.
LÉPIDE.—Adieu, seigneur. Tout ce que vous apprendrez
d'ici là des mouvements qui se passent au dehors, je vous conjure de m'en
faire part.
CÉSAR.—N'en doutez pas, seigneur; je sais que c'est mon
devoir.
(Ils sortent.)
SCÈNE V
Alexandrie.—Appartement du palais.
Entrent CLÉOPÂTRE, CHARMIANE, IRAS,
l'eunuque MARDIAN.
CLÉOPÂTRE.—Charmiane.
CHARMIANE.—Madame?
CLÉOPÂTRE.—Ah! ah! donne-moi une potion de mandragore.
CHARMIANE.—Pourquoi donc, madame?
CLÉOPÂTRE.—Afin que je puisse dormir pendant tout le
temps que mon Antoine sera absent.
CHARMIANE.—Vous songez trop à lui.
CLÉOPÂTRE.—O trahison!...
CHARMIANE.—Madame, j'espère qu'il n'en est point ainsi.
CLÉOPÂTRE.—Eunuque! Mardian!
MARDIAN.—Quel est le bon plaisir de Votre Majesté?
CLÉOPÂTRE.—Je ne veux pas maintenant t'entendre chanter.
Je ne prends aucun plaisir à ce qui vient d'un eunuque.—Il est heureux pour
toi que ton impuissance empêche tes pensées les plus libres d'aller errer
hors de l'Égypte. As-tu des inclinations?
L'EUNUQUE.—Oui, gracieuse reine.
CLÉOPÂTRE.—En vérité?
MARDIAN.—Pas en vérité,
madame, car je ne puis rien faire en vérité que ce qu'il est honnête de
faire; mais j'ai de violentes passions, et je pense à ce que Mars fit avec
Vénus.
CLÉOPÂTRE.—O Charmiane, où crois-tu qu'il soit à présent?
Est-il debout ou assis? Se promène-t-il à pied ou est-il à cheval? Heureux
coursier, qui porte Antoine, conduis-toi bien, cheval; car sais-tu bien qui
tu portes? L'Atlas qui soutient la moitié de ce globe, le bras et le casque
de l'humanité.—Il dit maintenant ou murmure tout bas: Où est mon serpent
du vieux Nil? car c'est le nom qu'il me donne.—Oh! maintenant, je me nourris
d'un poison délicieux.—Penses-tu à moi qui suis brunie par les brûlants
baisers du soleil, et dont le temps a déjà sillonné le visage de rides
profondes?—O toi, César au large front, dans le temps que tu étais ici à
terre, j'étais un morceau de roi! et le grand Pompée s'arrêtait, et fixait
ses regards sur mon front; il eût voulu y attacher à jamais sa vue, et
mourir en me contemplant!
ALEXAS entre.—Souveraine d'Égypte, salut!
CLÉOPÂTRE.—Que tu es loin de ressembler à Marc-Antoine!
Et cependant, venant de sa part, il me semble que cette pierre philosophale
t'a changé en or. Comment se porte mon brave Marc-Antoine?
ALEXAS.—La dernière chose qu'il ait faite, chère reine, a
été de baiser cent fois cette perle orientale.—Ses paroles sont encore
gravées dans mon coeur.
CLÉOPÂTRE.—Mon oreille est impatiente de les faire passer
dans le mien.
ALEXAS.—«Ami, m'a-t-il dit, va: dis que le fidèle Romain
envoie à la reine d'Égypte ce trésor de l'huître, et que, pour rehausser la
mince valeur du présent, il ira bientôt à ses pieds décorer de royaumes son
trône superbe; dis-lui que bientôt tout l'Orient la nommera sa souveraine.»
Là-dessus, il me fit un signe de tête, et monta d'un air grave sur son
coursier fougueux, qui alors a poussé de si grands hennissements, que,
lorsque j'ai voulu parler, il m'a réduit au silence.
CLÉOPÂTRE.—Dis-moi, était-il triste ou gai?
ALEXAS.—Comme la saison de l'année qui est placée entre
les extrêmes de la chaleur et du froid; il n'était ni triste ni gai.
CLÉOPÂTRE.—O caractère bien partagé! Observe-le bien,
observe-le bien, bonne Charmiane; c'est bien lui, mais observe-le bien; il
n'était pas triste, parce qu'il voulait montrer un front serein à ceux qui
composent leur visage sur le sien; il n'était pas gai, ce qui semblait leur
dire qu'il avait laissé en Égypte son souvenir et sa joie, mais il gardait
un juste milieu. O céleste mélange! Que tu sois triste ou gai, les
transports de la tristesse et de la joie te conviennent également, plus qu'à
aucun autre mortel!—As-tu rencontré mes courriers?
ALEXAS.—Oui, madame, au moins vingt. Pourquoi les
dépêchez-vous si près l'un de l'autre?
CLÉOPÂTRE.—Il périra misérable, l'enfant qui naîtra le
jour où j'oublierai d'envoyer vers Antoine.—Charmiane, de l'encre et du
papier.—Sois le bienvenu, cher Alexas.—Charmiane, ai-je jamais autant aimé
César?
CHARMIANE.—O ce brave César!
CLÉOPÂTRE.—Que ton exclamation t'étouffe! Dis, le brave
Antoine.
CHARMIANE.—Ce vaillant César!
CLÉOPÂTRE.—Par Isis, je vais ensanglanter ta joue, si tu
oses encore comparer César avec le plus grand des hommes.
CHARMIANE.—Sauf votre bon plaisir, je ne fais que répéter
ce que vous disiez vous-même.
CLÉOPÂTRE.—Temps de jeunesse quand mon jugement n'était
pas encore mûr.—Coeur glacé de répéter ce que je disais alors.—Mais viens,
sortons: donne-moi de l'encre et du papier; il aura chaque jour plus d'un
message, dussé-je dépeupler l'Égypte.
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
Messine.—Appartement de la maison de
Pompée.
Entrent POMPÉE, MÉNÉCRATE ET MÉNAS.
POMPÉE.—Si les grands dieux sont justes, ils seconderont
les armes du parti le plus juste.
MÉNÉCRATE.—Vaillant Pompée, songez que les dieux ne
refusent pas ce qu'ils diffèrent d'accorder.
POMPÉE.—Tandis qu'au pied de leur trône nous les
implorons, la cause que nous les supplions de protéger dépérit.
MÉNÉCRATE.—Nous nous ignorons nous-mêmes, et nous
demandons souvent notre ruine, leur sagesse nous refuse pour notre bien, et
nous gagnons à ne pas obtenir l'objet de nos prières.
POMPÉE.—Je réussirai: le peuple m'aime, et la mer est à
moi; ma puissance est comme le croissant de la lune, et mon espérance me
prédit qu'elle parviendra à son plein. Marc-Antoine est à table en Égypte;
il n'en sortira jamais pour faire la guerre. César, en amassant de l'argent,
perd les coeurs; Lépide les flatte tous deux, et tous deux flattent Lépide:
mais il n'aime ni l'un ni l'autre, et ni l'un ni l'autre ne se soucie de
lui.
MÉNÉCRATE.—César et Lépide sont en campagne, amenant avec
eux des forces imposantes.
POMPÉE.—D'où tenez-vous cette nouvelle? Elle est fausse.
MÉNÉCRATE.—De Silvius, seigneur.
POMPÉE.—Il rêve; je sais qu'ils sont encore tous deux à
Rome, où ils attendent Antoine.—Voluptueuse Cléopâtre, que tous les charmes
de l'amour prêtent leur douceur à tes lèvres flétries! Joins à la beauté les
arts magiques et la volupté; enchaîne le débauché dans un cercle de fêtes;
échauffe sans cesse son cerveau. Que les cuisiniers épicuriens aiguisent son
appétit par des assaisonnements toujours renouvelés, afin que le sommeil et
les banquets lui fassent oublier son honneur dans la langueur du Léthé.—Qu'y
a-t-il, Varius?
(Varius paraît.)
VARIUS.—Comptez sur la vérité de la nouvelle que je vous
annonce. Marc-Antoine est d'heure en heure attendu à Rome: depuis qu'il est
parti d'Égypte il aurait eu le temps de faire un plus long voyage.
POMPÉE.—J'aurais écouté plus volontiers une nouvelle
moins sérieuse... Ménas, je n'aurais jamais pensé que cet homme insatiable
de voluptés eût mis son casque pour une guerre aussi peu importante. C'est
un guerrier qui vaut à lui seul plus que les deux autres ensemble... Mais
concevons de nous-mêmes une plus haute opinion, puisque le bruit de notre
marche peut arracher des genoux de la veuve d'Égypte cet Antoine qui n'est
jamais las de débauches.
MÉNAS.—Je ne puis croire que César et Antoine puissent
s'accorder ensemble. Sa femme, qui vient de mourir, a offensé César; son
frère lui a fait la guerre, quoiqu'il n'y fût pas, je crois, poussé par
Antoine.
POMPÉE.—Je ne sais pas, Ménas, jusqu'à quel point de
légères inimitiés peuvent céder devant de plus grandes. S'ils ne nous
voyaient pas armés contre eux tous, ils ne tarderaient pas à se disputer
ensemble: car ils ont assez de sujets de tirer l'épée les uns contre les
autres: mais jusqu'à quel point la crainte que nous leur inspirons
concilie-t-elle leurs divisions et enchaîne-t-elle leurs petites discordes,
c'est ce que nous ne savons pas encore. Au reste, qu'il en arrive ce qu'il
plaira aux dieux: il y va de notre vie de déployer toutes nos forces. Viens,
Ménas.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Rome.—Appartement dans la maison de
Lépide.
LÉPIDE, ÉNOBARBUS.
LÉPIDE.—Cher Énobarbus, tu feras une action louable et
qui te siéra bien en engageant ton général à s'expliquer avec douceur et
ménagement.
ÉNOBARBUS.—Je l'engagerai à répondre comme lui-même. Si
César l'irrite, qu'Antoine regarde par-dessus la tête de César, et parle
aussi fièrement que Mars. Par Jupiter, si je portais la barbe d'Antoine je
ne me ferais pas raser aujourd'hui.
LÉPIDE.—Ce n'est pas ici le temps des ressentiments
particuliers.
ÉNOBARBUS.—Tout temps est bon pour les affaires qu'il
fait naître.
LÉPIDE.—Les moins importantes doivent céder aux plus
graves.
ÉNOBARBUS.—Non, si les moins importantes viennent les
premières.
LÉPIDE.—Tu parles avec passion: mais de grâce ne remue
pas les tisons.—Voici le noble Antoine.
(Entrent Antoine et Ventidius.)
ÉNOBARBUS.—Et voilà César là-bas.
(Entrent César, Mécène et Agrippa.)
ANTOINE.—Si nous pouvons nous entendre, marchons contre
les Parthes.—Ventidius, écoute.
CÉSAR.—Je ne sais pas, Mécène; demande à Agrippa.
LÉPIDE.—Nobles amis, il n'est point d'objet plus grand
que celui qui nous a réunis; que des causes plus légères ne nous séparent
pas. Les torts peuvent être rappelés avec douceur; en discutant avec
violence des différends peu importants, nous rendons mortelles les blessures
que nous voulons guérir: ainsi donc, nobles collègues (je vous en conjure
avec instances), traitez les questions les plus aigres dans les termes les
plus doux, et que la mauvaise humeur n'aggrave pas nos querelles.
ANTOINE.—C'est bien parlé; si nous étions à la tête de
nos armées et prêts à combattre, j'agirais ainsi.
CÉSAR.—Soyez le bienvenu dans Rome.
ANTOINE.—Merci!
CÉSAR.—Asseyez-vous.
ANTOINE.—Asseyez-vous, seigneur.
CÉSAR.—Ainsi donc...
ANTOINE.—J'apprends que vous vous offensez de choses qui
ne sont point blâmables, ou qui, si elles le sont, ne vous regardent pas.
CÉSAR.—Je serais ridicule, si je me prétendais offensé
pour rien ou pour peu de chose; mais avec vous surtout: plus ridicule encore
si je vous avais nommé avec des reproches, lorsque je n'avais point affaire
de prononcer votre nom.
ANTOINE.—Que vous importait donc, César, mon séjour en
Égypte?
CÉSAR.—Pas plus que mon séjour à Rome ne devait vous
inquiéter en Égypte: cependant, si de là vous cherchiez à me nuire, votre
séjour en Égypte pouvait m'occuper.
ANTOINE.—Qu'entendez-vous par chercher à vous nuire?
CÉSAR.—Vous pourriez bien saisir le sens de ce que je
veux dire par ce qui m'est arrivé ici; votre femme et votre frère ont pris
les armes contre moi, leur attaque était pour vous un sujet de vous déclarer
contre moi, votre nom était leur mot d'ordre.
ANTOINE.—Vous vous méprenez. Jamais mon frère ne m'a mis
en avant dans cette guerre. Je m'en suis instruit, et ma certitude est
fondée sur les rapports fidèles de ceux mêmes qui ont tiré l'épée pour vous!
N'attaquait-il pas plutôt mon autorité que la vôtre? ne dirigeait-il pas
également la guerre contre moi puisque votre cause est la mienne? là-dessus
mes lettres vous ont déjà satisfait. Si vous voulez trouver un prétexte de
querelle, comme vous n'en avez pas de bonne raison, il ne faut pas compter
sur celui-ci.
CÉSAR.—Vous faites-là votre éloge, en m'accusant de
défaut de jugement: mais vous déguisez mal vos torts.
ANTOINE.—Non, non! Je sais, je suis certain que vous ne
pouviez pas manquer de faire cette réflexion naturelle, que moi, votre
associé dans la cause contre laquelle mon frère s'armait, je ne pouvais voir
d'un oeil satisfait une guerre qui troublait ma paix. Quant à ma femme, je
voudrais que vous trouvassiez une autre femme douée du même caractère.—Le
tiers de l'univers est sous vos lois; vous pouvez, avec le plus faible
frein, le gouverner à votre gré, mais non pas une pareille femme.
ÉNOBARBUS.—Plût au ciel que nous eussions tous de
pareilles épouses! les hommes pourraient aller à la guerre avec les femmes.
ANTOINE.—Les embarras qu'a suscités son impatience et son
caractère intraitable qui ne manquait pas non plus des ruses de la
politique, vous ont trop inquiété, César; je vous l'accorde avec douleur;
mais vous êtes forcé d'avouer qu'il n'était pas en mon pouvoir de
l'empêcher.
CÉSAR.—Je vous ai écrit pendant que vous étiez plongé
dans les débauches, à Alexandrie; vous avez mis mes lettres dans votre
poche, et vous avez renvoyé avec mépris mon député de votre présence.
ANTOINE.—César, il est entré brusquement, avant qu'on
l'eût admis. Je venais de fêter trois rois, et je n'étais plus tout à fait
l'homme du matin: mais le lendemain, j'en ai fait l'aveu moi-même à votre
député; ce qui équivalait à lui en demander pardon. Que cet homme n'entre
pour rien dans notre différend. S'il faut que nous contestions ensemble,
qu'il ne soit plus question de lui.
CÉSAR.—Vous avez violé un article de vos serments, ce que
vous n'aurez jamais à me reprocher.
LÉPIDE.—Doucement, César.
ANTOINE.—Non, Lépide, laissez-le parler, l'honneur dont
il parle maintenant est sacré, en supposant que j'en ai manqué; voyons,
César, l'article de mon serment....
CÉSAR.—C'était de me prêter vos armes et votre secours à
ma première réquisition; vous m'avez refusé l'un et l'autre.
ANTOINE.—Dites plutôt négligé, et cela pendant ces heures
empoisonnées qui m'avaient ôté la connaissance de moi-même. Je vous en
témoignerai mon repentir autant que je le pourrai; mais ma franchise
n'avilira point ma grandeur, comme ma puissance ne fera rien sans ma
franchise. La vérité est que Fulvie, pour m'attirer hors d'Égypte, vous a
fait la guerre ici. Et moi, qui étais sans le savoir le motif de cette
guerre, je vous en fais toutes les excuses où mon honneur peut descendre en
pareille occasion.
LÉPIDE.—C'est noblement parler.
MÉCÈNE.—S'il pouvait vous plaire de ne pas pousser plus
loin vos griefs réciproques, de les oublier tout à fait, pour vous souvenir
que le besoin présent vous invite à vous réconcilier?
LÉPIDE.—Sagement parlé, Mécène.
ÉNOBARBUS.—Ou bien empruntez-vous l'un à l'autre, pour le
moment, votre affection; et quand vous n'entendrez plus parler de Pompée,
alors vous vous la rendrez: vous aurez tout le loisir de vous disputer,
quand vous n'aurez pas autre chose à faire.
ANTOINE.—Tu n'es qu'un soldat: tais-toi.
ÉNOBARBUS.—J'avais presque oublié que la vérité devait se
taire.
ANTOINE.—Tu manques de respect à cette assemblée; ne dis
plus rien.
ÉNOBARBUS.—Allons, poursuivez. Je suis muet comme une
pierre.
CÉSAR.—Je ne désapprouve point le fond, mais bien, la
forme de son discours.—Il n'est pas possible que nous restions amis, nos
principes et nos actions différant si fort. Cependant, si je connaissais un
lien assez fort pour nous tenir étroitement unis, je le chercherais dans le
monde entier.
AGRIPPA.—Permettez-moi, César...
CÉSAR.—Parle, Agrippa.
AGRIPPA.—Vous avez du côté maternel une soeur, la belle
Octavie. Le grand Marc-Antoine est veuf maintenant.
CÉSAR.—Ne parle pas ainsi, Agrippa; si Cléopâtre
t'entendait, elle te reprocherait, avec raison, ta témérité....
ANTOINE.—Je ne suis pas marié, César; laissez-moi
entendre Agrippa.
AGRIPPA.—Pour entretenir entre vous une éternelle amitié,
pour faire de vous deux frères, et unir vos coeurs par un noeud
indissoluble, il faut qu'Antoine épouse Octavie: sa beauté réclame pour
époux le plus illustre des mortels; ses vertus et ses grâces en tout genre
disent ce qu'elles peuvent seules exprimer. Cet hymen dissipera toutes ces
petites jalousies, qui maintenant vous paraissent si grandes; et toutes les
grandes craintes qui vous offrent maintenant des dangers sérieux
s'évanouiront. Les vérités même ne vous paraîtront alors que des fables,
tandis que la moitié d'une fable passe maintenant pour la vérité. Sa
tendresse pour tous les deux vous enchaînerait l'un à l'autre et vous
attirerait à tous deux tous les coeurs. Pardonnez ce que je viens de dire:
ce n'est pas la pensée du moment, mais une idée étudiée et méditée par le
devoir.
ANTOINE.—César veut-il parler?
CÉSAR.—Non, jusqu'à ce qu'il sache comment Antoine reçoit
cette proposition.
ANTOINE.—Quels pouvoirs aurait Agrippa, pour accomplir ce
qu'il propose, si je disais: Agrippa, j'y consens?
CÉSAR.—Le pouvoir de César, et celui qu'a César sur
Octavie.
ANTOINE.—Loin de moi la pensée de mettre obstacle à ce
bon dessein, qui offre tant de belles espérances! (A
César.) Donnez-moi votre main, accomplissez cette gracieuse
ouverture, et qu'à compter de ce moment un coeur fraternel inspire notre
tendresse mutuelle et préside à nos grands desseins.
CÉSAR.—Voilà ma main. Je vous cède une soeur aimée comme
jamais soeur ne fut aimée de son frère. Qu'elle vive pour unir nos empires
et nos coeurs, et que notre amitié ne s'évanouisse plus!
LÉPIDE.—Heureuse réconciliation! Ainsi soit-il.
ANTOINE.—Je ne songeais pas à tirer l'épée contre Pompée:
il m'a tout récemment accablé des égards les plus grands et les plus rares;
il faut qu'au moins je lui en exprime ma reconnaissance, pour me dérober au
reproche d'ingratitude: immédiatement après, je lui envoie un défi.
LÉPIDE.—Le temps presse; il nous faut chercher tout de
suite Pompée, ou il va nous prévenir.
ANTOINE.—Et où est-il?
CÉSAR.—Près du mont Misène.
ANTOINE.—Quelles sont ses forces sur terre?
CÉSAR.—Elles sont grandes et augmentent tous les jours:
sur mer, il est maître absolu.
ANTOINE.—C'est le bruit qui court. Je voudrais avoir eu
une conférence avec lui: hâtons-nous de nous la procurer; mais avant de nous
mettre en campagne, dépêchons l'affaire dont nous avons parlé.
CÉSAR.—Avec la plus grande joie, et je vous invite à
venir voir ma soeur; je vais de ce pas vous conduire chez elle.
ANTOINE.—Lépide, ne nous privez pas de votre compagnie.
LÉPIDE.—Noble Antoine, les infirmités mêmes ne me
retiendraient pas.
(Fanfares; Antoine, César, Lépide
sortent.)
MÉCÈNE.—Soyez le bienvenu d'Égypte, seigneur Énobarbus.
ÉNOBARBUS.—Seconde moitié du coeur de César, digne
Mécène!—Mon honorable ami Agrippa!
AGRIPPA.—Bon Énobarbus!
MÉCÈNE.—Nous devons être joyeux, en voyant tout si
heureusement terminé.—Vous vous êtes bien trouvé en Égypte?
ÉNOBARBUS.—Oui, Mécène. Nous dormions tant que le jour
durait, et nous passions les nuits à boire jusqu'à la pointe du jour.
MÉCÈNE.—Huit sangliers rôtis pour un déjeuner!
et douze convives seulement! Le fait est-il vrai?
ÉNOBARBUS.—Ce n'était là qu'une mouche pour un aigle;
nous avions, dans nos festins, bien d'autres plats monstrueux et dignes
d'être remarqués.
MÉCÈNE.—C'est une reine bien magnifique, si la renommée
dit vrai.
ÉNOBARBUS.—Dès sa première entrevue avec Marc-Antoine sur
le fleuve Cydnus, elle a pris son coeur dans ses filets.
AGRIPPA.—En effet, c'est sur ce fleuve qu'elle s'est
offerte à ses yeux, si celui qui m'en a fait le récit n'a pas inventé.
ÉNOBARBUS.—Je vais vous raconter cette entrevue:
La galère où elle était assise, ainsi qu'un trône
éclatant, semblait brûler sur les eaux. La poupe était d'or massif, les
voiles de pourpre, et si parfumées, que les vents venaient s'y jouer avec
amour. Les rames d'argent frappaient l'onde en cadence au son des flûtes, et
les flots amoureux se pressaient à l'envie à la suite du vaisseau. Pour
Cléopâtre, il n'est point d'expression qui puisse la peindre. Couchée sous
un pavillon de tissu d'or, elle effaçait cette Vénus fameuse où nous voyons
l'imagination surpasser la nature; à ses côtés étaient assis de jeunes et
beaux enfants, comme un groupe de riants amours, qui agitaient des éventails
de couleurs variées, dont le vent semblait colorer les joues délicates
qu'ils rafraîchissaient comme s'ils eussent produit cette chaleur qu'ils
diminuaient.
AGRIPPA.—O spectacle admirable pour Antoine!...
ÉNOBARBUS.—Ses femmes, comme autant de Néréides et de
Sirènes, cherchaient à deviner ses ordres dans ses regards et s'inclinaient
avec grâce. Une d'elles, telle qu'une vraie sirène, assise au gouvernail,
dirige le vaisseau: les cordages de soie obéissent à ces mains douces comme
les fleurs, qui manoeuvrent avec dextérité. Du sein de la galère s'exhalent
d'invisibles parfums qui frappent les sens, sur les quais adjacents. La
ville envoie tous ses habitants au-devant d'elle: Antoine, assis sur un
trône au milieu de la place publique, est resté seul, haranguant l'air, qui,
sans son horreur pour le vide, eût aussi été contempler Cléopâtre et eût
abandonné sa place dans la nature.
AGRIPPA.—O merveille de l'Égypte!
ÉNOBARBUS.—Aussitôt qu'elle fut débarquée, Antoine envoya
vers elle et l'invita à souper. Elle répondit qu'il vaudrait mieux qu'il
devînt son hôte, et qu'elle l'en conjurait. Notre galant Antoine, à qui
jamais femme n'entendit prononcer le mot non, va au festin après
s'être fait raser dix fois, et, selon sa coutume, il paye de son coeur ce
que ses yeux seuls ont dévoré.
AGRIPPA.—Prostituée royale! elle fit déposer au grand
César son épée sur son lit; il la cultiva, et elle porta un fruit.
ÉNOBARBUS.—Je l'ai vue une fois sauter à cloche-pied
pendant quarante pas, dans les rues d'Alexandrie; et bientôt, perdant
haleine, elle parla, tout essoufflée; elle se fit une nouvelle perfection de
ce manque de forces, et de sa bouche sans haleine il s'exhalait un charme
tout-puissant.
MÉCÈNE.—A présent, voilà Antoine obligé de la quitter
pour toujours.
ÉNOBARBUS.—Jamais, il ne la quittera pas. L'âge ne peut
la flétrir, ni l'habitude épuiser l'infinie variété de ses appas. Les autres
femmes rassasient les désirs qu'elles satisfont; mais elle, plus elle donne,
plus elle affame; car les choses les plus viles ont de la grâce chez elle:
tellement, que les prêtres sacrés la bénissent au milieu de ses débauches.
MÉCÈNE.—Si la beauté, la sagesse et la modestie peuvent
fixer le coeur d'Antoine, Octavie est pour lui un heureux lot.
AGRIPPA.—Allons-nous-en. Cher Énobarbus, deviens mon hôte
pendant ton séjour ici.
ÉNOBARBUS.—Seigneur, je vous remercie humblement.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Rome.—Appartement de la maison de
César.
CÉSAR, ANTOINE, OCTAVIE au milieu
d'eux, suite et un DEVIN.
ANTOINE.—Le monde et ma charge importante m'arracheront
quelquefois de vos bras.
OCTAVIE.—Tout le temps de votre absence j'irai fléchir
les genoux devant les dieux et les prier pour vous.
ANTOINE.—Adieu, seigneur...—Mon Octavie, ne jugez point
mes torts sur les récits du monde. J'ai quelquefois passé les bornes, je
l'avoue; mais, à l'avenir, ma conduite ne s'écartera plus de la règle.
Adieu, chère épouse.
OCTAVIE.—Adieu, seigneur.
CÉSAR.—Adieu, Antoine.
(César et Octavie sortent.)
ANTOINE.—Eh bien! maraud, voudrais-tu être encore en
Égypte?
LE DEVIN.—Plût aux dieux que je n'en fusse jamais sorti,
et que vous ne fussiez jamais venu ici!
ANTOINE.—La raison, si tu peux la dire?
LE DEVIN.—Je la devine par mon art; mais ma langue ne
peut l'exprimer: retournez au plus tôt en Égypte.
ANTOINE.—Dis-moi qui, de César ou de moi, élèvera le plus
haut sa fortune. O Antoine, ne reste donc point à ses côtés. Ton démon,
c'est-à-dire l'esprit qui te protège est noble, courageux, fier, sans égal
partout où celui de César n'est pas; mais près de lui ton ange se change en
Terreur, comme s'il était
dompté. Ainsi donc, mets toujours assez de distance entre lui et toi.
ANTOINE.—Ne me parle plus de cela.
LE DEVIN.—Je n'en parle qu'à toi; je n'en parlerai jamais
qu'à toi seul.—Si tu joues avec lui à quelque jeu que ce soit, tu es sûr de
perdre. Il a tant de bonheur, qu'il te battra malgré tous tes avantages. Dès
qu'il brille près de toi, ton éclat s'éclipse. Je te le répète encore: ton
génie ne te gouverne qu'avec terreur, quand il te voit près de lui. Loin de
César, il reprend toute sa grandeur.
ANTOINE.—Va-t'en et dis à Ventidius que je veux lui
parler. (Le devin sort.)—Il marchera
contre les Parthes... Soit science ou hasard, cet homme a dit la vérité. Les
dés même obéissent à César, et, dans nos jeux, il gagne; ma plus grande
adresse échoue contre son bonheur, si nous tirons au sort; ses coqs sont
toujours vainqueurs des miens, quand toutes les chances sont pour moi, et
ses cailles battent toujours les miennes dans l'enceinte où nous les
excitons entre elles.—Je veux retourner en Égypte. Si j'accepte ce mariage,
c'est pour assurer ma paix; mais tous mes plaisirs sont dans l'Orient.
(Ventidius paraît.) Oh! viens, Ventidius;
il faut marcher contre les Parthes: ta commission est prête; suis-moi, et
viens la recevoir.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
Une rue de Rome.
LÉPIDE, MÉCÈNE, AGRIPPA.
LÉPIDE.—Qu'aucun soin ne vous retienne plus longtemps:
hâtez-vous de suivre vos généraux.
AGRIPPA.—Seigneur, Marc-Antoine ne demande que le temps
d'embrasser Octavie, et nous partons.
LÉPIDE.—Adieu donc, jusqu'à ce que je vous voie revêtus
de votre armure guerrière, qui vous sied si bien à tous deux.
MÉCÈNE.—Si je ne me trompe sur ce voyage, Lépide, nous
serons avant vous au mont de Misène.
LÉPIDE.—Votre route est la plus courte: mes desseins
m'obligent de prendre des détours, et vous gagnerez deux journées sur moi.
AGRIPPA ET MÉCÈNE.—Bon succès, seigneur!
LÉPIDE.—Adieu.
SCÈNE V
Alexandrie.—Appartement du palais.
CLÉOPÂTRE, CHARMIANE, IRAS, ALEXAS.
CLÉOPÂTRE.—Faites-moi de la musique. La musique est
l'aliment mélancolique de ceux qui ne vivent que d'amour.
LES SUIVANTES.—La musique! Eh!
(Mardian entre.)
CLÉOPÂTRE.—Non, point de musique; allons plutôt jouer au
billard. Viens, Charmiane.
CHARMIANE.—Mon bras me fait mal; vous ferez mieux de
jouer avec Mardian.
CLÉOPÂTRE.—Autant jouer avec un eunuque qu'avec une
femme. Allons, Mardian, veux-tu faire ma partie?
MARDIAN.—Aussi bien que je pourrai, madame.
CLÉOPÂTRE.—Dès que l'acteur montre de la bonne volonté,
quand il ne réussirait pas, il a droit à notre indulgence.—Mais je ne
jouerai pas à présent.—Donnez-moi mes lignes; nous irons à la rivière, et
là, tandis que ma musique se fera entendre dans le lointain, je tendrai des
pièges aux poissons dorés: mon hameçon courbé percera leurs molles
ouïes.....et à chaque poisson que je tirerai hors de l'eau, m'imaginant
prendre un Antoine, je m'écrierai: Ah! vous voilà pris.
CHARMIANE.—C'était un tour bien plaisant, lorsque vous
fites une gageure avec Antoine sur votre pêche, et qu'il tira de l'eau avec
transport un poisson salé que votre plongeur avait attaché à sa ligne.
CLÉOPÂTRE.—Ce temps-là! O temps! Je le plaisantai jusqu'à
lui faire perdre patience; la nuit suivante, ma gaieté lui rendit la
patience, et le lendemain matin, avant la neuvième heure, je l'enivrai au
point qu'il alla se mettre au lit: je le couvris de mes robes et de mes
manteaux, et moi je ceignis son épée Philippine....
(Entre un messager.) Oh! des nouvelles
d'Italie! Introduis tes fécondes nouvelles dans mes oreilles, qui ont été si
longtemps à sec.
LE MESSAGER.—Madame.... madame....
CLÉOPÂTRE.—Antoine est mort? Si tu le dis, misérable, tu
assassines ta maîtresse. Mais s'il est libre et bien portant, si c'est là ce
que tu viens m'apprendre, voilà de l'or, et baise les veines azurées de
cette main, de cette main que des rois ont pressée de leurs lèvres, et n'ont
baisée qu'en tremblant.
LE MESSAGER.—D'abord, madame: il se porte bien.
CLÉOPÂTRE.—Tiens, voilà encore de l'or; mais prends
garde, coquin. Nous disons ordinairement que les morts vont bien. Si c'est
là ce que tu veux dire, cet or que je te donne, je le ferai fondre et le
verserai tout brûlant dans la gorge qui annonce des malheurs.
LE MESSAGER.—Grande reine, daignez m'écouter.
CLÉOPÂTRE.—Allons, j'y consens; poursuis: mais il n'y a
rien de bon dans ta figure. Si Antoine est libre et plein de santé, pourquoi
cette physionomie si sombre, pour annoncer des nouvelles si heureuses? S'il
n'est pas bien, tu devrais te présenter devant moi comme une furie couronnée
de serpents, et non sous la forme d'un homme.
LE MESSAGER.—Vous plaît-il de m'entendre?
CLÉOPÂTRE.—J'ai envie de te frapper avant que tu parles.
Cependant, si tu me dis qu'Antoine vit et se porte bien, ou qu'il est ami de
César, et non pas son esclave, je verserai sur ta tête une pluie d'or et une
grêle de perles.
LE MESSAGER.—Madame, il se porte bien.
CLÉOPÂTRE.—C'est bien parlé.
LE MESSAGER.—Et il est ami de César.
CLÉOPÂTRE.—Tu es un brave homme.
LE MESSAGER.—César et lui sont plus amis que jamais.
CLÉOPÂTRE.—Tu feras ta fortune avec moi.
LE MESSAGER.—Mais cependant, madame...
CLÉOPÂTRE.—Je n'aime point ce mais cependant, il
gâte les bonnes nouvelles; j'abhorre ce mais qui précède
cependant. Mais cependant est comme un geôlier qui va traîner après lui
quelque monstrueux malfaiteur. De grâce, ami, verse tout ce que tu portes
dans mon oreille, le bien et le mal à la fois... Il est ami de César, il est
en pleine santé, dis-tu? il est libre, dis-tu encore?
LE MESSAGER.—Libre, madame, non; je ne vous ai
rien dit de semblable. Il est lié à Octavie.
CLÉOPÂTRE.—Pour quel service?
LE MESSAGER.—Pour le meilleur service, celui du lit.
CLÉOPÂTRE.—Je pâlis, Charmiane.
LE MESSAGER.—Madame, il est marié à Octavie.
CLÉOPÂTRE.—Que la peste la plus contagieuse t'atteigne!
LE MESSAGER.—Madame, de la patience.
CLÉOPÂTRE.—Que dis-tu? Sors d'ici, horrible scélérat!
(Elle le frappe) ou avec mon pied je
repousserai tes yeux comme des billes; j'arracherai tous les cheveux de ta
tête. (Elle le maltraite.) Tu seras
fouetté avec des verges de fer trempées dans de l'eau salée; tes plaies,
imprégnées de saumure, seront cuisantes.
LE MESSAGER.—Gracieuse reine, je vous apporte ces
nouvelles, mais je n'ai pas fait le mariage.
CLÉOPÂTRE.—Dis que ce n'est pas vrai, et je te donnerai
une province; tu parviendras à la fortune la plus brillante. Le coup que tu
as reçu te fera pardonner de m'avoir mise en fureur, et je t'accorderai, en
outre, tout ce que tu jugeras à propos de demander.
LE MESSAGER.—Il est marié, madame.
CLÉOPÂTRE.—Scélérat, tu as trop vécu.
(Elle tire un poignard.)
LE MESSAGER.—Ah! alors, je me sauve. Madame, que
prétendez-vous? Je ne suis coupable d'aucune faute.
CHARMIANE.—Madame, contenez-vous; cet homme est innocent.
CLÉOPÂTRE.—Il est des innocents qui n'échappent pas à la
foudre!... Que l'Égypte s'ensevelisse dans le Nil, et que toutes les
créatures bienfaisantes se transforment en serpents!... Rappelez cet
esclave: malgré ma rage, je ne le mordrai point; rappelez-le.
CHARMIANE.—Il a peur de revenir.
CLÉOPÂTRE.—Je ne le maltraiterai point: ces mains
s'avilissent en frappant un malheureux au-dessous de moi, sans autre sujet
que celui que je me suis donné moi-même. Approche, mon ami.
(Le messager revient.) Il n'y a pas de
crime; mais il y a toujours du danger à être porteur de mauvaises nouvelles.
Emprunte cent voix pour un message agréable, mais laisse les nouvelles
fâcheuses s'annoncer elles-mêmes en se faisant sentir.
LE MESSAGER.—J'ai rempli mon devoir.
CLÉOPÂTRE.—Il est marié? Il ne m'est pas possible de te
haïr plus que je ne fais, si tu dis encore oui.
LE MESSAGER.—Il est marié, madame.
CLÉOPÂTRE.—Que les dieux te confondent! tu oses donc
persister?
LE MESSAGER.—Dois-je mentir, madame?
CLÉOPÂTRE.—Oh! je voudrais que tu m'eusses menti; dût la
moitié de mon Égypte être submergée et changée en citerne pour les serpents
écailleux! Va, va-t'en. Eusses-tu la beauté de Narcisse, tu me paraîtrais
hideux... Il est marié?...
LE MESSAGER.—Je demande pardon à Votre Majesté.
CLÉOPÂTRE.—Il est marié?
LE MESSAGER.—Ne soyez point offensée de ce que je ne
voulais pas vous déplaire. Me punir, pour obéir à vos ordres, ne me paraît
pas juste. Il est marié à Octavie.
CLÉOPÂTRE.—Oh! pourquoi son crime fait-il de toi, à mes
yeux, un scélérat que tu n'es pas! Quoi! es-tu bien sûr de ce que tu dis?...
Va-t'en, la marchandise que tu as apportée de Rome est trop chère pour moi.
Qu'elle repose sur ta tête, et qu'elle cause ta perte.
(Le messager sort.)
CHARMIANE.—Noble reine, de la patience.
CLÉOPÂTRE.—En louant Antoine, j'ai déprécié César.
CHARMIANE.—Bien, bien des fois, madame.
CLÉOPÂTRE.—J'en suis punie aujourd'hui. Qu'on m'emmène de
ce lieu. Je succombe. Oh! Iras, Charmiane.—N'importe.—Cher Alexas, va
trouver cet homme, dis-lui de te rendre compte des traits d'Octavie, de son
âge, de ses inclinations; qu'il n'oublie pas de dire la couleur de ses
cheveux. Reviens promptement m'en instruire. (Alexas
sort.) Qu'il m'abandonne à jamais!—Mais non.—Charmiane, quoique
sous une face il m'offre les traits de Gorgone, sous les autres il me parait
un dieu Mars.—Recommande à Alexas de me rapporter de quelle taille elle
est.—Aie pitié de moi, Charmiane; mais ne me parle pas, conduis-moi à ma
chambre.
(Elles sortent.)
SCÈNE VI
Les côtes d'Italie, près de Misène.
POMPÉE ET MÉNAS entrent d'un côté au
son du tambour et des
trompettes; de l'autre, CÉSAR, ANTOINE, LÉPIDE, ÉNOBARBUS,
MÉCÈNE ET AGRIPPA paraissent avec leurs
soldats.
POMPÉE.—J'ai reçu vos otages, vous avez les miens, et
nous causerons avant de nous battre.
CÉSAR.—Il convient que nous commencions par conférer
ensemble, et c'est pourquoi nous vous avons envoyé nos propositions par
écrit. Si vous les avez examinées, faites-nous savoir si elles enchaîneront
votre épée mécontente, et renverront en Sicile une foule de belle jeunesse,
qui autrement doit périr ici.
POMPÉE.—C'est à vous trois que je parle, vous les seuls
sénateurs de ce vaste univers et les illustres agents des dieux.—Je ne vois
pas pourquoi mon père manquerait de vengeurs, puisqu'il laisse un fils et
des amis; tandis que Jules César, dont le fantôme apparut à Philippes au
vertueux Brutus, vous vit alors travailler pour lui. Quel motif engagea le
pâle Cassius à conspirer? Et ce Romain vénéré de tous les hommes, le
vertueux Brutus, quel motif le porta, avec les autres guerriers de son
parti, amants de la belle liberté, à ensanglanter le Capitole? Ils ne
voulaient voir qu'un homme dans un homme, et rien de plus. C'est le même
motif qui m'a porté à équiper ma flotte, dont le poids fait écumer l'Océan
indigné; avec elle, je veux châtier l'ingratitude que l'injuste Rome a
montrée à mon illustre père.
CÉSAR.—Prenez votre temps.
ANTOINE.—Pompée, tu ne peux nous intimider avec tes
vaisseaux. Nous te répondrons sur mer. Sur terre, tu sais combien nos forces
dépassent les tiennes.
POMPÉE.—Sur terre, en effet, tes biens dépassent les
miens, tu as la maison de mon père; mais puisque le coucou prend le nid des
autres oiseaux, reste-s-y tant que tu pourras.
LÉPIDE.—Ayez la bonté de nous dire, car tout ceci
s'éloigne de la question présente, ce que vous décidez sur les offres que
nous vous avons envoyées?
CÉSAR.—Oui, voilà le point.
ANTOINE.—On ne te prie pas de consentir. C'est à toi de
peser les choses, et de voir quel parti tu dois embrasser.
CÉSAR.—Et quelles suites peut avoir l'envie de tenter une
plus grande fortune.
POMPÉE.—Vous m'offrez la Sicile et la Sardaigne, sous la
condition que je purgerai la mer des pirates, et que j'enverrai du froment à
Rome; ceci convenu, nous nous séparerons avec nos épées sans brèche et nos
boucliers sans traces de combat?
CÉSAR, ANTOINE ET LÉPIDE.—C'est ce que nous offrons.
POMPÉE.—Sachez donc que je suis ici devant vous, en homme
disposé à accepter vos offres. Mais Marc-Antoine m'a un peu impatienté.
Quand je devrais perdre le prix du bienfait en le rappelant, vous devez vous
souvenir, Antoine, que, lorsque César et votre frère étaient en guerre,
votre mère se réfugia en Sicile, et qu'elle y trouva un accueil amical.
ANTOINE.—J'en suis instruit, Pompée, et je me préparais à
vous exprimer toute la reconnaissance que je vous dois.
POMPÉE.—Donnez-moi votre main.—Je ne m'attendais pas,
seigneur, à vous rencontrer en ces lieux.
ANTOINE.—Les lits d'Orient sont bien doux! et je vous
dois des remerciements, car c'est vous qui m'avez fait revenir ici plus tôt
que je ne comptais, et j'y ai beaucoup gagné.
CÉSAR.—Vous me paraissez changé depuis la dernière fois
que je vous ai vu.
POMPÉE.—Peut-être; je ne sais pas quelles marques la
fortune trace sur mon visage; mais elle ne pénétrera jamais dans mon sein
pour asservir mon coeur.
LÉPIDE.—Je suis bien satisfait de vous voir ici.
POMPÉE.—Je l'espère, Lépide.—Ainsi, nous voilà d'accord.
Je désire que notre traité soit mis par écrit et scellé par nous.
CÉSAR.—C'est ce qu'il faut faire tout de suite.
POMPÉE.—Il faut nous fêter mutuellement avant de nous
séparer. Tirons au sort à qui commencera.
ANTOINE.—Moi, Pompée.
POMPÉE.—Non, Antoine, il faut que le sort en décide.
Mais, que vous soyez le premier ou le dernier, votre fameuse cuisine
égyptienne aura toujours la supériorité. J'ai ouï dire que Jules César
acquit de l'embonpoint dans les banquets de cette contrée.
ANTOINE.—Vous avez ouï dire bien des choses.
POMPÉE.—Mon intention est innocente.
ANTOINE.—Et vos paroles aussi.
POMPÉE.—Voilà ce que j'ai ouï dire, et aussi qu'Appollodore
porta...
ÉNOBARBUS.—N'en parlons plus. Le fait est vrai.
POMPÉE.—Quoi, s'il vous plaît?
ÉNOBARBUS.—Une certaine reine à César dans un matelas.
POMPÉE.—Je te reconnais à présent. Comment te portes-tu,
guerrier?
ÉNOBARBUS.—Fort bien; et il y a apparence que je
continuerai, car j'aperçois à l'horizon quatre festins.
POMPÉE.—Donne-moi une poignée de main: je ne t'ai jamais
haï; je t'ai vu combattre, et tu m'as rendu jaloux de ta valeur.
ÉNOBARBUS.—Moi, seigneur, je ne vous ai jamais beaucoup
aimé; mais j'ai fait votre éloge, quand vous méritiez dix fois plus de
louanges que je ne le disais.
POMPÉE.—Conserve ta franchise, elle te sied bien.—Je vous
invite tous à bord de ma galère. Voulez-vous me précéder, seigneurs?
TOUS.—Montrez-nous le chemin.
POMPÉE.—Allons, venez.
(Pompée, César, Antoine, Lépide, les
soldats et la suite sortent.)
MÉNAS, à part.—Ton
père, Pompée, n'eût jamais fait ce traité. (À
Énobarbus.) Nous nous sommes connus, seigneur?
ÉNOBARBTUS.—Sur mer, je crois.
MÉNAS.—Oui, seigneur.
ÉNOBARBUS.—Vous avez fait des prouesses sur mer.
MÉNAS.—Et vous sur terre.
ÉNOBARBUS.—Je louerai toujours qui me louera. Mais on ne
peut nier mes exploits sur terre.
MÉNAS.—Ni mes exploits de mer non plus.
ÉNOBARBUS.—Oui, mais il y a quelque chose que vous pouvez
nier, pour votre sûreté.—Vous avez été un grand voleur sur mer.
MÉNAS.—Et vous sur terre.
ÉNOBARBUS.—A ce titre, je nie mes services de terre.—Mais
donnez-moi votre main, Ménas: si nos yeux avaient quelque autorité, ils
pourraient surprendre deux voleurs qui s'embrassent.
MÉNAS.—Le visage des hommes est sincère, quoi que fassent
leurs mains.
ÉNOBARBUS.—Mais il n'y eut jamais une belle femme dont le
visage fût sincère.
MÉNAS.—Ce n'est pas une calomnie: elles volent les
coeurs.
ÉNOBARBUS.—Nous sommes venus ici pour vous combattre.
MÉNAS.—Quant à moi, je suis fâché que cela soit changé en
débauche. Pompée, aujourd'hui, perd sa fortune en riant.
ÉNOBARBUS.—Si cela est, il est sûr que ses larmes ne la
rappelleront pas.
MÉNAS.—Vous l'avez dit, seigneur.—Nous ne nous attendions
pas à trouver Marc-Antoine ici. Mais, je vous prie, est-il marié à
Cléopâtre?
ÉNOBARBUS.—La soeur de César se nomme Octavie.
MÉNAS.—Oui; elle était femme de Caïus Marcellus.
ÉNOBARBUS.—Mais elle est maintenant la femme de
Marc-Antoine.
MÉNAS.—Plaît-il, seigneur?
ÉNOBARBUS.—Rien de plus vrai.
MÉNAS.—Les voilà donc, César et lui, liés ensemble pour
jamais.
ÉNOBARBUS.—Si j'étais obligé de deviner le sort de cette
union, je ne prédirais pas ainsi.
MÉNAS.—Je présume que la politique a eu plus de part que
l'amour à cette alliance?
ÉNOBARBUS.—Je le crois comme vous. Vous verrez que le
noeud qui semble aujourd'hui resserrer leur amitié étranglera l'affection.
Octavie est d'une humeur chaste, froide et tranquille.
MÉNAS. Qui ne voudrait que sa femme fût ainsi?
ÉNOBARBUS.—Celui qui n'a lui-même aucune de ces qualités;
c'est-à-dire Marc-Antoine. Il retournera à son plat égyptien. Alors les
soupirs d'Octavie enflammeront la colère de César; et, comme je viens de le
dire, ce qui paraît faire la force de leur amitié, sera précisément la cause
de leur rupture. Antoine laissera toujours son coeur où il l'a placé; il n'a
épousé ici que les circonstances.
MÉNAS.—Cela pourrait bien être. Allons, seigneur,
voulez-vous venir à bord? j'ai une santé à vous faire boire.
ÉNOBARBUS.—Je l'accepterai. Nous avons utilisé nos
gosiers en Égypte.
MÉNAS.—Allons, venez.
(Ils sortent.)
SCÈNE VII
A bord de la galère de Pompée, près de
Messine.
SYMPHONIE. Entrent deux ou trois
serviteurs avec un dessert.
PREMIER SERVITEUR.—C'est ici qu'ils se placeront,
camarade. La plante des pieds
de quelques-uns ne tient plus guère à la terre, le plus faible vent du monde
les renversera.
SECOND SERVITEUR.—Lépide est haut en couleur.
PREMIER SERVITEUR.—Ils lui ont fait boire les coups de
charité.
SECOND SERVITEUR.—Quand ils se disent leurs vérités, il
leur crie: Allons, laissez cela, les réconcilie par ses prières, et
puis se réconcilie avec la liqueur.
PREMIER SERVITEUR.—Ce qui élève une guerre violente entre
lui et sa tempérance.
SECOND SERVITEUR.—Et voilà ce que c'est de mettre son nom
dans la compagnie des hommes supérieurs. J'aimerais autant avoir dans mes
mains un inutile roseau, qu'une pertuisane que je ne pourrais soulever.
PREMIER SERVITEUR.—Être élevé dans une vaste sphère pour
s'y mouvoir sans y être vu, c'est n'avoir que les cavités où les yeux
devraient être; ce qui déforme cruellement le visage.
(Les trompettes sonnent: arrivent Octave,
Antoine,
Pompée, Lépide, Agrippa, Mécène, Énobarbus, Ménas
et autres capitaines.)
ANTOINE, à César.—Voilà
comme ils font, seigneur; ils mesurent la crue du Nil par certains degrés
marqués sur les pyramides: ils connaissent, par la hauteur plus ou moins
grande des eaux, si la disette ou l'abondance suivront. Plus les eaux du Nil
montent, plus il promet; quand il se retire, le laboureur sème son grain sur
le limon et la vase, et bientôt les champs sont couverts d'épis.
LÉPIDE.—Vous avez là de prodigieux serpents.
ANTOINE.—Oui, Lépide.
LÉPIDE.—Vos serpents d'Égypte naissent du limon par
l'opération de votre soleil: il en est de même de vos crocodiles?
ANTOINE.—Tout comme vous le dites.
POMPÉE.—Asseyons-nous, et qu'on apporte du vin. Une santé
à Lépide.
LÉPIDE.—Je ne suis pas aussi bien que je devrais être,
mais jamais je ne reculerai.
ÉNOBARBUS, à part.—Non,
jusqu'à ce que vous ayez dormi. Jusque-là, je crains bien que vous
n'avanciez.
LÉPIDE.—Oui, j'ai entendu dire que les pyramides de
Ptolémée étaient bien belles. En vérité, je l'ai entendu dire.
MÉNAS, à part, à Pompée.—Pompée,
un mot....
POMPÉE.—Parle-moi à l'oreille. Que veux-tu?
MÉNAS, à part, à Pompée.—Levez-vous,
mon général, je vous en conjure, et daignez m'entendre.
POMPÉE.—Laisse-moi; tout à l'heure...—Cette coupe pour
Lépide.
LÉPIDE.—Quelle espèce d'animal est-ce que votre
crocodile?
ANTOINE.—Il a la forme d'un crocodile; il est large de
toute sa largeur et haut de toute sa hauteur. Il se meut avec ses propres
organes; il vit de ce qui le nourrit; et quand ses éléments se décomposent,
la transmigration s'opère.
LÉPIDE.—De quelle couleur est-il?
ANTOINE.—De sa couleur naturelle.
LÉPIDE.—C'est un étrange serpent!
ANTOINE.—Oui! et les pleurs qu'il verse sont humides.
CÉSAR.—Sera-t-il satisfait de cette description?
ANTOINE.—Il le sera de la santé que Pompée lui propose,
ou sinon c'est un véritable Épicure.
POMPÉE, à Menas.—Allons,
va te faire pendre. Tu viens me parler de cela? Va-t'en; fais ce que je te
dis.—Où est la coupe que j'ai demandée?
MÉNAS, à part.—Si, au
nom de mes services, vous daignez m'entendre, levez-vous de votre siége.
POMPÉE. (Il se lève, et se retire
à l'écart.)—Je crois que tu es fou. Qu'y a-t-il?
MÉNAS.—Pompée, j'ai toujours servi, chapeau bas, ta
fortune.
POMPÉE.—Tu m'as servi avec une grande fidélité. Qu'as-tu
encore à me dire?—Allons, seigneurs, de la gaieté.
ANTOINE.—Lépide, garde-toi de ces sables mouvants, car tu
t'enfonces.
MÉNAS, à Pompée.
Veux-tu être le seul maître de l'univers?
POMPÉE.—Que veux-tu dire?
MÉNAS.—Encore une fois, veux-tu être le seul maître de
l'univers?
POMPÉE.—Comment cela se pourrait-il?
MÉNAS.—Consens-y seulement; et, quelque faible que tu
puisses me croire, je suis l'homme qui te fera don de l'univers.
POMPÉE.—As-tu bien bu?
MÉNAS.—Non, Pompée; je me suis abstenu de boire.—Tu es,
si tu oses l'être, le Jupiter de la terre: tout ce que l'Océan embrasse,
tout ce que la voûte du ciel enferme est à toi, si tu veux le saisir.
POMPÉE.—Montre-moi par quel moyen?
MÉNAS.—Ces trois maîtres du monde, ces rivaux sont dans
ton vaisseau: laisse-moi couper le câble, et, quand nous serons en mer, leur
trancher la tête, et tout est à toi.
POMPÉE.—Ah! tu aurais dû le faire et non pas me le dire.
Ce serait en moi une trahison; de ta part, c'était un bon service. Tu dois
savoir que ce n'est pas mon intérêt qui conduit mon honneur, mais mon
honneur mon intérêt. Repens-toi de ce que ta langue ait ainsi trahi ton
projet. Si tu l'avais exécuté à mon insu, j'aurais approuvé ensuite
l'action; mais à présent, je dois la condamner: renonce à ton idée et va
boire.
MÉNAS, à part.—Eh
bien! moi, je ne veux plus suivre ta fortune sur son déclin. Quiconque
cherche l'occasion et ne la saisit pas, lorsqu'elle s'offre une fois, ne la
retrouvera jamais.
POMPÉE.—A la santé de Lépide!
ANTOINE.—Qu'on le porte sur le rivage; je vous ferai
raison pour lui, Pompée.
ÉNOBARBUS, tenant une coupe.—A
ta santé, Menas.
MÉNAS.—Bien volontiers, Énobarbus.
POMPÉE, à l'esclave.—Remplis,
jusqu'à cacher les bords.
ÉNOBARBUS, montrant l'esclave qui
emporte Lépide.—Voilà un homme robuste, Ménas.
MÉNAS.—Pourquoi?
ÉNOBARBUS.—Il porte la troisième partie du monde, ne
vois-tu pas?
MÉNAS.—En ce cas, la troisième partie du monde est ivre:
je voudrais qu'il le fût tout entier, pour qu'il pût aller sur des
roulettes.
ÉNOBARBUS.—Allons, bois, et augmente les tours de roues.
MÉNAS.—Allons.
POMPÉE, à Antoine.—Ce
n'est pas encore là une fête d'Alexandrie.
ANTOINE.—Elle en approche bien.—Heurtons les coupes,
holà! à la santé de César.
CÉSAR.—Je voudrais bien refuser. C'est un terrible
travail pour moi que de laver mon cerveau, et il n'en devient que plus
trouble.
ANTOINE.—Soyez l'enfant de la circonstance.
CÉSAR.—Buvez, je vous en rendrai raison; mais j'aimerais
mieux jeûner de tout pendant quatre jours que de tant boire en un seul.
ÉNOBARBUS, à-Antoine.—Eh bien! mon brave empereur,
danserons-nous à présent les bacchanales égyptiennes, et célébrerons-nous
notre orgie?
POMPÉE.—Volontiers, brave soldat.
ANTOINE.—Allons, entrelaçons nos mains jusqu'à ce que le
vin victorieux plonge nos sens dans le doux et voluptueux Léthé.
ÉNOBARBUS.—Prenons-nous tous par la main. Faites retentir
à nos oreilles la plus bruyante musique. Moi, je vais vous placer: ce jeune
homme va chanter, chacun répétera le refrain de toute la force de ses
poumons.
(Musique. Énobarbus place les convives.)
Viens, monarque du vin,
Joufflu Bacchus à l'oeil enflammé:
Noyons nos soucis dans tes cuves,
Couronnons nos cheveux de tes grappes.
Verse-nous, jusqu'à ce que le monde tourne autour
de nous:
Verse-nous jusqu'à ce que le monde tourne autour
de nous.
CÉSAR.—Que voulez-vous de plus? Bonsoir, Pompée. Mon bon
frère, laissez-moi vous prier de partir. Nos affaires sérieuses s'indignent
de cette légèreté. Aimables seigneurs, séparons-nous. Vous voyez comme nos
joues sont enflammées. Le vin a triomphé du robuste Énobarbus, et ma langue
entrecoupe tout ce qu'elle dit. Cette folle débauche nous a tous vieillis,
en quelque sorte. Qu'est-il besoin de plus de paroles? Bonne nuit. Cher
Antoine, ta main.
POMPÉE.—Je vous mettrai à l'épreuve sur le rivage.
ANTOINE.—Vous nous y verrez, seigneur. Donnez-moi votre
main.
POMPÉE.—Oh! Antoine, tu possèdes la maison de mon
père!—Mais, n'importe: nous sommes amis. Allons, descendez dans la chaloupe.
(Sortent Pompée, César, Antoine et leur
suite.)
ÉNOBARBUS.—Prenez garde de tomber.—Ménas, je n'irai point
à terre.
MÉNAS.—Non, venez à ma cabine.—Ces tambours, ces
trompettes, ces flûtes!—comment donc! Que Neptune entende le bruyant adieu
que nous disons à ces grands personnages; sonnez et soyez pendus, sonnez
comme il faut.
(Fanfares et tambours. Lépide et Octave
s'embarquent.)
ÉNOBARBUS. Holà! voilà mon chapeau.
MÉNAS.—Ah! noble capitaine, venez.
(Ils sortent.)
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
ACTE TROISIÈME
SCENE I
Une plaine en Syrie.
VENTIDIUS arrive en triomphe avec
SILIUS et d'autres
Romains, officiers et soldats. On porte devant lui le corps de
Pacurus, fils d'Orodes, roi des Parthes.
VENTIDIUS.—Enfin, Parthes habiles à lancer le dard, vous
voilà frappés; et c'est moi que la fortune a voulu choisir pour le vengeur
de Crassus. Qu'on porte en tête de l'armée le corps du jeune prince. Ton
fils Pacorus, Orodes, a payé la mort de Marcus Crassus!
SILIUS.—Noble Ventidius, tandis que ton épée fume encore
du sang des Parthes, poursuis les Parthes fugitifs: pénètre dans la Médie,
la Mésopotamie, dans tous les asiles où fuient leurs soldats en déroute.
Alors ton grand général Antoine te fera monter sur un char de triomphe et
mettra des guirlandes sur la tête.
VENTIDIUS.—Oh! Silius, Silius, j'en ai fait assez.
Souviens-toi bien qu'un subalterne peut faire une action trop éclatante;
car, apprends ceci, Sinus, qu'il vaut mieux laisser une entreprise inachevée
que d'acquérir par ses succès une renommée trop brillante, lorsque le chef
que nous servons est absent. César et Antoine ont toujours remporté plus de
victoires par leurs officiers qu'en personne. Sossius, comme moi lieutenant
d'Antoine en Syrie, pour avoir accumulé trop de victoires, qu'il remportait
en quelques minutes, perdit la faveur d'Antoine. Quiconque fait dans la
guerre plus que son général ne peut faire, devient le général de son
général; et l'ambition, vertu des guerriers, fait préférer une défaite à une
victoire qui ternit la renommée du chef. Je pourrais faire davantage pour
Antoine, mais je l'offenserais; et son ressentiment détruirait tout le
mérite de mes services.
SILIUS.—Ventidius, tu possèdes ces qualités sans
lesquelles il n'y a presque point de différence entre un guerrier et son
épée. Tu écriras à Antoine?
VENTIDIUS.—Je vais lui mander humblement tout ce que nous
avons exécuté en son nom, mot magique dans la guerre. Je lui dirai
comment, avec ses étendards et ses troupes bien payées, nous avons chassé du
champ de bataille et lassé la cavalerie parthe, jusqu'alors invaincue.
SILIUS.—Où est-il maintenant?
VENTIDIUS.—Il doit se rendre à Athènes. C'est là que nous
allons nous hâter de le rejoindre, autant que le permettra le poids de tout
ce que nous traînons après nous. Allons, en marche... Que l'armée défile.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Rome.—Antichambre de la maison de
César.
Entrent AGRIPPA ET ÉNOBARBUS qui
se rencontrent.
AGRIPPA.—Quoi! nos frères se sont-ils déjà séparés?
ÉNOBARBUS.—Ils ont terminé avec Pompée, qui vient de
partir; et actuellement ils sont tous les trois à sceller le traité. Octavie
pleure de quitter Rome. César est triste et Lépide, depuis le festin de
Pompée, à ce que dit Ménas, est attaqué de la maladie verte.
AGRIPPA.—C'est un noble Romain que Lépide!
ÉNOBARBUS.—Un excellent homme. Oh! comme il aime César!
AGRIPPA.—Oui, et avec quelle tendresse il adore Antoine!
ÉNOBARBUS.—César? mais c'est le Jupiter des hommes.
AGRIPPA.—Et Antoine? Le dieu de ce Jupiter?
ÉNOBARBUS, contrefaisant Lépide.—Vous
parlez de César? Comment, de ce sans pareil?
AGRIPPA.—O Antoine! ô oiseau d'Arabie.
ÉNOBARBUS.—Voulez-vous vanter César? dites César, et
restez-en là.
AGRIPPA.—Vraiment, il leur a appliqué à tous deux
d'excellentes louanges.
ÉNOBARBUS.—Mais c'est César qu'il aime le mieux:
cependant il aime Antoine. Oh! le coeur, la langue, les chiffres, les
scribes, les bardes, les poètes ne peuvent penser, exprimer, peindre,
écrire, chanter, calculer son amour pour Antoine. Mais pour César: à genoux,
à genoux, et admirez.
AGRIPPA.—Il les aime tous deux.
ÉNOBARBUS.—Ils sont les ailes et lui l'escarbot; ainsi...
(Fanfares.) Mais voici le signal pour monter à cheval... Adieu, noble
Agrippa.
AGRIPPA.—Bonne fortune, brave soldat; adieu.
(Entrent Antoine, César, Lépide, Octavie.)
ANTOINE.—Seigneur, n'allez pas plus loin.
CÉSAR.—Vous m'enlevez la plus chère portion de moi-même.
Songez à me bien traiter dans sa personne.—Ma soeur, soyez une épouse telle
que ma pensée vous peint à mes yeux, et que votre conduite justifie tout ce
que je garantirais de vous.—Noble Antoine, que ce modèle de vertu, qui est
placé entre nous comme le ciment de notre amitié pour la soutenir, ne
devienne jamais le bélier qui en renverse l'édifice; car il aurait été plus
aisé de nous aimer sans ce nouveau lien, si nous ne le soignons pas chacun
de notre côté.
ANTOINE.—Ne m'offensez pas par votre défiance.
CÉSAR.—J'ai dit.
ANTOINE.—Quelque scrupuleux que vous soyez sur ce point,
vous ne trouverez pas le moindre sujet aux craintes qui paraissent vous
alarmer. Que les dieux vous gardent et fassent obéir le coeur des Romains à
vos desseins; nous allons nous séparer ici.
CÉSAR.—Adieu, ma chère soeur: sois heureuse. Que tous les
éléments te soient propices et ne donnent à ton esprit que des jouissances!
Adieu.
OCTAVIE.—O mon noble frère!
ANTOINE.—Le mois d'avril est dans ses yeux; c'est le
printemps de l'amour, et ces larmes, la pluie qui favorise son
retour.—Consolez-vous.
OCTAVIE.—Seigneur, veillez sur la maison de mon époux,
et...
CÉSAR.—Quoi, ma soeur?
OCTAVIE.—Je vais vous le dire à l'oreille.
ANTOINE.—Sa langue refuse d'obéir à son coeur, et son
coeur ne peut exprimer ce qu'il sent à sa langue, comme le duvet du cygne
qui flotte sur l'onde à la marée haute, sans incliner ni d'un côté ni de
l'autre.
ÉNOBARBUS, à part, à Agrippa.—César
pleurera-t-il?
AGRIPPA.—Il a un nuage sur le front.
ÉNOBARBUS.—Ce serait un mauvais signe s'il était un
cheval; à plus forte raison, étant un homme.
AGRIPPA.—Pourquoi, Énobarbus? Antoine rugit presque de
douleur lorsqu'il vit Jules César mort, et à Philippes, il pleura sur le
corps de Brutus.
ÉNOBARBUS.—Cette année-là, il est vrai, il était
incommodé d'un rhume, il pleurait l'homme qu'il aurait de bon coeur détruit
lui-même. Crois à ses larmes jusqu'à ce que tu m'aies vu pleurer aussi.
CÉSAR.—Non, chère Octavie, vous recevrez encore des
nouvelles de votre frère; jamais le temps ne vous fera oublier de moi.
ANTOINE.—Allons, seigneur, allons; je disputerai avec
vous de tendresse pour elle. Je vous embrasse ici, et je vous quitte en vous
recommandant aux dieux.
CÉSAR.—Adieu, soyez heureux.
LÉPIDE.—Que tous les astres du firmament éclairent votre
route!
CÉSAR embrasse sa soeur.—Adieu,
adieu!
ANTOINE.—Adieu!
(Ils partent au son des trompettes.)
SCÈNE III
Alexandrie.—Appartement du palais.
Entrent CLÉOPÂTRE, CHARMIANE, IRAS,
ALEXAS.
CLÉOPÂTRE.—Où est ce messager?
ALEXAS.—Il a un peu peur de paraître devant vous.
CLÉOPÂTRE.—Qu'il vienne, qu'il vienne...
(Le messager parait.) Approche.
ALEXAS.—Grande reine, Hérode de Judée n'oserait lever les
yeux sur Votre Majesté que lorsque vous êtes satisfaite.
CLÉOPÂTRE.—Je veux un jour avoir la tête de cet Hérode;
mais quoi! depuis qu'Antoine est parti, qui pourrais-je charger de me
l'apporter?—Approche-toi.
LE MESSAGER.—Très-gracieuse reine...
CLÉOPÂTRE.—As-tu vu Octavie?
LE MESSAGER.—Oui, redoutable reine.
CLÉOPÂTRE.—Où?
LE MESSAGER.—A Rome, madame. Je l'ai regardée en face, et
je l'ai vue marcher entre son frère et Marc-Antoine.
CLÉOPÂTRE.—Est-elle aussi grande que moi?
LE MESSAGER.—Non, madame.
CLÉOPÂTRE.—L'as-tu entendue parler? A-t-elle la voix
aiguë ou basse?
LE MESSAGER.—Madame, je l'ai entendue parler; elle a la
voix basse.
CLÉOPÂTRE.—Ce son de voix n'est pas si agréable! il ne
peut l'aimer longtemps.
CHARMIANE.—L'aimer? Oh! par Isis, cela est impossible.
CLÉOPÂTRE.—Je le crois, Charmiane. Une langue épaisse et
une taille de naine.—Quelle majesté a-t-elle dans sa démarche?
Souviens-t'en, si tu as jamais vu de la majesté.
LE MESSAGER.—Elle se traîne: qu'elle marche ou qu'elle
s'arrête, c'est la même chose; elle a un corps, mais sans vie; c'est une
statue, plutôt qu'une créature qui respire.
CLÉOPÂTRE.—En es-tu bien sûr?
LE MESSAGER.—Oui, ou je ne m'y connais pas.
CHARMIANE.—Il n'y a pas trois hommes en Égypte plus en
état que lui d'en juger.
CLÉOPÂTRE.—Il est plein d'intelligence, je m'en
aperçois.—Il n'y a encore rien en elle.—Cet homme a un bon jugement.
CHARMIANE.—Excellent.
CLÉOPÂTRE.—Devine son âge, je te prie?
LE MESSAGER.—Madame, elle était veuve.
CLÉOPÂTRE.—Veuve? Tu l'entends, Charmiane.
LE MESSAGER.—Et je pense qu'elle a trente ans.
CLÉOPÂTRE.—As-tu son visage dans ta mémoire? Est-il long
ou rond?
LE MESSAGER.—Rond à l'excès.
CLÉOPÂTRE.—Des femmes qui ont ce visage, la plupart n'ont
aucun esprit.—Ses cheveux, quelle est leur couleur?
LE MESSAGER.—Bruns, madame; et son front est aussi bas
qu'il soit possible de le désirer.
CLÉOPÂTRE.—Tiens, prends cet or. Il ne faut pas
t'offenser de mes premières vivacités. Je veux t'employer; je te trouve
très-propre aux affaires; va te préparer à partir; nos lettres sont prêtes.
CHARMIANE.—Un homme de sens.
CLÉOPÂTRE.—Oui, en vérité; je me repens bien de l'avoir
ainsi maltraité.—Eh bien! il me semble, d'après ce qu'il en dit, que cette
créature n'est pas grand'chose.
CHARMIANE.—Rien du tout, madame.
CLÉOPÂTRE.—Cet homme a vu parfois de la majesté et doit
s'y connaître.
CHARMIANE.—S'il en a vu? Bonne Isis! Lui qui a été si
longtemps à votre service?
CLÉOPÂTRE.—J'aurais encore une question à lui faire,
chère Charmiane; mais peu importe: tu me l'amèneras là où j'écrirai. Je
crois que tout ira bien.
CHARMIANE.—J'en réponds, madame.
(Elles sortent.)
SCÈNE IV
Athènes.—Appartement de la maison
d'Antoine.
Entrent ANTOINE, OCTAVIE.
ANTOINE.—Non, non, Octavie, j'excuserais ce tort-là et
mille autres de ce genre; mais il a rallumé la guerre contre Pompée, il a
fait son testament et l'a rendu public. Il a parlé de moi avec dédain; et,
lors même qu'il ne pouvait s'empêcher de me rendre un témoignage honorable,
c'était avec froideur et dégoût; il m'a fait bien petite mesure. Toutes les
fois qu'on a ouvert sur mon compte une opinion favorable, il a fait la
sourde oreille, ou ne s'est expliqué que du bout des dents.
OCTAVIE.—Ah! mon cher seigneur, ne croyez pas tout; ou,
si vous croyez tout, ne vous offensez pas de tout. S'il faut que cette
rupture arrive, jamais femme plus malheureuse que moi ne se trouva, entre
les partis, obligée de prier pour tous deux. Les dieux se moqueront
désormais de mes prières, lorsque je leur dirai: Ah! protégez mon
seigneur et mon époux! et que, démentant aussitôt cette prière, je leur
crierai de la même voix: Ah! protégez mon frère! La victoire pour mon
époux, la victoire pour mon frère! Je prierai et je contredirai ma
prière. Point de milieu entre ces deux extrémités.
ANTOINE.—Douce Octavie, que votre amour préfère celui qui
se montrera plus jaloux de le conserver. Si je perds mon honneur, je me
perds moi-même. Il vaudrait mieux que je ne fusse pas à vous, que d'être à
vous sans honneur. Mais, comme vous l'avez demandé, vous pouvez être
médiatrice entre nous deux. Pendant ce temps, je vais faire des préparatifs
de guerre capables d'arrêter votre frère. Faites toute la diligence que vous
voudrez, vos désirs sont accomplis.
OCTAVIE.—J'en rends grâce à mon seigneur.—Que le
tout-puissant Jupiter fasse de moi, femme faible, bien faible, votre
réconciliatrice! La guerre entre vous deux, c'est comme si le globe s'entr'ouvrait
et qu'il fallût combler le gouffre avec des cadavres.
ANTOINE.—Dès que vous reconnaîtrez où commencent ces
maux, tournez de ce côté votre déplaisir; car nos fautes ne peuvent jamais
être si égales, que votre amour puisse se diriger également des deux côtés.
Disposez tout pour votre départ; nommez ceux qui doivent vous accompagner,
et faites toutes les dépenses que vous voudrez.
(Ils se séparent.)
SCÈNE V
Athènes: un autre appartement de la
maison d'Antoine.
ÉNOBARBUS ET ÉROS se rencontrent.
ÉNOBARBUS.—Eh bien! ami Éros?
ÉROS.—Il y a d'étranges nouvelles, seigneur.
ÉNOBARBUS.—Quoi donc?
ÉROS.—César et Lépide ont fait la guerre à Pompée.
ÉNOBARBUS.—Ceci est vieux; qu'elle en a été l'issue?
ÉROS.—César, après avoir profité des services de Lépide
dans la guerre contre Pompée, lui a refusé ensuite l'égalité du rang, n'a
pas voulu qu'il partageât la gloire du combat, et, ne s'arrêtant pas là, il
l'accuse d'avoir entretenu auparavant une correspondance avec Pompée. Sur sa
propre accusation, il a fait arrêter Lépide. Ainsi, voilà le pauvre triumvir
à bas, jusqu'à ce que la mort élargisse sa prison.
ÉNOBARBUS.—Alors, ô univers, de trois loups, tu n'en as
plus que deux; jette au milieu d'eux toute la nourriture que tu possèdes, et
ils se dévoreront l'un l'autre.—Où est Antoine?
ÉROS.—Il se promène dans les jardins,—comme ceci—et il
foule aux pieds les joncs qu'il rencontre devant lui, en s'écriant: O
imbécile Lépide! Et il menace la tête de son officier, celui qui a
assassiné Pompée.
ÉNOBARBUS.—Notre belle flotte est équipée.
ÉROS.—Elle est destinée pour l'Italie et contre César.
D'autres nouvelles: Dominus.... Mais Antoine vous attend. J'aurais pu vous
dire mes nouvelles plus tard.
ÉNOBARBUS.—Ce sera peu de chose; mais n'importe.
Conduis-moi près d'Antoine.
ÉROS.—Venez, seigneur.
(Ils sortent.)
SCÈNE VI
Rome.—Appartement de César.
CÉSAR, AGRIPPA, MÉCÈNE.
CÉSAR.—Au mépris de Rome, il a fait tout ceci, et plus
encore dans Alexandrie; et voilà comment, dans la place publique, Cléopâtre
et lui se sont assis publiquement sur des trônes d'or, dans une tribune
d'argent; à leurs pieds était placé le jeune Césarion, qu'ils appellent le
fils de mon père avec tous les enfants illégitimes issus depuis lors de
leurs débauches. Antoine a fait don de l'Égypte à Cléopâtre, il l'a
proclamée reine absolue de la basse Syrie, de l'île de Chypre et de la
Libye.
MÉCÈNE.—Quoi! aux yeux du public?
CÉSAR.—Au milieu même de la grande place, où le peuple
fait tous ses exercices. C'est là qu'il a proclamé ses fils rois des rois;
il a donné à Alexandre la vaste Médie, le pays des Parthes et l'Arménie; il
a assigné à Ptolémée la Syrie, la Cilicie et la Phénicie. Cléopâtre, ce
jour-là, a paru en public vêtue comme la déesse Isis, et souvent auparavant
elle avait, dit-on, donné ses audiences dans cet appareil.
MÉCÈNE.—Il faut que Rome soit instruite de toutes ces
choses.
AGRIPPA.—Rome, déjà lassée de son insolence, lui retirera
sa bonne opinion.
CÉSAR.—Le peuple en est instruit, et cependant il vient
de recevoir les accusations d'Antoine!
AGRIPPA.—Qui donc accuse-t-il!
CÉSAR.—César. Il se plaint de ce qu'ayant dépouillé
Sextus Pompée de la Sicile, je l'ai frustré de sa part de cette île; et il
dit ensuite m'avoir prêté quelques vaisseaux qui ne lui ont pas été rendus.
Enfin, il se montre indigné de ce que Lépide a été déposé du triumvirat, et
de ce qu'une fois déposé j'ai retenu tous ses revenus.
AGRIPPA.—Seigneur, il faut lui répondre.
CÉSAR.—C'est déjà fait, et le messager est parti. Je lui
mande que Lépide était devenu trop cruel, qu'il abusait de son autorité, et
qu'il a mérité d'être déposé. Quant à mes conquêtes, je lui en accorde une
portion; mais, en retour, je lui demande ma part de l'Arménie et des autres
royaumes qu'il a conquis.
MÉCÈNE.—Jamais il ne vous la cédera.
CÉSAR.—Alors, je ne dois pas lui céder, moi, ce qu'il
demande.
(Entre Octavie.)
OCTAVIE.—Salut, César, monseigneur, salut, mon cher
César.
CÉSAR.—Que je sois obligé de t'appeler une femme
répudiée!
OCTAVIE.—Vous ne m'avez pas appelée ainsi, et vous n'en
avez pas sujet.
CÉSAR.—Pourquoi donc venez-vous me surprendre ainsi? Vous
ne revenez point comme la soeur de César: l'épouse d'Antoine devrait être
précédée d'une armée, son approche devait être annoncée par les
hennissements des chevaux, longtemps avant qu'elle parût; les arbres de la
route auraient dû être chargés de peuple, impatient et fatigué d'attendre
votre passage désiré; il fallait que la poussière élevée sous les pas de
votre nombreux cortège montât jusqu'à la voûte des cieux. Mais vous êtes
venue à Rome comme une vendeuse de marché: vous avez prévenu les
démonstrations de notre amitié, ce sentiment qui s'éteint souvent si on
néglige de le témoigner. Nous aurions été à votre rencontre par mer et par
terre, et à chaque pas nous aurions redoublé d'éclat.
OCTAVIE.—Mon bon frère, rien ne me forçait à revenir
ainsi: je n'ai fait que suivre mon libre penchant. Mon époux, Marc-Antoine,
ayant appris que vous vous prépariez à la guerre, a affligé mon oreille de
cette fâcheuse nouvelle; et moi aussitôt je l'ai prié de m'accorder la
liberté de revenir vers vous.
CÉSAR.—Ce qu'il vous a accordé sans peine: vous étiez un
obstacle à ses débauches.
OCTAVIE.—N'en jugez pas ainsi, seigneur.
CÉSAR.—J'ai les yeux sur lui, et les vents m'apportent
des nouvelles de toutes ses démarches. Où est-il maintenant?
OCTAVIE.—A Athènes, seigneur.
CÉSAR.—Non, ma soeur, trop indignement outragée,
Cléopâtre, d'un coup d'oeil, l'a rappelé à ses pieds. Il a abandonné son
empire à une prostituée, et maintenant ils s'occupent tous deux à soulever
contre moi tous les rois de la terre. Il a rassemblé Bocchus, roi de Libye;
Archélaüs, roi de Cappadoce; Philadelphe, roi de Paphlagonie; le roi de
Thrace, Adellas; Malchus, roi d'Arabie; le roi de Pont; Hérode, de Judée;
Mithridate, roi de Comagène; Polémon et Amintas, rois des Mèdes et de
Lycaonie; et encore une foule d'autres sceptres!
OCTAVIE.—Hélas! que je suis malheureuse d'avoir le coeur
partagé entre deux hommes que j'aime et qui se haïssent!
CÉSAR.—Soyez ici la bienvenue. Vos lettres ont retardé
longtemps notre rupture: jusqu'à ce que je me sois aperçu à quel point vous
étiez abusée, et combien une plus longue négligence devenait dangereuse pour
moi. Consolez-vous; ne vous agitez pas des circonstances qui amènent sur
votre bonheur ces terribles nécessités, et laissez les invariables décrets
du destin suivre leur cours, sans vous répandre en gémissements. Rome vous
reçoit avec joie: rien ne m'est plus cher que vous. Vous avez été trompée au
delà de tout ce qu'on peut imaginer, et les puissants dieux, pour vous faire
justice, ont choisi pour ministres de leur vengeance, votre frère et ceux
qui vous aiment. Vous êtes la plus douce de nos consolations, et toujours la
bienvenue auprès de nous.
AGRIPPA.—Soyez la bienvenue, madame.
MÉCÈNE.—Soyez la bienvenue, chère dame; tous les coeurs,
dans Rome, vous aiment et vous plaignent. L'adultère Antoine, sans frein
dans ses désordres, est le seul qui vous rejette pour livrer sa puissance à
une prostituée qui la tourne avec bruit contre nous.
OCTAVIE.—Est-il bien vrai, seigneur?
CÉSAR.—Rien n'est plus certain, vous êtes la bienvenue,
ma soeur; je vous prie, ne perdez pas patience, ma chère soeur!
(Ils sortent.)
SCÈNE VII
Le camp d'Antoine près du promontoire
d'Actium.
Entrent CLÉOPÂTRE, ÉNOBARBUS.
CLÉOPÂTRE.—Je m'acquitterai envers toi, n'en doute pas.
ÉNOBARBUS.—Mais pourquoi? pourquoi? pourquoi?
CLÉOPÂTRE.—Tu t'es opposé à ce que j'assistasse à cette
guerre, en disant que ce n'était pas convenable.
ÉNOBARBUS.—Eh bien! est-ce convenable, dites-moi?
CLÉOPÂTRE.—Pourquoi pas? La guerre est déclarée contre
moi, pourquoi n'y serais-je pas en personne?
ÉNOBARBUS.—Je sais bien ce que je pourrais répondre: si
nous nous servions en même temps de chevaux et de cavales, les chevaux
seraient absolument superflus, car chaque cavale porterait un soldat et son
cheval.
CLÉOPÂTRE.—Que murmures-tu là?
ÉNOBARBUS.—Votre présence doit nécessairement embarrasser
Antoine: elle prendra de son coeur, de sa tête, de son temps, ce dont il n'a
rien à perdre en cette circonstance. On le raille déjà sur sa légèreté, et
l'on dit dans Rome que c'est l'eunuque Photin et vos femmes qui dirigent
cette guerre.
CLÉOPÂTRE.—Que Rome s'abîme! et périssent toutes les
langues qui parlent contre nous! Je porte ma part du fardeau dans cette
guerre, et, comme souveraine de mes États, je dois y remplir le rôle d'un
homme. N'objecte plus rien, je ne resterai pas en arrière.
ÉNOBARBUS.—Je me tais, madame.—Voici l'empereur.
(Entrent Antoine et Canidius.)
ANTOINE.—Ne te parait-il pas étrange, Canidius, que César
ait pu, de Tarente et de Brindes, traverser si rapidement la mer d'Ionie et
emporter Toryne?—Vous l'avez appris, mon coeur?
CLÉOPÂTRE.—La diligence n'est jamais plus admirée que par
les paresseux.
ANTOINE.—Bonne satire de notre indolence, et qui ferait
honneur au plus brave guerrier.—Canidius, nous le combattrons sur mer.
CLÉOPÂTRE.—Oui, sur mer, sans doute.
CANIDIUS.—Pourquoi mon général a-t-il ce projet?
ANTOINE.—Parce qu'il nous en a défié.
ÉNOBARBUS.—Mon seigneur l'a aussi défié en combat
singulier?
CANIDIUS.—Oui, et vous lui avez offert le combat à
Pharsale, où César vainquit Pompée; mais toutes les propositions qui ne
servent pas à son avantage, il les rejette. Vous devriez en faire autant.
ÉNOBARBUS.—Vos vaisseaux sont mal équipés, vos matelots
ne sont que des muletiers, des moissonneurs, des gens levés à la hâte et par
contrainte. La flotte de César est montée par des marins qui ont souvent
combattu Pompée: leurs vaisseaux sont légers, les vôtres sont pesants; il
n'y a pour vous aucun déshonneur à refuser le combat sur mer, puisque vous
êtes prêt à l'attaquer sur terre.
ANTOINE.—Sur mer, sur mer.
ÉNOBARBUS.—Mon digne seigneur, vous perdez par là toute
la supériorité que vous avez sur terre: vous démembrez votre armée, qui, en
grande partie, est composée d'une infanterie aguerrie; vous laissez sans
emploi votre habileté si justement renommée; vous abandonnez le parti qui
vous promet un succès assuré: vous vous exposez au simple caprice du hasard.
ANTOINE.—Je veux combattre sur mer.
CLÉOPÂTRE.—J'ai soixante vaisseaux; César n'en a pas de
meilleurs.
ANTOINE.—Nous brûlerons le surplus de notre flotte; et
avec les autres vaisseaux bien équipés, nous battrons César, s'il ose
avancer vers le promontoire d'Actium. Si la fortune nous trahit, nous
pourrons alors prendre notre revanche sur terre. (A un messager qui
arrive.) Ton message?
LE MESSAGER.—Les nouvelles sont vraies, seigneur, César
est signalé; il a pris Toryne.
ANTOINE.—Peut-il y être en personne? Cela est impossible;
il est même étrange que son armée y soit arrivée. Canidius, tu commanderas
sur terre nos dix-neuf légions et nos douze mille chevaux; nous, nous allons
à notre flotte. Partons, ma Thétis. (Un soldat paraît.) Que veux-tu,
brave soldat?
LE SOLDAT.—O noble empereur, ne combattez point sur mer;
ne vous fiez pas à des planches pourries. Est-ce que vous vous défiez de
cette épée et de ces blessures? Laissez aux Égyptiens et aux Phéniciens
l'art de nager comme les oisons: nous, Romains, nous avons l'habitude de
vaincre sur terre, et en combattant de pied ferme.
ANTOINE.—Allons, allons, partons.
(Antoine, Cléopâtre, Énobarbus sortent.)
LE SOLDAT.—Par Hercule, je crois que j'ai raison.
CANIDIUS.—Oui, soldat; mais Antoine ne se repose plus sur
ce qui fait sa force. C'est ainsi que notre chef se laisse mener, et nous
sommes les soldats de ces femmes.
LE SOLDAT.—Vous gardez à terre les légions et toute la
cavalerie, n'est-ce pas?
CANIDIUS.—Marcus Octavius, Marcus Justéius, Publicola et
Caelius sont pour la mer; mais nous restons tranquilles à terre.—Cette
diligence de César passe toute croyance.
LE SOLDAT.—Pendant qu'il était encore à Rome, son armée
marchait par légers détachements, qui ont trompé tous les espions.
CANIDIUS.—Quel est son lieutenant, le sais-tu?
LE SOLDAT.—On dit que c'est un certain Taurus.
CANIDIUS.—Oh! je connais l'homme!
(Un messager arrive.)
LE MESSAGER.—L'empereur demande Canidius.
CANIDIUS.—Le temps est gros d'évènements, et en enfante à
chaque minute.
(Ils sortent.)
SCÈNE VIII
Une plaine près d'Actium.
Entrent CÉSAR, TAURUS, officiers
et autres.
CÉSAR.—Taurus!
TAURUS.—Seigneur!
CÉSAR.—N'agis point sur terre; reste tranquille, et ne
provoque pas le combat que l'affaire ne soit décidée sur mer: ne dépasse pas
les ordres de ce parchemin, notre fortune en dépend.
(Ils sortent.)
(Entrent Antoine et Énobarbus.)
ANTOINE.—Plaçons nos escadrons de ce côté de la montagne,
en face de l'armée de César; de ce poste, nous pourrons découvrir le nombre
de ses vaisseaux et agir en conséquence.
(Ils sortent.)
(Canidius traverse le théâtre d'un côté
avec son armée
de terre, et Taurus, lieutenant de César, passe de l'autre
côté, dès qu'ils ont disparu on entend le bruit d'un
combat naval.)
ÉNOBARBUS rentre.—Tout
est perdu! tout est perdu! Je n'en puis voir davantage. L'Antoniade,
le vaisseau amiral de la flotte égyptienne tourne son gouvernail et fuit
avec les soixante autres vaisseaux. Ce spectacle a foudroyé mes yeux.
(Entre Scarus.)
SCARUS.—Dieux et déesses, et tout ce qu'il y a de
puissances dans l'Olympe!
ÉNOBARBUS.—Quel est ce transport?
SCARUS.—La plus belle part de l'univers est perdue par
pure ignorance. Nous avons perdu royaumes et provinces pour des baisers.
ÉNOBARBUS.—Où en est le combat?
SCARUS.—De notre côté, comme la peste lorsqu'on a vu les
boutons et que la mort est certaine. Cette infâme prostituée d'Égypte, que
la lèpre saisisse, au fort de l'action, lorsque les avantages semblaient
jumeaux, tous deux semblables, et que nous semblions même être l'aîné, je ne
sais quel taon la pique comme
une génisse au mois de juin, mais elle fait hausser les voiles et fuit.
ÉNOBARBUS.—J'en ai été témoin; mes yeux, rendus malades
par ce spectacle, n'ont pu en soutenir plus longtemps la vue.
SCARUS.—À peine a-t-elle cinglé, en s'enfuyant,
qu'Antoine, noble victime de ses enchantements, déploie les ailes de son
vaisseau, et, comme un insensé, abandonne le combat au fort de la mêlée, et
fuit sur ses traces. Je n'ai jamais vu d'action si honteuse. Jamais
l'expérience, la bravoure et l'honneur ne se sont aussi indignement trahis.
ÉNOBARBUS.—Hélas! hélas!
CANIDIUS arrive.—Notre
fortune sur mer est aux abois et s'abîme de la manière la plus lamentable.
Si notre général s'était souvenu de ce qu'il fut jadis, tout allait à
merveille. Oh! il nous a donné bien lâchement l'exemple de la fuite!
ÉNOBARBUS, à part.—Oui.
Ah! en êtes vous là? En ce cas, bonsoir; adieu.
CANIDIUS.—Ils fuient vers le Péloponèse.
SCARUS.—Cela est aisé; et j'irai aussi attendre là
l'événement.
CANIDIUS.—Je vais me rendre à César avec mes légions et
ma cavalerie; déjà six rois m'ont donné l'exemple de la soumission.
ÉNOBARBUS.—Je veux suivre encore la fortune chancelante
d'Antoine, quoique la prudence me conseille le contraire.
(Ils sortent par différents côtés.)
SCÈNE IX
Alexandrie.—Appartement du palais.
ANTOINE et sa suite.
ANTOINE.—Écoutez, la terre me défend de la fouler plus
longtemps. Elle a honte de me porter! Approchez, mes amis; je me suis si
fort attardé dans le
monde que j'ai perdu ma route pour jamais.—Il me reste un vaisseau chargé
d'or, prenez-le; partagez-le entre vous. Fuyez, et allez faire votre paix
avec César.
TOUS.—Fuir? Non, pas nous.
ANTOINE.—J'ai bien fui moi-même, et j'ai appris aux
lâches à se sauver et à montrer leur dos à l'ennemi. Amis, quittez-moi; je
suis décidé à suivre une voie dans laquelle je n'ai aucun besoin de vous.
Allez. Mon trésor est dans le port; prenez-le.—Oh! j'ai suivi celle que je
rougis maintenant d'envisager! Mes cheveux eux-mêmes se révoltent, car mes
cheveux blancs reprochent aux cheveux bruns leur imprudence, et ceux-ci
reprochent aux autres leur lâcheté et leur folie.—Mes amis, quittez-moi; je
vous donnerai des lettres pour quelques amis, qui vous faciliteront l'accès
auprès de César. Je vous en conjure, ne vous affligez point: ne me parlez
pas de votre répugnance, suivez le conseil que mon désespoir vous donne bien
haut; abandonnez ceux qui s'abandonnent eux-mêmes. Descendez tout droit au
rivage. Je vais dans un instant vous mettre en possession de ce trésor et de
ce vaisseau.—Laissez-moi, je vous prie, un moment.—Je vous en conjure,
laissez-moi; je vous en prie, car j'ai perdu le droit de vous commander. Je
vous rejoindrai tout à l'heure.
(Il s'assied.)
(Entrent Éros, et Cléopâtre soutenue par
Charmiane et Iras.)
ÉROS.—Oui, madame, approchez-vous; venez, consolez-le.
IRAS.—Consolez-le, chère reine.
CHARMIANE.—Le consoler! Oui, sans doute.
CLÉOPÂTRE.—- Laissez-moi m'asseoir. O Junon!
ANTOINE.—Non, non, non, non.
ÉROS.—La voyez-vous, seigneur?
ANTOINE, détournant les yeux.—Oh! loin de moi,
loin, loin!
CHARMIANE.—Madame....
IRAS.—Madame, chère souveraine....
ÉROS.—Seigneur, seigneur!
ANTOINE.—Oui, mon seigneur, oui, vraiment.—Il portait à
Philippes son épée dans le fourreau, comme un danseur, tandis que je
frappais le vieux et maigre Cassius, et ce fut moi qui donnai la mort au
frénétique Brutus. Lui, il
n'agissait que par des lieutenants et n'avait aucune expérience des grands
exploits de la guerre; et aujourd'hui...—N'importe.
CLÉOPÂTRE.—Ah! restez-là.
ÉROS.—La reine, seigneur, la reine!
IRAS.—Avancez vers lui, madame. Parlez-lui. Il est hors
de lui, il est accablé par la honte.
CLÉOPÂTRE.—Allons, soutenez-moi donc.—Oh!
ÉROS.—Noble seigneur, levez-vous: la reine s'approche; sa
tête est penchée et la mort va la saisir; mais vous pouvez la consoler et la
rappeler à la vie.
ANTOINE.—J'ai porté un coup mortel à ma réputation! le
coup le plus lâche....
ÉROS.—Seigneur, la reine...
ANTOINE.—O Égyptienne, où m'as-tu conduit? Vois, je
cherche à dérober mon ignominie à tes yeux, en jetant mes regards en
arrière, sur ce que j'ai laissé derrière moi, plongé dans le déshonneur.
CLÉOPÂTRE.—Ah! seigneur, seigneur, pardonnez à mes
timides vaisseaux; j'étais loin de prévoir que vous me suivriez.
ANTOINE.—Égyptienne, tu savais trop bien que mon coeur
était attaché au gouvernail de ton vaisseau, et que tu me traînerais à la
remorque. Tu connaissais ton empire absolu sur mon âme, et tu savais qu'un
signe de toi m'eût fait désobéir aux ordres des dieux mêmes.
CLÉOPÂTRE.—Oh! pardonne-moi!
ANTOINE.—Maintenant il faut que j'envoie d'humbles
propositions à ce jeune homme. Il faut que je supplie, que je rampe dans
tous les détours de l'humiliation; moi qui gouvernais, en me jouant, la
moitié de l'univers, qui créais et anéantissais, à mon gré, les fortunes! Tu
savais trop à quel point tu avais asservi mon âme, et que mon épée,
affaiblie par ma passion, lui obéirait toujours.
CLÉOPÂTRE.—Oh! pardon.
ANTOINE.—Ah! ne pleure pas; une seule de tes larmes vaut
tout ce que j'ai jamais pu gagner ou perdre: donne-moi un baiser, il me paye
de tout.—Nous avons envoyé notre maître d'école.—Est-il
de retour?—Ma bien-airnée, je me sens abattu. Un peu de vin là-dedans et
quelques aliments.—La fortune sait que plus elle me menace, et plus je la
brave.
SCÈNE X
Le camp de César en Égypte.
CÉSAR, AGRIPPA, DOLABELLA, THYRÉUS,
suite.
CÉSAR.—Qu'on fasse entrer l'envoyé d'Antoine. Le
connaissez-vous?
DOLABELLA.—César, c'est son maître d'école; preuve qu'il
est bien déplumé, puisqu'il envoie ici une si petite plume de son aile, lui
qui avait tant de rois pour messagers, il n'y a que quelques mois.
(Entre Euphronius.)
CÉSAR.—Approche et parle.
EUPHRONIUS.—Tel que je suis, je viens de la part
d'Antoine; j'étais, il n'y a pas longtemps, aussi petit dans ses desseins
que la goutte de rosée sur une feuille de myrte en comparaison de l'Océan.
CÉSAR.—Soit; remplis ta commission.
EUPHRONIUS.—Il salue en toi le maître de sa destinée et
demande à vivre en Égypte. Si tu refuses, il abaisse ses prétentions et te
prie de le laisser respirer entre la terre et le ciel, en simple citoyen,
dans Athènes. Voilà pour ce qui le regarde.—Quant à Cléopâtre, elle rend
hommage à ta grandeur; elle se soumet à ta puissance et te demande, pour ses
enfants, le diadème des Ptolémées, qui maintenant est assujetti à ta volonté
suprême.
CÉSAR.—Pour Antoine, je n'écoute point sa requête.—Quant
à la reine, je ne lui refuse point ni de l'entendre, ni de la satisfaire;
mais c'est à condition qu'elle chassera de l'Égypte son amant déshonoré ou
qu'elle lui ôtera la vie. Si elle m'obéit en ce point, sa prière ne sera
point rebutée. Annonce à tous deux ma réponse.
EUPHRONIUS.—Que la fortune continue de te suivre!
CÉSAR.—Faites-lui traverser le camp.
(Euphronius sort—A Thyréus.) Voici le moment d'essayer ton
éloquence, pars, détache Cléopâtre des intérêts d'Antoine; promets-lui, en
mon nom, tout ce qu'elle te demandera; ajoute toi-même des offres de ton
invention. Les femmes dans la meilleure fortune ne sont pas fortes; mais
l'infortune rendrait parjure les vestales mêmes. Essaye ton adresse, Thyréus,
fixe toi-même ta récompense, tes désirs seront obéis comme des lois.
THYRÉUS.—César, je pars.
CÉSAR.—Observe comment Antoine soutient son malheur;
apprends-moi ce que tu conjectures de sa manière d'agir et de ses démarches.
THYRÉUS.—César, je le ferai.
SCENE XI
Alexandrie.—Appartement du palais.
Entrent CLÉOPÂTRE, ÉNOBARBUS,
CHARMIANE, IRAS.
CLÉOPÂTRE.—Que faut-il faire, Énobarbus?
ÉNOBARBUS.—Penser et mourir.
CLÉOPÂTRE.—La faute est-elle à Antoine ou à moi?
ÉNOBARBUS.—A Antoine seul: lui qui permet à sa volonté de
maîtriser sa raison. Eh! qu'importe que vous ayez fui loin de ce grand
spectacle de la guerre, où la terreur passait alternativement d'une flotte à
l'autre! Pourquoi vous a-t-il suivie? L'ardeur de son affection n'aurait pas
dû porter un coup fatal à sa réputation de grand capitaine, au moment où la
moitié de l'univers combattait l'autre, lui, étant le seul sujet de la
querelle. Ce fut une honte égale à sa perte d'aller suivre vos pavillons
fuyants et d'abandonner sa flotte étonnée de sa fuite.
CLÉOPÂTRE.—Tais-toi, je t'en prie.
(Entrent Antoine et Euphronius)
ANTOINE.—Et c'est là sa réponse?
EUPHRONIUS.—Oui, seigneur.
ANTOINE.—Ainsi, la reine sera bien accueillie si elle
veut me sacrifier.
EUPHRONIUS.—C'est ce qu'il a dit.
ANTOINE.—Qu'elle le sache.—Envoyez au jeune César cette
tête grise, et il remplira de royaumes, jusqu'aux bords, la coupe de vos
désirs.
CLÉOPÂTRE.—Votre tête, seigneur!
ANTOINE.—Retourne vers lui.—Dis-lui qu'il porte sur son
visage les roses de la jeunesse, que l'univers attend de lui plus que des
actions ordinaires; dis-lui qu'il serait possible que son or, ses vaisseaux,
ses légions, appartinssent à un lâche; que des généraux subalternes peuvent
triompher au service d'un enfant aussi bien que sous les ordres de César: et
que je le défie de venir, mettant de côté l'inégalité de nos fortunes, se
mesurer avec moi, qui suis déjà sur le déclin de l'âge, fer contre fer et
seul à seul. Je vais lui écrire. (Au député.)
Suis-moi.
(Antoine sort avec Euphronius.)
ÉNOBARBUS.—Oui, cela est bien vraisemblable que César,
entouré d'une armée victorieuse, ira mettre en jeu son bonheur, et se donner
en spectacle comme un spadassin!—Je vois bien que les jugements des hommes
ressemblent à leur fortune, et que les objets extérieurs entraînent les
qualités de l'âme et les font en même temps déchoir. Qu'il puisse rêver, lui
qui connaît la valeur des choses, que César dans l'abondance répondra à son
dénùment! César, tu as aussi vaincu sa raison.
(Un esclave entre.)
L'ESCLAVE.—Voici un envoyé de César.
CLÉOPÂTRE.—Quoi! pas plus de cérémonies?—Voyez, mes
femmes!—On se bouche le nez près de la rose épanouie dont on venait à genoux
admirer les boutons!
ÉNOBARBUS, à part.—Mon
honneur et moi nous commençons à nous quereller. La loyauté gardée à des
fous change notre constance en vraie folie; cependant, celui qui persiste à
suivre avec fidélité un maître déchu est le vainqueur du vainqueur de son
maître, et acquiert une place dans l'histoire.
(Entre Thyréus.)
CLÉOPÂTRE.—Que veut César?
THYRÉUS.—Venez l'entendre à l'écart.
CLÉOPÂTRE.—Il n'y a ici que des amis; parle hardiment.
THYRÉUS.—Mais peut-être sont-ils aussi les amis
d'Antoine.
ÉNOBARBUS.—Il aurait besoin d'avoir autant d'amis que
César, sans quoi nous lui sommes fort inutiles. S'il plaisait à César,
Antoine volerait au-devant de son amitié: pour nous, vous le savez, nous
sommes les amis de ses amis, j'entends de César.
THYRÉUS.—Allons! Ainsi donc, illustre reine, César vous
exhorte à ne pas tenir compte de votre situation, mais à vous souvenir
seulement qu'il est César.
CLÉOPÂTRE.—Poursuis.—C'est agir loyalement.
THYRÉUS.—Il sait que vous restez attachée à Antoine moins
par amour que par crainte.
CLÉOPÂTRE.—Oh!
THYRÉUS.—Il plaint donc les atteintes portées à votre
honneur comme des taches forcées, mais non méritées.
CLÉOPÂTRE.—Il est un dieu qui sait démêler la vérité. Mon
honneur n'a point cédé, il a été conquis par la force.
ÉNOBARBUS, à part.—Pour m'assurer de ce fait, je
le demanderai à Antoine.—Seigneur, seigneur, tu es un vaisseau qui prend
tellement l'eau qu'il faut te laisser couler à fond, car ce que tu as de
plus cher t'abandonne.
(Énobarbus sort.)
THYRÉUS.—Dirai-je à César ce que vous désirez de lui; car
il souhaite surtout qu'on lui demande pour pouvoir accorder. Il serait
enchanté que vous fissiez de sa fortune un bâton pour vous appuyer. Mais ce
qui enflammerait encore plus son zèle pour vous, ce serait d'apprendre de
moi que vous avez quitté Antoine, et que vous vous réfugiez sous l'abri de
sa puissance, lui le maître de l'univers.
CLÉOPÂTRE.—Quel est ton nom?
THYRÉUS.—Mon nom est Thyréus.
CLÉOPÂTRE.—Gracieux messager, dis au grand César que je
baise sa main victorieuse en la personne de son député; dis-lui que je
m'empresse de déposer ma couronne à ses pieds et de lui rendre hommage à
genoux. Dis-lui que j'attends de sa voix souveraine la sentence de l'Égypte.
THYRÉUS.—C'est le parti le plus honorable pour vous.
Quand la prudence et la fortune sont aux prises, si la première n'ose que ce
qu'elle peut, nul hasard ne peut l'ébranler.—Accordez-moi la faveur de
déposer mon hommage sur votre main.
CLÉOPÂTRE.—Plus d'une fois le père de votre César, après
avoir rêvé à la conquête des royaumes, posa ses lèvres sur cette main
indigne de lui, et la couvrit d'une pluie de baisers.
(Antoine entre avec Énobarbus.)
ANTOINE.—Des faveurs!... par Jupiter tonnant!—Qui es-tu?
THYRÉUS.—Un homme qui exécute les ordres du plus puissant
des hommes et du plus digne d'être obéi.
ÉNOBARBUS.—Tu seras fouetté!
ANTOINE, à ses esclaves.—Approchez
ici.—(A Cléopâtre.)—Et toi, milan!—Eh
bien! dieux et diables! mon autorité s'évanouit! Naguère, quand je criais
holà! des rois accouraient aussitôt, comme une troupe d'enfants dans une
course, et me répondaient: Que me voulez-vous?—N'avez-vous point d'oreilles?
Je suis encore Antoine. (Ses gens entrent.)
Saisissez-moi cet insolent, et fouettez-le.
ÉNOBARBUS.—Il vaut mieux se jouer à un jeune lionceau
qu'à un vieux lion mourant.
ANTOINE.—Par la lune et les étoiles!—Qu'il soit fouetté!
Fussent-ils vingt des plus puissants tributaires qui rendent hommage à
César, si je les surprenais ayant l'insolence de baiser la main de cette...
Comment s'appelle-t-elle? Jadis, c'était Cléopâtre! Fouettez-le jusqu'à ce
que vous le voyiez vous regarder d'un air suppliant comme un écolier et vous
demander miséricorde par ses gémissements. Qu'on m'emmène.
THYRÉUS.—Marc-Antoine...
ANTOINE.—Qu'on l'entraîne, et quand il sera fouetté,
qu'on le ramène. Ce valet de César lui reportera un message.
(On emmène Thyréus.—A Cléopâtre.)
Vous étiez à moitié flétrie quand je vous ai connue.—Ai-je laissé dans Rome
ma couche vierge encore? Ai-je renoncé à être le père d'une postérité
légitime, et par la perle des femmes, pour être trompé par une femme qui
regarde des valets?
CLÉOPÂTRE.—Mon cher seigneur...
ANTOINE.—Vous avez toujours été perfide. Mais quand nous
nous endurcissons dans nos penchants dépravés, ô malheur! les justes dieux
ferment nos yeux, laissent perdre notre raison dans notre propre infamie,
nous font adorer nos erreurs, et rient de nous voir marcher fièrement à
notre perte.
CLÉOPÂTRE.—- Oh! en sommes-nous là?
ANTOINE.—Je vous ai trouvée comme un mets refroidi sur la
table de Jules-César mort; de plus, vous étiez aussi un reste de Cnéius
Pompée; sans compter toutes les heures souillées de vos débauches
clandestines, et qui n'ont pas été enregistrées dans le livre de la
Renommée; car je suis sûr, quoique vous puissiez deviner, que vous ne savez
pas ce que c'est, ce que ce doit être que la vertu.
CLÉOPÂTRE.—Pourquoi tout cela?
ANTOINE.—Souffrir qu'un malheureux qui reçoit un salaire
et dit: Dieu vous le rende, prenne des libertés familières avec cette
main qui s'enchaîne à la mienne dans nos jeux, avec cette main, sceau royal
et gage des grands coeurs! Oh! que ne suis-je sur la montagne de Bascan,
pour couvrir de mes cris le mugissement des bêtes à cornes! car j'ai un
motif terrible de fureur; et m'exprimer avec courtoisie, ce serait être
comme un homme qui, se voyant la corde au cou, remercie le bourreau de
l'adresse qu'il montre. (Thyréus rentre avec les
gens d'Antoine.) Est-il fouetté?
L'ESCLAVE.—Solidement, seigneur.
ANTOINE.—A-t-il jeté des cris? A-t-il demandé grâce?
L'ESCLAVE.—Oui, seigneur.
ANTOINE, à Thyréus.—Si
ton père vit encore, qu'il regrette de n'avoir pas eu une fille au lieu de
toi. Repens-toi d'avoir suivi César dans ses triomphes, puisque tu as été
fouetté pour l'avoir suivi. Désormais, que la blanche main d'une dame te
donne la fièvre, tremble à sa seule vue.—Retourne à César; apprends-lui ta
réception. Vois et dis-lui à quel point il m'irrite contre lui; car il
affecte l'orgueil et le dédain, et s'arrête à ce que je suis, sans se
souvenir de ce que je fus. Il m'irrite, et, dans ce moment, cela est fort
aisé, à présent que les astres favorables qui jadis étaient mes guides ont
fui de leur orbite et ont précipité leur feu dans l'abîme de l'enfer. Si mon
langage et ce que j'ai fait lui déplaisent, dis-lui qu'Hipparchus, mon
affranchi, est en sa puissance et qu'il peut, à son plaisir, le fouetter, le
pendre ou le torturer comme il voudra, pour s'acquitter avec moi. Presse-le
de le faire; maintenant, toi et tes coups, allez-vous-en.
(Thyréus sort.)
CLÉOPÂTRE.—Avez-vous fini?
ANTOINE.—Hélas! notre lune terrestre est éclipsée; ce
présage seul annonce la chute d'Antoine.
CLÉOPÂTRE.—Il faut que j'attende qu'il puisse m'écouter.
ANTOINE.—Pour flatter César, avez-vous pu échanger des
regards avec un homme qui lui lace ses chaussures?
CLÉOPÂTRE.—Vous ne me connaissez pas encore?
ANTOINE,—Je vous connais un coeur glacé pour moi.
CLÉOPÂTRE.—Ah! cher amant, si cela est, que le ciel
change mon coeur glacé en grêle et l'empoisonne dans sa source! que le
premier grêlon s'arrête dans mon gosier et s'y dissolve avec ma vie! que le
second frappe Césarion jusqu'à ce que, l'un après l'autre, tous les fruits
de mes entrailles, et mes braves Égyptiens écrasés sous cet orage de grêle,
gisent tous sans tombeau et deviennent la proie des mouches et des
moucherons du Nil!
ANTOINE.—Je suis satisfait. César veut s'établir dans
Alexandrie; c'est là que je lutterai contre sa fortune. Nos troupes de terre
ont tenu ferme; notre flotte dispersée s'est ralliée et vogue encore sous un
appareil menaçant. Où étais-tu, mon coeur? Entends-tu, reine, si je reviens
encore une fois du champ de bataille pour baiser ces lèvres, je reviendrai
tout couvert de sang. Mon épée et moi, nous allons gagner notre place dans
l'histoire. J'espère encore.
CLÉOPÂTRE.—Je reconnais mon héros.
ANTOINE.—Je veux que mes muscles, que mon coeur, que mon
haleine, déploient une triple force, et je combattrai à toute outrance.
Quand mes heures coulaient dans la prospérité, les hommes rachetaient de moi
leur vie pour un bon mot; mais maintenant je serrerai les dents et
j'enverrai dans les ténèbres tout ce qui tentera de m'arrêter.—Viens,
passons encore une nuit dans la joie. Qu'on appelle autour de moi tous mes
sombres officiers; qu'on remplisse nos coupes; et pour la dernière fois,
oublions en buvant la cloche de minuit.
CLÉOPÂTRE.—C'est aujourd'hui le jour de ma naissance. Je
m'attendais à le passer dans la tristesse. Mais puisque mon seigneur est
encore Antoine, je veux être Cléopâtre.
ANTOINE.—- Nous goûterons encore le bonheur.
CLÉOPÂTRE.—Qu'on appelle auprès de mon Antoine tous ses
braves officiers.
ANTOINE.—Oui. Je leur parlerai; et ce soir je veux que le
vin enlumine leurs cicatrices.—Venez, ma reine, il y a encore de la sève. Au
premier combat que je livrerai, je forcerai la mort à me chérir, car je veux
rivaliser avec sa faux homicide.
(Ils sortent tous les deux.)
ÉNOBARBUS.—Allons, le voilà qui veut surpasser la foudre.
Être furieux, c'est être vaillant par excès de peur; et, dans cette
disposition, la colombe attaquerait l'épervier. Je vois cependant que mon
général ne regagne du coeur qu'aux dépens de sa tête. Quand le courage
usurpe sur la raison du guerrier, il ronge l'épée avec laquelle il
combat.—Je vais chercher les moyens de le quitter.
FIN DU TROISIÈME ACTE.
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE I
Le camp de César près d'Alexandrie.
CÉSAR entre, lisant une lettre avec
AGRIPPA, MÉCÈNE
et autres.
CÉSAR.—Il me traite d'enfant; il me menace, comme
s'il avait le pouvoir de me chasser de l'Égypte. Il a fait battre de verges
mon député; il me provoque à un combat singulier; César contre Antoine!—Que
le vieux débauché sache que j'ai bien d'autres moyens de mourir. En
attendant, je me ris de son défi.
MÉCÈNE.—César doit penser que lorsqu'un aussi grand homme
qu'Antoine entre en furie, c'est qu'il est aux abois. Ne lui donnez aucun
relâche, profitez de son égarement; jamais la fureur n'a su se bien garder
elle-même.
CÉSAR.—Annoncez à nos braves officiers que demain nous
livrerons la dernière de nos nombreuses batailles. Nous avons dans notre
camp des gens qui servaient encore dernièrement Antoine pour l'envelopper et
le prendre lui-même.—Voyez à ce que ce soit fait et qu'on régale l'armée.
Nous regorgeons de provisions, et ils ont bien mérité qu'on les traite avec
profusion.—Pauvre Antoine! (Ils sortent.)
SCÈNE II
Alexandrie.—Appartement du palais.
ANTOINE, CLÉOPÂTRE, ÉNOBARBUS, CHARMIANE,
IRAS, ALEXAS, et autres officiers.
ANTOINE.—Il ne veut pas se battre avec moi, Domitius.
ÉNOBARBUS.—Non, seigneur.
ANTOINE.—Pourquoi ne se battrait-il pas?
ÉNOBARBUS.—C'est qu'il pense qu'étant vingt fois plus
fortuné que vous, ce serait vingt hommes contre un seul.
ANTOINE.—Demain, guerrier, nous combattrons sur mer et
sur terre. Ou je survivrai, ou je laverai mon affront en mourant dans tant
de sang, que je ferai revivre ma gloire. Es-tu disposé à te bien battre?
ÉNOBARBUS.—Je frapperai en criant: tout ou rien.
ANTOINE.—Bien dit. Allons, appelez mes serviteurs, et
n'épargnons rien pour notre repas de ce soir. (Ses
serviteurs entrent.) Donne-moi ta main, tu m'as toujours
fidèlement servi; et toi aussi... et toi... et toi; vous m'avez tous bien
servi, et vous avez eu des rois pour compagnons.
CLÉOPÂTRE.—Que veut dire cela?
ÉNOBARBUS, à part.—C'est une de ces bizarreries
que le chagrin fait naître dans l'esprit.
ANTOINE.—Et toi aussi, tu es honnête.—Je voudrais être
multiplié en autant d'hommes que vous êtes, et que vous formassiez à vous
tous un Antoine pour vous pouvoir servir comme vous m'avez servi.
TOUS.—Aux dieux ne plaise!
ANTOINE.—Allons, mes bons amis, servez-moi encore ce
soir. Ne ménagez pas le vin dans ma coupe, et traitez-moi avec autant de
respect que lorsque l'empire du monde, encore à moi, obéissait comme vous à
mes lois.
CLÉOPÂTRE.—Que prétend-il?
ÉNOBARBUS.—Faire pleurer ses amis.
ANTOINE.—Servez-moi ce soir. Peut-être est-ce la fin de
votre service; peut-être ne me reverrez-vous plus, ou ne reverrez-vous plus
qu'une ombre défigurée; peut-être demain vous servirez un autre maître.—Je
vous regarde comme un homme qui prend congé.—Mes fidèles amis, je ne vous
congédie pas; non, inséparablement attaché à vous, votre maître ne vous
quittera qu'à la mort. Servez-moi ce soir deux heures encore; je ne vous en
demande pas davantage, et que les dieux vous en récompensent!
ÉNOBARBUS.—Seigneur, que voulez-vous dire? Pourquoi les
affliger ainsi? Voyez, ils pleurent, et moi, imbécile, mes yeux se
remplissent aussi de larmes, comme s'ils étaient frottés avec un oignon. Par
grâce, ne nous transformez pas en femmes.
ANTOINE.—Ah! arrêtez! arrêtez, que la sorcière m'enlève
si telle est mon intention! Que le bonheur croisse sur le sol qu'arrosent
ces larmes! Mes dignes amis, vous prêtez à mes paroles un sens trop
sinistre; je ne vous parlais ainsi que pour vous consoler, et je vous priais
de brûler cette nuit avec des torches. Sachez, mes amis, que j'ai bon espoir
de la journée de demain, et je veux vous conduire où je crois trouver la
victoire et la vie, plutôt que l'honneur et la mort. Allons souper; venez,
et noyons dans le vin toutes les réflexions.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Alexandrie.—Devant le palais.
Entrent deux soldats qui vont monter la
garde.
PREMIER SOLDAT.—Bonsoir, camarade; c'est demain, le grand
jour.
SECOND SOLDAT.—Il décidera tout. Bonsoir. N'as-tu rien
entendu d'étrange dans les rues?
PREMIER SOLDAT.—Rien. Quelles nouvelles?
SECOND SOLDAT.—Il y a apparence que ce n'est qu'un bruit;
bonne nuit.
PREMIER SOLDAT.—Camarade, bonne nuit.
(Entrent deux autres soldats.)
SECOND SOLDAT.—Soldats, faites bonne garde.
TROISIÈME SOLDAT.—Et vous aussi; bonsoir, bonsoir.
(Les deux premiers soldats se placent à
leur poste.)
QUATRIÈME SOLDAT.—Nous, ici. (Ils
prennent leur poste.) Et si demain notre flotte à l'avantage, je
suis bien certain que nos troupes de terre ne lâcheront pas pied.
TROISIÈME SOLDAT.—C'est une brave armée et pleine de
résolution.
(On entend une musique de hautbois sous le
théâtre.)
QUATRIÈME SOLDAT.—Silence! Quel est ce bruit?
PREMIER SOLDAT.—Chut, Chut!
SECOND SOLDAT.—Écoutez.
PREMIER SOLDAT.—Une musique aérienne.
TROISIÈME SOLDAT.—Souterraine.
QUATRIÈME SOLDAT.—C'est bon signe, n'est-ce pas?
TROISIÈME SOLDAT.—Non.
PREMIER SOLDAT—Paix, vous dis-je. Que signifie ceci?
SECOND SOLDAT.—C'est le dieu Hercule, qu'Antoine aimait,
et qui l'abandonne aujourd'hui.
PREMIER SOLDAT.—Avançons, voyons si les autres
sentinelles entendent la même chose que nous.
(Ils s'avancent à l'autre poste.)
SECOND SOLDAT.—Eh bien! camarades!
PLUSIEURS, parlant à la fois.—Eh
bien! eh bien! entendez-vous?
PREMIER SOLDAT.—Oui. N'est-ce pas étrange?
TROISIÈME SOLDAT.—Entendez-vous, camarades,
entendez-vous?
PREMIER SOLDAT.—Suivons ce bruit jusqu'aux limites de
notre poste. Voyons ce que cela donnera.
PLUSIEURS à la fois.—Volontiers.
C'est une chose étrange.
SCÈNE IV
Alexandrie.—Appartement du palais.
ANTOINE, CLÉOPÂTRE, CHARMIANE, suite.
ANTOINE.—Éros! Éros! mon armure.
CLÉOPÂTRE.—Dormez un moment.
ANTOINE.—Non, ma poule... Éros, allons, mon armure, Éros!
(Éros paraît avec l'armure.) Viens, mon
brave serviteur, ajuste-moi mon armure.—Si la fortune ne nous favorise pas
aujourd'hui, c'est que je la brave. Allons.
CLÉOPÂTRE.—Attends, Éros, je veux t'aider. A quoi sert
ceci?
ANTOINE.—Allons, soit, soit, j'y consens. C'est toi qui
armes mon coeur... A faux, à faux.—Bon, l'y voilà, l'y voilà.
CLÉOPÂTRE.—Doucement, je veux vous aider; voilà comme
cela doit être.
ANTOINE.—Bien, bien, nous ne pouvons manquer de
prospérer; vois-tu, mon brave camarade! Allons, va t'armer aussi.
ÉROS.—A l'instant, seigneur.
CLÉOPÂTRE.—Ces boucles ne sont-elles pas bien attachées?
ANTOINE.—À merveille, à merveille. Celui qui voudra
déranger cette armure avant qu'il nous plaise de nous en dépouiller
nous-mêmes pour nous reposer, essuiera une terrible tempête.—Tu es un
maladroit, Éros; et ma reine est un écuyer plus habile que toi. Hâte-toi.—O
ma bien-aimée, que ne peux-tu me voir combattre aujourd'hui, et si tu
connaissais cette tâche royale, tu verrais quel ouvrier est Antoine!
(Entre un officier tout armé.) Bonjour,
soldat, sois le bienvenu; tu te présentes en homme qui sait ce que c'est que
la journée d'un guerrier. Nous nous levons avant l'aurore pour commencer les
affaires que nous aimons, et nous allons à l'ouvrage avec joie.
L'OFFICIER.—Mille guerriers, seigneur, ont devancé le
jour, et vous attendent au port couverts de leur armure.
(Cris de guerre, bruit de trompettes.
Entrent plusieurs capitaines suivis de leurs soldats.)
UN CAPITAINE.—La matinée est belle. Salut, général!
TOUS.—Salut, général!
ANTOINE.—Voilà une belle musique, mes enfants! Cette
matinée, comme le génie d'un jeune homme qui promet un avenir brillant,
commence de bonne heure; oui, oui.—Allons, donne-moi cela;—par ici;.....
fort bien.—Adieu, reine, et soyez heureuse, quel que soit le sort qui
m'attende. (Il l'embrasse.) Voilà le
baiser d'un guerrier: je mériterais vos mépris et vos reproches si je
perdais le temps à vous faire des adieux plus étudiés; je vous quitte
maintenant comme un homme couvert d'acier. (Antoine,
Éros, les officiers et les soldats sortent.) Vous, qui voulez
vous battre, suivez-moi de près; je vais vous y conduire. Adieu.
CHARMIANE.—Voulez-vous vous retirer dans votre
appartement?
CLÉOPÂTRE.—Oui, conduis-moi.—Il me quitte en brave. Plût
aux dieux que César et lui pussent, dans un combat singulier, décider cette
grande querelle! Alors, Antoine... Mais, hélas!... Allons, sortons.
(Elles sortent.)
SCÈNE V
Le camp d'Antoine, près d'Alexandrie.
Les trompettes sonnent; entrent
ANTOINE ET ÉROS;
un soldat vient à eux.
LE SOLDAT.—Plaise aux dieux que cette journée soit
heureuse pour Antoine!
ANTOINE.—Je voudrais à présent en avoir cru tes conseils
et tes blessures, et n'avoir combattu que sur terre.
LE SOLDAT.—Si vous l'aviez fait, les rois qui se sont
révoltés, et ce guerrier qui vous a quitté ce matin, suivraient encore
aujourd'hui vos pas.
ANTOINE.—Qui m'a quitté ce matin?
ÉROS,—Qui? quelqu'un qui était toujours auprès de vous.
Appelez maintenant Énobarbus, il ne vous entendra pas; ou du camp de César
il vous criera: Je ne suis plus des tiens.
ANTOINE.—Que dis-tu?
LE SOLDAT.—Seigneur, il est avec César.
ÉROS.—Ses coffres, son argent, il a tout laissé,
seigneur.
ANTOINE.—Est-il parti?
LE SOLDAT.—Rien n'est plus certain.
ANTOINE.—Éros, va; envoie-lui son trésor: n'en retiens
pas une obole, je te le recommande. Écris-lui, je signerai la lettre; et
fais-lui mes adieux dans les termes les plus honnêtes et les plus doux:
dis-lui que je souhaite qu'il n'ait jamais de plus fortes raisons pour
changer de maître.—Oh! ma fortune a corrompu les coeurs honnêtes.—Éros,
hâte-toi.
SCÈNE VI
Le camp de César devant Alexandrie.
FANFARES. CÉSAR entre avec AGRIPPA,
ÉNOBARBUS,
et autres.
CÉSAR.—Agrippa, marche en avant, et engage le combat.
Notre volonté est qu'Antoine soit pris vivant; instruis-en nos soldats.
AGRIPPA.—J'y vais, César.
CÉSAR.—Enfin le jour de la paix universelle est proche.
Si cette journée est heureuse, l'olivier va croître de lui-même dans les
trois parties du monde.
(Entre un messager.)
LE MESSAGER.—Antoine est arrivé sur le champ de bataille.
CÉSAR.—Va; recommande à Agrippa de placer à l'avant-garde
de notre armée ceux qui ont déserté, afin qu'Antoine fasse tomber en quelque
sorte sa fureur sur lui-même.
(César et sa suite sortent.)
ÉNOBARBUS.—Alexas s'est révolté: il était allé en Judée
pour les affaires d'Antoine; là il a persuadé au puissant Hérode
d'abandonner son maître et de pencher du côté de César; et pour sa peine
César l'a fait pendre.—Canidius et les autres officiers qui ont déserté ont
obtenu de l'emploi, mais non une confiance honorable.—J'ai mal fait, et je
me le reproche moi-même, avec un remords si douloureux qu'il n'est plus
désormais de joie pour moi.
(Entre un soldat d'Antoine.)
LE SOLDAT.—Énobarbus, Antoine vient d'envoyer sur tes pas
tous tes trésors, et de plus des marques de sa générosité. Son messager m'a
trouvé de garde, et il est maintenant dans ta tente, où il décharge ses
mulets.
ÉNOBARBUS.—Je t'en fais don.
LE SOLDAT.—Ne plaisante pas, Énobarbus, je te dis la
vérité. Il serait à propos que tu vinsses escorter le messager jusqu'à la
sortie du camp: je suis obligé de retourner à mon poste, sans quoi je
l'aurais escorté moi-même... Votre général est toujours un autre Jupiter.
(Le soldat sort.)
ÉNOBARBUS.—Je suis le seul lâche de l'univers; et je sens
mon ignominie. O Antoine! mine de générosité, comment aurais-tu donc payé
mes services et ma fidélité, toi qui couronnes d'or mon infamie! Ceci me
fait gonfler le coeur; et si le remords ne le brise pas bientôt, un moyen
plus prompt préviendra le remords... Mais le remords s'en chargera, je le
sens.—Moi, combattre contre toi! Non: je veux aller chercher quelque fossé
pour y mourir; le plus sale est celui qui convient le mieux à la dernière
heure de ma vie.
(Il sort au désespoir.)
SCÈNE VII
Champ de bataille entre les deux camps.
(On sonne la marche. Bruits de tambours et de trompettes.)
Entrent AGRIPPA et antres.
AGRIPPA.—Battons en retraite: nous nous sommes engagés
trop avant. César lui-même a payé de sa personne, et nous avons trouvé plus
de résistance que nous n'en attendions.
(Agrippa et les siens sortent.)
(Bruit d'alarme. Entrent Antoine et Scarus blessés.)
SCARUS.—O mon brave général! voilà ce qui s'appelle
combattre. Si nous avions commencé par là, nous les aurions renvoyés chez
eux avec des torchons autour de la tête.
ANTOINE.—Ton sang coule à grands flots.
SCARUS.—J'avais ici une blessure comme un T, maintenant
c'est une H.
ANTOINE.—Ils battent en retraite.
SCARUS.—Nous les repousserons jusque dans des trous.—J'ai
encore de la place pour six blessures.
(Éros entre.)
ÉROS.—Ils sont battus, seigneur; et notre avantage peut
passer pour une victoire complète.
SCARUS.—Tirons-leur des lignes sur le dos, prenons-les
par derrière comme des lièvres; c'est une chasse d'assommer un fuyard.
ANTOINE.—Je veux te donner une récompense pour cette
saillie, et dix pour ta bravoure... Suis-moi.
SCARUS.—Je vous suis en boitant.
(Ils sortent.)
SCÈNE VIII
Sous les murs d'Alexandrie.
FANFARES. ANTOINE revient au son d'une
marche guerrière,
accompagné de Scarus et de l'armée.
ANTOINE.—Nous l'avons chassé jusqu'à son camp.—Que
quelqu'un coure en avant et annonce nos hôtes à la reine. Demain, avant que
le soleil nous voie, nous achèverons de verser le sang qui nous échappe
aujourd'hui. —Je vous rends grâces à tous; vous avez des bras de héros. Vous
avez combattu, non pas en hommes qui servent les intérêts d'un autre, mais
comme si chacun de vous eût défendu sa propre cause. Vous vous êtes tous
montrés des Hectors. Rentrez dans la ville; allez serrer dans vos bras vos
femmes, vos amis; racontez-leur vos exploits, tandis que, versant des larmes
de joie, ils essuieront le sang figé dans vos plaies, et baiseront vos
blessures. (A Scarus.) Donne-moi ta main.
(Cléopâtre arrive avec sa suite.) C'est à
cette puissante fée que je veux vanter tes exploits; je veux te faire goûter
la douceur de ses louanges. O toi, astre de l'univers, enchaîne dans tes
bras ce cou bardé de fer: franchis tout entière l'acier de cette armure à
l'épreuve; viens sur mon sein pour y être soulevée par les élans de mon
coeur triomphant.
CLÉOPÂTRE.—Seigneur des seigneurs, courage sans bornes,
reviens-tu en souriant après avoir échappé au grand piège où le monde va se
précipiter?
ANTOINE.—Mon rossignol, nous les avons repoussés jusque
dans leurs lits. Eh bien! ma fille, malgré ces cheveux gris, qui viennent se
mêler à ma brune chevelure, nous avons un cerveau qui nourrit nos nerfs, et
peut arriver au but aussi bien que la jeunesse.—Regarde ce soldat, présente
à ses lèvres ta gracieuse main; baise-la, mon guerrier.—Il a combattu
aujourd'hui, comme si un dieu, ennemi de l'espèce humaine, avait emprunté sa
forme pour la détruire.
CLÉOPÂTRE.—Ami, je veux te faire présent d'une armure
d'or; c'était l'armure d'un roi.
ANTOINE.—Il l'a méritée, fût-elle tout étincelante de
rubis comme le char sacré d'Apollon.—Donne-moi ta main; traversons
Alexandrie dans une marche triomphante; portons devant nous nos boucliers,
hachés comme leurs maîtres. Si notre grand palais était assez vaste pour
contenir toute cette armée, nous souperions tous ensemble, et nous boirions
à la ronde au succès de demain, qui nous promet des dangers dignes des rois.
Trompettes, assourdissez la ville avec le bruit de vos instruments d'airain,
mêlé aux roulements de nos tambourins; que le ciel et la terre confondent
leurs sons pour applaudir à notre retour.
SCÈNE IX
Le camp de César.
Sentinelles à leur poste; entre
ÉNOBARBUS.
PREMIER SOLDAT.—Si dans une heure nous ne sommes pas
relevés, il nous faut retourner au corps de garde. La nuit est étoilée; et
l'on dit que nous serons rangés en bataille vers la seconde heure du matin.
SECOND SOLDAT.—Cette dernière journée a été cruelle pour
nous.
ÉNOBARBUS.—O nuit! sois-moi témoin...
SECOND SOLDAT.—Quel est cet homme?
PREMIER SOLDAT.—Ne bougeons pas, et prêtons l'oreille.
ÉNOBARBUS.—O lune paisible! lorsque l'histoire dénoncera
à la haine de la postérité les noms des traîtres, sois-moi témoin que le
malheureux Énobarbus s'est repenti à ta face.
PREMIER SOLDAT.—Énobarbus!
TROISIÈME SOLDAT.—Silence! écoutons encore.
ÉNOBARBUS.—O souveraine maîtresse de la véritable
mélancolie, verse sur moi les humides poisons de la nuit; et que cette vie
rebelle, qui résiste à mes voeux, ne pèse plus sur moi; brise mon coeur
contre le dur rocher de mon crime: desséché par le chagrin, qu'il soit
réduit en poudre, et termine toutes mes sombres pensées! O Antoine, mille
fois pins généreux que ma désertion n'est infâme! ô toi, du moins,
pardonne-moi, et qu'alors le monde m'inscrive dans le livre de mémoire sous
le nom d'un fugitif, déserteur de son maître! O Antoine! Antoine!
(Il meurt.)
SECOND SOLDAT.—Parlons lui.
PREMIER SOLDAT.—Écoutons-le; ce qu'il dit pourrait
intéresser César.
TROISIÈME SOLDAT.—Oui, écoutons; mais il dort.
PREMIER SOLDAT.—Je crois plutôt qu'il se meurt, car
jamais on n'a fait une pareille prière pour dormir.
SECOND SOLDAT.—Allons à lui.
TROISIÈME SOLDAT.—Éveillez-vous, éveillez-vous, seigneur;
parlez-nous.
SECOND SOLDAT.—Entendez-vous, seigneur?
PREMIER SOLDAT.—Le bras de la mort l'a atteint.
(Roulement de tambour dans l'éloignement.)
Écoutez, les tambours réveillent l'armée par leurs roulements solennels.
Portons-le au corps-de-garde; c'est un guerrier de marque. Notre heure de
faction est bien passée.
SECOND SOLDAT.—Allons, viens; peut-être reviendra-t-il à
lui.
SCÈNE X
La scène se passe entre les deux camps.
ANTOINE, SCARUS et l'armée.
ANTOINE.—Leurs dispositions annoncent un combat sur mer;
nous ne leur plaisons guère sur terre.
SCARUS.—On combattra sur mer et sur terre, seigneur.
ANTOINE.—Je voudrais qu'ils pussent nous attaquer aussi
dans l'air, dans le feu, nous y combattrions aussi. Mais voici ce qu'il faut
faire. Notre infanterie restera avec nous sur les collines qui rejoignent la
ville. Les ordres sont donnés sur mer. La flotte est sortie du port;
avançons afln de pouvoir aisément reconnaître leur ordre de bataille et
observer leurs mouvements.
(Ils sortent.)
CÉSAR entre avec son armée.—À
moins que nous ne soyons attaqués, nous ne ferons aucun mouvement sur terre;
et, suivant mes conjectures, il n'en sera rien; car ses meilleures troupes
sont embarquées sur ses galères. Gagnons les vallées, et prenons tous nos
avantages.
(Ils sortent.)
(Rentrent Antoine et Scarus.)
ANTOINE.—Il ne se sont pas rejoints encore. De l'en-droit
où ces pins s'élèvent je pourrai tout voir, et dans un moment je reviens
t'apprendre quelle est l'issue probable de la journée.
(Il sort.)
SCARUS.—Les hirondelles ont bâti leurs nids dans les
voiles de Cléopâtre.—Les augures disent qu'ils ne savent pas, qu'ils ne
peuvent pas dire... Ils ont un air consterné, et ils n'osent révéler ce
qu'ils pensent. Antoine est vaillant et découragé; par accès sa fortune
inquiète lui donne l'espérance et la crainte de ce qu'il a et de ce qu'il
n'a pas.
(Bruit dans l'éloignement, comme celui
d'un combat naval.)
ANTOINE rentre.—Tout
est perdu! l'infâme Égyptienne m'a trahi! ma flotte s'est rendue à l'ennemi;
j'ai vu mes soldats jeter leurs casques en l'air, et boire avec ceux de
César, comme des amis qui se retrouvent après une longue absence; ô femme
trois fois prostituée, c'est
toi qui m'as vendu à ce jeune novice!... Ce n'est plus qu'avec toi seul que
mon coeur est en guerre. Dis-leur à tous de fuir; car dès que je me serai
vengé de mon enchanteresse, tout sera fini pour moi. Va-t'en. Dis-leur à
tous de fuir. (Scarus sort.) O soleil! je
ne verrai plus ton lever. C'est ici que nous nous disons adieu. Antoine et
la fortune se séparent ici.—C'est donc là que tout en est venu! Ces coeurs
qui suivaient mes pas comme des chiens, dont je comblais tous les désirs, se
sont évanouis, et prodiguent leurs faveurs à César, qui est dans toute sa
fleur. Le pin qui les couvrait de son ombre est dépouillé de toute son
écorce. Je suis trahi! Perfide coeur d'Égyptienne! Cette fatale
enchanteresse, dont le regard m'envoyait au combat ou me rappelait auprès
d'elle, dont le sein était mon diadème et le but de mes travaux; telle
qu'une véritable Égyptienne,
elle m'a entraîné dans le fond de l'abîme par un tour de gibecière.
Éros! Éros!
ANTOINE.—Ah! magicienne! va-t'en!
CLÉOPÂTRE.—D'où vient ce courroux de mon seigneur contre
son amante?
ANTOINE.—Disparais ou je vais te donner la récompense que
tu mérites, et faire tort au triomphe de César. Qu'il s'empare de toi et te
montre en spectacle à la populace de Rome; va suivre son char au milieu des
huées, comme le plus grand opprobre de ton sexe. Tu seras exposée aux
regards des rustres, comme un monstre étrange, pour quelque vile obole. Et
puisse la patiente Octavie défigurer ton visage de ses ongles, qu'elle
laisse croître pour sa vengeance! (Cléopâtre sort.) Tu as bien fait
de fuir, s'il est bon de vivre. Mais tu aurais gagné à expirer sous ma rage;
une mort eût pu éviter mille morts...—Éros, ici!—La chemise de Nessus
m'enveloppe. Alcide, ô toi! mon illustre ancêtre, enseigne-moi tes fureurs,
que je lance comme toi Lychas sur les cornes de la lune,
et prête-moi ces mains robustes qui soulevaient ton énorme massue, que je
m'anéantisse moi-même. La magicienne mourra. Elle m'a vendu à ce petit
Romain, et je péris victime de ses complots. Elle mourra.—Éros, où es-tu?
(Il sort.)
SCÈNE XI
Alexandrie.—Appartement du palais.
CLÉOPÂTRE, CHARMIANE, IRAS, MARDIAN.
CLÉOPÂTRE.—Secourez-moi, mes femmes. Oh! il est plus
furieux que ne le fut Télamon, frustré du bouclier d'Achille; et le sanglier
de Thessalie ne se montra jamais plus menaçant.
CHARMIANE.—Venez au tombeau de Ptolémée. Enfermez-vous
là, et envoyez lui annoncer que vous êtes morte. L'âme ne se sépare pas du
corps avec plus de douleur que l'homme de sa grandeur.
CLÉOPÂTRE.—Allons au tombeau...
Mardian, va lui annoncer que je me suis tuée. Dis-lui que le dernier mot que
j'ai prononcé était Antoine, et fais-lui,
je t'en conjure, un récit attendrissant. Pars, Mardian, et reviens
m'apprendre comment il prend ma mort.... Au monument...
SCÈNE. XII
Alexandrie.—Un autre appartement du
palais.
ANTOINE, ÉROS.
ANTOINE.—Éros, tu me vois encore!
ÉROS.—Oui, mon noble maître.
ANTOINE.—Tu as vu quelquefois un nuage qui ressemble à un
dragon, une vapeur qui nous représente un ours ou un lion, une citadelle
avec des tours, un rocher pendant, un mont à double cime, ou un promontoire
bleuâtre couronné de forêts qui se balancent sur nos têtes; tu as vu ces
images qui sont les spectacles que nous offre le sombre crépuscule?
ÉROS.—Oui, seigneur.
ANTOINE.—Ce qui nous paraît un coursier est effacé en
moins d'une pensée par la séparation des nuages, et se confond avec eux
comme l'eau dans l'eau.
ÉROS.—Oui, seigneur.
ANTOINE.—Eh bien! bon serviteur, cher Éros, ton général
n'est plus qu'une de ces formes imaginaires. Je suis encore Antoine, mais je
ne puis plus garder ce corps visible, mon serviteur.—C'est pour l'Égypte que
j'ai entrepris cette guerre, et la reine, dont je croyais posséder le coeur,
car elle possédait le mien, mon coeur qui, pendant qu'il était à moi,
s'était attaché un million de coeurs, perdus maintenant; elle, qui a arrangé
les cartes avec César, et, par un jeu perfide, a livré ma gloire au triomphe
de mon ennemi.—Non, ne pleure pas, cher Éros; pour finir mes destins, je me
reste à moi-même. (Entre Mardian.) Oh! ta
vile maîtresse! elle m'a volé mon épée!
MARDIAN.—Non, Antoine, ma maîtresse vous aimait, et elle
a associé sans réserve sa fortune à la vôtre.
ANTOINE.—Loin de moi, eunuque insolent; tais-toi. Elle
m'a trahi, il faut qu'elle meure.
MARDIAN.—La mort est une dette que chacun ne peut payer
qu'une fois, et elle l'a déjà acquittée. Ce que vous vouliez faire est fait;
elle a prévenu votre bras; et le dernier mot qu'elle a prononcé, c'est:
Antoine, généreux Antoine! Elle a voulu encore prononcer votre nom, mais
un dernier gémissement l'a laissé à moitié prononcé entre ses lèvres et son
coeur; elle a expiré avec votre nom enseveli dans son sein.
ANTOINE.—Elle est morte?
MARDIAN.—Morte.
ANTOINE.—Éros, ôte-moi mon armure: la tâche de la longue
journée est finie, et il est temps de dormir. Tiens-toi pour bien payé de
ton message, puisque tu sors vivant de ces lieux. Va-t'en.
(Mardian sort.) Ôte-moi cette armure, le
septuple bouclier d'Ajax ne peut comprimer les battements de mon coeur. O
mes flancs! brisez-vous; toi, mon coeur, sois une fois plus fort que la
chair qui t'emprisonne.—Dépêche, Éros, dépêche. Je ne suis plus un
guerrier.—Débris de mon armure, allez loin de moi, vous avez été portés avec
honneur.—Laissez-moi seul un moment.—(Éros sort.)
O Cléopâtre! je je vais te rejoindre, et implorer ton pardon par mes larmes.
Allons, il faut finir, tout délai est un nouveau supplice. Puisque la torche
est éteinte, couchons-nous et n'allons pas plus loin. Maintenant toute
résistance serait inutile, et nuirait au lieu de servir. La force
s'embarrasse de ses propres efforts; apposons notre sceau, et tout est
fini.—Éros!—Je viens, ô ma reine!—Éros!—Attends-moi dans ces lieux, où les
ombres reposent sur les fleurs. Là, les mains dans les mains, nous fixerons
sur nous les regards des ombres attirées par l'héroïque majesté de nos
mânes. Didon et son Énée verront leur cour déserte, et toute la foule nous
suivra.—Éros! Viens donc!
(Éros paraît.)
ÉROS.—Que veut mon maître?
ANTOINE.—Depuis que Cléopâtre n'est plus, j'ai vécu avec
tant de déshonneur que les dieux abhorrent ma bassesse. Moi, qui avec mon
épée partageais l'univers, moi qui construisit sur le dos verdâtre de
Neptune des cités avec mes vaisseaux, je m'accuse de manquer du courage
d'une femme. Mon âme est moins noble que la sienne, elle qui par sa mort dit
à notre César: Je n'ai d'autre vainqueur que moi-même.—Éros, tu m'as juré
que, si jamais les circonstances l'exigeaient (et elles l'exigent bien
maintenant), quand je me verrais poursuivi par une suite de malheurs et
d'horreurs inévitables, alors, sur mon ordre, tu me donnerais la mort.
Fais-le, le temps est venu. Ce n'est pas moi que tu frapperas; c'est César
que tu vas priver du fruit de la victoire. Rappelle la couleur sur tes
joues.
ÉROS.—Que les dieux m'en gardent! Ferais-je ce que n'ont
pu faire tous les traits des Parthes ennemis, lancés vainement contre vous?
ANTOINE.—Cher Éros, voudrais-tu donc, des fenêtres de la
vaste Rome, voir ton maître les bras croisés, courbant son front humilié et
le visage dompté par une honte pénétrante, tandis que l'heureux César,
marchant devant lui dans son char, raillerait la bassesse de celui qui le
suit?
ÉROS.—Non, je ne voudrais pas le voir.
ANTOINE.—Approche donc: car il n'y a qu'une blessure qui
puisse me guérir. Allons, tire ton épée fidèle, qui dans tes mains fut tant
de fois utile à ta patrie.
ÉROS.—Ah! seigneur, pardonnez!
ANTOINE.—Quand je t'ai affranchi, ne juras-tu pas de
faire ce que je te demande ici dès que je te l'ordonnerais? Obéis, ou je
regarderai tous tes services passés comme des accidents involontaires; tire
ton épée et approche.
ÉROS.—Détournez donc de moi ce noble visage, fait pour
être adoré de l'univers entier.
ANTOINE, détournant son visage.—Allons.
ÉROS.—Mon épée est tirée.
ANTOINE.—Alors, fais tout de suite la chose pour laquelle
tu l'as tirée.
ÉROS.—Mon cher maître, mon général, mon souverain,
permettez qu'avant de frapper ce coup sanglant je vous dise adieu.
ANTOINE.—Tu l'as dit, ami. Adieu.
ÉROS.—Adieu, mon illustre chef. Frapperai-je?
ANTOINE.—A l'instant, Éros.
ÉROS.—Eh bien! ici alors... (Il
se jette sur son épée.) C'est ainsi que j'échappe à la douleur
d'immoler Antoine.
(Il expire.)
ANTOINE.—O toi! qui es trois fois plus noble que moi!
brave Éros, tu m'apprends ce que je devrais et ce que tu n'as pu faire. Ma
reine et le fidèle Éros ont, par leur courageux exemple, gagné sur moi de la
gloire dans l'histoire. Mais je serai comme un nouvel époux pour la mort, et
je vole dans ses bras comme au lit de mon amante. Allons, c'en est fait,
Éros, ton maître meurt selon ton exemple. Voilà ce que tu m'as appris. (Il
se précipite sur son épée.) Comment, pas mort encore? pas mort? Holà,
gardes! Oh! achevez-moi!
(Entrent Dercétas et la garde).
PREMIER GARDE.—D'où viennent ces cris?
ANTOINE.—Amis, j'ai mal fait mon ouvrage... Oh! achevez
ce que j'ai commencé.
SECOND GARDE.—L'astre est tombé.
PREMIER GARDE.—Sa période est achevée.
TOUS.—Hélas! ô malheur!
ANTOINE.—Que celui de vous qui m'aime achève ma mort.
PREMIER GARDE.—Pas moi.
SECOND GARDE.—Ni moi.
TROISIÈME GARDE.—Ni personne.
(Ils sortent.)
DERCÉTAS.—Ta fortune et ta mort font déserter tes amis.
Que je montre seulement cette épée à César, et avec cette nouvelle je suis
sûr d'être bien accueilli.
(Diomède entre.)
DIOMÈDE.—Où est Antoine?
DERCÉTAS.—Là, Diomède, là.
DIOMÈDE.—Est-il en vie?—Veux-tu répondre?
(Dercétas sort.)
ANTOINE.—Est-ce toi, Diomède? Tire ton épée et frappe;
que j'achève de mourir.
DIOMÈDE.—Illustre souverain, ma maîtresse Cléopâtre
m'envoie vers toi.
ANTOINE.—Quand t'a-t-elle envoyé?
DERCÉTAS.—Dans le moment, seigneur.
ANTOINE.—Où est-elle?
DIOMÈDE.—Elle est enfermée dans son monument: elle avait
un pressentiment de ce qui est arrivé. Lorsqu'elle a vu que vous la
soupçonniez, soupçon dont on ne trouvera jamais la preuve, de s'être
arrangée avec César, et que rien ne pouvait apaiser vos fureurs, elle vous a
fait annoncer qu'elle était morte; mais ensuite, craignant l'effet de cette
nouvelle, elle m'envoie vous déclarer la vérité, et je viens, je le crains
bien, trop tard.
ANTOINE.—Trop tard, bon Diomède. Appelle mes gardes, je
te prie.
DIOMÈDE.—Holà! les gardes de l'empereur! Gardes, avancez,
votre seigneur vous appelle.
(Les gardes entrent.)
ANTOINE.—Portez-moi, mes bons amis, aux lieux où est
Cléopâtre; c'est le dernier service que je vous demanderai.
UN GARDE.—Nous sommes désolés, seigneur, que vous ne
puissiez pas survivre au dernier de tous vos fidèles serviteurs.
TOUS.—O jour de calamité!
ANTOINE.—Allons, mes chers camarades, ne faites pas au
sort barbare l'honneur de vos larmes; souhaitez la bienvenue aux coups qui
viennent nous frapper. C'est se venger de lui que de les recevoir avec
insouciance. Soulevez-moi; je vous ai conduit souvent: portez-moi à votre
tour, mes bons amis, et recevez tous mes remerciements.
(Ils sortent, emportant Antoine.)
SCÈNE XIII
Alexandrie.—Un mausolée.
On voit sur une galerie CLÉOPÂTRE,
CHARMIANE ET IRAS.
CLÉOPÂTRE.—O Charmiane! c'en est fait, je ne sors plus
d'ici!
CHARMIANE.—Consolez-vous, madame.
CLÉOPÂTRE.—Non, je ne le veux pas... Les événements les
plus étranges et les plus terribles seront les bienvenus; mais je dédaigne
les consolations. L'étendue de ma douleur doit égaler la grandeur de sa
cause. (A Diomède, qui revient.) Comment?
est-il mort?
DIOMÈDE.—Pas encore, madame, mais la mort est sur lui.
Regardez de l'autre côté du monument, ses gardes l'ont apporté jusqu'ici.
(Antoine paraît, porté par ses gardes.)
CLÉOPÂTRE.—O soleil! consume la sphère où tu te meus, et
qu'une nuit éternelle couvre le visage changeant du monde!—O Antoine!
Antoine! Antoine!—Aide-moi, Charmiane; aide-moi, Iras. Mes amis,
secondez-nous; élevons-le jusqu'à moi.
ANTOINE.—Calmez-vous; ce n'est pas sous la valeur de
César qu'Antoine succombe, Antoine seul a triomphé de lui-même.
CLÉOPÂTRE.—Il en devait être ainsi: nul autre qu'Antoine
ne devait triompher d'Antoine; mais malheur à moi qu'il en soit ainsi!
ANTOINE.—Je meurs, reine d'Égypte, je meurs; cependant
j'implore de la mort un moment pour que je puisse déposer sur tes lèvres
encore un pauvre baiser, le dernier de tant de baisers.
CLÉOPÂTRE.—Je n'ose, cher amant; cher Antoine, pardonne;
mais je n'ose descendre, je crains d'être surprise... Jamais ce César, que
la fortune accable de ses dons, ne verra son orgueilleux triomphe décoré de
ma personne... Si les poignards ont une pointe, les poisons de la force, les
serpents un dard, je suis en sûreté. Jamais ta sage Octavie, avec son regard
modeste et sa froide résolution, ne jouira du triomphe de me contempler;
mais viens, viens, cher Antoine. Aidez-moi, mes femmes; il faut que nous le
montions ici; bons amis, secondez-moi.
ANTOINE.—O hâtez-vous, ou je m'en vais!
CLÉOPÂTRE.—Ceci est un jeu, en vérité. Comme mon seigneur
est lourd! La douleur a épuisé nos forces, et ajoute un nouveau poids à son
corps. Ah! si j'avais la puissance de l'immortelle Junon, Mercure
t'enlèverait sur ses robustes ailes, et te placerait à côté de Jupiter...
Mais viens, viens. Ceux qui font des souhaits sont toujours fous. Oh! viens,
viens, viens. (Ils enlèvent et montent Antoine.)
Et sois le bienvenu, le bienvenu auprès de moi... Meurs là où tu as vécu;
que mes baisers te raniment. Ah! si mes lèvres avaient ce pouvoir, je les
userais à force de baisers.
TOUS.—O douloureux spectacle!
ANTOINE.—Je meurs, Égyptienne, je meurs... Donnez-moi un
peu de vin pour que je puisse prononcer encore quelques paroles.
CLÉOPÂTRE.—Non, laisse-moi parler plutôt, laisse-moi
accuser si hautement la fortune; que la fortune, perfide ouvrière, brise son
rouet dans le dépit que lui
causeront mes outrages.
ANTOINE.—Un mot, chère reine; assurez auprès de César
votre honneur et votre sûreté... Ah!
CLÉOPÂTRE.—Ces deux choses ne vont pas ensemble.
ANTOINE.—Chère Cléopâtre, écoutez-moi: de tous ceux qui
entourent César, ne vous fiez qu'à Proculéius.
CLÉOPÂTRE.—Je me fierai à ma résolution et à mes mains,
et non à aucun des amis de César.
ANTOINE.—N'allez point gémir, ni vous lamenter sur le
déplorable changement qui m'arrive au terme de ma carrière; charmez plutôt
vos pensées par le souvenir de ma fortune passée, lorsque j'étais le plus
noble, le plus grand prince de l'univers; je ne meurs pas aujourd'hui
honteusement ni lâchement, je ne cède pas mon casque à mon compatriote; je
suis un Romain vaincu avec honneur par un Romain. Ah! mon âme s'envole. Je
n'en puis plus.
(Antoine expire.)
CLÉOPÂTRE.—O le plus généreux des mortels, veux-tu donc
mourir? Tu n'as donc plus souci de moi?... Resterai-je dans ce monde
insipide, qui, sans toi, n'est plus qu'un bourbier fangeux.—O mes femmes,
voyez! Le roi de la terre s'anéantit... Mon seigneur!... Oui, le laurier de
la guerre est flétri; la colonne des guerriers est renversée. Désormais les
enfants et les filles timides marcheront de pair avec les hommes. Les
prodiges sont finis, et après Antoine il ne reste plus rien de remarquable
sous la clarté de la lune.
(Elle s'évanouit.)
CHARMIANE.—Ah! calmez-Vous, madame.
IRAS.—Elle est morte aussi, notre maîtresse.
CHARMIANE.—Reine...
IRAS.—Madame...
CHARMIANE.—O madame! madame! madame!
IRAS.—Reine d'Égypte! souveraine...
CHARMIANE.—Tais-toi, tais-toi, Iras...
CLÉOPÂTRE.—Non, je ne suis plus qu'une femme, et
assujettie aux mêmes passions que la servante qui trait les vaches et
exécute les plus obscurs travaux. Il m'appartiendrait de jeter mon sceptre
aux dieux barbares, et de leur dire que cet univers fut égal à leur Olympe
jusqu'au jour où ils m'ont enlevé mon trésor.—Tout n'est plus que néant. La
patience est une sotte et l'impatience est devenue un chien enragé... Est-ce
donc un crime de se précipiter dans la secrète demeure de la mort, avant que
la mort ose venir à nous? Comment êtes-vous, mes femmes? Allons, allons, bon
courage! Allons, voyons, Charmiane! Mes chères filles!... Ah! femmes,
femmes, voyez, notre flambeau est éteint. (Aux
soldats d'Antoine.)—Bons amis, prenez courage, nous
l'ensevelirons; ensuite, ce qui est brave, ce qui est noble,
accomplissons-le en digne Romaine, et que la mort soit fière de nous
prendre. Sortons: l'enveloppe qui renfermait cette grande âme est glacée. O
mes femmes, mes femmes! suivez-moi, nous n'avons plus d'amis, que notre
courage et la mort la plus courte.
(Elles sortent; on emporte le corps
d'Antoine.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE I
Le théâtre représente le camp de César.
CÉSAR, AGRIPPA, DOLABELLA, MÉCÈNE,
GALLUS, suite.
CÉSAR.—Va le trouver, Dolabella; dis-lui de se rendre,
dis-lui que, dépouillé de tout comme il l'est, c'est se jouer de nous que de
tant différer.
DOLABELLA.—J'y vais, César.
(Il sort.)
(Dercétas entre, tenant l'épée d'Antoine.)
CÉSAR.—Pourquoi cette épée, et qui es-tu pour oser
paraître ainsi devant nous?
DERCÉTAS.—Je m'appelle Dercétas. Je servais Marc Antoine,
le meilleur des maîtres, et qui méritait les meilleurs serviteurs. Je ne
l'ai point quitté, tant qu'il a été debout et qu'il a parlé, et je ne
supportais la vie que pour la dépenser contre ses ennemis. S'il te plaît de
me prendre à ton service; ce que je fus pour Antoine, je le serai pour
César. Si tu ne le veux pas, je t'abandonne ma vie.
CÉSAR.—Qu'est-ce que tu dis?
DERCÉTAS.—Je dis à César qu'Antoine est mort.
CÉSAR.—La chute d'un si grand homme aurait dû faire plus
de bruit. La terre aurait dû lancer les lions dans les rues des cités, et
les habitans des cités dans les antres des lions.—La mort d'Antoine n'est
pas le trépas d'un seul. Il y avait dans son nom la moitié de l'univers.
DERCÉTAS.—Il est mort, César, non par la main d'un
ministre public de la justice, non par un fer emprunté. Mais ce même bras
qui inscrivait son honneur sur toutes ses actions a déchiré le coeur qui lui
prêtait ce courage invincible. Voilà son épée, je l'ai dérobée à sa
blessure; tu la vois teinte encore de son noble sang.
CÉSAR.—Vous avez l'air triste, mes amis.—Que les dieux me
retirent leur faveur, si ces nouvelles ne sont pas faites pour mouiller les
yeux des rois.
AGRIPPA.—Et il est étrange que la nature nous force à
gémir sur les actions que nous avons poursuivies avec le plus d'acharnement.
MÉCÈNE.—Ses vices et ses vertus se balançaient également.
AGRIPPA.—Jamais âme plus rare n'a gouverné l'humanité.
Mais vous, dieux, vous voulez nous laisser toujours quelques faiblesses pour
faire de nous des hommes. César s'attendrit.
MÉCÈNE.—Quand un si grand miroir est offert à ses yeux,
il faut bien qu'il se voie.
CÉSAR.—O Antoine, je t'ai poursuivi jusque-là!—Mais nous
sommes nous-mêmes les auteurs de nos maux. Il fallait ou que je fusse offert
moi-même à tes regards dans cet état d'abaissement, ou que je fusse
spectateur du tien. Nous ne pouvions habiter ensemble dans l'univers. Mais
laisse-moi pleurer avec des larmes de sang sur toi, mon frère, mon collègue
dans toutes mes entreprises, mon associé à l'empire, mon ami et mon
compagnon au premier rang des batailles; le bras de mon propre corps, le
coeur où le mien allumait son courage... Que nos inconciliables étoiles
aient ainsi divisé nos égales fortunes, pour en venir là! Écoutez-moi, mes
dignes amis... Mais non, je vous dirai mes pensées dans un moment plus
convenable.
(Entre un messager.)
CÉSAR.—Le message de cet homme se devine dans son air;
nous entendrons ce qu'il dira.—D'où viens-tu?
LE MESSAGER.—Je ne suis encore qu'un pauvre Égyptien: la
reine, ma maîtresse, confinée dans le seul asile qui lui reste, dans son
tombeau, désire être instruite de vos intentions pour pouvoir se préparer au
parti que la nécessité la forcera d'embrasser.
CÉSAR.—Dis-lui d'avoir bon courage; elle apprendra
bientôt, par quelqu'un des nôtres, quel traitement honorable et doux nous
lui réservons. César ne peut vivre que pour être généreux.
LE MESSAGER.—Que les dieux te gardent donc!
(Le messager sort.)
CÉSAR.—Approche, Proculéius; pars, et dis à la reine
qu'elle ne craigne de nous aucune humiliation; donne-lui les consolations
qu'exigera la nature de ses chagrins, de peur que dans le sentiment de sa
grandeur elle ne déjoue nos intentions par quelque coup mortel. Cléopâtre,
conduite vivante à Rome, éterniserait notre triomphe.—Va, et reviens en
diligence m'apprendre ce qu'elle t'aura dit, et comment tu l'auras trouvée.
PROCULÉIUS.—J'obéis, César.
CÉSAR.—Gallus, accompagne-le.—Où est Dolabella, pour
seconder Proculéius?
(Gallus sort.)
AGRIPPA et MÉCÈNE.—Dolabella!
CÉSAR.—Laissez-le; je me rappelle maintenant de quel
emploi je l'ai chargé... Il sera prêt à temps.—Suivez-moi dans ma tente;
vous allez voir avec quelle répugnance j'ai été engagé dans cette guerre,
quelle douceur et quelle modération j'ai toujours mises dans mes lettres.
Venez vous en convaincre par toutes les preuves que je puis vous montrer.
SCÈNE II
Alexandrie.—Intérieur du mausolée.
Entrent CLÉOPÂTRE, CHARMIANE ET
IRAS.
CLÉOPÂTRE.—Mon désespoir commence à se calmer. C'est un
pauvre honneur que d'être César; il n'est pas la fortune, mais seulement son
esclave et un agent de ses volontés. Il est grand de faire ce qui met un
terme à toutes les autres actions, ce qui enchaîne les accidents, emprisonne
toutes les vicissitudes, ce qui endort et empêche désormais de sentir cette
boue qui nourrit le mendiant et César.
(Proculéius, Gallus et des soldats
viennent à la porte du
mausolée.)
PROCULÉIUS.—César m'envoie saluer la reine d'Égypte, et
vous demander de sa part quels désirs raisonnables vous voulez qu'il vous
accorde.
CLÉOPÂTRE.—Quel est ton nom?
PROCULÉIUS.—Mon nom est Proculéius.
CLÉOPÂTRE, de l'intérieur du
mausolée.—Antoine m'a parlé de toi, il m'a recommandé de te
donner ma confiance; mais je ne m'embarrasse guère qu'on me trompe, je n'ai
aucun usage à faire de la confiance. Si ton maître est jaloux de voir une
reine à ses pieds, tu lui déclareras qu'une reine ne peut, sans avilir sa
majesté, demander moins qu'un royaume. S'il lui plait de me donner, pour mon
fils, l'Égypte conquise, il me rendra ce qui m'appartient, et je fléchirai
le genou devant lui avec reconnaissance.
PROCULÉIUS.—Ayez bon courage; vous êtes tombée dans des
mains royales; ne craignez rien. Livrez votre sort à mon maître avec une
pleine confiance, il est une source de bienfaits, si abondante qu'elle se
répand sur tous ceux qui en ont besoin. Laissez-moi lui annoncer votre douce
soumission, et vous trouverez un conquérant dont la générosité plaidera pour
vous quand il se verra implorer à genoux.
CLÉOPÂTRE.—Je te prie, dis-lui que je suis la vassale de
sa fortune, et que je lui envoie le diadème qu'il a conquis. Je prends à
toute heure des leçons d'obéissance, et j'aurai du plaisir à voir son
visage.
PROCULÉIUS.—Je lui dirai ceci, noble reine. Prenez
courage, car je sais que votre sort touche celui qui l'a causé.
GALLUS.—Vous voyez combien il est aisé de la surprendre
(à Proculéius et aux soldats): gardez-la
jusqu'à l'arrivée de César. (Gallus sort.—Ici
Proculéius et deux gardes escaladent le monument par une échelle, entrent
par une fenêtre et surprennent Cléopâtre; quelques-uns des gardes forcent
les portes.)
IRAS.—O grande reine!
CHARMIANE.—O Cléopâtre! tu es prise, reine.
CLÉOPÂTRE.—Vite, vite, ô ma main!
(Elle tire un poignard.)
PROCULÉIUS.—Arrêtez, grande reine, arrêtez, n'exercez pas
sur vous cette fureur; je ne veux que vous secourir, et non vous trahir.
CLÉOPÂTRE.—Quoi! on veut me priver même de la mort qui
empêche les chiens de languir?
PROCULÉIUS.—Cléopâtre, ne trompez pas la générosité de
mon maître, en vous détruisant vous-même; que l'univers voie éclater sa
grandeur d'âme; votre mort l'empêcherait à jamais.
CLÉOPÂTRE.—O mort, où es-tu? Viens à moi, viens; oh!
viens, et frappe une reine qui vaut bien des enfants et des mendiants.
PROCULÉIUS.—Calmez-vous, madame.
CLÉOPÂTRE.—Seigneur, je ne prendrai aucune nourriture, je
ne boirai pas, seigneur; et s'il faut perdre ici le temps à déclarer mes
résolutions, je ne dormirai pas non plus. César a beau faire, je saurai
détruire cette prison mortelle. Sachez, seigneur, qu'on ne me verra jamais
traînant des fers à la cour de votre maître, ni insultée par les calmes
regards de la fade Octavie.... Me paradera-t-on pour me donner en spectacle
à la valetaille de Rome, et pour essuyer ses sarcasmes et ses anathèmes?
Plutôt chercher un paisible tombeau dans quelque fossé de l'Égypte! plutôt
mourir toute nue sur la fange du Nil! plutôt devenir la proie des insectes
et un objet d'horreur! plutôt prendre pour gibet les hautes Pyramides de mon
pays et m'y faire suspendre par des chaînes!
PROCULÉIUS.—Vous portez ces pensées d'horreur plus loin
que César ne vous en donnera de raisons.
(Entre Dolabella.)
DOLABELLA.—Proculéius, César, ton maître, sait ce que tu
as fait, et il t'envoie chercher. Je prends la reine sous ma garde.
PROCULÉIUS.—Volontiers, Dolabella, j'en suis bien aise,
traitez-la avec douceur.—Madame, si vous daignez vous servir de moi, je
dirai à César tout ce dont vous me chargerez.
CLÉOPÂTRE.—Dis que je veux mourir.
(Proculéius et les soldats sortent.)
DOLABELLA.—Illustre reine, vous avez entendu parler de
moi.
CLÉOPÂTRE.—Je n'en sais rien....
DOLABELLA.—Sûrement, vous me connaissez.
CLÉOPÂTRE.—Peu importe, seigneur, ce que j'ai connu ou
entendu.—Vous souriez quand un enfant ou une femme vous racontent leurs
songes, n'est-ce pas votre habitude?
DOLABELLA.—Je ne vous comprends pas, madame.
CLÉOPÂTRE.—J'ai rêvé qu'il était un empereur nommé
Antoine: Oh! que le ciel m'accorde encore un pareil sommeil, où je puisse
revoir encore un pareil mortel!
DOLABELLA.—S'il vous plaisait....
CLÉOPÂTRE.—Son visage était comme les cieux; on y voyait
un soleil et une lune, qui, dans leur cours, éclairaient le petit O qu'on
appelle la terre.
DOLABELLA.—Parfaite créature....
CLÉOPÂTRE.—Ses jambes écartées touchaient les deux rives
de l'océan; son bras étendu servait de cimier au monde. Sa voix, quand il
parlait à ses amis, avait la sublime harmonie des sphères; mais quand il
voulait menacer et ébranler le globe, elle ressemblait au roulement du
tonnerre. Sa générosité ne connaissait point d'hiver; c'était un automne qui
devenait plus riche à chaque récolte. Ses plaisirs étaient comme le dauphin,
dont le dos se montre toujours au-dessus de l'élément dans lequel il vit.
Les couronnes et les diadèmes portaient sa livrée; des royaumes et des îles
tombaient de sa poche comme des pièces d'argent.
DOLABELLA.—Cléopâtre...
CLÉOPÂTRE.—Croyez-vous qu'il ait existé, ou qu'il puisse
exister jamais, un homme comme celui que j'ai vu en songe?
DOLABELLA.—Non, aimable reine.
CLÉOPÂTRE.—Vous mentez, et les dieux vous entendent. Mais
s'il existe, ou s'il a jamais existé, un homme semblable, c'est un prodige
qui passe la puissance des songes. La nature manque ordinairement de pouvoir
pour égaler les étranges créations de l'imagination; et cependant,
lorsqu'elle forma un Antoine, la nature remporta le prix, et rejeta bien
loin tous les fantômes.
DOLABELLA.—Écoutez-moi, madame, votre perte est, comme
vous, inestimable, et vos regrets en égalent la grandeur. Puissé-je ne
jamais atteindre au succès que je poursuis, si le contre-coup de votre
douleur ne me fait pas éprouver un chagrin qui pénètre jusqu'au fond de mon
coeur!
CLÉOPÂTRE.—Je vous remercie, seigneur.... Savez-vous ce
que César veut faire de moi?
DOLABELLA.—J'hésite à vous dire ce que je voudrais que
vous sussiez.
CLÉOPÂTRE.—Parlez, seigneur, je vous prie.
DOLABELLA.—Quoique César soit généreux....
CLÉOPÂTRE.—Il veut me traîner en triomphe?
DOLABELLA.—Il le veut, madame, je le sais.
(On entend crier dans l'intérieur du
théâtre.)
Faites place.—César!
(Entrent César, Gallus, Mécène, Proculéius,
Séleucus et suite.)
CÉSAR.—Où est la reine d'Égypte?
DOLABELLA.—C'est l'empereur, madame.
(Cléopâtre se prosterne à genoux.)
CÉSAR.—Levez-vous, vous ne devez point fléchir les
genoux; je vous en prie, levez-vous, reine d'Égypte.
CLÉOPÂTRE.—Seigneur, les dieux le veulent ainsi; il faut
que j'obéisse à mon maître, à mon souverain.
CÉSAR.—N'ayez point de si sombres idées: le souvenir de
tous les outrages que nous avons reçus de vous, quoique marqués de notre
sang, est effacé, ou nous n'y voyons que des événements dont le hasard seul
est coupable.
CLÉOPÂTRE.—Seul arbitre du monde, je ne puis défendre
assez bien ma cause pour me justifier; mais j'avoue que j'ai été gouvernée
par ces faiblesses qui ont souvent avant moi déshonoré mon sexe.
CÉSAR.—Sachez, Cléopâtre, que nous sommes plus disposés à
les excuser qu'à les aggraver. Si vous répondez à nos vues, qui sont pour
vous pleines de bonté, vous trouverez de l'avantage dans ce changement; mais
si vous cherchez à imprimer sur mon nom le reproche de cruauté en suivant
les traces d'Antoine, vous vous priverez de mes bienfaits, vous précipiterez
vous-même vos enfants dans une ruine, dont je suis prêt à les sauver, si
vous voulez vous reposer, sur moi. Je prends congé de vous.
CLÉOPÂTRE.—L'univers est ouvert devant vos pas: il est à
vous; et nous, qui sommes vos écussons et vos trophées, nous serons attachés
au lieu où il vous plaira... Seigneur, voici...
CÉSAR.—C'est de Cléopâtre même que je veux prendre
conseil sur tout ce qui l'intéresse.
CLÉOPÂTRE.—Voilà l'état
de mes richesses, de l'argenterie et des bijoux que je possède. Il est
exact; et jusqu'aux moindres effets, rien n'y est omis. Où est Séleucus?
SÉLEUCUS.—Me voici, madame.
CLÉOPÂTRE.—Voilà mon trésorier, seigneur; qu'il dise, au
péril de sa tête, si j'ai rien réservé pour moi; dis la vérité, Séleucus.
SÉLEUCUS.—Madame, j'aimerais mieux me coudre les lèvres
que d'affirmer, au péril de ma tête, ce qui n'est pas.
CLÉOPÂTRE.—Qu'ai-je donc gardé?
SÉLEUCUS.—Assez pour racheter tout ce que vous déclarez.
CÉSAR.—Ne rougissez pas, Cléopâtre, j'approuve votre
prudence.
CLÉOPÂTRE.—O vois, César, considère comme la fortune est
suivie! Mes serviteurs vont devenir les tiens; et si nous changions de sort,
les tiens deviendraient les miens.—L'ingratitude de Séleucus me rend
furieuse.—O lâche esclave, plus perfide que l'amour mercenaire!—Quoi! tu
t'en vas?... Oh! tu t'en iras, je te le garantis! mais eusses-tu des ailes
pour fuir ma vengeance, elle saura t'atteindre, vil esclave, scélérat sans
âme, chien, ô le plus lâche des hommes!
CÉSAR.—Aimable reine, souffrez que je vous prie....
CLÉOPÂTRE.—O César, quel sanglant affront pour moi!...
Lorsque vous, dans l'éclat de votre grandeur, vous daignez honorer de votre
visite une infortunée, mon propre serviteur viendra augmenter le poids de
mes disgrâces par sa lâche perfidie! Eh quoi! généreux César, quand je me
serais réservé quelques frivoles parures de femme, quelques bagatelles sans
valeur, de ces légers cadeaux qu'on offre à ses amis intimes; et encore
quand j'aurais mis à part quelque objet d'une plus grande valeur pour Livie,
pour Octavie, afin d'obtenir leur intercession, devrais-je être dévoilée par
un homme que j'ai nourri? O dieux, cette noirceur me précipite encore plus
bas que l'abîme où j'étais tombée! (A Séleucus)
De grâce, va-t'en, ou je ferai voir que ma vivacité passée vit encore sous
les cendres de mon infortune. Si tu étais un homme tu aurais pitié de moi!
CÉSAR.—Ne réplique pas, Séleucus.
CLÉOPÂTRE.—Que l'on sache que nous autres, grands de la
terre, sommes accusés des fautes des autres; et que, lorsque nous tombons,
nous répondons des crimes d'autrui. Nous sommes bien à plaindre!
CÉSAR.—Cléopâtre, rien de ce que vous avez mis en
réserve, ni de ce que vous avez déclaré, n'entrera dans le registre de mes
conquêtes. Que tout cela reste à vous, disposez-en à votre gré, et croyez
que César n'est point un marchand, pour débattre avec vous le prix d'objets
vendus par des marchands. Ainsi rassurez-vous; cessez de vous voir captive
de vos pensées. Non, chère reine, notre intention est de régler votre sort
sur les avis que vous nous donnerez vous-même. Mangez et dormez, l'intérêt
et la pitié que vous m'inspirez vous donnent un ami dans César; ainsi,
adieu.
CLÉOPÂTRE.—O mon maître et mon souverain!
CÉSAR.—Non, non, madame.—Adieu.
(César sort avec sa suite.)
CLÉOPÂTRE.—Il me flatte, mes filles, il me flatte de
belles paroles pour me faire oublier ce que je dois à ma gloire. Mais
écoute, Charmiane....
(Elle parle bas à Charmiane.)
IRAS.—Finissez, madame, le jour brillant est passé, et
nous entrons dans les ténèbres.
CLÉOPÂTRE.—Va au plus vite.—J'ai déjà donné les ordres,
tout est arrangé. Va, et dépêche-toi.
CHARMIANE.—J'y vais, madame.
(Dolabella revient.)
DOLABELLA.—Où est la reine?
CHARMIANE.—La voici, seigneur.
(Charmiane sort.)
CLÉOPÂTRE.—Dolabella?
DOLABELLA.—Madame, comme je vous l'ai juré sur vos
ordres, auxquels mon attachement me fait un devoir religieux d'obéir, je
viens vous annoncer que César a résolu de partir, en passant par la Syrie,
et que dans trois jours il vous envoie devant lui, vous et vos enfants.
Profitez de votre mieux de cet avis. J'ai rempli vos désirs et ma promesse.
CLÉOPÂTRE.—Dolabella, je ne pourrai jamais m'acquitter
envers vous.
DOLABELLA.—Je vous suis dévoué. Adieu, grande reine; il
faut que je me rende auprès de César.
CLÉOPÂTRE.—Adieu, et merci. (Dolabella
sort.) Iras, qu'en penses-tu? Tu seras donc promenée dans les
rues de Rome comme une marionnette d'Égypte, ainsi que moi? Les esclaves
artisans, avec leurs tabliers crasseux, leurs équerres et leurs marteaux,
nous soulèveront dans leurs bras pour nous montrer: nous serons au milieu du
nuage de leurs haleines épaisses, empestées par des mets grossiers, et nous
serons obligées d'en respirer la vapeur fétide.
IRAS.—Que les dieux nous en préservent!
CLÉOPÂTRE.—Oui, voilà le sort qui nous attend, Iras.
D'insolents licteurs nous montreront au doigt comme des courtisanes
publiques; de misérables rimeurs nous chansonneront sur des airs
discordants; les histrions, en improvisant, nous traduiront sur le théâtre,
et étaleront aux yeux du peuple nos fêtes nocturnes d'Alexandrie: Antoine,
ivre, sera amené sur la scène, et moi je verrai quelque écolier à la voix
glapissante, représenter Cléopâtre, et avilir ma grandeur sous le rôle d'une
prostituée.
IRAS.—O grands dieux!...
CLÉOPÂTRE.—Oui, cela est certain.
IRAS.—Jamais je ne verrai ces horreurs, car je suis bien
sûre que mes ongles sont plus forts que mes yeux.
CLÉOPÂTRE.—C'est là, c'est là le moyen de déjouer tous
ces préparatifs, et de déjouer leurs absurdes projets.
(Charmiane revient.) C'est toi, Charmiane!—Allons, mes femmes,
parez-moi en reine: allez, rapportez mes plus brillants atours; je vais
encore sur les bords du Cydnus, au-devant de Marc-Antoine. Allons, Iras,
obéis.—Oui, courageuse Charmiane, nous en finirons; et quand tu auras rempli
cette dernière tâche, je te donnerai la permission de te reposer jusqu'au
jour du jugement. Apporte ma couronne; n'oublie rien. Mais, pourquoi ce
bruit?
(Iras sort.—On entend un bruit dans
l'intérieur.)
UN GARDE.—Il y a un paysan qui veut absolument être
introduit devant Votre Majesté; il vous apporte des figues.
CLÉOPÂTRE.—Qu'on le fasse entrer. (Le
garde sort.) Quel faible instrument suffit pour exécuter une
grande action! Il m'apporte la liberté. Ma résolution est prise, et je ne
sens plus rien en moi d'une femme. Des pieds à la tête je suis changée en
marbre inflexible; maintenant la lune inconstante n'est plus ma planète.
(Le garde revient avec un paysan portant
une corbeille.)
LE GARDE.—Voilà cet homme.
CLÉOPÂTRE.—Éloigne-toi, et laisse-nous seuls.
(Le garde sort.) (Au paysan.)
As-tu là ce joli reptile du Nil qui tue sans douleur?
LE PAYSAN.—Oui, vraiment, je l'ai: mais je ne voudrais
pas être la cause que vous eussiez envie de le toucher; car sa morsure est
immortelle: ceux qui en meurent n'en reviennent jamais, ou bien rarement.
CLÉOPÂTRE.—Te rappelles-tu quelques personnes qui en
soient mortes?
LE PAYSAN.—Plusieurs; des hommes, et des femmes aussi;
pas plus tard qu'hier, j'ouïs parler d'une femme, une fort honnête femme,
mais un peu sujette à mentir;
ce qui ne convient pas à une femme, à moins que ce ne soit en tout honneur.
On disait comment elle était morte de cette morsure, quelle douleur elle
avait ressentie. Vraiment, elle rend un fort bon témoignage à cette bête;
mais qui croira la moitié de ce qu'on dit ne sera pas sauvé par la moitié de
ce qu'on fait. Mais le plus dangereux, c'est que ce reptile est un étrange
reptile.
CLÉOPÂTRE.—Va-t'en, adieu.
LE PAYSAN.—Je vous souhaite beaucoup de plaisir avec
cette bête.
CLÉOPÂTRE.—Adieu.
LE PAYSAN.—N'oubliez pas, voyez-vous, que le ver fera son
devoir de ver.
CLÉOPÂTRE.—Oui, oui, adieu.
LE PAYSAN.—Songez bien, madame, qu'il ne faut donner le
ver à garder qu'à des personnes prudentes, car il n'y a, ma foi, rien de bon
à attendre du ver.
CLÉOPÂTRE.—Ne t'inquiète pas; on y prendra garde.
LE PAYSAN.—Très-bien, ne lui donnez rien, je vous en
prie; car il ne vaut pas la nourriture.
CLÉOPÂTRE.—Et moi, me mangerait-il?
LE PAYSAN.—Vous ne devez pas croire que je sois assez
simple pour ne pas savoir que le diable lui-même ne voudrait pas manger une
femme: je sais bien aussi que la femme est un mets digne des dieux, quand le
diable ne l'assaisonne pas. Mais, en vérité, ces paillards de diables font
un grand tort aux dieux dans les femmes; car sur dix femmes que font les
dieux, les diables en corrompent cinq.
CLÉOPÂTRE.—Allons, laisse-moi; adieu.
LE PAYSAN.—Oui, en vérité, je vous souhaite beaucoup de
plaisir avec ce ver.
(Le paysan sort.)
(Iras rentre avec une robe, une couronne,
etc., etc.)
CLÉOPÂTRE.—Donne-moi ma robe, mets-moi ma couronne. Je
sens en moi des désirs impatients d'immortalité: c'en est fait; le jus de la
grappe d'Égypte n'humectera plus ces lèvres. Vite, vite, bonne Iras, vite;
il me semble que j'entends Antoine qui m'appelle: je le vois se lever pour
louer mon acte de courage, je l'entends se moquer de la fortune de César,
Les dieux commencent par donner le bonheur aux hommes, pour excuser le
courroux à venir.—Mon époux, je viens!—Que mon courage prouve mes droits à
ce titre. Je suis d'air et de feu, et je rends à la terre grossière mes
autres éléments.—Bon, avez-vous fini?—Venez donc, et recueillez la dernière
chaleur de mes lèvres. Adieu, tendre Charmiane. Iras, adieu pour jamais.
(Elle les embrasse. Iras tombe et meurt.)
Mes lèvres ont-elles donc le venin de l'aspic? Quoi, tu tombes? As-tu pu
quitter la vie aussi doucement, le trait de la mort n'est donc pas plus
redoutable que le pinçon d'un amant, qui blesse et qu'on désire encore.
Es-tu tranquille! En disparaissant aussi rapidement du monde, tu lui dis
qu'il ne vaut pas la peine de lui faire nos adieux.
CHARMIANE.—Dissous-toi, épais nuage, et change-toi en
pluie; que je puisse dire que les dieux eux-mêmes pleurent.
CLÉOPÂTRE.—Cet exemple m'accuse de lâcheté.—Si elle
rencontre avant moi mon Antoine à la belle chevelure, il l'interrogera sur
mon sort, et lui donnera ce baiser qui est le ciel pour moi.
(A l'aspic qu'elle applique sur son sein.)
Viens, mortel aspic, que ta dent aiguë tranche d'un seul coup ce noeud
compliqué de la vie. Allons, pauvre animal venimeux, courrouce-toi et
achève. Oh! que ne peux-tu parler pour que je puisse t'entendre appeler le
grand César un âne impolitique!
CHARMIANE.—O astre de l'Orient!
CLÉOPÂTRE.—Cesse, cesse tes plaintes. Ne vois-tu pas mon
enfant sur mon sein, qui endort sa nourrice en tétant?
CHARMIANE.—Oh! brise-toi, brise-toi, mon coeur!
CLÉOPÂTRE.—O toi! suave comme un baume, doux comme l'air,
tendre... O Antoine!—(Elle applique un autre aspic
sur son bras.) Allons, viens, toi aussi.—Pourquoi rester plus
longtemps?...
(Elle meurt.)
CHARMIANE.—Dans ce monde odieux?...—Allons! adieu
donc.—Maintenant, vante-toi, mort! tu as en ta possession une beauté sans
égale. Beaux yeux, astres de lumière (en lui fermant
les yeux), fermez-vous, et que jamais deux yeux si pleins de
majesté n'envisagent le char doré de Phébus!...—Votre couronne est dérangée;
je veux la redresser, et après jouer aussi mon rôle.
(Surviennent des gardes qui entrent
brusquement.)
PREMIER GARDE.—Où est la reine?
CHARMIANE.—Parlez bas, ne l'éveillez point.
PREMIER GARDE.—César a envoyé...
CHARMIANE.—Un messager trop lent...
(Elle s'applique un aspic.) Oh! viens, allons vite, hâte-toi;
je commence à te sentir.
PREMIER GARDE,—Approchons. Oh! tout n'est pas en ordre;
César est trompé.
SECOND GARDE.—Voilà Dolabella que César avait envoyé;
appelez-le.
PREMIER GARDE.—Qu'est-ce que tout ceci? Est-ce bien fait,
Charmiane?
CHARMIANE.—C'est bien fait, et c'est digne d'une
princesse issue de tant de rois illustres... Ah! soldat!...
(Elle expire.)
DOLABELLA entre.—Comment
cela va-t-il ici?
SECOND GARDE.—Tout est mort.
DOLABELLA.—César, tes conjectures ont rencontré juste: tu
viens voir de tes yeux l'acte funeste que tu as tant cherché à prévenir.
(On entend crier derrière le théâtre.)
Place; faites place à César.
(Entrent César et sa suite.)
DOLABELLA.—Ah! seigneur, vous êtes un devin trop habile:
ce que vous craigniez est arrivé.
CÉSAR.—Brave jusqu'à la fin, elle a pénétré notre
dessein, et en souveraine elle a suivi sa volonté.—Le genre de leur mort? Je
ne vois sur elle aucune trace de sang.
DOLABELLA.—Qui les a quittées le dernier?
PREMIER GARDE.—Un pauvre paysan qui leur a apporté des
figues. Voilà encore sa corbeille.
CÉSAR.—Empoisonnées alors?
PREMIER GARDE.—César, Charmiane, que vous voyez là,
vivait encore il n'y a qu'un moment. Elle était debout et parlait. Je l'ai
trouvée arrangeant le diadème sur le front de sa maîtresse morte; elle
tremblait en se tenant debout, et tout à coup elle est tombée.
CÉSAR.—O noble faiblesse!... Si elles avaient avalé du
poison, on le reconnaîtrait à quelque enflure extérieure. Mais elle semble
s'être endormie comme si elle voulait attirer encore un autre Antoine dans
les filets de ses grâces.
DOLABELLA.—Là, sur son sein, paraît une trace de sang et
un peu d'enflure; la même marque paraît sur son bras.
PREMIER GARDE.—C'est la trace d'un aspic; et ces feuilles
de figuier ont sur elles une viscosité comme celle que les aspics laissent
après eux dans les cavernes du Nil.
CÉSAR.—Il est probable que c'est ainsi qu'elle est morte,
car son médecin m'a dit qu'elle avait fait des expériences sans fin sur les
genres de mort les plus-faciles. (Aux gardes.)
Enlevez-la dans son lit, et emportez ses femmes de ce tombeau. Elle sera
ensevelie auprès de son Antoine, et nulle tombe sur la terre n'aura renfermé
un couple aussi fameux. D'aussi grandes catastrophes frappent ceux qui en
sont les auteurs; et la pitié qu'inspire leur histoire rendra leur nom aussi
célèbre que celui du vainqueur qui les a réduits à cette extrémité.—Notre
armée, dans une pompe solennelle, suivra leur convoi funèbre, et après cela,
à Rome! Dolabella, ayez soin que le plus grand ordre préside à cette
solennité.