Un appartement dans le palais.
Entrent LE ROI HENRI, WESTMORELAND, SIR WALTER BLOUNT
et d'autres.
LE ROI.--Ébranlés et épuisés par les soucis comme nous le sommes, tâchons de
trouver un moment où la paix effrayée puisse reprendre haleine, et nous annoncer
d'une voix entrecoupée les nouvelles luttes que nous devons aller soutenir sur
de lointains rivages... Les abords de cette terre altérée ne verront plus ses
lèvres teintes du sang de ses propres enfants. La terre ne sillonnera plus son
sein de tranchées, n'écrasera plus ses fleurs sous les pieds ferrés de coursiers
ennemis. Ces yeux irrités qui naguère comme les météores d'un ciel orageux, tous
d'une même nature, tous formés de la même substance, se venaient rencontrer dans
le choc des partis livrés à la guerre intestine et dans la mêlée furieuse des
massacres civils formeront maintenant des rangs unis et bien ordonnés, ils se
dirigeront tous vers un même but, et ne combattront plus leurs connaissances,
leurs parents, leurs alliés. Le tranchant de la guerre ne viendra plus comme un
couteau mal rengainé couper son propre maître. Maintenant donc, mes amis, soldat
du Christ, enrôlé sous sa croix sainte, pour laquelle nous nous sommes tous
engagés à combattre, nous allons conduire jusqu'à son sépulcre une armée
d'Anglais dont les bras furent formés dans le sein de leur mère pour aller
poursuivre les païens sur les plaines saintes que foulèrent ses pieds divins,
cloués, il y a quatorze cents ans, pour notre avantage, sur le bois amer de la
croix. Mais ce projet existe depuis un an, et je n'ai pas besoin de vous le
dire: cela sera, donc ce n'est pas encore aujourd'hui que nous nous rassemblons
pour le départ. Maintenant, Westmoreland, mon cher cousin, rendez-moi compte de
ce qui fut arrêté hier au soir dans notre conseil, pour hâter une expédition si
chère.
WESTMORELAND.--Mon souverain, on discutait avec ardeur les moyens de
l'exécuter promptement, et hier au soir seulement on avait arrêté plusieurs des
dépenses qu'elle exige, lorsqu'à travers ces débats survint tout à coup un
courrier de Galles, chargé de fâcheuses nouvelles. La pire de toutes c'est que
le noble Mortimer, qui conduisait les gens du comte d'Hereford contre les
troupes irrégulières et sauvages de Glendower, est tombé entre les mains féroces
de ce Gallois. Mille de ses soldats ont été massacrés; et les Galloises ont
exercé sur leurs cadavres de telles horreurs, leur ont fait subir des
mutilations si brutales, si infâmes, qu'on ne peut les redire ou les indiquer.
LE ROI.--Les nouvelles de ce combat auraient, à ce qu'il paraît, empêché de
donner suite à l'affaire de la terre sainte.
WESTMORELAND.--Oui, mon gracieux seigneur, cette nouvelle jointe avec
d'autres; car il est venu du Nord, des nouvelles plus pénibles et plus fâcheuses
encore: et les voici. Le jour de l'exaltation de la Sainte-Croix, le vaillant
Hotspur, ce jeune Henri Percy, et le brave Archambald, cet Écossais tout plein
de valeur et de renommée, se sont livrés à Holmedon un sérieux et sanglant
combat. Les nouvelles ne nous en sont parvenues que par le bruit de leur
mousqueterie, et accompagnées seulement de conjectures; car celui qui nous les a
apportées est monté à cheval au moment où la lutte devenait le plus opiniâtre,
totalement incertain sur l'issue qu'elle pourrait avoir.
LE ROI.--Un ami plein d'affection et d'habile fidélité, sir Walter Blount,
arrive ici descendant de cheval et couvert des différentes espèces de poussières
qu'il a traversées depuis Holmedon jusqu'à cette résidence; et il nous a apporté
des nouvelles agréables et douces. Le comte de Douglas est défait. Sir Walter a
vu dans les plaines d'Holmedon dix mille de ces hardis Écossais et vingt-deux
chevaliers baignés dans leur sang. Au nombre des prisonniers d'Hotspur sont
Mordake, comte de Fife, et fils aîné du vaincu Douglas
WESTMORELAND.--Oui, certes, c'est une victoire dont pourrait se vanter un
prince.
LE ROI.--Eh! vraiment c'est en ceci que tu m'affliges, et que tu me fais
faire le péché d'envie contre Northumberland quand je le vois père d'un fils si
désirable; d'un fils, le sujet éternel des discours de la louange, la tige la
plus élancée du bocage, le favori, l'orgueil de la fortune caressante, tandis
que moi spectateur de sa gloire, je vois la débauche et le déshonneur souiller
le front de mon jeune Henri. O plût au ciel qu'on pût prouver que quelque fée se
glissant dans la nuit, a tiré pour les échanger nos enfants de leurs langes, et
qu'elle a nommé le mien Percy, et le sien Plantagenet! Alors
j'aurais son Henri et il aurait le mien.--Mais bannissons-le de ma pensée.--Que
dites-vous, cousin, de l'orgueil de ce jeune Percy? Les prisonniers qu'il a
faits dans cette rencontre, il prétend se les approprier, et il me fait dire que
je n'en aurai pas d'autres que Mordake, comte de Fife.
WESTMORELAND.--Ce sont là les leçons de son oncle; j'y reconnais Worcester,
toujours malveillant pour vous dans toutes les occasions. C'est lui qui l'engage
à se rengorger ainsi et à lever sa jeune crête contre la dignité de votre
couronne.
LE ROI.--Mais je l'ai envoyé chercher pour m'en rendre raison, et c'est ce
qui nous oblige à laisser quelque temps de côté nos saints projets sur
Jérusalem. Cousin, mercredi prochain nous tiendrons notre conseil à Windsor:
instruisez-en les lords, mais vous, revenez promptement vers nous; car il reste
plus de choses à dire et à faire, que la colère ne me permet en ce moment de
vous l'expliquer.
WESTMORELAND.--Je vais, mon prince, exécuter vos ordres.
SCÈNE II
Un autre appartement dans le palais.
Entrent HENRI, prince de Galles, ET FALSTAFF.
FALSTAFF.--Dis donc, Hal, quelle heure est-il, mon garçon?
HENRI.--Tu as l'esprit si fort épaissi à force de t'enivrer de vieux vin
d'Espagne, de te déboutonner après souper, et de dormir sur les bancs des
tavernes l'après-dîner, que tu ne sais plus demander ce que tu as véritablement
envie de savoir. Que diable as-tu affaire à l'heure qu'il est? A moins que les
heures ne fussent des verres de vin d'Espagne, les minutes autant de chapons, à
moins que nous n'eussions pour horloges la voix des appareilleuses, pour cadrans
les enseignes de tabagies, et que le bien-faisant soleil lui-même ne fût une
belle et lascive courtisane en taffetas couleur de feu, je ne vois pas de motif
à cette inutilité de venir demander l'heure qu'il est.
, les comtes d'Athol, de Murray, d'Angus et de Menteith. Ne sont-ce pas là
d'honorables dépouilles, une riche conquête? Eh, cousin, qu'en dites-vous?
FALSTAFF.--Ma foi, Hal, vous entrez dans mon sens; car nous autres coupeurs
de bourses, nous nous laissons conduire par la lune et les sept étoiles, et non
par Phoebus, ce chevalier errant, blond. Et je t'en prie, mon cher
lustig, dis-moi un peu, quand une fois tu seras roi...--Dieu conserve ta grâce
(majesté, j'aurais dû dire, car de grâces tu n'en auras jamais)!...
HENRI.--Comment! pas du tout?
FALSTAFF.--Non, par ma foi, pas seulement autant qu'on en peut avoir à dire
après un oeuf ou du beurre
HENRI.--Eh bien! enfin donc? Au fait, au fait.
FALSTAFF.--Vraiment je veux donc te dire, mon cher lustig, quand tu seras
roi, tu ne dois pas souffrir que nous autres gardes du corps de la nuit, soyons
traités de voleurs qui attaquent la beauté du jour. Qu'on nous appelle, à la
bonne heure, forestiers de Diane, gentilshommes des ténèbres, les mignons de la
lune, et qu'on dise de nous que nous nous gouvernons bien, puisque nous sommes
comme la mer, gouvernés par notre noble maîtresse la lune, sous la protection de
laquelle nous exerçons... le vol.
HENRI.--Tu as raison, et ce que tu dis est vrai sous tous les rapports: car
notre fortune à nous autres gens de la lune, a son flux et reflux comme la mer;
de même que la mer, nous sommes gouvernés par la lune; et pour preuve, une
bourse résolument enlevée le lundi soir sera dissolument vidée le mardi matin,
gagnée en jurant, la bourse ou la vie, dépensée en criant, apporte
bouteille. En cet instant, marée basse comme le pied de l'échelle, nous
serons d'un moment à l'autre à flot aussi haut que le bras de la potence.
FALSTAFF.--Pardieu, tu dis bien vrai, mon garçon.--Et n'est-ce pas que mon
hôtesse de la taverne est une agréable créature?
HENRI.--Douce comme le miel d'Hybla, mon vieux garnement. Et n'est-il pas
vrai aussi qu'un pourpoint de buffle est une agréable robe de chambre pour
prison ?
FALSTAFF.--Quoi, quoi? Mauvais plaisant, fou que tu es! qu'as-tu donc à me
pincer, à m'épiloguer de cette manière? que diable ai-je affaire à ton pourpoint
de buffle?
HENRI.--Et que diable ai-je affaire, moi, avec ton hôtesse de la taverne?
FALSTAFF.--Eh! mais tu l'as bien fait venir compter avec toi plus et plus
d'une fois.
HENRI.--Et t'ai-je jamais fait venir toi, pour payer ta part?
FALSTAFF.--Non: oh! je te rendrai justice: tu as toujours tout payé là.
HENRI.--Là et ailleurs aussi, tant que mes fonds pouvaient s'étendre; et
quand ils m'ont manqué, j'ai usé de mon crédit.
FALSTAFF.--Oh! pour cela oui, et si bien usé, que, s'il n'était pas si clair
que tu es l'héritier présomptif....--Mais dis-moi donc, je t'en prie, mon cher
enfant, verra-t-on encore en Angleterre des gibets sur pied, quand tu seras roi?
Et cette grotesque figure, la mère la Loi, avec son frein rouillé, pourra-t-elle
toujours jouer de mauvais tours aux gens de coeur? Je t'en prie, quand tu seras
roi, ne pends point les voleurs.
HENRI.--Non, ce sera toi.
FALSTAFF.--Moi, oh! bravo. Pardieu je serai un excellent juge.
HENRI.--Et voilà comme tu juges déjà mal; car je veux dire que c'est toi qui
auras l'emploi de pendre les voleurs, et que tu deviendras ainsi un merveilleux
bourreau.
FALSTAFF.--Fort bien, Hal, fort bien: je puis vous dire qu'en quelque façon
ce métier-là s'accorderait avec mon humeur tout aussi bien que celui de faire ma
cour.
HENRI.--Pour être revêtu de quelque emploi.
FALSTAFF.--Certainement pour être vêtu. Le bourreau a une garde-robe qui
n'est pas mince.--Je suis aussi triste qu'un vieux matou, ou qu'un ours
emmuselé.
HENRI.--Ou qu'un lion décrépit, ou bien que le luth d'un amant.
FALSTAFF.--Oui, ou le bourdonnement d'une musette du comté de Lincoln.
HENRI.--Pourquoi pas comme un lièvre, ou comme les vapeurs de Moorditch
?
FALSTAFF.--Tu as toujours les comparaisons les plus désagréables, et tu es le
comparatif en personne le plus maudit... aimable jeune prince!...--Mais, Hal, je
t'en prie, ne me tourmente plus davantage de ces folies. Je voudrais de tout mon
coeur que nous fussions toi et moi là où l'on achète une provision de bonne
renommée. Un vieux lord du conseil m'a diablement bourré l'autre jour dans la
rue à votre sujet, mon cher monsieur, mais je n'y ai pas fait attention; et
cependant il parlait fort sagement, mais je n'y ai pas pris garde, et pourtant
il parlait sagement, et dans la rue encore.
HENRI.--Tu as bien fait: car la sagesse crie dans les rues, et personne n'y
prend garde.
FALSTAFF.--Oh! tu as de damnables applications; en vérité, tu serais capable
de corrompre un saint.--Tu m'as fait bien du tort, Hal! Dieu te le pardonne;
mais avant de te connaître, Hal, je ne savais rien de rien; et aujourd'hui, pour
dire la vérité, je ne vaux rien de mieux que ce qu'il y a de pis. Il faut que je
quitte cette vie-là, et je la quitterai; si je ne le fais pas, dis que je suis
un misérable. Il n'y a pas un fils de roi dans la chrétienté pour qui je veuille
me faire damner.
HENRI.--Jack, où irons-nous demain escamoter une bourse?
FALSTAFF.--Où tu voudras, mon garçon; je suis de la partie. Si je n'y vas
pas, appelle-moi un misérable, et fais moi quelque affront.
HENRI.--Je vois que tu t'amendes bien. Tu passes de la prière au guet-apens.
(Poins paraît dans le fond du théâtre.)
FALSTAFF.--Que veux-tu, Hal, c'est ma vocation, mon ami; et ce n'est pas
péché pour un homme que de suivre sa vocation.--Poins! Nous allons savoir tout à
l'heure si Gadshill a lié une partie. Oh! si les hommes étaient sauvés selon
leur mérite, quel trou dans l'enfer serait assez chaud pour lui? C'est peut-être
le plus universel coquin qui ait jamais crié arrête à un honnête homme.
HENRI.--Bonjour, Ned.
POINS.--Bonjour, cher Hal.--Que dit M. Remords? que dit sir Jean-vin-sucré?
Jack, comment le diable et toi vous arrangez-vous au sujet de ton âme, après la
lui avoir vendue, le vendredi saint dernier, pour un verre de vin de Madère et
une cuisse de chapon froid?
HENRI.--Sir Jean ne s'en dédit pas; il tiendra son marché avec le diable, car
de sa vie encore il n'a fait mentir de proverbes. Il donnera au diable ce qui
lui appartient.
POINS.--Eh bien, te voilà donc damné pour tenir ta parole au diable?
HENRI.--Il l'aurait été aussi pour avoir friponné le diable.
POINS.--Mais, mes enfants, mes enfants, c'est demain qu'il faut se rendre dès
quatre heures du matin chez Gadshill. Il y a des pèlerins qui s'en vont à
Cantorbéry, chargés de riches offrandes, et des marchands qui chevauchent vers
Londres avec des bourses bien grasses. J'ai des masques pour vous tous, et vous
avez vos chevaux; Gadshill couche ce soir à Rochester; j'ai commandé le souper
pour cette nuit à Eastcheap. Il n'y a pas plus de danger là qu'à dormir dans vos
lits. Si vous voulez venir, je vous garnis vos bourses de couronnes jusqu'au
bord: si vous ne voulez pas, restez à la maison, et allez vous faire pendre.
FALSTAFF.--Ecoute, Edouard; si je reste ici et n'y vais point, je vous ferai
tous pendre pour y avoir été.
POINS.--En vérité, Côtelettes.
FALSTAFF.--Veux-tu en être, Hal?
HENRI.--Qui! moi, voler! Moi, aller faire le brigand? Non pas moi, sur ma
foi!
FALSTAFF.--Tiens, tu n'as en toi rien d'un honnête homme, d'un homme de
coeur, d'un bon camarade; tu n'es pas sorti du sang royal; tiens, si tu n'oses
pas tenir pour dix schellings
HENRI.--A la bonne heure, je ferai donc, une fois dans ma vie, un coup de
tête.
FALSTAFF.--Voilà ce qui s'appelle parler.
HENRI.--Eh bien, arrive ce qui voudra, je garde la maison.
FALSTAFF.--Sur mon Dieu, s'il en est ainsi, je conspire quand tu seras roi.
HENRI.--Je ne m'en soucie guère.
POINS.--Sir John, je t'en prie, laisse-nous seuls un moment le prince et moi;
je lui donnerai de si bonnes raisons pour cette expédition, qu'il y viendra.
FALSTAFF.--A la bonne heure: puisses-tu avoir l'esprit de persuasion, et lui
l'intelligence du profit! afin que ce que tu diras puisse le toucher, et que ce
qu'il entendra, il puisse le croire, et afin que le prince véritable puisse (par
récréation) devenir un faux voleur; car les pauvres abus de ce siècle ont bien
besoin de protection. Adieu, vous me retrouverez à Eastcheap.
HENRI.--Adieu, printemps passé; adieu, été de la Toussaint.
(Falstaff sort.)
POINS.--Allons, mon bon, doux et gracieux seigneur, montez à cheval demain
avec nous. J'ai une farce à jouer que je ne saurais arranger tout seul.
Falstaff, Bardolph, Peto et Gadshill dévaliseront ces hommes que nous sommes à
guetter. Ni vous, ni moi, n'y serons; et quand ils auront leur butin, si entre
vous et moi nous ne les volons pas à notre tour, je veux que vous m'abattiez la
tête de dessus les épaules.
HENRI.--Mais comment ferons-nous pour nous séparer d'eux au moment du départ?
POINS.--Quoi! nous ne partirons qu'avant ou après eux, et nous leur fixerons
un rendez-vous, auquel nous serons les maîtres de manquer. Alors ils
s'aventureront tout seuls à faire cet exploit, et ils ne l'auront pas plutôt
accompli, que nous tomberons sur eux.
HENRI.--Oui, mais il est probable qu'ils nous reconnaîtront à nos chevaux, à
nos habits, enfin à toutes sortes d'indices.
POINS.--Bah! d'abord ils ne verront pas nos chevaux, je les attacherai dans
le bois; nous changerons de masques dès que nous les aurons quittés; et de plus,
mon cher, j'ai pour l'occasion, des fourreaux de bougran dont nous couvrirons
nos vêtements qu'en effet ils connaissent.
HENRI.--Mais j'ai peur aussi qu'ils ne soient trop forte partie pour nous.
POINS.--Oh! pour cela, il y en a deux dont je réponds comme des plus fieffés
poltrons qui aient jamais tourné le dos; et pour le troisième, s'il se bat plus
longtemps que de raison, je renonce au métier des armes.--Le bon de cette
plaisanterie sera d'entendre après les inconcevables mensonges que nous débitera
ce gros coquin, lorsque nous nous retrouverons à souper: comme quoi il s'est
battu avec une trentaine au moins, quelles parades il a faites, quels coups il a
allongés, quels dangers il a courus; notre divertissement sera de le mettre en
défaut.
HENRI.--En bien, j'irai avec toi; va nous préparer tout ce qui est
nécessaire, et puis retrouve-toi ce soir à Eastcheap; j'y souperai, adieu.
POINS.--Adieu, mon prince.
(Il sort.)
HENRI.--Je vous connais tous; et veux bien pour un temps favoriser les
caprices déréglés de votre oisiveté. En cela je continuerai à imiter le soleil
qui permet quelquefois aux nuages impurs et contagieux de dérober sa beauté à
l'univers, afin que lorsqu'il lui plaira de redevenir lui-même, le monde, après
en avoir été privé, le voie avec plus d'admiration reparaître tout à coup à
travers les noires et hideuses vapeurs qui avaient paru le suffoquer. Si l'année
entière se passait en jours de congé, les jeux seraient bientôt aussi ennuyeux
que le travail. Mais quand ils ne viennent que de temps à autre, ils reviennent
toujours désirés; rien ne plaît que ce qui n'arrive pas communément. Ainsi quand
je rejetterai ces habitudes déréglées, et que je payerai la dette que je n'ai
jamais reconnue, autant mes promesses auront été au-dessous de ma conduite,
autant je tromperai l'attente des hommes; et telle qu'un métal brillant sur un
fond obscur, ma réforme, dont l'éclat sera rehaussé par mes fautes, paraîtra
plus méritoire, et attirera plus de regards que le mérite qu'aucune tache ne
fait ressortir. Ainsi je veux faillir de manière à me servir habilement de mes
fautes, lorsque ensuite je regagnerai le temps perdu au moment où on y comptera
le moins.
(Il sort.)
SCÈNE III
Autre appartement du palais.
Entrent LE ROI HENRI, NORTHUMBERLAND, WORCESTER,
HOTSPUR, SIR W. BLOUNT et autres personnages.
LE ROI.--Mon sang a été trop calme et trop froid, de ne pas bouillir à cet
indigne affront: c'est ainsi que vous avez pensé, et en conséquence vous foulez
ma patience aux pieds. Mais soyez bien sûrs que désormais je serai ce que je
suis par mon rang puissant et redoutable, plutôt que de me livrer à mon
caractère, qui a été jusqu'ici coulant comme l'huile, doux comme un jeune duvet,
et m'a fait perdre ainsi mes titres au respect que les âmes orgueilleuses ne
rendent jamais qu'aux orgueilleux.
WORCESTER.--Notre maison, mon souverain, n'a guère mérité qu'on déployât sur
elle la verge du pouvoir, de ce même pouvoir que nos propres mains ont aidé à
devenir si imposant.
NORTHUMBERLAND.--Seigneur...
LE ROI.--Worcester, va-t'en: car je vois dans tes yeux l'audace de la
désobéissance.--Oh! monsieur! votre maintien est trop arrogant, trop impérieux,
et la majesté royale ne se laisserait pas plus longtemps insulter par le
froncement de sourcils d'un serviteur. Vous avez toute liberté de vous retirer:
quand nous aurons besoin de vos services et de vos conseils, nous vous ferons
appeler. (Worcester sort.--A
Northumberland.) Vous vouliez parler.
NORTHUMBERLAND.--Oui, mon bon seigneur: ces prisonniers, demandés au nom de
Votre Altesse, et que Henri Percy a faits ici près de Holmedon, n'ont pas été, à
ce qu'il assure, refusés d'une manière aussi positive qu'on l'a rapporté à Votre
Majesté. C'est donc à l'envie, ou bien à une méprise, qu'on doit attribuer cette
faute, et non pas à mon fils.
HOTSPUR.--Mon souverain, je n'ai point refusé de prisonniers; mais je me
rappelle que, le combat fini, au moment où je me sentais desséché par les
fureurs de l'action et l'excès de la fatigue; lorsque, faible et hors d'haleine,
je m'appuyais sur mon épée, il vint à moi un certain lord, propre, élégamment
paré, frais comme un marié, et le menton nouvellement fauché, offrant l'aspect
d'un champ de chaume après la moisson; il était parfumé comme une lingère. Entre
son pouce et l'index, il tenait une petite boite de senteur que de temps en
temps il portait et ôtait à son nez, qui en reniflait d'humeur, quand je
m'approchai de lui. Et en même temps il ne cessait de sourire et de babiller; et
comme les soldats passaient près de lui, emportant les corps morts, il les
traitait d'impertinents coquins et de mal-appris, de venir apporter ainsi un
sale et vilain cadavre entre le vent et sa grandeur. Il me questionna en termes
arrangés et d'un ton de jolie femme: entre autres choses, il me demanda mes
prisonniers au nom de Votre Majesté. Moi, dans ce moment, tout irrité, avec mes
blessures refroidies, de me sentir ainsi harcelé par un perroquet, dans mon
ressentiment et mon impatience, je lui répondis, sans y faire attention, je ne
sais pas quoi... qu'il les aurait ou qu'il ne les aurait pas: car il me mettait
en fureur quand il venait si sautillant, sentant si bon, me parler dans le
langage d'une femme de chambre de cour, de canons, de tambours et de blessures;
me dire, Dieu sait à quel propos, qu'il n'y avait rien au monde de si admirable
que le spermaceti pour des contusions internes... et que c'était grand'pitié
qu'on allât déterrer, dans les entrailles de la terre innocente, ce traître de
salpêtre qui a détruit lâchement plus d'un bon et robuste compagnon, et que sans
ces détestables armes à feu il aurait été guerrier comme les autres. C'est, je
vous le dis, mon prince, à ce plat bavardage, aux propos décousus qu'il me
tenait, que je répondis indirectement; et je vous en conjure, que son rapport ne
soit pas regardé ici comme d'assez de valeur pour m'accuser, et venir se mettre
entre mon attachement et votre haute Majesté.
BLOUNT.--En considérant les circonstances, mon bon seigneur, tout ce qu'Henri
Percy aura dit à un pareil personnage, en pareil lieu, et dans un pareil moment,
peut bien, avec tout ce qu'on vous a rapporté, périr dans un juste oubli, sans
jamais être relevé pour lui nuire, ou fonder aucun motif d'accusation; ce qu'il
a dit alors, il le désavoue maintenant.
LE ROI.--Mais cependant il refuse encore ses prisonniers, à moins que l'on
n'accepte ses réserves, ses conditions, qui sont que nous payerons sur-le-champ,
à nos frais, la rançon de son beau-frère, de l'extravagant Mortimer, qui, sur
mon âme, a volontairement livré la vie des soldats qu'il a menés au combat
contre cet indigne magicien et damné Glendower dont la fille, à ce que nous
apprenons, vient tout récemment d'épouser le comte des Marches. Ainsi nous
viderons nos coffres pour racheter un traître et le remettre dans le pays; nous
irons solder la trahison, et traiter avec la peur quand elle s'est perdue et
livrée elle-même! Non, qu'il périsse de faim sur les montagnes stériles! Jamais
je ne regarderai comme mon ami l'homme dont la voix me demandera de dépenser un
penny pour délivrer et faire rentrer dans mes États le rebelle Mortimer.
HOTSPUR.--Le rebelle Mortimer! C'est par les hasards seuls de la guerre, mon
souverain, qu'il est tombé entre les mains de l'ennemi, et il suffit d'une seule
langue pour faire parler en témoignage de cette vérité toutes ses blessures
comme autant de bouches. Ces blessures qu'il a reçues en brave, lorsque sur les
bords de la douce Severn, seul contre seul, fer contre fer, il a passé la
meilleure partie d'une heure à faire échange de courage avec le puissant
Glendower. Trois fois ils ont repris haleine, et trois fois, d'un mutuel accord,
ils ont bu les eaux de la rapide Severn, qui, effrayée alors de leurs
sanguinaires regards, a fui pleine de crainte à travers ses roseaux tremblants,
et a caché sa tête ondoyante dans les profondeurs de son lit tout ensanglanté
par ces valeureux combattants. Jamais une politique basse et corrompue ne colora
ses oeuvres de blessures si mortelles, et jamais le noble Mortimer n'eût pu en
recevoir un si grand nombre, le tout volontairement. Qu'on ne le flétrisse donc
pas du nom de rebelle.
LE ROI.--Tu le montres ce qu'il n'est pas, Percy, tu le montres ce qu'il
n'est pas: jamais il ne s'est mesuré avec Glendower. Je te dis, moi, qu'il
aurait aussi volontiers risqué de se trouver tête à tête avec le diable, qu'en
face d'Owen Glendower. N'as-tu pas honte?--Mais, jeune homme, que désormais je
ne vous entende plus dire un mot de Mortimer. Envoyez-moi vos prisonniers par la
voie la plus prompte, ou vous aurez de mes nouvelles d'une manière qui pourra
vous déplaire.--Milord Northumberland, vous pouvez partir avec votre
fils.--Envoyez-nous vos prisonniers, ou vous en entendrez parler.
(Sortent le roi, Blount et la suite.)
HOTSPUR.--Et quand le diable voudrait rugir ici pour les avoir, je ne les
enverrai pas.--Je veux le suivre à l'instant, et le lui dire; je veux soulager
mon coeur, fût-ce au péril de ma tête.
NORTHUMBERLAND.--Quoi, tout ivre de colère?--Arrêtez et attendez un moment.
Voici votre oncle.
(Entre Worcester.)
HOTSPUR.--Ne plus parler de Mortimer! mordieu! j'en parlerai. Et que mon âme
n'ait jamais miséricorde si je ne me joins pas à lui! Oui, j'épuiserai en sa
faveur toutes ces veines, je répandrai tout mon sang le plus précieux goutte à
goutte sur la poussière, ou j'élèverai Mortimer, qu'on foule aux pieds, aussi
haut que ce roi oublieux, cet ingrat et pervers Bolingbroke.
NORTHUMBERLAND, à Worcester.--Mon frère,
le roi a fait perdre la raison à votre neveu.
WORCESTER.--Qui donc a allumé toute cette fureur depuis que je suis sorti?
HOTSPUR.--Il veut réellement avoir tous mes prisonniers, et lorsque je suis
venu à lui reparler de la rançon du frère de ma femme, ses joues ont pâli, et il
a tourné sur moi un oeil de mort; il tremblait au seul nom de Mortimer.
WORCESTER.--Je ne puis le blâmer. Mortimer n'a-t-il pas été déclaré
publiquement par Richard, qui aujourd'hui n'est plus, le plus proche du trône
après lui?
NORTHUMBERLAND.--Rien n'est plus vrai; j'ai entendu la déclaration: ce fut
lorsque notre malheureux roi (Dieu veuille nous pardonner nos torts envers lui!)
partit pour son expédition d'Irlande; il y fut intercepté, et n'en revint que
pour être déposé, et bientôt après assassiné.
WORCESTER.--Et à cause de cette mort, la voix générale de l'univers nous
diffame et parle de nous avec opprobre.
HOTSPUR.--Mais, doucement, je vous en prie; le roi Richard a donc déclaré mon
frère, Edmond Mortimer, l'héritier de la couronne?
NORTHUMBERLAND.--Il l'a déclaré; moi-même je l'ai entendu.
HOTSPUR.--Vraiment, je ne puis blâmer le roi, son cousin, de désirer qu'il
meure de faim sur les montagnes stériles. Mais sera-t-il dit que vous, qui avez
posé la couronne sur la tête de cet homme ingrat, et qui, pour son profit,
portez la tache détestable d'un assassinat payé.... sera-t-il dit que vous
subissiez patiemment un déluge de malédictions, en demeurant simplement des
agents de meurtre, des instruments secondaires, les cordes, l'échelle, ou plutôt
le bourreau....--Oh! pardonner si je descends si bas pour vous montrer en quel
rang et en quelle catégorie vous vous placez sous ce roi
artificieux.--N'avez-vous pas de honte, qu'on puisse raconter à nos temps, ou
étaler un jour dans les chroniques, que des hommes de votre noblesse et de votre
puissance se sont engagés tous deux dans une cause injuste (comme, Dieu vous le
pardonne! vous l'avez fait tous deux), pour abattre Richard, cette douce et
belle rose, et planter à sa place cette épine, ce chardon, ce Bolingbroke? Et
pour comble d'opprobre, sera-t-il dit encore que vous aurez été joués, écartés,
rejetés par celui pour qui vous vous êtes soumis à toutes ces ignominies? Non,
il est temps encore de racheter vos honneurs perdus, et de vous rétablir dans
l'estime de l'univers. Vengez-vous des insultants et dédaigneux mépris de ce roi
orgueilleux, jour et nuit occupé des moyens de se débarrasser de sa dette envers
vous; dût votre mort en être le sanglant payement.... je vous dis donc....
WORCESTER.--C'est assez, cousin, n'en dites pas davantage: à l'instant même
je vais vous ouvrir un livre secret, où du rapide coup d'oeil de la colère vous
allez lire des projets profonds et dangereux, aussi pleins de périls et d'audace
qu'il en faut pour traverser, sur une lance mal assurée, un torrent mugissant à
grand bruit.
HOTSPUR.--Si l'on y tombe, bonsoir, il faut périr ou nager.--Étendez le
danger du couchant à l'aurore, que l'honneur le traverse du nord au midi, et
mettez-les aux prises.--Oh! le sang remue bien davantage à réveiller un lion
qu'à lancer un lièvre.
NORTHUMBERLAND.--Voilà que l'idée de quelques grands exploits lui fait perdre
toute patience.
HOTSPUR.--Par le ciel, il me semble que ce serait un saut facile que d'aller
sur la face pâle de la lune enlever d'un coup la gloire brillante, ou de plonger
dans les profondeurs de la mer, là ou jamais la sonde n'a touché le sol, pour y
ressaisir par les cheveux la gloire engloutie, en telle sorte que celui qui la
retirerait de là pût posséder sans rival tous les honneurs qu'elle accorde; mais
ne me parlez pas d'une association de deux demi-visages.
WORCESTER.--Le voilà qui embrasse un monde de fantômes, mais où ne se trouve
pas la réalité dont il devrait s'occuper.--Cher cousin, donnez-moi un moment
d'audience.
HOTSPUR.--Ah! je vous demande pardon.
WORCESTER.--Ces nobles Écossais qui sont prisonniers....
HOTSPUR.--Je les garderai tous. Par le ciel, il n'aura pas un seul Écossais
de ceux-là. Non, lui fallût-il un Écossais pour sauver son âme, il ne l'aura
pas. Par mon bras, je les garderai tous.
WORCESTER.--Vous vous jetez de côté et d'autre, et vous ne prêtez pas la
moindre attention à mes desseins.--Ces prisonniers, vous les garderez.
HOTSPUR.--Oui, je les garderai, cela est positif.--Il a dit qu'il ne
rachèterait pas Mortimer! Il a défendu à ma langue de nommer Mortimer! Mais je
l'attraperai au moment où il sera endormi, et dans son oreille je crierai tout à
coup: Mortimer! Quoi! j'aurai un oiseau qui sera instruit à ne dire que
Mortimer, et je le lui donnerai, pour tenir sa colère toujours en mouvement.
WORCESTER.--Écoutez donc, cousin; un mot.
HOTSPUR.--Je fais ici le serment solennel de n'avoir d'autre étude que de
chercher les moyens de vexer et de tourmenter sans cesse ce Bolingbroke. Et ce
ferrailleur de tavernes, son prince de Galles.... n'était que j'ai dans l'idée
que son père ne l'aime pas et serait bien aise qu'il lui arrivât quelque
malheur, je voudrais qu'il s'empoisonnât avec un pot de bière.
WORCESTER.--Adieu, cousin; je vous parlerai lorsque vous serez mieux disposé
à m'écouter.
NORTHUMBERLAND.--Eh quoi, quelle mouche te pique et quel fou impatient es-tu
donc de t'emporter ainsi dans des colères de femme, sans pouvoir prêter
l'oreille à d'autres voix que la tienne?
HOTSPUR.--Tenez, voyez-vous, je suis fustigé, fouetté de verges, déchiré
d'épines, piqué des fourmis quand j'entends parler de ce vil politique, de ce
Bolingbroke. Du temps de Richard.... Comment appelez-vous cet endroit?... que le
diable l'emporte!.... C'est dans le comté de Glocester.... là, au château du
duc, de son imbécile d'oncle, son oncle d'York.... ce fut là que je fléchis pour
la première fois le genou devant ce roi des sourires, ce Bolingbroke, au moment
où vous reveniez avec lui de Ravenspurg.
NORTHUMBERLAND.--C'était au château de Berkley.
HOTSPUR.--Oui, c'est là même!.... Eh bien, quelle quantité de politesses
sucrées me fit alors ce chien couchant! voyez,.... quand sa fortune, encore
au berceau, aurait grandi. Et.... mon aimable Henri Percy.... et,
cher cousin... Oh! que le diable emporte de pareils fourbes!--Dieu veuille
me pardonner! Bon oncle, dites votre affaire, j'ai fini.
WORCESTER.--Non, si vous n'avez pas fini, continuez; nous attendrons votre
loisir.
HOTSPUR.--J'ai fini, sur ma parole.
WORCESTER.--Allons, revenons encore une fois à vos prisonniers écossais.
Rendez-leur la liberté sur-le-champ et sans rançon, et que le fils de Douglas
soit votre seul agent pour lever une armée en Écosse. Ce qui, à raison de
diverses causes que je vous expliquerai par cet écrit, sera, soyez-en certain,
aisément accompli. (A Northumberland.) Vous,
milord, tandis que votre fils sera employé, comme je viens de le dire, en
Écosse, vous vous insinuerez adroitement dans le coeur de ce noble prélat, le
meilleur de nos amis, l'archevêque.
NORTHUMBERLAND.--D'York, n'est-ce pas?
WORCESTER.--Lui-même, lui qui supporte avec peine la mort que son frère le
lord Scroop a subie à Bristol. Je ne parle pas ici par conjectures; je ne dis
pas ce que je pense qui pourrait être, mais ce que je sais qui est médité,
conçu, déjà réduit en plan, et n'attend que les premiers regards de l'occasion
propre à le faire éclore.
HOTSPUR.--Je pressens le tout. Sur ma vie, cela réussira.
NORTHUMBERLAND.--Toujours tu lâches la meute avant que la chasse soit
ouverte.
HOTSPUR.--Quoi? Il n'est pas possible que ce plan ne soit excellent. Et
ensuite l'armée d'Écosse et d'York!.... Ah! elles se joindront à Mortimer.
WORCESTER.--C'est ce qui arrivera.
HOTSPUR.--Sur ma foi, c'est un projet merveilleusement imaginé.
WORCESTER.--Et nous n'avons pas peu de raisons de nous hâter. Il s'agit de
sauver nos têtes en nous mettant à la tête d'une armée
; car nous aurions beau nous conduire aussi modestement que nous pourrions, le
roi se croira toujours notre débiteur, et pensera que nous nous jugeons mal
récompensés, jusqu'à ce qu'il ait trouvé moyen de nous payer complétement; et
voyez déjà comme il commence à nous retrancher toute marque d'amitié.
HOTSPUR.--C'est un fait, c'est un fait. Nous serons vengés de lui.
WORCESTER.--Cousin, adieu.--N'avancez dans cette entreprise qu'autant que mes
lettres vous indiqueront la route que vous avez à suivre. Quand l'occasion sera
mûre, et elle va l'être incessamment, je me rendrai secrètement près de
Glendower et du lord Mortimer; c'est là que vous et Douglas et toutes nos
forces, d'après mes mesures, se trouveront à la fois heureusement réunies; et
alors nos bras vigoureux seront chargés de nos fortunes, maintenant incertaines
entre nos mains.
NORTHUMBERLAND.--Adieu, mon bon frère. Nous réussirons, j'en ai la confiance.
HOTSPUR.--Adieu, mon oncle. Oh! que les heures puissent amener promptement
l'instant où les champs de bataille, les coups, les gémissements, applaudiront à
nos jeux!
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
Rochester.--Une cour d'auberge.
Entre UN VOITURIER avec une lanterne à la main.
PREMIER VOITURIER.--Holà! ho! s'il n'est pas quatre heures du matin, je veux
que le diable m'emporte. Le chariot paraît déjà au-dessus de la cheminée neuve,
et notre cheval n'est pas encore chargé. Allons, garçon!
LE VALET D'ÉCURIE, derrière le théâtre.--On
y va, on y va.
PREMIER VOITURIER.--Oh! je t'en prie, Thomas, bats-moi bien la selle de Cut,
et mets un peu de bourre dans les pointes; car la pauvre rosse est écorchée sur
les épaules que cela passe la permission.
(Entre un autre voiturier.)
SECOND VOITURIER.--Les pois et les fèves sont humides ici comme le diable, et
voilà le moyen tout juste de donner des tranchées à ces pauvres rosses. Cette
maison-ci est toute sens dessus dessous depuis que Robin le palefrenier est
mort.
PREMIER VOITURIER.--Le pauvre garçon n'a pas eu un moment de joie depuis que
les avoines ont augmenté de prix; ça lui a donné le coup de la mort.
SECOND VOITURIER.--Je crois que cette auberge-ci est pour les puces la plus
infâme qu'il y ait sur la route de Londres. J'en suis piqueté comme une tanche.
PREMIER VOITURIER.--Comme une tanche? Par la messe, je ne crois pas que roi
dans la chrétienté puisse être mieux mordu que je ne l'ai été depuis le premier
chant du coq.
SECOND VOITURIER.--Je le crois bien, ils ne vous donnent jamais de pot; cela
fait qu'on lâche l'eau dans la cheminée, et les puces s'engendrent dans vos
chambres par fourmilières.
PREMIER VOITURIER.--Allons, garçon, allons donc, dépêche, et puisses-tu être
pendu, allons donc!
SECOND VOITURIER.--J'ai un jambon et deux balles de gingembre à rendre à
Londres aussi loin que Charing-Cross.
PREMIER VOITURIER.--Ventrebleu! j'ai là des dindons, dans mon panier, qui
meurent presque de faim. Holà, garçon! que la peste te crève! N'as-tu donc pas
des yeux dans la tête? Es-tu sourd? Que je sois un coquin, s'il n'est pas vrai
que j'aurais autant de plaisir à te fendre la caboche qu'à boire un verre de
vin. Viens donc te faire pendre; n'as-tu pas de conscience?
(Entre Gadshill.)
GADSHILL.--Bonjour, voiturier. Quelle heure est-il?
PREMIER VOITURIER.--Je crois qu'il est deux heures.
GADSHILL.--Je t'en prie, prête-moi ta lanterne pour aller voir mon cheval
dans l'écurie.
PREMIER VOITURIER.--Doucement, je vous en prie; nous savons, ma foi, un tour
qui en vaut deux comme celui-là.
GADSHILL, au second voiturier.--Je t'en
prie, prête-moi la tienne.
SECOND VOITURIER.--Ha! et quand cela, dis-moi donc! Prête-moi ta lanterne,
dit-il; par ma foi, je te verrai bien pendre auparavant.
GADSHILL.--Voituriers, à quelle heure comptez-vous arriver à Londres?
SECOND VOITURIER.--Assez tôt pour nous coucher à la chandelle, je t'assure.
Allons, voisin Mugs, il nous faut aller réveiller ces messieurs; ils viendront
de compagnie; car ils sont bien chargés.
(Les voituriers s'en vont.)
GADSHILL.--Hé! holà, garçon!
LE GARÇON, derrière le théâtre.--Prêt à la
main, dit le filou.
GADSHILL.--C'est comme qui dirait: Prêt à la main, dit le garçon, car tu ne
diffères pas plus, d'un coupeur de bourses que celui qui dirige ne diffère de
celui qui travaille. C'est toi qui arranges le complot.
LE GARÇON.--Bonjour, monsieur Gadshill; c'est toujours ce que je vous ai dit
hier au soir. Nous avons ici un certain franc tenancier des bruyères de Kent,
qui a apporté avec lui trois cents marcs d'or. Je l'ai entendu moi-même le dire
à souper à une personne de sa compagnie, à une espèce d'inspecteur qui a aussi
beaucoup de bagage; Dieu sait ce que c'est. Ils sont déjà levés et demandent des
oeufs et du beurre; ils vont partir tout à l'heure.
GADSHILL.--Mon garçon, s'ils ne rencontrent pas les clercs de Saint-Nicolas,
je te donne ce cou que voilà.
LE GARÇON.--Non; je n'en veux point: garde-le, je t'en prie, pour le
bourreau, car je sais que tu honores saint Nicolas aussi sincèrement qu'un
coquin le peut faire.
GADSHILL.--Que viens-tu me chanter avec ton bourreau? Si jamais je suis
pendu, nous serons une grosse paire de pendus; car si on me pend, le vieux sir
Jean sera pendu avec moi, et tu sais bien qu'il n'est pas étique.--Bah! il y a
encore d'autres Troyens qui, pour le seul plaisir de se divertir, veulent bien
se prêter à faire honneur à la profession: des gens qui, si on venait à mettre
le nez dans nos affaires, se chargeraient, pour leur propre réputation, de tout
arranger. Ce n'est pas avec de la canaille de voleurs à pied, de ces estafiers à
vous arrêter pour six sous, et ces crânes à moustaches, la trogne rougie de
bière, que je suis associé; mais c'est avec de la noblesse, des gens
tranquilles, des bourgmestres, de grands propriétaires, gens qui peuvent
soutenir la gageure, plus prêts à frapper qu'à parler, plus prêts à parler qu'à
boire, plus prêts à boire qu'à prier; et cependant je mens, car ils ne font
autre chose que de prier leur sainte, qui est la bourse du public; la prier?
non, c'est plutôt la piller, car ils sont toujours à lui courir sus pour en
garnir leurs bottes. Nous volons comme dans un château, tête levée; nous savons
la recette de la poudre de fougère; nous marchons invisibles.
LE GARÇON.--Quoi! c'est la bourse du public qui garnit leurs bottes? les
garantiront-elles mieux de l'eau dans les mauvais chemins?
GADSHILL.--Oui, oui, car la justice s'est chargée de les cirer.
LE GARÇON.--Sur ma foi, je crois que c'est plutôt à la nuit que vous êtes
redevables de marcher invisibles, qu'à la poudre de fougère.
GADSHILL.--Donne-moi la main; tiens, tu auras part à notre butin comme je
suis un homme, vrai.
LE GARÇON.--Oh! non, promettez-la-moi plutôt comme vous êtes un fourbe de
voleur.
GADSHILL.--Laisse donc, est-ce que homo n'est pas le vrai nom de tous
les hommes. Dis au valet de faire sortir mon cheval de l'écurie; adieu, maroufle
crotté.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Le grand chemin près de Gadshill.
Entrent LE PRINCE HENRI avec POINS, BARDOLPH ET
PETO à quelque distance.
POINS.--Allons, cachez-moi, cachez-moi. Je viens d'emmener le cheval de
Falstaff, et il est là de colère à crever comme un velours gommé.
HENRI.--Serre-toi contre moi.
(Entre Falstaff.)
FALSTAFF.--Poins! Poins! Que le diable emporte Poins!
HENRI.--Paix, maudit sac à lard: quel vacarme fais-tu donc là?
FALSTAFF.--Hal, où est Poins?
HENRI.--Il est monté jusqu'au haut de la colline; je vais te l'aller
chercher.
(Il feint d'y aller.)
FALSTAFF.--Il faut que je sois maudit pour toujours voler en compagnie de ce
filou-là. Le scélérat a emmené mon cheval et l'a attaché je ne sais où. Si
j'avance seulement sur mes jambes de quatre pieds carrés je vais perdre haleine.
Allons, je ne doute plus que malgré tout je ne meure de ma belle mort, si
j'échappe la corde pour avoir tué ce fripon-là. Il y a vingt-deux ans que je
jure tous les jours et à toutes les heures, de renoncer à sa compagnie, et
cependant je suis ensorcelé à ne pouvoir le quitter; oui, je veux être pendu, si
le scélérat ne m'a pas donné quelques drogues qui me forcent à l'aimer, cela ne
peut être autrement, j'aurai pris quelque drogue. Poins! Hal!--Peste soit de
vous deux.--Bardolph! Peto!--Je mourrai plutôt de faim que de faire un pas de
plus pour voler. S'il n'est pas vrai que j'aimerais autant devenir honnête homme
et quitter ces drôles-là, que de boire un verre de vin, je veux être le plus
fieffé maraud qui ait jamais mâché avec une dent. Huit toises de chemin raboteux
sont autant pour moi que soixante et dix milles; et ces scélérats au coeur de
pierre le savent bien! C'est une malédiction quand les voleurs ne savent pas se
garder fidélité les uns aux autres. (On siffle, il
répond.) La peste vous crève tous tant que vous êtes; donnez-moi mon
cheval et allez vous faire pendre.
HENRI.--Tais-toi, grosse bedaine; couche-toi là, colle ton oreille à la terre
et écoute si tu n'entends pas le trot de quelques voyageurs qui s'approchent.
FALSTAFF.--Avez-vous ici des leviers pour me relever quand je serai par
terre? Ventrebleu! je ne charrierais pas une autre fois ma pauvre viande si loin
à pied pour tout l'or qui est dans le trésor de ton père. Que diable prétends-tu
en me tenant de la sorte le bec dans l'eau?
HENRI.--Tu ne sais pas ce que tu dis; on ne te tient pas le bec dans l'eau,
mais le pied à terre.
FALSTAFF.--Je t'en prie, mon bon prince Hal, aide-moi à ravoir mon cheval,
mon cher fils de roi.
HENRI.--Laissez-moi donc tranquille, maraud. Suis-je votre palefrenier?
FALSTAFF.--Va-t'en te pendre, toi, avec ta jarretière d'héritier présomptif.
Va, si je suis pris, je te chargerai pour la peine.--Si je ne fais pas faire sur
vous tous des ballades qu'on chantera sur les airs du coin, je veux qu'un verre
de vin d'Espagne me serve de poison. Quand on pousse la plaisanterie si loin, et
à pied encore, je la déteste.
(Entre Gadshill.)
GADSHILL.--Arrête là.
FALSTAFF.--Aussi fais-je, dont bien me fâche.
POINS.--Oh! c'est notre chien d'arrêt; je reconnais sa voix.
(Entre Bardolph.)
BARDOLPH.--Quelles nouvelles?
GADSHILL.--Enveloppez-vous, enveloppez-vous; vite, mettez vos masques: voilà
l'argent du roi qui descend la montagne et qui va au trésor royal.
FALSTAFF.--Tu en as menti, maraud; il va à la taverne du roi.
GADSHILL.--Il y en a assez pour nous remonter tous tant que nous sommes.
FALSTAFF.--A la potence.
HENRI.--Vous quatre, vous les attaquerez dans la petite ruelle. Ned, Poins et
moi, nous allons nous placer plus bas; s'ils vous échappent, alors ils tomberont
dans nos mains.
PETO.--Mais combien sont-ils?
GADSHILL.--Environ huit ou dix.
FALSTAFF.--Morbleu! ne sera-ce pas eux qui nous voleront?
HENRI.--Quoi! si poltron que cela, sir Jean de la Panse?
FALSTAFF.--A la vérité, je ne suis pas Jean de Gaunt, votre grand-père; mais
je ne suis pas poltron non plus, Hal.
HENRI.--On le verra à l'épreuve.
POINS.--Ami Jack, ton cheval est derrière la haie; quand tu le voudras, tu le
trouveras là; adieu, et tiens ferme.
FALSTAFF.--A présent, je n'ai plus le coeur de le tuer, quand je devrais être
pendu.
HENRI.--Ned, où sont nos déguisements?
POINS.--Ici tout près: écartons-nous.
FALSTAFF.--Maintenant, mes maîtres, c'est au plus heureux à se faire sa part:
chacun à sa besogne.
(Entrent les voyageurs.)
LES VOYAGEURS.--Allons, voisin; le garçon conduira nos chevaux en descendant
la colline, et nous irons à pied quelque temps pour nous dégourdir les jambes.
LES VOLEURS.--Arrête!
LES VOYAGEURS.--Jésus, ayez pitié de nous!
FALSTAFF.--Frappez, jetez-les sur le carreau, coupez la gorge à ces
coquins-là. Ah! infâmes fils de chenilles, maudits mangeurs de jambons! Ils nous
détestent, mes enfants; terrassez-les; dépouillez-les de leur toison.
LES VOYAGEURS.--Oh! nous sommes ruinés, perdus sans ressource, nous et tout
ce que nous avons.
FALSTAFF.--Le diable soit de vous, gros coquins; vous, ruinés! non, gros
balourds. Je voudrais bien que tout votre argent fût ici. Allons, pièces de
lard, marchons. Comment, drôles, ne faut-il pas que les jeunes gens vivent? Vous
êtes grands jurés, n'est-ce pas? Nous allons vous faire jurer, sur ma foi.
(Sortent Falstaff et autres, chassant les voyageurs devant
eux.)
(Rentrent le prince Henri et Poins.)
HENRI.--Ce sont les voleurs qui ont lié les honnêtes gens: à présent, si nous
pouvions à nous deux voler les voleurs et nous en aller ensuite joyeusement à
Londres, il y aurait matière à se divertir pour une semaine, de quoi rire un
mois, et plaisanter à tout jamais.
POINS.--Tenez-vous coi, je les entends venir.
(Rentrent les voleurs.)
FALSTAFF.--Allons, mes maîtres, faisons le partage, et puis remontons à
cheval avant qu'il soit jour.--Si le prince et Poins ne sont pas deux fieffés
poltrons, il n'y a pas de justice dans le monde. Non, il n'y a pas plus de coeur
dans ce Poins que dans un canard sauvage.
HENRI, accourant sur eux.--Votre argent!
POINS.--Scélérats!
(Tandis qu'ils sont à partager, le prince et Poins fondent sur
eux. Falstaff, après un coup ou deux, se sauve ainsi que tous les autres,
laissant tout leur butin derrière eux.)
HENRI.--Nous n'avons pas eu grand'peine à l'avoir. Allons, gai, à cheval; les
voleurs sont dispersés et si saisis de frayeur, qu'ils n'osent pas même se
rapprocher l'un de l'autre; chacun prend son camarade pour un officier de
justice. Allons, partons, cher Ned. Falstaff sue à mourir, et en marchant il
engraisse ce mauvais sol. Si cela n'était pas si plaisant, j'aurais pitié de
lui.
POINS.--Comme il hurlait, le coquin.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Warkworth. Un appartement du château.
HOTSPUR entre lisant une lettre.
HOTSPUR, lisant.--Quant à moi, milord,
je serais bien satisfait de m'y trouver, par l'affection que je porte à votre
maison.--Il serait satisfait? Quoi?... Et pourquoi n'y est-il donc pas?
par l'affection qu'il porte à notre maison. Il montre bien en ceci qu'il
aime mieux sa grange que notre maison.--Voyons, continuons. L'entreprise que
vous tentez est dangereuse. Vraiment, cela est certain; mais il est
dangereux aussi de prendre froid, de dormir, de boire; mais je vous dis, mon
imbécile lord, que dans cette épine, le danger, nous cueillerons cette fleur, la
sûreté.--L'entreprise que vous tentez est dangereuse; les amis que vous avez
nommés ne sont pas sûrs; les circonstances même ne sont pas favorables, et tout
l'ensemble de votre projet n'est pas assez fortement conçu pour contre-balancer
la force d'un si puissant adversaire. C'est là votre réponse? c'est là votre
réponse? eh bien! je vous réplique, moi, que vous êtes un poltron comme une
mauvaise biche, et que vous mentez. Quel imbécile est-ce là? Par le ciel! notre
projet est le projet le mieux conçu qui ait jamais été formé. Nos amis sont
fidèles et constants. C'est un projet admirable! Ce sont de bons amis, et dont
on peut tout attendre: un excellent projet et de bons amis!--Quel coquin au
coeur glacé est-ce donc là! Comment, lorsque monseigneur d'York approuve le
projet et toute la conduite de l'entreprise?--Mordieu, si ce gredin-là était
maintenant sous ma main, je lui casserais la tête avec l'éventail de sa
femme.--Mon père n'en est-il pas, mon oncle et moi? Edmond Mortimer, monseigneur
d'York et Owen Glendower? N'y a-t-il pas encore les Douglas? N'ai-je pas leurs
lettres à tous où ils me promettent de me joindre armés le neuf du mois
prochain? Et quelques-uns d'eux n'y sont-ils pas déjà rendus d'avance? Qu'est-ce
que c'est donc que ce gredin de païen-là, ce renégat? Oui, vous allez voir que,
dans la sincérité de sa poltronnerie et la lâcheté de son coeur, il ira trouver
le roi et lui découvrir tous nos desseins. Oh! que ne puis-je me partager et
m'assommer de coups pour avoir imaginé de proposer à ce plat de lait écrémé une
si honorable entreprise! Qu'il aille se faire pendre; il peut tout déclarer au
roi s'il lui plaît: nous sommes préparés. Je partirai cette nuit.
(Entre lady Percy.) Eh bien, Kate, il faut
que je vous quitte dans deux heures.
LADY PERCY.--O mon cher lord, pourquoi demeurez-vous ainsi seul? Par quelle
offense ai-je mérité d'être, depuis quinze jours, une épouse bannie de la couche
de mon Henri? Dis-moi, mon bien-aimé, quelle est la cause qui t'ôte l'appétit,
les plaisirs et ton précieux sommeil? Pourquoi tiens-tu tes yeux attachés à la
terre? Pourquoi tressailles-tu si souvent lorsque tu es assis seul? Pourquoi la
fraîcheur de ton teint s'est-elle flétrie? Pourquoi abandonnes-tu ce qui
m'appartient et les droits que j'ai sur toi, à la rêverie aux yeux ternes et à
la détestable mélancolie? Pendant tes légers sommeils je veillais auprès de toi,
et je t'entendais murmurer des projets de guerre terrible, prononcer des termes
de manége à ton coursier bondissant, lui crier: Courage! au champ de
bataille! et tu parlais de sorties et de retraites, de tranchées, de tentes,
de palissades, de forts, de parapets, de canons, de coulevrines, de rançon de
prisonniers, de soldats tués et de tout ce qui appartient à un combat opiniâtre;
et ton esprit avait tellement guerroyé au dedans de toi et t'avait si fort agité
dans ton sommeil, que j'ai vu sur ton front des gouttes de sueur semblables aux
bulles d'eau qui s'élèvent sur un ruisseau dont l'eau vient d'être troublée;
d'étranges mouvements se sont fait apercevoir sur ton visage, comme d'un homme
qui retient son souffle dans une grande et soudaine précipitation. Oh! ce sont
là des présages de malheur. Mon époux est occupé de quelque important projet; et
il faut que je le sache... ou bien il ne m'aime pas.
HOTSPUR.--Hé, holà! Guillaume est-il parti avec le paquet?
(Entre un domestique.)
LE DOMESTIQUE.--Oui, milord, il y a plus d'une heure.
HOTSPUR.--Butler a-t-il amené ces chevaux de chez le shérif?
LE DOMESTIQUE.--Il vient d'en amener un il n'y a qu'un moment.
HOTSPUR.--Quel cheval? Un cheval rouan, épi mûr, n'est-ce pas?
LE DOMESTIQUE.--C'est cela même, milord.
HOTSPUR.--Ce cheval sera mon trône. C'est bon, et je vais y monter tout à
l'heure.--O espérance !--Dis à Butler de le conduire dans le parc.
(Le domestique.)
LADY PERCY.--Mais écoutez-moi, milord.
HOTSPUR.--Que dis-tu, ma femme?
LADY PERCY.--Qui vous entraîne loin de moi?
HOTSPUR.--Mon cheval, cher amour, mon cheval.
LADY PERCY.--Allons, finissez, singe à la tête folle. Une belette n'est pas
si capricieuse que vous. Sur mon honneur, je saurai ce qui vous occupe, Henri,
je le saurai. Je crains que mon frère Mortimer ne se mette en mouvement pour
soutenir ses droits, et qu'il n'ait envoyé vers vous pour vous demander
d'appuyer son entreprise; mais si vous allez....
HOTSPUR.--Si loin à pied, je serai las, ma chère. LADY PERCY.--Allons,
allons, perroquet, répondez sans détour à la question que je vous fais. Je te
casserai le petit doigt, Henri, si tu ne me dis pas les choses comme elles sont.
HOTSPUR.--Lâchez-moi, lâchez-moi; trêve de badinage: l'amour?.... Je ne
t'aime point; je ne pense pas à toi, Kate. Ce n'est point ici un monde où l'on
puisse s'amuser à la poupée, et jouer des lèvres. Il faut que nous ayons le nez
sanglant et la tête fracassée, et que nous rendions la pareille.--De par le
diable, mon cheval!--Eh bien! que dis-tu, Kate? que me veux-tu?
LADY PERCY.--Vous ne m'aimez pas? est-ce bien vrai que vous ne m'aimez pas?
Eh bien! ne m'aimez point; car si vous ne m'aimez point, je ne m'aimerai plus
moi-même. Quoi, vous ne m'aimez pas? Ah! dites-moi, parlez-vous sérieusement, ou
non?
HOTSPUR.--Allons, veux-tu me voir monter à cheval? Lorsque je serai assis sur
la selle, je te jurerai que je t'aime infiniment.... Mais écoutez, Kate, je ne
prétends pas que désormais vous me questionniez sur le lieu où je vais, ni que
vous raisonniez là-dessus. Je vais où il faut que j'aille, et pour finir, il
faut que je vous quitte ce soir, ma douce Kate. Je sais que vous êtes une femme
sensée, mais enfin pas plus que ne peut l'être la femme de Henri Percy. Vous
êtes constante, mais cependant vous êtes une femme: quant au secret, je ne crois
pas qu'il y en ait une plus discrète, car je suis parfaitement convaincu que tu
ne révéleras pas ce que tu ne sais pas; et voilà jusqu'où ira ma confiance en
toi, ma douce Kate.
LADY PERCY.--Comment, jusque-là?
HOTSPUR.--Pas un pouce plus loin. Mais écoutez-moi, Kate: où je vais, vous
irez aussi. Je pars aujourd'hui, et vous demain; êtes-vous satisfaite, Kate?
LADY PERCY.--Il le faut bien, par force.
SCÈNE IV
East cheap. Une chambre dans la taverne de la
Tête-de-Sanglier.
Entrent LE PRINCE HENRI ET POINS.
HENRI.--Ned, je t'en prie, sors de cette sale chambre, et viens m'aider à
rire un peu.
POINS.--Où étais-tu donc, Hal?
HENRI.--Avec trois ou quatre lourdauds, au milieu de soixante ou
quatre-vingts tonneaux. Je me suis encanaillé à fond. Me voilà, mon cher
confrère, à vendre et à dépendre d'un trio de garçons de cave, et je peux les
appeler tous par leurs noms de baptême, comme Tom, Dick, François; ils jurent
déjà sur leur paradis que, quoique je ne sois encore que le prince de Galles, je
suis cependant le roi de la courtoisie; ils me disent tout platement que je ne
fais pas le gros dos comme Falstaff, mais que je suis un vrai Corinthien, une
bonne pâte d'homme, un bon enfant; et que, quand je serai roi d'Angleterre,
j'aurai à mes ordres tous les bons garçons d'Eastcheap. Ils appellent boire dur,
se teindre en écarlate, et quand vous prenez haleine en buvant, ils
crient, hem! et vous recommandent de vider tout. Enfin, j'ai si bien profité en
un quart d'heure de temps, que me voilà en état, pour la vie, de boire avec le
premier chaudronnier, et dans son argot. Tiens, Ned, je t'assure que tu as perdu
beaucoup de gloire à ne t'être pas trouvé avec moi dans cette rencontre-là.
Mais, mon doux ami Ned, et pour adoucir encore plus ton nom de Ned, je te fais
présent de ce sou de sucre que vient de me taper dans la main un sous-garçon, un
drôle qui n'a jamais de sa vie su dire d'autre anglais que huit schellings et
six sous, et fort à votre service, monsieur, en y ajoutant le cri en
fausset: On y va, on y va, monsieur; marquez une pinte de muscat
dans la demi-lune, ou quelque autre chose de semblable. A présent, Ned, pour
tuer le temps, en attendant que Falstaff arrive, va te poster dans quelque
chambre voisine, tandis que je questionnerai mon benêt de garçon de cave pour
savoir dans quel dessein il m'a donné ce sucre; et toi, ne cesse point d'appeler
François, afin qu'il ne puisse rien trouver autre chose à me dire que:
On y va, on y va. Mets-toi là un peu de côté, je te dirai comment il faut
faire.
POINS.--François!
HENRI.--En perfection.
POINS.--François!
(Poins sort.)
(Entre François.)
FRANÇOIS.--On y va, monsieur, on y va.--Ralph, aie l'oeil dans la grenade.
HENRI.--Écoute ici, François.
FRANÇOIS.--Milord....
HENRI.--Combien as-tu encore de temps à servir, François?
FRANÇOIS.--Par ma foi, cinq ans, et encore autant à....
POINS, derrière le théâtre.--François!
FRANÇOIS.--On y va, monsieur, on y va.
HENRI.--Cinq ans! par Notre-Dame, c'est être engagé pour longtemps à faire
tinter les pots.--Mais, François, aurais-tu bien le courage de lâcher le pied à
ton engagement, de lui montrer les talons et de te sauver?
FRANÇOIS.--Oh! Dieu! milord, je ferai serment sur tous les livres
d'Angleterre que j'aurais bien le coeur de....
POINS, derrière le théâtre.--François!
FRANÇOIS.--On y va, monsieur, on y va.
HENRI.--Quel âge as-tu, François?
FRANÇOIS.--Attendez.... à la Saint-Michel qui vient, j'aurai....
POINS, derrière le théâtre.--François!
FRANÇOIS.--On y va, monsieur.--Je vous en prie, milord, attendez-moi un petit
moment.
HENRI.--Oui, mais écoute donc, François; ce sucre que tu m'as donné, il y en
avait pour un sou, n'est-ce pas?
FRANÇOIS.--Oh Dieu! milord, je voudrais qu'il y en eût eu pour deux.
HENRI.--Je te donnerai pour cela mille guinées: demande-les-moi quand tu
voudras, et tu les auras.
POINS, derrière le théâtre.--François!
FRANÇOIS.--On y va: tout à l'heure.
HENRI.--Tout à l'heure, François? Non pas, François, mais demain, François:
ou bien, François, jeudi prochain, ou, François, quand tu voudras; mais,
François....
FRANÇOIS.--Milord?
HENRI.--Veux-tu voler ce pourpoint de cuir à boutons de cristal, cheveux en
rond, agate au doigt, bas bruns, jarretières de flanelle, voix douce, panse
d'Espagnol ?
FRANÇOIS.--Oh Dieu, milord, que voulez-vous donc dire?
HENRI.--Eh bien donc, votre bâtard brun est votre boisson ordinaire; car
voyez-vous, François, votre veste de toile blanche se salira. En Barbarie,
l'ami, cela ne saurait revenir à tant.
FRANÇOIS.--Quoi, monsieur?
POINS, derrière le théâtre.--François!
HENRI.--Veux-tu courir, maraud. N'entends-tu pas comme on t'appelle? (Dans
ce moment ils l'appellent tous deux de toutes leurs forces.) François!
François!
(Le garçon demeure dans une immobilité stupide, ne sachant de
quel côté aller d'abord.)
(Entre le cabaretier.)
LE CABARETIER.--Comment, tu ne te remues pas plus que cela, et tu t'entends
appeler de la sorte? Va voir là dedans ce que l'on demande.
(François sort.) Milord, le vieux sir Jean est à la porte avec une
demi-douzaine d'autres: les laisserai-je entrer?
HENRI.--Faites-les attendre un moment, et puis vous leur ouvrirez la porte.
(Le cabaretier sort.) Poins!
POINS, entrant.--On y va, on y va.
HENRI.--Ami, Falstaff et les autres voleurs sont à la porte. Serons-nous bien
gais?
POINS.--Gais comme pinsons, mon enfant. Mais, dites-moi donc, à quel bon tour
vous a servi votre plaisanterie du garçon de cave? qu'est-il sorti de là, je
vous prie?
HENRI.--Que je suis à présent propre à toutes les farces qui aient jamais
fait figure de farce depuis les vieux jours du bonhomme Adam, jusqu'à la
naissance de celui que nous commençons à l'heure présente de minuit.
(François rentre avec du vin.) Quelle heure
est-il, François?
FRANÇOIS.--On y va, monsieur, on y va.
HENRI.--Que ce drôle-là possède moins de mots qu'un perroquet, et qu'il soit
cependant fils d'une femme! Toute sa science se borne à monter et descendre, et
son éloquence à la somme totale d'un écot. Je ne suis pas encore du caractère de
Percy, chaud éperon du Nord, lui qui vous tue quelque six ou sept douzaines
d'Écossais à un déjeuner, ensuite se lave les mains, et dit à sa femme: «Oh! que
je hais cette vie oisive! J'ai besoin de m'occuper.--Oh! mon cher Henri,
dit-elle, combien en as-tu tué aujourd'hui?--Donnez à boire à mon cheval rouan
moucheté,» dit-il. Et puis répond une heure après: «Environ quatorze, une
bagatelle, une bagatelle.» Je t'en prie, fais venir Falstaff; je ferai Percy, et
ce damné paquet de lard fera la dame de Mortimer, sa femme, Rivo, dit
l'ivrogne. L'entendez-vous? Faites entrer ces larges côtes, faites entrer ce
pain de suif.
(Entrent Falstaff, Gadshill, Bardolph et Peto.)
POINS.--Sois le bienvenu, Jack; où as-tu donc été?
FALSTAFF.--Malédiction sur tous les poltrons; oui, et vengeance avec; oui,
par ma foi, et amen! Donne-moi un verre d'Espagne, garçon.--Plutôt que de
continuer de mener cette vie-là, je vais me mettre à remmailler des bas, à les
raccommoder et aussi à les ressemeler. Malédiction sur tous les poltrons!
Donne-moi un verre d'Espagne, drôle. N'y a-t-il plus de vertu sur terre?
(Il boit.)
HENRI.--N'as-tu jamais vu Titan caresser de ses rayons un pain de beurre,
autre Titan au coeur tendre qui se fondait d'amour aux douceurs du soleil ? Si
tu l'as vu, eh bien, regarde-moi cette pièce.
FALSTAFF.--Misérable! il y a de la chaux aussi dans ce vin... Il n'y a que de
la coquinerie à trouver dans un mauvais sujet: et malgré cela, un poltron est
pire cent fois qu'un verre de vin d'Espagne frelaté. Infâme poltron!--Va ton
chemin, vieux sir Jean, meurs quand tu voudras; si le courage, le vrai courage
n'est pas perdu sur la face de la terre, je veux être un hareng saur. Il n'y a
pas en Angleterre trois honnêtes gens ayant échappé à la potence, et l'un de ces
trois est gros et se fait vieux: Dieu veuille avoir pitié de nous! Le monde est
corrompu, je vous dis. Oui, je voudrais être tisserand, je saurais chanter des
psaumes et toutes sortes de chansons. Malédiction sur tous les poltrons, c'est
là que j'en reviens toujours.
HENRI.--Hé, sac à laine, que marmottez-vous là entre vos dents?
FALSTAFF.--Cela un fils de roi! Si je ne te chasse pas hors de ton royaume
avec une épée de bois, et si je ne mène pas tous tes sujets devant toi comme un
troupeau d'oies sauvages, je ne veux plus porter de barbe au menton. Vous,
prince de Galles?
HENRI.--Comment, vieille boule, de quoi s'agit-il donc?
FALSTAFF.--N'êtes-vous pas un poltron? Répondez-moi à cela, et Poins aussi
que voilà.
POINS.--Mordieu, grosse bedaine, si vous m'appelez encore poltron, je te
poignarde.
FALSTAFF.--Moi, t'appeler poltron? Je te verrais damner plutôt que de
t'appeler poltron; mais je donnerais bien mille guinées pour savoir courir aussi
bien que toi. Vous avez les épaules assez droites, aussi ne vous
embarrassez-vous guère si on vous voit le dos: est-ce là ce que vous appelez
épauler vos amis? Que le diable emporte de pareils épauleurs! Parlez-moi de gens
qui me feront face.--Un verre de vin: que je sois un coquin si j'ai bu
d'aujourd'hui.
HENRI.--Misérable! tes lèvres sont encore humides du dernier verre que tu as
avalé.
FALSTAFF.--C'est tout un. Malédiction sur tous les poltrons, je ne dis que
cela.
HENRI.--De quoi s'agit-il donc?
FALSTAFF.--De quoi s'agit-il! Quatre de nous qui sommes ici avons pris ce
matin mille guinées.
HENRI.--Où sont-elles, Jack, où sont-elles?
FALSTAFF.--Où elles sont? reprises sur nous, voilà ce qu'elles sont. Il nous
en est tombé une centaine sur le corps à nous quatre malheureux.
HENRI.--Comment, une centaine, mon cher?
FALSTAFF.--Je veux être un coquin si je n'ai pas ferraillé à bras raccourci
pendant deux heures d'horloge contre une douzaine. C'est un miracle que j'en
sois réchappé; j'ai reçu huit coups d'épée au travers de mon pourpoint, quatre
dans mes chausses; mon bouclier est percé d'outre en outre, mon épée hachée
comme une scie, ecce signum. Je n'ai jamais mieux fait depuis que j'ai
âge d'homme; cela n'a servi de rien. Malédiction sur tous les
poltrons!--Demandez-leur plutôt. S'ils vous disent plus ou moins que la vérité,
ce sont des traîtres, des enfants de ténèbres.
HENRI.--Parlez, messieurs; comment cela s'est-il passé?
GADSHILL.--Nous quatre sommes tombés sur une douzaine ou environ.
FALSTAFF.--Seize au moins, milord.
GADSHILL.--Et les avons garrottés.
PETO.--Non, non, ils n'ont pas été garrottés.
FALSTAFF.--Que dis-tu, maraud? Ils ont été tous garrottés sans exception d'un
seul, ou je suis un Juif, un Juif hébreu.
GADSHILL.--Comme nous étions à partager, six ou sept nouveaux-venus nous sont
tombés sur le corps.
FALSTAFF.--Et alors ils ont détaché les autres qui sont venus encore.
HENRI.--Comment, est-ce que vous vous êtes battus tous?
FALSTAFF.--Tous? Je ne sais ce que vous entendez par tous; mais si je ne me
suis pas battu avec une cinquantaine, je ne suis qu'une botte de radis! S'il n'y
en avait pas cinquante-deux ou cinquante-trois sur le pauvre vieux Jack, je ne
suis pas une créature à deux pieds.
POINS.--Je prie le ciel que vous n'en ayez pas tué quelques-uns.
FALSTAFF.--Oh! cette prière vient trop tard. J'en ai poivré deux; oui, je
suis sûr d'en avoir bien payé deux, deux coquins en habits de bougran. Je te dis
la chose comme elle est, Hal; si je te mens, crache-moi au visage, appelle-moi
cheval. Tu connais bien ma vieille manière de me mettre en garde? Je me tenais
de là, et la pointe de mon épée comme cela: quatre coquins en bougran fondent
sur moi.
HENRI.--Comment quatre? Tu ne disais que deux tout à l'heure.
FALSTAFF.--Quatre, Hal. J'ai toujours dit quatre.
POINS.--Oui, oui, il a dit quatre.
FALSTAFF.--Ces quatre-là se sont présentés de front, et ils fonçaient
principalement sur moi; je ne m'en suis pas embarrassé d'abord. Je vous ai
rassemblé leurs sept pointes dans mon bouclier, comme cela.
HENRI.--Sept! Comment, il n'y en avait que quatre tout à l'heure.
FALSTAFF.--En bougran, vous dis-je.
POINS.--Oui, quatre en habit de bougran.
FALSTAFF.--Sept, vous dis-je, par cette épée, ou je suis un coquin.
HENRI.--Je t'en prie, laisse-le aller son train, nous en aurons encore
davantage tout à l'heure.
FALSTAFF.--M'entends-tu, Hal?
HENRI.--Oh! que oui, je comprends bien aussi, Jack.
FALSTAFF.--N'y manque pas, car cela vaut la peine d'être écouté. Ces neuf en
bougran, comme je te le disais donc.
HENRI.--En voilà déjà deux de plus.
FALSTAFF.--Quand ils virent leurs pointes raccourcies de cette façon....
POINS.--Ils se trouvèrent alors des courtes-pointes
FALSTAFF.--Ils commencèrent à reculer; mais je les suivis de près et vous les
accostai corps à corps, et en un clin d'oeil, je fis le compte à sept des onze.
HENRI.--O prodige! onze hommes en bougran sortis de deux!
FALSTAFF.--Mais le diable a voulu que trois maudits coquins en vert de Kendal
soient venus me prendre par derrière; ils ont foncé sur moi, car il faisait si
noir, Henri, que tu n'aurais pas pu voir ta main.
HENRI.--Ces menteries sont comme le père qui les engendre, aussi grosses
qu'une montagne, bien visibles, bien palpables. Quoi, triple sans cervelle, tête
à perruque, bâtard, sale et gras magasin de suif.
FALSTAFF.--Comment, es-tu fou? es-tu fou? Est-ce que la vérité n'est pas la
vérité?
HENRI.--Quoi! comment est-il possible que tu aies distingué que ces hommes
étaient en vert de Kendal, puisqu'il faisait si noir que tu ne pouvais pas voir
la main? Allons, rends-nous raison de cela; qu'as-tu à dire?
POINS.--Allons, il faut nous expliquer cela, Jack, il faut nous dire vos
raisons.
FALSTAFF.--Comment? de force! Non; me donnassiez-vous l'estrapade, ou toutes
les tortures du monde, je ne vous le dirais pas par force. Vous donner une
raison par force? Quand les raisons seraient aussi communes que des mûres de
haies, on ne me ferait pas donner à un homme une raison par force, à moi!
HENRI.--Je ne veux pas avoir plus longtemps son péché sur la conscience. Cet
effronté poltron, bon seulement à écraser les lits, à éreinter les chevaux;
cette énorme montagne de chair...
FALSTAFF.--Laisse-nous tranquilles, figure étique, peau d'anguille, langue de
boeuf séchée, longue perche, morue sèche: oh! que n'ai-je assez d'haleine pour
nombrer tout ce qui te ressemble! toi, aune de tailleur, fourreau d'épée, étui
d'arc, sonde de commis de barrière...
HENRI.--Allons, courage, reprends haleine, et puis recommence de plus belle;
et quand tu seras bien épuisé en basses comparaisons, laisse-moi te dire
seulement ces deux mots....
POINS.--Écoute bien, Jack.
HENRI.--Nous deux, nous vous avons vus vous quatre tomber sur quatre, les
garrotter et vous emparer de ce qu'ils avaient. Or, remarquez bien à présent
comment un récit tout simple va vous confondre. Alors nous deux que voilà,
sommes tombés sur vous quatre, et d'un seul mot nous vous avons, à votre barbe,
enlevé votre prise, et nous l'avons, qui plus est, et nous sommes en état de
vous la faire voir dans la maison; et vous, Falstaff, en criant miséricorde,
vous avez sauvé votre bedaine, et très-lestement, et très-adroitement, toujours
courant, toujours hurlant, aussi bien que je l'aie jamais entendu faire à un
jeune taureau.--Ne faut-il pas que tu sois un grand misérable, pour avoir
tailladé ton épée exprès comme tu l'as fait, et puis nous venir conter que
c'était en te battant? Quel subterfuge, quel stratagème, quelle échappatoire
peux-tu trouver à présent, pour te dérober à ta honte visible et manifeste?
POINS.--Allons, dis-nous donc, Jack, quelle invention nouvelle te tirera de
là?
FALSTAFF.--Pardieu, je vous ai reconnus comme celui qui vous a faits. Eh!
voyons donc un peu, mes maîtres, ne vouliez-vous pas que j'allasse tuer
l'héritier présomptif? Était-ce à moi à tenir tête à mon prince légitime?
Vraiment, vous savez bien que je suis brave comme Hercule. Mais voyez
l'instinct, le lion ne toucherait pas au prince légitime. L'instinct est une
belle chose; j'ai été poltron par instinct: je n'en aurai que meilleure opinion
de moi et de toi tant que je vivrai; de moi, comme d'un lion courageux, et de
toi, comme du prince légitime. Mais après tout, mes enfants, je suis pardieu
bien aise que vous ayez l'argent. Hôtesse, jetez les portes, veillez cette nuit,
vous prierez demain. Pour vous, gaillards, bons garçons, bons enfants, coeurs
d'or, que tous les titres qui reviennent aux bons compagnons vous soient donnés.
Eh bien! nous divertirons-nous bien ce soir? Ferons-nous une comédie impromptu?
HENRI.--Va comme il est dit: le sujet sera, sauve qui peut.
FALSTAFF.--Ah! ne parlons plus de cela, Hal, par amitié pour moi.
(Entre l'hôtesse.)
L'HOTESSE.--Milord le prince.
HENRI.--Eh bien, milady l'hôtesse, qu'as-tu à me dire?
L'HOTESSE.--Vraiment, milord, il y a à la porte un noble de la cour qui
demande à vous parler; il dit qu'il vient de la part de votre père.
HENRI.--Donnez-lui ce qu'il faut pour en faire un homme royal, et renvoyez-le
à ma mère.
FALSTAFF.--Quelle espèce d'homme est-ce?
L'HOTESSE.--C'est un vieillard.
FALSTAFF.--Que fait la gravité d'un vieillard hors de son lit à minuit?
Irai-je lui donner sa réponse?
HENRI.--Oh! oui, je t'en prie; va, Jack.
FALSTAFF.--Eh bien, ma foi, je m'en vais lui donner son paquet.
(Il sort.)
HENRI.--Oh çà! mes braves, par Notre-Dame, vous vous êtes bien battus; et
vous aussi, Peto, et vous aussi, Bardolph. Vous êtes aussi des lions, vous vous
êtes sauvés par instinct; vous ne voudriez pas mettre la main sur le prince
légitime. Oh! non, fi donc!
BARDOLPH.--Ma foi, je me suis sauvé, moi, quand j'ai vu les autres se sauver.
HENRI--Oh çà! dites-moi à présent, sans plaisanterie, comment se fait-il que
l'épée de Falstaff soit si ébréchée?
PETO.--Pardieu, il l'a ébréchée avec son poignard, et a dit que sur son
honneur il n'y avait plus de bonne foi en Angleterre, s'il ne parvenait pas à
vous persuader que cela s'était fait dans le combat; et il nous a engagés à
faire comme lui.
BARDOLPH.--Oui, comme encore de nous frotter le nez avec de l'herbe
tranchante, pour le faire saigner et en barbouiller nos habits, et jurer que
c'était du sang d'honnêtes gens. Je puis bien dire que j'ai fait ce que je
n'avais pas fait depuis sept ans; car je rougis d'entendre parler seulement de
ses monstrueuses inventions.
HENRI.--Oh! misérable, tu dérobas un verre de vin d'Espagne il y a dix-huit
ans et tu fus pris sur le fait, et depuis ce temps-là tu as toujours rougi ex
tempore. Tu avais pour toi le fer et la flamme, et cependant tu t'es sauvé!
Dis-moi quel était ton instinct pour cela?
BARDOLPH.--Milord, voyez-vous ces météores? apercevez-vous ces feux?
HENRI.--Oui.
BARDOLPH.--Que croyez-vous que cela annonce?
HENRI.--Un foie chaud et une froide bourse.
BARDOLPH.--Rage et fureur, milord, à le bien prendre.
HENRI.--Non, si on te prend bien, la corde. (Rentre
Falstaff.) Voilà notre maigre Jack qui revient; voilà notre squelette
décharné. Eh bien, ma douce créature rembourrée de coton, combien y a-t-il que
tu n'as vu ton genou?
FALSTAFF.--Mon genou? À ton âge, Henri, je n'avais pas la taille aussi grosse
que la serre d'un aigle. Je me serais glissé dans la bague d'un alderman. Ah! ne
me parlez pas de vivre dans les soupirs et les chagrins; cela vous gonfle un
homme comme un ballon.--Il y a de maudites nouvelles par le monde: sir Jean
Bracy venait ici de la part de votre père; il faut que vous vous rendiez à la
cour dès le matin. Ce maudit fou du Nord, Percy, et cet autre Gallois qui a
donné la bastonnade à Amaimon et a fait cocu Lucifer, qui a forcé le diable de
se jurer son vassal sur la croix d'une pique galloise, comment le nommez-vous?
POINS.--Oh! Glendower.
FALSTAFF.--Oui, Owen, Owen; c'est lui-même et son gendre Mortimer, et le
vieux Northumberland, et cet Écossais, le plus leste de tous les Écossais,
Douglas, qui monte au galop de son cheval une montagne en ligne perpendiculaire.
HENRI.--Celui qui en courant à toute bride tue un moineau au vol d'un coup de
pistolet.
FALSTAFF.--Précisément, vous l'avez touché.
HENRI.--Mieux qu'il n'a jamais touché le moineau.
FALSTAFF.--Tenez, ce drôle-là a du sang dans les veines, il ne se sauvera
pas.
HENRI.--Et quel autre drôle es-tu donc, toi, de le louer si fort pour savoir
bien courir?
FALSTAFF.--À cheval, coucou; mais à pied, il ne bougera jamais d'un seul pas.
HENRI.--Si fait, Jack, par instinct.
FALSTAFF.--Ah! j'en conviens, par instinct. Eh bien, il est donc là aussi
avec un certain Mordake, et encore un millier de bonnets bleus. Worcester s'est
sauvé secrètement cette nuit. La barbe de ton père a blanchi de toutes ces
nouvelles-là. On peut acheter des terres à présent à aussi bon marché que du
maquereau moisi.
HENRI.--Ainsi donc, si le mois de juin est chaud, et que cette bouffée de
guerre se prolonge, il est probable que nous aurons les filles, comme les clous
de fer à cheval, au cent.
FALSTAFF.--Par la messe! mon garçon, tu dis vrai; il y a apparence que le
commerce ira bien pour nous de ce côté-là! Mais dis-moi donc, Hal, n'as-tu pas
horriblement peur? À toi qui es l'héritier présomptif, aurait-on pu te trouver
dans le monde trois autres ennemis de la sorte de ce démon de Douglas, ce
salpêtre de Percy, et ce satan de Glendower? N'as-tu pas horriblement peur?
N'as-tu pas le frisson dans le sang?
HENRI.--Pas un brin, sur ma foi. Il me faudrait pour cela un peu de ton
instinct.
FALSTAFF.--Oh! tu seras horriblement grondé demain, quand tu te présenteras
devant ton père. Allons, par amitié pour moi, prépare une réponse.
HENRI.--Voyons, mets-toi à la place de mon père, et examine-moi sur les
particularités de ma vie.
FALSTAFF.--Veux-tu? Volontiers. Cette chaise sera mon trône, ce poignard mon
sceptre, et ce coussin ma couronne.
HENRI.--On prendrait ton trône pour un escabeau, ton sceptre d'or pour un
poignard de plomb, et ta précieuse et riche couronne pour la triste tonsure
d'une tête chauve.
FALSTAFF.--C'est bien; mais pour peu qu'il te reste une étincelle de la
grâce, tu vas être ému.--Donnez-moi un verre de vin d'Espagne, afin que cela me
fasse paraître les yeux rouges, et qu'on puisse croire que j'ai pleuré; car il
faut que je parle en homme transporté de douleur, et je veux le faire sur le ton
du roi Cambyse.
HENRI.--Fort bien! Voilà ma révérence.
FALSTAFF.--Et voici mon discours.--Écartez-vous, seigneurs.
L'HOTESSE.--Voilà une excellente scène, en vérité!
FALSTAFF, à l'hôtesse.--Ne pleurez pas,
charmante reine; car c'est en vain que coulent vos larmes.
L'HOTESSE.--Oh! voyez donc ce père, comme il soutient bien son rôle!
FALSTAFF.--Pour l'amour de Dieu, lords, emmenez ma triste épouse, car les
pleurs obstruent les écluses de ses yeux.
L'HOTESSE.--Oh! à merveille! Il fait aussi bien qu'aucune de ces canailles
d'acteurs que j'aie jamais vus.
FALSTAFF.--Paix là, bonne dame Pinte; paix, chauffe-cervelle.--Henri, je
m'étonne non-seulement de la manière dont tu passes ton temps, mais encore de la
compagnie que tu fréquentes; car bien que la camomille pousse d'autant plus vite
qu'elle est plus foulée aux pieds, cependant la jeunesse est d'autant plus vite
usée que plus on la gaspille. Je te crus mon fils en partie sur la parole de ta
mère, et en partie d'après ma propre opinion; mais surtout un maudit trait que
tu as dans les yeux, et ta sotte manière de laisser tomber la lèvre inférieure,
m'en sont une bonne garantie. Si donc tu es mon fils, voilà le point. Pourquoi,
étant mon fils, te fais-tu ainsi montrer au doigt? Le brillant soleil des cieux
doit-il faire l'école buissonnière, et aller se nourrir de mûres sauvages? Ce
n'est pas là une question à faire. Un fils d'Angleterre doit-il devenir un
filou, un coupeur de bourses? Voilà la question.--Il y a une chose, Henri, dont
tu as souvent entendu parler, et que beaucoup de gens de notre pays connaissent
sous le nom de poix; cette poix, suivant le rapport des anciens auteurs, est une
chose qui se lie: il en est de même de la compagnie que tu fréquentes. Car,
Henri, dans ce moment je ne parle pas dans le vin, mais dans les pleurs; ni dans
la joie, mais dans la colère; ni en paroles seulement, mais par mes
gémissements; et cependant tu as un homme de bien que j'ai souvent remarqué dans
ta compagnie, mais je ne sais pas son nom.
HENRI.--Quelle sorte d'homme est-ce, sous le bon plaisir de Votre Majesté?
FALSTAFF.--C'est un homme de bonne mine, ma foi, et de corpulence, qui a
l'air gai, l'oeil gracieux et un port des plus nobles. Je crois qu'il peut avoir
quelque cinquante ans, ou, par Notre-Dame, tirant vers soixante.... Je me le
rappelle maintenant; son nom est Falstaff. Si cet homme était un débauché, il me
tromperait bien, car, Henri, je vois la vertu dans ses yeux. Si donc l'arbre
peut se connaître par le fruit, comme le fruit par l'arbre, alors je le déclare
hautement, il y a de la vertu dans ce Falstaff; conserve-le et bannis tout le
reste. Or, dis-moi à présent, méchant vaurien, dis-moi, qu'es-tu devenu depuis
un mois?
HENRI.--Est-ce là parler en roi?--Prends ma place; je vais faire le rôle de
mon père.
FALSTAFF.--Quoi! me déposséder?--Si tu le fais la moitié aussi gravement,
aussi majestueusement, en paroles et en matière, pends-moi par les talons comme
un lapin écorché.
HENRI.--A la bonne heure: je me mets là.
FALSTAFF.--Et moi ici. Jugez, messieurs.
HENRI.--Oh çà! Henri, d'où venez-vous?
FALSTAFF.--Mon noble seigneur, d'Eastcheap.
HENRI.--Les plaintes que j'entends faire de toi sont bien graves.
FALSTAFF.--Ventrebleu! seigneur, elles sont fausses.--Oh! je vous en ferai
voir long pour un jeune prince.
HENRI.--Quoi! tu jures, enfant pervers? A dater de ce jour, ne lève jamais
les yeux sur moi; je te retire avec colère mes bonnes grâces. Il y a un démon
qui te hante sous la figure d'un gros vieux corps d'homme, une espèce de tonneau
est ton compagnon. Pourquoi fais-tu ta société de ce magasin d'humeurs, de ce
coffre à mangeaille, de cette créature animale, de cette loupe d'hydropisie, de
cette énorme tonne de vin d'Espagne, de cette valise de tripes, de ce boeuf gras
rôti le pudding dans le ventre, de ce doyen du vice, de cette iniquité en
cheveux gris, de ce père pendard, de cette vieille frivolité? A quoi est-il bon?
à goûter le vin d'Espagne et à le boire. Que le voit-on faire avec grâce et
propreté? rien autre chose que couper un chapon et le manger. Quelle science
a-t-il? pas d'autre que la ruse. En quoi rusé? en coquinerie seulement. En quoi
coquin? en tout. En quoi honnête? en rien.
FALSTAFF.--Je voudrais que Votre Altesse n'allât pas plus vite que je ne peux
la suivre. Que veut-elle dire en ceci?
HENRI.--Ce scélérat abominable, corrupteur de jeunesse, ce Falstaff, ce vieux
satan à barbe grise.
FALSTAFF.--Seigneur, je connais l'homme.
HENRI.--Je le sais bien que tu le connais.
FALSTAFF.--Mais de dire que je connais plus de mal en lui qu'en moi-même, ce
serait dire plus que je ne sais. Qu'il soit vieux (et je l'en plains bien), ses
cheveux blancs en font foi; mais qu'il soit (sauf votre révérence) un suborneur
de filles, c'est ce que je nie absolument. Si le vin d'Espagne sucré est une
offense, Dieu veuille avoir pitié des pécheurs! Si c'est un crime d'être vieux
et gai, je connais plus d'un vieux cabaretier de damné. Si pour être gras l'on
est haïssable, alors les vaches maigres de Pharaon sont dignes d'être aimées.
Non, mon bon seigneur, bannis Peto, bannis Bardolph, bannis Poins; mais pour
l'aimable Jack Falstaff, le bon Jack Falstaff, l'honnête Jack Falstaff, le
vaillant Jack Falstaff, et d'autant plus vaillant qu'il est le vieux Jack
Falstaff, ne le bannis point de la société de ton Henri, non, ne le bannis point
de la société de ton Henri. Si tu bannis le gros Jack, autant bannir le reste de
l'univers.
HENRI.--Je le bannis; je le veux.
(On frappe. Sortent l'hôtesse, François et Bardolph.)
(Bardolph rentre en courant.)
BARDOLPH.--Oh! milord, milord, le shérif est à la porte avec la plus
monstrueuse garde...
FALSTAFF.--Va-t'en, drôle!--Achevez la pièce; j'ai bien des choses à dire en
faveur de ce Falstaff.
(L'hôtesse rentre précipitamment.)
L'HOTESSE.--O Jésus! mon prince, mon prince!
FALSTAFF.--Allons, allons, le diable monté à cheval sur un chalumeau? De quoi
s'agit-il?
L'HOTESSE.--Le shérif et toute la garde sont à la porte; ils viennent pour
faire la visite de la maison. Les laisserai-je entrer?
FALSTAFF.--Entends-tu, Hal? Ne prends donc pas une bonne pièce d'or pour une
fausse. Tu es foncièrement fou, sans qu'il y paraisse.
HENRI.--Et toi, naturellement poltron, sans instinct.
FALSTAFF.--Je renie votre major.--Si vous voulez renier aussi le
shérif, soit, sinon laissez-le entrer. Si je ne fais pas autant qu'un autre
homme à la charrette, la peste soit de mon éducation; et j'espère bien aussi, au
moyen de la corde, être aussi vite étranglé qu'un autre.
HENRI.--Va te cacher derrière la tapisserie.--Vous autres, montez là-haut. A
présent, mes maîtres, un visage honnête et une bonne conscience.
FALSTAFF.--J'ai vu le temps que j'avais l'un et l'autre; mais ce temps-là est
passé: c'est pourquoi je vais me cacher.
(Tous sortent excepté Henri et Poins.)
HENRI.--Faites entrer le shérif. (Entrent le shérif
et un voiturier.) Eh bien, monsieur le shérif, que me voulez-vous?
LE SHÉRIF.--D'abord, monseigneur, veuillez me pardonner. La clameur publique
et toutes les apparences accusent quelques hommes qui sont dans cette maison.
HENRI.--Quels hommes?
LE SHÉRIF.--Il y en a un bien connu, mon gracieux seigneur, un homme gros et
gras.
LE VOITURIER.--Oh! gras comme beurre.
HENRI.--L'homme que vous désignez, je vous assure, n'est point ici; car, moi
qui vous parle, je lui ai donné une commission à faire à l'heure qu'il est.
Mais, shérif, je te donne ma parole que d'ici à demain l'heure du dîner, je
l'enverrai pour te répondre, à toi ou à qui il appartiendra, sur tout ce dont il
pourra être accusé. Ainsi, permettez que je vous prie à présent de vous retirer.
LE SHÉRIF.--C'est ce que je vais faire, mon prince. Voilà deux honnêtes gens
qui dans ce vol ont perdu trois cents marcs.
HENRI.--Cela peut être. S'il a volé ces hommes-là, il en sera responsable.
Ainsi, adieu.
LE SHÉRIF.--Bonsoir, mon noble seigneur.
HENRI.--Je crois que c'est bonjour, n'est-ce pas?
LE SHÉRIF.--En effet, mon prince, je crois qu'il peut être deux heures du
matin.
(Le shérif et le voiturier s'en vont.)
HENRI.--Ce graisseux coquin est aussi connu que le dôme de Saint-Paul:
appelez-le.
POINS.--Falstaff!--Il dort profondément derrière la tapisserie et ronfle
comme un cheval.
HENRI.--Écoutez avec quel effort il tire sa respiration.--Fouillez dans ses
poches!--(Poins fouille dans ses poches.) Eh
bien, qu'as-tu trouvé?
POINS.--Rien que des papiers, milord.
HENRI.--Voyons un peu ce que c'est. Lis-les.
POINS.--
Item, un chapon. 2 sh. 2d.
Item, sauce 0 4
Item, vin d'Espagne. 5 8
Item, anchois et vin d'Espagne après souper 5 8
Item, pain, un demi-penny 0 1
HENRI.--O l'infâme! rien qu'un demi-penny de pain pour cette odieuse quantité
de vin d'Espagne! Garde soigneusement le reste; nous lirons cela plus à loisir:
laissons-le là dormir jusqu'au jour. J'irai à la cour dans la matinée.--Il nous
faudra tous partir pour la guerre, et j'aurai soin de te procurer quelque poste
honorable. Quant à ce gros maraud, je le ferai placer dans l'infanterie, une
marche d'un quart de mille le tuera. Je ferai rendre l'argent volé avec
usure.--Viens me trouver de bonne heure dans la matinée. Et sur ce, bonjour,
Poins.
POINS.--Bonjour, mon bon seigneur.
(Ils partent.)
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I
A Bangor.--La maison de l'archidiacre.
Entrent HOTSPUR, WORCESTER, MORTIMER ET GLENDOWER.
MORTIMER.--Ces promesses sont belles: nos partisans sont sûrs, et notre début
présente les plus belles espérances.
HOTSPUR.--Lord Mortimer,--et vous, cousin Glendower, voulez-vous que nous
nous asseyions?--et vous aussi, mon oncle Worcester.--Malédiction! j'ai oublié
la carte.
GLENDOWER.--Non: la voici. Assieds-toi, cousin Percy, assieds-toi, mon bon
cousin Hotspur: toutes les fois que Lancaster parle de vous sous ce nom, son
visage pâlit; et poussant un soupir, il vous souhaite le ciel.
HOTSPUR.--Et à vous l'enfer, toutes les fois qu'il entend prononcer le nom
d'Owen Glendower.
GLENDOWER.--Je ne peux l'en blâmer: lors de ma naissance, le front du
firmament se remplit de figures enflammées et de signaux brûlants, et à
l'instant où je vins au monde, les immenses fondements de la terre tremblèrent
comme un poltron.
HOTSPUR.--Eh bon! ne fussiez-vous jamais né, la chatte de votre mère eût-elle
simplement fait ses chats, le globe n'en aurait pas moins tremblé dans ce
moment-là.
GLENDOWER.--Je vous dis que la terre trembla quand je naquis.
HOTSPUR.--Et je dis, moi, que si vous supposez que ce soit de peur de vous,
la terre et moi nous ne nous ressemblons guère.
GLENDOWER.--Le ciel était tout en feu, et la terre a tremblé.
HOTSPUR.--Eh bien, la terre aura tremblé de voir le ciel en feu, et non pas
de terreur de votre naissance. Souvent la nature malade lance d'étranges
éruptions; souvent la terre en travail est pressée et tourmentée d'une sorte de
colique causée par les vents désordonnés que renferment ses entrailles. En
s'efforçant de sortir, ils secouent cette vieille bonne dame de terre, et
jettent à bas les clochers et les tours couvertes de mousse. Sans doute qu'à
votre naissance notre grand'mère la terre, souffrant de cette incommodité, se
sera agitée de douleur.
GLENDOWER.--Cousin, il est bien des hommes de qui je ne souffre pas ces
sortes de contradictions.--Permettez-moi de vous répéter encore qu'à ma
naissance le front des cieux s'est couvert de figures enflammées, que les
chèvres sont descendues des montagnes, et que les grands troupeaux ont épouvanté
les plaines de leurs étranges clameurs. Tous ces signes m'ont annoncé comme un
être extraordinaire, et tous les événements de ma vie démontrent que je ne suis
pas dans la classe des hommes vulgaires. Quel homme parmi les vivants, de tous
ceux qu'enferme la mer qui gronde autour des rivages, de l'Angleterre, de
l'Ecosse et des terres de Galles, peut se vanter de m'avoir jamais appelé son
élève, ou de m'avoir enseigné à lire? Trouvez-moi un simple fils de femme qui
puisse me suivre dans les pénibles sentiers de la science, ou m'accompagner dans
la recherche de ses profonds secrets?
HOTSPUR.--Je crois bien qu'il n'est point d'homme qui parle mieux le
gallois.--Je vais dîner.
MORTIMER.--Finissez, cousin Percy; vous le rendrez fou.
GLENDOWER.--Je puis appeler les esprits du fond de l'abîme.
HOTSPUR.--Et moi aussi je le peux, et il n'y a pas un homme qui ne le puisse;
mais viendront-ils quand vous les appellerez?
GLENDOWER.--Et je puis vous apprendre, cousin, à commander au diable.
HOTSPUR.--Et moi, cousin, je puis vous apprendre à faire honte au diable en
disant la vérité; dites la vérité, et vous ferez honte au diable. Si vous avez
le pouvoir de l'évoquer, faites-le venir ici, et je jure bien que j'aurai le
pouvoir, moi, de le faire enfuir de honte. Oh! tant que vous vivrez, dites la
vérité, et vous ferez honte au diable.
MORTIMER.--Allons, allons, finissons tous ces inutiles bavardages.
GLENDOWER.--Trois fois Henri Bolingbroke a levé une armée pour m'attaquer, et
trois fois je vous l'ai renvoyé des rives de la Wye et de la sablonneuse Severn
sans avoir pu porter une seule botte, et battu des orages.
HOTSPUR.--Sans bottes et par le mauvais temps encore! Comment diable
aura-t-il fait pour ne pas gagner la fièvre?
GLENDOWER.--Allons, voici la carte. Ferons-nous par tiers, comme nous en
sommes convenus, le partage de nos droits?
MORTIMER.--L'archidiacre a déjà tracé avec une parfaite égalité les limites
des trois parts. L'Angleterre, depuis la Trent et la Severn jusqu'ici, au sud et
à l'est, m'est assignée pour mon lot. Toute la partie de l'ouest, et le pays de
Galles au delà des rives de la Severn et toutes les terres fertiles comprises
entre ces limites, sont à Owen Glendower. Et à vous, cher cousin, tout le reste
vers le nord, à partir de la Trent. Déjà nos trois traités de partage sont
dressés. Après les avoir mutuellement scellés, opération qui peut être terminée
ce soir, demain, cousin Percy, vous, et moi et le bon Worcester, nous partirons
ensemble pour aller rejoindre votre père, et les troupes écossaises, au
rendez-vous qui nous est donné à Shrewsbury. Mon père Glendower n'est pas prêt
encore, et nous n'aurons pas besoin de son secours d'ici à quatorze jours.--(A
Glendower.) Dans cet intervalle, vous aurez eu le temps de rassembler
vos vassaux, vos amis et les gentilshommes de votre voisinage.
GLENDOWER.--Je vous aurai rejoints avant ce temps, milords, et vos dames
viendront sous mon escorte. Il faut en ce moment leur échapper adroitement et
sans leur dire adieu; car il y aurait un déluge de répandu quand vos femmes et
vous auriez à vous dire adieu.
HOTSPUR.--Il me semble que ma portion au nord, depuis Burton jusqu'ici,
n'égale pas les vôtres en étendue. Voyez comme cette rivière vient par ici me
faire un crochet dans mes terres et m'en couper les meilleures, une énorme
demi-lune, un angle prodigieux. Je veux que le courant soit coupé en cet
endroit. Les ondes claires et argentées de la Trent couleront ici dans un
nouveau canal uni et droit; elle ne serpentera plus dans ce profond détour, pour
me venir voler un si riche coin de terre.
GLENDOWER.--Elle ne serpentera plus? Elle serpentera, il le faut bien. Vous
voyez que c'est là son cours.
MORTIMER.--Oui, mais remarquez donc comme elle continue et revient sur moi de
l'autre côté pour vous élargir de même, me retranchant sur ce point là tout
autant qu'elle vous ôte sur l'autre.
WORCESTER.--Sans doute, mais vous pouvez, sans qu'il en coûte fort cher,
couper ici la rivière; et en regagnant du côté du nord cette pointe de terre, la
faire ainsi couler tout droit et sans détours.
HOTSPUR.--Je veux qu'il en soit ainsi; cela ne coûtera pas cher.
GLENDOWER.--Et moi, je ne veux pas qu'on change son cours.
HOTSPUR.--Vous ne le voulez pas?
GLENDOWER.--Non, et vous ne le ferez pas.
HOTSPUR.--Qui me dira non?
GLENDOWER.--Qui? ce sera moi.
HOTSPUR.--Tâchez donc que je ne l'entende pas. Parlez gallois.
GLENDOWER.--Je sais parler anglais, milord, et tout aussi bien que vous; car
j'ai été élevé à la cour d'Angleterre, et très-jeune encore j'ai arrangé pour la
harpe, et très-agréablement, une quantité de chansons anglaises, et j'ai su
ajouter à la langue d'utiles ornements, mérite qu'on n'a jamais remarqué en
vous.
HOTSPUR.--Vraiment, je m'en félicite de tout mon coeur. J'aimerais mieux être
chat et crier miaou, que d'être un de vos ouvriers en vers de ballades.
J'aimerais mieux entendre grincer un chandelier de cuivre ou une roue mal
graissée gratter son essieu; cela m'agacerait moins les dents, beaucoup moins
que tous ces diminutifs de poésie: elles ressemblent à l'allure forcée d'un
poulain qu'on dresse.
GLENDOWER.--Allons, on vous changera le cours de la Trent.
HOTSPUR.--Oh! je ne m'en embarrasse guère. J'en donnerai, quand on voudra,
trois fois autant à l'ami de qui j'aurai à me louer; mais en fait de marché,
voilà comme je suis, je chicanerais sur la neuvième partie d'un cheveu. Les
articles sont-ils dressés? Partons-nous?
GLENDOWER.--La lune est belle; vous pouvez partir la nuit. Je vais presser le
rédacteur pendant ce temps, et vous, préparez vos femmes à votre départ.--Je
crains que ma fille n'en perde la raison, tant elle aime passionnément son cher
Mortimer!
(Il sort.)
MORTIMER.--Fi, cousin Percy! pouvez-vous contrarier ainsi mon père.
HOTSPUR.--Je ne peux m'en empêcher. Il me met quelquefois en colère, quand il
vient me parler de la taupe et de la fourmi, de l'enchanteur Merlin et de ses
prophéties, et d'un dragon, et d'un poisson sans nageoires, d'un grillon aux
ailes rognées, d'un corbeau dans la mue, d'un lion couchant, d'un chat dansant,
et de tout ce ramas de folies qui me mettent hors de sens, je vous le dis de
bonne foi. La nuit dernière il m'a tenu au moins neuf heures entières à faire
l'énumération des noms des diables qu'il a pour laquais. Je lui disais: Hom,
et fort bien, continuez; mais je n'en ai pas écouté un mot. Oh! il est
aussi ennuyeux qu'un cheval éreinté, ou une femme qui gronde; pis qu'une maison
où il fume.--Oui, j'aimerais mieux vivre de fromage et d'ail, dans un moulin
bien loin, que de faire bonne chère dans quelque maison de plaisance que ce fût
de toute la chrétienté, s'il fallait l'avoir là à me parler.
MORTIMER.--Croyez-moi, c'est un digne gentilhomme, extrêmement instruit, et
qui possède de singuliers secrets; vaillant comme un lion, merveilleusement
affable, et aussi généreux que les mines de l'Inde. Voulez-vous que je vous
dise, cousin? il fait le plus grand cas de votre caractère, et il fait même
violence à sa nature pour fléchir lorsque vous contrariez ses idées; oui, je
vous le proteste. Je vous garantis qu'il n'est pas d'homme sous le ciel qui eût
pu le provoquer comme vous avez fait, sans s'exposer au châtiment et au danger.
Mais ne recommencez pas souvent, je vous en supplie.
WORCESTER.--En vérité, milord, vous vous obstinez beaucoup trop à la
contradiction; depuis que vous êtes arrivé, vous en avez assez fait pour pousser
sa patience à bout. Il faut absolument, milord, que vous appreniez à vous
corriger de ce défaut. Quelquefois il annonce de la grandeur, du courage, du
feu, et voilà le plus grand éloge qu'on en puisse faire. Mais souvent il décèle
une opiniâtreté furieuse, un défaut d'éducation, un manque d'empire sur
soi-même, de l'orgueil, de la hauteur, de la présomption et du dédain; et le
moindre de ces vices, dès qu'un gentilhomme en est possédé, lui fait perdre les
coeurs; et laisse derrière soi une souillure qui ternit l'éclat de ses autres
qualités, et leur dérobe les louanges qu'elles méritent.
HOTSPUR.--Fort bien, me voici à l'école; Que vos bonnes manières vous fassent
prospérer!--Je vois venir nos femmes, faisons nos adieux.
(Rentrent Glendower avec lady Mortimer, et lady Percy.)
MORTIMER.--Voilà ce qui me dépite et m'impatiente à mourir. Ma femme ne sait
pas dire un mot d'anglais, ni moi un moi de gallois.
GLENDOWER.--Ma fille pleure, elle ne veut point se séparer de vous; elle veut
aussi se faire soldat et aller à la guerre.
MORTIMER.--Mon bon père, dites-lui qu'elle et ma tante Percy nous suivront de
près sous votre escorte.
(Glendower parle à sa fille en gallois, et elle lui répond
dans le même langage.)
GLENDOWER.--Elle se désespère. C'est une petite créature entêtée et
volontaire, sur qui la persuasion ne peut rien.
(Lady Mortimer parle à son époux en gallois.)
MORTIMER.--J'entends tes regards: pour ce joli gallois qui tombe de ces yeux
gonflés de larmes, j'y suis parfaitement habile; et si la honte ne me retenait
pas, je te répondrais dans le même langage, (Lady
Mortimer parle.) Oui, je comprends tes baisers et toi les miens, et
c'est un dialogue tout en sentiment.--Mais je te promets, ma bien-aimée, de ne
pas perdre un instant jusqu'à ce que j'aie appris ta langue; car dans ta bouche
le gallois a autant de douceur que les airs les mieux composés chantés par une
belle reine, sous un berceau d'été, avec les plus ravissantes modulations et
l'accompagnement de son luth.
GLENDOWER.--Si vous vous attendrissez, elle perdra la raison.
(Lady Mortimer parle encore.)
MORTIMER.--Oh! je suis parfaitement ignorant de ceci.
GLENDOWER.--Elle vous invite à vous coucher sur les joncs voluptueux, et à
reposer votre tête chérie sur ses genoux; elle vous chantera l'air que vous
aimez, et fera régner sur vos paupières le dieu du sommeil qui charmera vos sens
par un doux assoupissement, et vous fera passer de la veille au sommeil par un
aussi doux changement que celui qui sépare le jour de la nuit, une heure avant
que le céleste attelage commence à l'orient sa course dorée.
MORTIMER.--Je veux bien de tout mon coeur m'asseoir et l'entendre chanter.
Pendant ce temps-là, à ce que je présume, notre traité sera rédigé.
GLENDOWER.--Allons, asseyez-vous. Les musiciens qui vont jouer des
instruments volent dans les airs à mille lieues de vous, et cependant ils vont à
l'instant être en ces lieux: asseyez-vous et soyez attentifs.
HOTSPUR.--Viens, Kate: tu sais aussi admirablement te coucher. Allons, vite,
vite, que je puisse reposer ma tête sur tes genoux.
LADY PERCY.--Laisse-moi tranquille, oison sans cervelle.
(Glendower prononce quelques mots en gallois, et l'on entend
des instruments.)
HOTSPUR.--Oh! je commence à m'apercevoir que le diable entend le gallois;
cela ne m'étonne pas, il est si capricieux. Par Notre-Dame, il est bon musicien!
LADY PERCY.--Vous devriez être musicien des pieds à la tête, car vous n'êtes
gouverné que par vos caprices. Allons, tenez-vous tranquille, mauvais sujet, et
écoutez cette lady chanter en gallois.
HOTSPUR.--J'aimerais beaucoup mieux entendre Lady, ma chienne, hurler
en irlandais.
LADY PERCY.--Veux-tu avoir la tête cassée?
HOTSPUR.--Non.
LADY PERCY.--Tiens-toi donc tranquille.
HOTSPUR.--Ni l'un ni l'autre: je suis comme les femmes.
LADY PERCY.--Va, Dieu te conduise.
HOTSPUR.--Au lit de la Galloise?
LADY PERCY.--Que dis-tu là?
HOTSPUR.--Paix! Elle chante. (Lady Mortimer chante
une chanson galloise.) Allons, Kate, je veux que vous me chantiez
aussi votre chanson.
LADY PERCY.--Non, par ma foi.
HOTSPUR.--Non, par ma foi! Mon coeur, vous jurez comme la femme d'un
confiseur. Non, par ma foi, et aussi vrai que je vis, et comme je veux que Dieu
me pardonne, et aussi sûr qu'il fait jour; vos serments sont d'une étoffe si
mince, si légère! On dirait que vous n'êtes jamais sortie des faubourgs de
Londres. Jure-moi, Kate, en lady, comme tu en es une, avec un bon serment qui
emplisse la bouche; et laisse-moi ton par ma foi et ces protestations de pain
d'épice aux garnitures de velours
et aux citadins endimanchés. Allons, chante.
LADY PERCY.--Je ne veux pas chanter.
HOTSPUR.--C'est pourtant le plus court chemin pour devenir tailleur, ou
siffleur de rouges-gorges. Si nos articles sont copiés, je veux partir d'ici
avant deux heures; amis, venez quand vous voudrez.
(Il sort.)
GLENDOWER.--Allons, allons, lord Mortimer; vous êtes aussi lent que
l'impétueux Percy est impatient de partir. Pendant tout ceci, on achève de
mettre les articles au net: nous n'avons plus qu'à les sceller, et ensuite, à
cheval sans délai.
MORTIMER.--De tout mon coeur.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Londres.--Un appartement du palais.
Entrent LE ROI HENRI, LE PRINCE DE GALLES et des
Lords.
LE ROI.--Milords, veuillez vous retirer; nous avons, le prince de Galles et
moi, à causer ensemble: mais ne vous éloignez pas; dans un moment nous aurons
besoin de vous. (Les lords sortent.) Je ne
sais pas si Dieu, pour quelque offense que j'aurai commise, a, dans ses secrets
jugements, arrêté qu'il ferait sortir de mon propre sang l'instrument de sa
vengeance et le châtiment qu'il me destine; mais tu me fais croire, par la
manière dont tu vis, que tu es spécialement marqué pour être le ministre de son
ardente colère, et la verge dont il punira mes égarements. Autrement,
réponds-moi, se ferait-il que des penchants si déréglés, des goûts si abjects,
une conduite si déplorable, si nulle, si licencieuse, des passions si basses, de
si misérables plaisirs, une société aussi grossière que celle dans laquelle tu
es entré et comme enraciné, puissent s'associer à la noblesse de ton sang, et te
paraître dignes du coeur d'un prince?
HENRI.--Avec le bon plaisir de Votre Majesté, je voudrais pouvoir me
justifier de toutes mes fautes aussi complétement que je suis certain de me
laver d'un grand nombre d'autres dont on m'a chargé. Du moins, laissez-moi vous
demander en compensation de tant de récits mensongers, que l'oreille du pouvoir
est forcée d'entendre de la bouche de ces parasites souriants, de ces vils
marchands de nouvelles, laissez-moi vous demander qu'une soumission sincère
m'obtienne le pardon des véritables irrégularités où s'est à tort laissé égarer
ma jeunesse.
LE ROI.--Dieu te pardonne!--Mais laisse-moi encore, Henri, m'étonner de tes
inclinations qui prennent un vol tout à fait opposé à celui de tes ancêtres. Tu
as honteusement perdu ta place au conseil, et c'est ton jeune frère qui la
remplit aujourd'hui; tu as aliéné de toi les coeurs de presque toute la cour et
de tous les princes de mon sang; tu as détruit l'attente et les espérances que
l'on avait fondées sur toi, et il n'est pas d'homme qui, dans son âme, ne
prédise ta chute. Si j'avais été aussi prodigue de ma présence, que je me fusse
si fréquemment prostitué aux regards des hommes, et usé à si vil prix dans les
sociétés vulgaires, l'opinion publique qui m'a conduit au trône serait restée
fidèle à celui qui en était possesseur, et m'aurait laissé dans un exil sans
honneur, confondu parmi la foule, sans distinction et sans éclat. Mais, parce
que je me montrais rarement, je ne pouvais faire un pas que, semblable à une
comète, je n'excitasse l'admiration, que les pères ne dissent à leurs enfants;
C'est lui; d'autres demandaient: Où est-il? lequel est Bolingbroke?
Et alors j'enlevais au ciel tous les hommages, me parant d'une telle modestie
que j'arrachais à tous les coeurs le serment de fidélité, à toutes les bouches
des cris et des acclamations, en la présence du roi couronné lui-même. Ainsi
j'ai conservé la fraîcheur et la nouveauté de ma personne; comme une robe
pontificale, ma présence a toujours excité l'admiration. Aussi l'apparition de
ma grandeur, rare, mais somptueuse, prenait l'apparence d'une fête que sa rareté
rendait solennelle. Le roi, toujours en l'air, courait de droite et de gauche
autour de mauvais bouffons, d'une bande d'esprits légers comme de la paille,
promptement allumés et promptement consumés. Il jouait ainsi la dignité, et
compromettait la grandeur royale avec de sots baladins, laissant profaner son
auguste nom par leurs sarcasmes, livrant sa personne, au détriment de sa
renommée, en butte aux railleries d'une troupe d'enfants moqueurs, et servant de
plastron aux quolibets du premier venu de ces ridicules imberbes. On le voyait
en société avec le peuple des rues. Il s'était vendu à la popularité, et chaque
jour en proie aux regards de la multitude, il les rassasia du miel de sa
présence, et commença à changer en dégoût le charme des choses douces, dont il
suffit d'user un peu plus qu'un peu pour en avoir beaucoup trop. Aussi lorsqu'il
avait l'occasion de se montrer, de même que le coucou au mois de juin, on
l'entendait, on ne le regardait plus, on le voyait avec des yeux qui, fatigués
et blasés par un spectacle continuel, ne lui accordaient aucun de ces regards
attentifs et pleins de surprise qu'attire, semblable au soleil, la majesté
suprême lorsqu'elle brille rarement aux yeux de ses admirateurs. Au contraire
les paupières appesanties se baissaient à sa vue, fermées par le sommeil, et lui
présentaient cet aspect nébuleux qu'offrent les peuples à l'objet de leur
inimitié; tant ils étaient gorgés, rassasiés, surchargés de sa présence! Et tu
es, Henri, précisément dans le même cas. Tu as perdu par cette communication
banale le privilége de ton rang élevé; tous les yeux sont las de ta présence
trop prodiguée.... excepté les miens, qui ont désiré de te voir encore, et se
sentent malgré moi, à ta vue, obscurcis par les larmes d'une folle tendresse.
HENRI.--Mon trois fois gracieux seigneur, je serai dorénavant plus semblable
à moi-même.
LE ROI.--Par l'univers, tel tu es en ce jour, tel était Richard lorsque,
revenant de France, je débarquai à Ravensburg, et tel que j'étais alors, tel est
aujourd'hui Percy. Et par mon sceptre, par le salut de mon âme, Percy a dans le
pays un pouvoir plus respectable que toi, l'ombre du successeur au trône. Car,
sans droit à la couronne, sans la moindre apparence de droit, il remplit nos
campagnes de guerriers armés. Il affronte la gueule menaçante du lion, et
quoiqu'il ne doive pas plus aux années que toi, il conduit aux combats sanglants
et aux coups meurtriers de vieux lords et de vénérables prélats. Quel honneur
immortel ne s'est-il pas acquis contre le fameux Douglas dont les hauts faits,
les rapides incursions, et la grande renommée dans les armes, enlèvent à tous
les guerriers la première place, et le titre suprême de premier capitaine du
siècle dans tous les royaumes qui reconnaissent le Christ? Eh bien! trois fois
cet Hotspur, ce Mars au maillot, ce héros encore enfant, a battu le grand
Douglas et fait échouer ses entreprises; il l'a fait une fois prisonnier, lui a
rendu la liberté et s'en est fait un ami pour emboucher aujourd'hui la trompe
retentissante du défi et ébranler la paix et la sûreté de notre trône. Que
dis-tu de cela? Percy, Northumberland, monseigneur l'archevêque d'York, Douglas,
Mortimer, s'unissent contre nous, et déjà sont en armes.... Mais pourquoi
t'informé-je de ces nouvelles? pourquoi, Henri, te parlé-je de mes ennemis à toi
qui es mon plus proche comme mon plus cher ennemi?--Il n'est pas impossible que,
subjugué par la crainte, entraîné par la bassesse de tes inclinations, ou par
une suite de mécontentements, tu ne combattes bientôt contre moi à la solde de
Percy, rampant à ses pieds, le saluant lorsqu'il fronce le sourcil, et pour
montrer à quel point tu es dégénéré.
HENRI.--Ne le croyez pas; vous ne verrez rien de semblable; et que le ciel
pardonne à ceux qui m'ont fait perdre à ce point l'estime de Votre Majesté!
C'est par la tête de Percy que je veux tout racheter; et à la fin de quelque
glorieuse journée, j'oserai vous dire que je suis votre fils, lorsque je me
présenterai à vous, entièrement couvert d'une sanglante parure, et le visage
caché sous un masque de sang. Ce sang une fois lavé, avec lui s'effacera ma
honte, et ce jour sera le jour même, en quelque temps qu'il arrive, où ce jeune
fils de la gloire et de la renommée, ce vaillant Hotspur, ce chevalier loué de
tous, et votre Henri, auquel on ne songe pas, viendront à se mesurer ensemble.
Les honneurs qui reposent sur son casque vont tous devenir le but de mes
efforts; plût au ciel qu'ils fussent en grand nombre, et sur ma tête toutes mes
hontes redoublées! Un temps viendra où je forcerai ce jouvenceau du nord à
changer ses glorieuses actions contre mes indignités. Mon bon seigneur, Percy
n'est que mon facteur; il amasse pour moi des faits glorieux, et je lui en ferai
rendre un compte si rigoureux, qu'il faudra qu'il me cède tous ses honneurs
jusqu'au dernier; oui, jusqu'au plus léger des mérites qui auront honoré sa vie,
ou j'en arracherai le compte de son coeur. Voilà ce que je promets ici sur le
nom de Dieu; et, s'il permet que je l'exécute, je conjure Votre Majesté que cet
exploit serve à expier ma jeunesse et à guérir les cruelles blessures de mon
intempérance. Si je n'y parviens pas, la vie en finissant rompt tous les
engagements, et je mourrai cent mille fois avant de violer la moindre parcelle
de ce serment.
LE ROI.--Dans ce serment est renfermée la mort de cent mille rebelles. Tu
auras de l'emploi dans cette guerre et un commandement en chef
(Entre Blount.) Qu'est-ce donc, brave Blount?
tes regards annoncent un homme bien pressé.
BLOUNT.--Comme les affaires dont je viens vous parler. Le lord Mortimer
d'Écosse fait savoir que Douglas et les rebelles d'Angleterre se sont joints le
onze de ce mois à Shrewsbury. S'ils se tiennent mutuellement toutes leurs
promesses, ils formeront le parti le plus puissant et le plus formidable qui ait
jamais attaqué un État.
LE ROI.--Le comte de Westmoreland s'est mis en marche aujourd'hui: mon fils,
le lord Jean de Lancastre, est avec lui; car cet avis date déjà de cinq jours.
Tu partiras, Henri, mercredi prochain. Jeudi nous nous mettrons en campagne;
notre rendez-vous est Bridgenorth; vous, Henri, vous marcherez par la province
de Glocester, et, à ce compte, tout bien calculé, toutes nos troupes doivent
être réunies à Bridgenorth dans douze jours environ. Nous avons bien des
affaires sur les bras: séparons nous. La supériorité d'un ennemi se nourrit et
profite du moindre délai.
SCÈNE III
Une chambre dans la taverne de la Tête-de-Sanglier.
Entrent FALSTAFF ET BARDOLPH.
FALSTAFF.--Bardolph, ne suis-je pas indignement maigri depuis cette dernière
affaire? Ne trouves-tu pas que je suis déchu, que je viens à rien? Vois, la peau
me pend de tous côtés comme la robe de chambre d'une vieille lady. Je suis
flétri, ridé, comme une vieille poire de messire-jean. Allons, il faut faire
pénitence et cela tout à l'heure, pendant qu'il me reste encore un peu de force;
car bientôt je n'aurai plus de coeur, et alors la force me manquera pour me
repentir. Si je n'ai pas oublié comment est fait le dedans d'une église, je veux
être sec comme un grain de moutarde et maigre comme le cheval d'un brasseur.
Oui, le dedans d'une église.--La compagnie, la mauvaise compagnie a fait ma
Perte.
BARDOLPH.--Sir Jean, vous êtes si chagrin que vous ne pouvez vivre longtemps.
FALSTAFF.--Eh! voilà ce que c'est: allons, chante-moi quelque chanson bien
grasse, égaye-moi. Je vivais aussi vertueusement qu'il le faut à un galant
homme; j'étais en vérité assez vertueux: je jurais peu, je ne jouais pas aux dés
plus de sept fois par semaine; je n'allais pas en mauvais lieux plus d'une fois
dans le quart... d'heure: je rendais l'argent que j'empruntais..... oui, trois
où quatre fois cela m'est arrivé; je vivais bien et j'étais bien réglé; et à
présent je vis sans règle et hors de toute mesure.
BARDOLPH.--Vraiment, vous êtes si gras, sir Jean, que vous ne pouvez pas
manquer d'être hors de toute mesure, hors de toute mesure raisonnable, sir Jean.
FALSTAFF.--Corrige ta figure et je corrigerai ma vie. C'est toi qui es notre
amiral; tu portes la lanterne de poupe, mais c'est dans ton nez; tu es le
chevalier de la lampe ardente.
BARDOLPH.--Eh quoi, sir Jean, ma figure ne vous fait aucun mal.
FALSTAFF.--Non, par ma foi, j'en fais aussi bon usage que bien des gens font
d'une tête de mort, ou d'un mémento mori. Je ne vois jamais ta face que
je ne pense tout de suite au feu d'enfer, et au mauvais riche qui vivait dans la
pourpre; car il est là dans sa robe qui brûle, qui brûle; si tu étais en aucune
façon adonné à la vertu, je jurerais par ta figure; mon serment serait par ce
feu: mais tu es tout à fait abandonné, et n'était le feu que tu as dans la
figure, tu serais absolument un enfant de ténèbres. Quand tu courus au haut de
Gadshill, au milieu de la nuit, pour attraper mon cheval, si je ne t'ai pas pris
pour un ignis fatuus, ou une boule de feu follet, je conviendrai que
l'argent n'est plus bon à rien. Oh! tu es une illumination perpétuelle, un
éternel feu de joie; tu m'as épargné plus de mille marcs en torches et en
flambeaux lorsque nous roulions ensemble, la nuit, de taverne en taverne; mais
aussi pour le vin d'Espagne que tu m'as bu, je me serais fourni le luminaire, et
aussi bon que peut le vendre le meilleur épicier de l'Europe. Il y a plus de
trente-deux ans que j'entretiens le feu de ta salamandre; daigne le ciel m'en
récompenser!
BARDOLPH.--Parbleu! je voudrais que vous eussiez ma figure dans le ventre.
FALSTAFF.--Miséricorde! Je serais bien sûr d'avoir le feu aux entrailles.
(Entre l'hôtesse.) Eh bien, ma poule, ma
chère caquet-bon-bec, avez-vous su qui est-ce qui a vidé mes poches?
L'HOTESSE.--Comment, sir Jean! à quoi pensez-vous, sir Jean? Est-ce que vous
croyez que j'ai des filous dans ma maison? j'ai cherché, je me suis informée et
mon mari aussi, de tous nos gens, hommes, garçons, domestiques, les uns après
les autres: jamais de la vie il ne s'est encore perdu un poil dans ma maison.
FALSTAFF.--Vous mentez, l'hôtesse; car Bardolph y a été rasé et y a perdu
beaucoup de poils; et moi je ferai serment que mes poches y ont été vidées;
allez, allez. Vous êtes une vraie femelle, allez.....
L'HOTESSE.--Qui moi! attends, attends, on ne m'a encore jamais appelée ainsi
chez moi.
FALSTAFF.--Allez, allez, je vous connais bien.
L'HOTESSE.--Non, sir Jean; vous ne me connaissez pas, sir Jean. Je vous
connais bien, moi, sir Jean: vous me devez de l'argent, sir Jean; et aujourd'hui
vous me cherchez querelle pour m'en frustrer. C'est moi qui vous ai acheté une
douzaine de chemises pour mettre à votre dos.
FALSTAFF.--De la toile à canevas, d'abominable toile à canevas; j'en ai fait
présent à des boulangères, et elles en ont fait des tamis.
L'HOTESSE.--Là, comme je suis une honnête femme, c'était une toile de
Hollande à huit schellings l'aune. Mais vous me devez encore de l'argent outre
cela, sir Jean, pour votre pension d'ordinaire; les boissons de surplus, et,
d'argent prêté, vingt-quatre guinées.
FALSTAFF.--En voilà un qui a eu sa bonne part; qu'il vous paye.
L'HOTESSE.--Lui? Hélas! il est pauvre, il n'a rien.
FALSTAFF.--Comment! pauvre? Voyez sa figure. Qu'appelez-vous donc riche? Il
n'a qu'à monnayer son nez ou ses joues.--Je ne payerai pas un denier. Est-ce que
vous me prenez pour un nigaud? Comment, je ne serai pas libre de prendre mes
aises dans mon auberge, sans être exposé à avoir mes poches dévalisées? J'ai
perdu un cachet en bague de mon grand-père, qui vaut quarante marcs.
L'HOTESSE.--Oh! Jésus! j'ai entendu le prince lui dire, je ne sais combien de
fois, que cette bague n'était que du cuivre.
FALSTAFF.--Comment? Le prince est un drôle et un écornifleur, que je
sanglerais comme un chien, s'il était ici, et qu'il osât dire cela.
(Entrent le prince Henri et Poins au pas de marche;
Falstaff va à leur rencontre, jouant du fifre sur son bâton.) Eh
bien, mon garçon? Est-ce que le vent souffle par là, tout de bon? Faut-il que
nous marchions tous?
BARDOLPH.--Oui, deux à deux, à la façon de Newgate.
L'HOTESSE.--Milord, je vous en prie, écoutez-moi.
HENRI.--Qu'est-ce que tu dis, madame Quickly? Comment se porte ton mari? Je
l'aime bien, c'est un brave homme.
L'HOTESSE.--Mon bon prince, écoutez-moi.
FALSTAFF.--Je t'en prie, laisse-la et écoute-moi.
HENRI.--Qu'est-ce que tu dis, Jack?
FALSTAFF.--La nuit dernière je me suis endormi derrière la tapisserie, et on
m'a vidé mes poches. Cette maison est devenue un mauvais lieu, on y vole dans
les poches.
HENRI.--Qu'as-tu perdu, Jack?
FALSTAFF.--Tu m'en croiras si tu veux, Hal, j'ai perdu trois ou quatre
obligations de quarante guinées chacune, et un cachet en bague de mon
grand-père.
HENRI.--Quelque drogue, de la somme de huit pence.
L'HOTESSE.--C'est ce que je lui disais, milord, et j'ai ajouté que j'avais
entendu Votre Grâce le dire plus d'une fois. Et, milord, il parle de vous comme
un mal embouché qu'il est; il a dit qu'il vous cinglerait de coups.
HENRI.--Comment? il n'a pas dit cela.
L'HOTESSE.--Je n'ai ni foi, ni vérité, et je ne suis pas femme s'il ne l'a
pas dit.
FALSTAFF.--Il n'y a pas plus de foi en toi que dans un pruneau cuit, pas plus
de vérité que dans un renard en peinture; et quant à ta qualité de femme,
Marianne la pucelle serait auprès de toi propre à faire la femme d'un alderman.
Va, chose, va.
L'HOTESSE.--Quelle chose? dis, quelle chose?
FALSTAFF.--Quelle chose! Mais une chose sur laquelle on peut dire grand
merci.
L'HOTESSE.--Je ne suis pas une chose sur laquelle on puisse dire grand merci,
je suis bien aise de te le dire; je suis la femme d'un honnête homme; et, sauf
la chevalerie, tu es un drôle de m'appeler comme cela.
FALSTAFF.--Et toi, sauf la qualité de femme, tu es un animal brute de dire
autrement.
L'HOTESSE.--Dis donc, quel animal, drôle, dis donc?
FALSTAFF.--Quel animal? Pardieu! une loutre.
HENRI.--Une loutre, sir Jean? pourquoi une loutre?
FALSTAFF.--Pourquoi? parce qu'elle n'est ni chair ni poisson, on ne sait
comment ni par où la prendre.
L'HOTESSE.--Tu es un menteur quand tu dis cela; tu sais bien, et il n'y a pas
un homme au monde qui ne sache bien par où me prendre, entends-tu, drôle?
HENRI.--Tu as raison, hôtesse, et c'est là une insigne calomnie.
L'HOTESSE.--Il en fait autant de vous, monseigneur; il disait l'autre jour
que vous lui deviez mille guinées.
HENRI.--Comment, coquin, est-ce que je te dois mille guinées?
FALSTAFF.--Mille guinées? Hal, un million. L'amitié vaut un million, et tu me
dois ton amitié.
L'HOTESSE.--Il a fait plus, monseigneur; il vous a traité de drôle, et il a
dit qu'il vous cinglerait de coups.
FALSTAFF.--L'ai-je dit, Bardolph?
BARDOLPH.--En vérité, sir Jean, vous l'avez dit.
FALSTAFF.--Oui, s'il disait que ma bague était de cuivre.
HENRI.--Je dis qu'elle est de cuivre; oses-tu tenir ta parole à présent?
FALSTAFF.--Mon Dieu! Hal, tu sais bien que comme homme je n'ai pas peur de
toi; mais comme prince, je te crains autant que je craindrais le rugissement du
lionceau.
HENRI.--Et pourquoi pas comme le lion même?
FALSTAFF.--C'est le roi en personne qu'on doit craindre comme le lion. Et
crois-tu, en conscience, que je te craigne comme je craindrais ton père? Ma foi,
si cela est vrai, je veux que ma ceinture casse.
HENRI.--Oh! si cela arrivait, comme ton ventre tomberait sur tes genoux!
Mais, maraud, il n'y a pas dans ta maudite panse la moindre place pour la foi,
la vérité, l'honneur; elle n'est remplie que de tripes et de boyaux. Accuser une
honnête femme d'avoir vidé tes poches! Mais toi, fils de catin, impudent,
boursouflé coquin, s'il y a autre chose dans tes poches que des cartes de
cabaret, des memento de mauvais lieux, et la valeur d'un malheureux sou
de sucre candi pour t'allonger l'haleine; et s'il te peut revenir autre chose à
empocher que des injures, je suis un misérable: et cependant, monsieur tiendra
tête, il ne souffrira pas qu'on lui manque. N'as-tu pas de honte?
FALSTAFF.--Écoute, Hal, tu sais bien que dans l'état d'innocence Adam a
failli: et que peut donc faire le pauvre Jack Falstaff dans ce siècle corrompu?
Tu vois bien qu'il y a plus de chair chez moi que dans un autre, par conséquent
plus de fragilité.--Enfin vous avouez donc que vous avez retourné mes poches?
HENRI.--L'histoire le dit.
FALSTAFF.--Hôtesse, je te pardonne: va préparer le déjeuner; aime ton mari,
veille sur tes domestiques, et chéris tes hôtes; tu me trouveras traitable
autant que de raison; tu le vois, je suis apaisé.--Allons, paix!--Je t'en prie,
décampe. (L'hôtesse sort.) A présent, Hal,
revenons aux nouvelles de la cour... Et l'affaire du vol, mon enfant, qu'est-ce
que cela est devenu?
HENRI.--Oh! mon cher Roastbeef, il faut que je te serve encore de bon ange.
L'argent est rendu.
FALSTAFF.--Oh! mais je n'aime point du tout cette restitution; c'est faire
double travail.
HENRI.--Je suis bien avec mon père, je puis faire tout ce que je veux.
FALSTAFF.--Vole-moi donc le trésor royal; c'est la première chose à faire, et
sans te donner la peine de te laver les mains.
BARDOLPH.--Faites cela, milord.
HENRI.--Je t'ai procuré à toi, Jack, une place dans l'infanterie.
FALSTAFF.--J'aurais mieux aimé que ce fût dans la cavalerie.--Où trouverai-je
quelqu'un qui ait la main bonne pour voler? il me faudrait absolument un bon
voleur de vingt à vingt-deux ans: je suis diablement dégarni de tout. Enfin,
n'importe; Dieu soit loué, ces rebelles ne s'en prennent qu'aux honnêtes gens;
je les en estime et honore.
HENRI.--Bardolph!
BARDOLPH--Prince!
HENRI.--Va-t'en porter cette lettre au lord Jean de Lancastre, mon frère
Jean; celle-ci, à milord de Westmoreland. Allons, Poins, à cheval; car nous
avons encore, toi et moi, trente milles à faire avant dîner. Jack, viens me
trouver demain au temple, à deux heures après dîner: là tu sauras quelle est ta
place, et tu recevras tes instructions et de l'argent. La terre brûle, Percy est
au faîte de sa gloire; il faut qu'eux ou nous descendions de beaucoup.
(Sortent le prince, Poins et Bardolph.)
FALSTAFF.--Courtes paroles, braves gens.--Hôtesse, mon déjeuner, allons. Oh!
que cette taverne n'est-elle le tambour de ma compagnie!
(Il sort.)
FIN DU TROISIÈME ACTE.
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE I
Le camp des rebelles près de Shrewsbury.
Entrent HOTSPUR, WORCESTER, DOUGLAS.
HOTSPUR.--Très-bien parlé, mon noble Écossais. Si la vérité dans ce siècle
poli n'était pas prise pour la flatterie, on pourrait dire de Douglas qu'il
n'est point de notre temps un guerrier dont le nom parcoure aussi généralement
l'univers. Par le ciel, il m'est impossible de flatter: je dédaigne le doucereux
langage des courtisans; mais il n'est point d'homme qui occupe une plus belle
place que vous dans mon coeur et mon amitié. Oui, sommez-moi de ma parole,
éprouvez-moi, milord.
DOUGLAS.--Tu es roi de l'honneur.--Il n'est point sur la terre d'homme si
puissant que je ne sois prêt à lui tenir tête.
HOTSPUR.--N'y manquez pas, tout sera au mieux.--(Entre
un messager.) Quelles lettres as-tu là?--(A
Douglas.) Je ne sais que vous remercier.
LE MESSAGER.--Ces lettres viennent de votre père.
HOTSPUR.--Des lettres de lui! Pourquoi ne vient-il pas lui-même?
LE MESSAGER.--Il ne peut venir, milord; il est dangereusement malade.
HOTSPUR.--Morbleu! comment a-t-il le loisir d'être malade, au moment de se
battre?--Qui conduit ses troupes? Sous le commandement de qui nous
arrivent-elles?
LE MESSAGER.--Ses lettres pourront vous le dire, milord, et non pas moi.
WORCESTER.--Je te prie, dis-moi, garde-t-il le lit?
LE MESSAGER.--Il le gardait depuis quatre jours quand je suis parti; et au
moment où je l'ai quitté, ses médecins craignaient beaucoup pour sa vie.
WORCESTER.--J'aurais voulu voir nos affaires dans un état sûr et solide avant
que la maladie vînt le visiter. Jamais sa santé ne fut d'un plus grand prix
qu'aujourd'hui.
HOTSPUR.--Malade en ce moment! en ce moment au lit! Cette maladie attaque la
partie vitale de notre entreprise; elle est contagieuse pour nous, et même pour
notre camp.--Il me mande ici: «Qu'une maladie interne.... que ses amis ne
peuvent être rassemblés sitôt par la voie des messages; et qu'il n'a pas cru
prudent de livrer de si loin à d'autres âmes que la sienne un secret si
important et si dangereux.» Cependant il nous donne un conseil hardi: c'est
qu'avec le petit nombre de troupes que nous avons réunies nous marchions en
avant, afin de sonder les dispositions de la fortune pour nous: «car, écrit-il,
il n'est plus temps de se décourager, attendu que le roi est sûrement instruit
de tous nos desseins.» Qu'en dites-vous?
WORCESTER.--La maladie de votre père nous mutile tout à fait.
HOTSPUR.--C'est une des plus dangereuses. C'est un membre de moins.... et
cependant, tout bien examiné, non. Le tort que nous fait son absence nous paraît
plus considérable qu'il ne le sera en effet. Serait-il à propos de risquer sur
un coup de dé la somme réunie de toutes nos forces? de placer une si riche
fortune sur les chances périlleuses d'une heure incertaine? Cela ne vaudrait
rien, car dans cette heure unique nous attaquerions le fond et l'essentiel de
nos espérances, le dernier terme de nos ressources et de notre fortune.
DOUGLAS.--Il est certain que cela ne pourrait être autrement, au lieu qu'à
présent il nous reste une sorte de survivance agréable sur l'avenir. Nous
pouvons dépenser hardiment dans l'espérance des ressources futures; cela nous
donne le point d'appui d'une retraite.
HOTSPUR.--Oui, un rendez-vous, un asile où nous réfugier, s'il arrive que le
diable et le malheur regardent de travers cette première fleur
de nos affaires.
WORCESTER.--Cependant j'aurais voulu que votre père pût se rendre ici. La
nature et l'apparence de notre entreprise ne souffrent point de division. Il y a
des gens qui, ignorant la cause de son absence, y verront le désaveu de notre
conduite, et croiront que c'est sa prudence et sa fidélité au roi qui ont retenu
le comte et l'ont empêché de se joindre à nous. Et jugez combien une pareille
idée peut changer le cours d'une faction timide, et faire douter de notre cause;
car vous n'ignorez pas que nous devons soutenir les apparences de notre force
hors de la portée d'un examen trop rigoureux, et boucher tous les jours la plus
légère ouverture par laquelle l'oeil de la raison pourrait nous épier. Cette
absence de votre père ouvre le rideau qui dévoile aux ignorants un genre de
craintes auxquelles ils n'avaient pas songé.
HOTSPUR.--Vous allez trop loin. Voici plutôt comment je considérerais son
absence. Elle rehausse l'opinion qu'on a de nous, et, présentant notre
entreprise sous un aspect plus audacieux, lui donne un lustre qu'elle n'aurait
pas si le comte était avec nous; car lorsque, seuls et sans secours, on nous
verra former un parti assez puissant pour tenir tête à tout le royaume, on devra
penser qu'avec son aide nous sommes en état de le bouleverser
complètement.--Tout est bien encore; nous avons tous nos membres sains et
entiers.
DOUGLAS.--Autant que nous pouvons le souhaiter. On n'entend point prononcer
en Écosse un tel mot que le mot de crainte.
(Entre sir Richard Vernon.)
HOTSPUR.--Mon cousin Vernon? Vous êtes le bienvenu, sur mon âme!
VERNON.--Plût au ciel, milord, que mes nouvelles méritassent d'être aussi
bien accueillies. Le comte de Westmoreland, fort de sept mille hommes, se dirige
vers ces lieux: le prince Jean est avec lui.
HOTSPUR.--Je ne vois point de mal à cela. Qu'y a-t-il de plus?
VERNON.--De plus, j'ai appris que le roi en personne marche, ou se dispose à
marcher très-promptement contre nous avec des préparatifs et des forces
redoutables.
HOTSPUR.--Il sera bien reçu aussi. Où est son fils, le prince de Galles, cet
étourdi au pied léger, et ses camarades qui ont jeté de côté le monde et ses
affaires, en lui disant de passer son chemin?
VERNON.--Tous équipés, tous en armes, tous plumes en l'air comme des
autruches battant l'air de leurs ailes, comme des aigles qui viennent de se
baigner; tout brillants de leurs armures dorées comme des images de saints;
pleins de vie comme le mois de mai, et resplendissants comme le soleil au milieu
de l'été; gais comme de jeunes chevreaux, bouillants comme de jeunes taureaux.
J'ai vu le jeune Henri, la visière levée, les cuisses couvertes de ses
cuissards, armé en vrai guerrier, s'élever de la terre comme Mercure sur ses
ailes, et ferme sur sa selle, voltigeant avec autant d'aisance qu'un ange qui
serait descendu des nuages pour manier et manéger un fougueux Pégase, et charmer
les hommes par la noblesse de son équitation.
HOTSPUR.--Assez, assez; ces éloges sont pis que le soleil de mars pour donner
la fièvre. Qu'ils viennent, qu'ils arrivent parés pour le sacrifice, et nous les
offrirons tout fumants et tout sanglants à la vierge aux yeux enflammés qui
préside à la guerre fumante. Mars vêtu de fer s'assiéra sur son autel, dans le
sang jusqu'aux oreilles. Je suis sur les charbons tant que je sais cette riche
conquête si près, et encore pas à nous.--Allons, laissez-moi prendre mon cheval,
qui va me porter comme la foudre contre le sein du prince de Galles. Nous nous
rencontrerons Henri contre Henri, et son cheval contre le mien, pour ne jamais
nous séparer que l'un des deux ne tombe mort. Oh! que Glendower n'est-il arrivé!
VERNON.--J'ai encore d'autres nouvelles. J'ai appris, en traversant le comté
de Worcester, qu'il ne pouvait se rendre ici avec son corps de troupes, comme il
l'a promis, le quatorzième jour.
DOUGLAS.--Voilà la plus fâcheuse de toutes les nouvelles que j'aie entendues.
WORCESTER.--Oui, sur ma foi, elle a un son qui glace le coeur.
HOTSPUR.--A combien peut monter toute l'armée du roi?
VERNON.--A trente mille hommes.
HOTSPUR.--Fussent-ils quarante mille, sans mon père et Glendower, les troupes
que nous avons peuvent suffire pour cette grande journée. Allons, hâtons-nous
d'en faire la revue. Le jour fatal est proche: mourons tous s'il le faut, et
mourons gaiement.
DOUGLAS.--Ne parlez pas de mourir: je suis d'ici à six mois préservé de toute
crainte de la mort et de ses coups.
SCÈNE II.
Un grand chemin près de Coventry.
Entrent FALSTAFF ET BARDOLPH.
FALSTAFF.--Bardolph, va-t'en toujours devant à Coventry; emplis-moi une
bouteille de vin d'Espagne: nos soldats traverseront la ville, et nous gagnerons
Suttoncolfied ce soir.
BARDOLPH.--Voulez-vous me donner de l'argent, mon capitaine?
FALSTAFF.--Va toujours, va toujours.
BARDOLPH.--Cette bouteille vaut un angelot.
FALSTAFF.--Si elle te vaut cela, prends-le pour ta peine; si elle t'en fait
vingt, prends tout. Je suis là pour répondre de la manière dont tu auras battu
monnaie. Ordonne à mon lieutenant Peto de me joindre à la sortie de la ville.
BARDOLPH.--Je n'y manquerai pas, capitaine; adieu.
(Il sort.)
FALSTAFF.--Si mes soldats ne me font pas rougir de honte, je veux n'être
qu'un hareng sec. J'ai diablement abusé de la presse du roi. J'ai pris, en
échange de cent cinquante soldats, trois cent et quelques guinées. Je ne presse
que de bons bourgeois, des fils de propriétaires; je m'enquiers de tous les
jeunes garçons fiancés, de ceux qui ont déjà eu deux bans de publiés; je me suis
procuré toute une partie de poltrons aux pieds chauds, qui aimeraient mieux
entendre le diable qu'un coup de tambour, gens qui ont plus de peur du bruit
d'une coulevrine qu'un daim ou un canard sauvage déjà blessés. Je ne presse que
de ces mangeurs de rôties beurrées qui n'ont de coeur au ventre que pas plus
gros qu'une tête d'épingle; et ils ont racheté leur congé: de sorte qu'à présent
toute ma troupe consiste en porte-étendards, caporaux, lieutenants, gens
d'armes, misérables aussi déguenillés qu'on nous représente Lazare sur la toile
quand des chiens gloutons lui léchaient ses plaies; d'autres qui n'ont jamais
servi; quelques-uns réformés comme incapables de servir; des cadets de cadets,
des garçons de cabaret qui se sont sauvés de chez leurs maîtres, des aubergistes
banqueroutiers: tous ces cancres d'un monde tranquille et d'une longue paix,
cent fois plus piteusement accoutrés qu'un vieux étendard délabré. Voilà les
hommes que j'ai pour remplacer ceux qui ont acheté leur congé; si bien que l'on
s'imaginerait que j'ai là cent cinquante enfants prodigues en haillons arrivant
de garder les pourceaux et de vivre de restes et de pelures. Un écervelé que
j'ai rencontré en chemin, m'a dit que je venais de rafler toutes les potences et
de presser tous les cimetières; on n'a jamais vu de pareils épouvantails. Je ne
traverserai pas Coventry avec eux; voilà ce qu'il y a de bien sûr. Par-dessus le
marché, ces gredins-là marchent les jambes écartées, comme s'ils y avaient des
fers; et en effet, j'ai tiré la plupart d'entre eux des prisons. Il n'y a qu'une
chemise et demie dans toute ma compagnie; et la demi-chemise encore est faite de
deux serviettes bâties ensemble et jetées sur les épaules comme le pourpoint
d'un héraut, sans manches; et la chemise entière, pour dire la vérité, a été
volée à mon hôte de Saint-Albans, ou à l'aubergiste au nez rouge de Daintry.
Mais cela n'y fait rien, ils trouveront bientôt du linge en suffisance sur les
haies.
(Entrent le prince Henri et Westmoreland.)
HENRI.--Eh bien, Jack le boursouflé? eh bien, mon gros matelas? Holà, matelas
de chair.
FALSTAFF.--Comment, c'est toi, Hal; c'est toi, drôle de corps; que diable
fais-tu donc dans la province de Warwick?--Mon cher milord Westmoreland, je vous
demande pardon, mais je vous croyais déjà à Shrewsbury.
WESTMORELAND.--Ma foi, sir Jean, il serait plus que temps que j'y fusse, et
vous aussi; mais mes troupes y sont déjà arrivées; je vous assure que le roi
nous y attend: il faut que nous partions tous ce soir.
FALSTAFF.--Bah! n'ayez pas peur de moi: je suis aussi vigilant qu'un chat qui
veut voler de la crème.
HENRI.--Voler de la crème? je le crois, car à force d'en voler tu t'es fait
de beurre. Mais dis donc, Jack, à qui sont ces gens qui viennent là-bas?
FALSTAFF.--A moi, Hal, à moi.
HENRI.--De ma vie je n'ai vu de si pitoyables coquins.
FALSTAFF.--Bah, bah! ils sont assez bons pour être jetés à bas. Chair à
poudre! chair à poudre! Cela remplira une fosse tout aussi bien que de meilleurs
soldats! Mon cher, ce sont des hommes mortels, des hommes mortels.
WESTMORELAND.--Oui; mais, sir Jean, il me semble qu'ils sont cruellement
pauvres et décharnés, l'air par trop mendiants.
FALSTAFF.--Ma foi, quant à leur pauvreté.... je ne sais pas où ils l'ont
prise; et pour leur maigreur.... je suis bien sûr qu'ils n'ont pas pris cela de
moi.
HENRI.--Non, j'en ferais bien serment; à moins qu'on n'appelle maigreur trois
doigts de lard sur les côtes. Mais, mon garçon, dépêche-toi; Percy est déjà en
campagne.
FALSTAFF.--Comment, est-ce que le roi est déjà campé?
WESTMORELAND.--Oui, sir Jean, je crains que nous ne nous soyons arrêtés trop
longtemps.
FALSTAFF.--Eh bien! la fin d'une bataille, et le commencement d'un repas,
c'est ce qu'il faut à un soldat de mauvaise volonté, et à un convive de bon
appétit.
SCÈNE III
Le camp des rebelles près de Shrewsbury.
Entrent HOTSPUR, WORCESTER, DOUGLAS ET VERNON.
HOTSPUR.--Nous lui livrerons combat ce soir.
WORCESTER.--Cela ne se peut pas.
DOUGLAS.--Alors vous lui abandonnez l'avantage?
VERNON.--Pas du tout.
HOTSPUR.--Comment pouvez-vous dire cela? N'attend-il pas un renfort?
VERNON.--Et nous aussi.
HOTSPUR.--Le sien est sûr, et le nôtre est douteux.
WORCESTER.--Cher cousin, écoutez la prudence. N'attaquons pas ce soir.
VERNON.--Ne le faites pas, milord.
DOUGLAS.--Votre conseil n'est pas bon: c'est la peur et le défaut de coeur
qui vous font parler.
VERNON.--Ne m'insultez pas, Douglas. Sur ma vie (et je le soutiendrai aux
dépens de ma vie) si une fois mon honneur bien entendu m'ordonne de marcher en
avant, j'écoute aussi peu les conseils de la lâche peur que vous, milord, ou
quelque autre Écossais qui soit au monde: on verra demain dans la bataille qui
de nous a peur.
DOUGLAS.--Oui, ou plutôt ce soir.
VERNON.--Comme il vous plaira.
HOTSPUR.--Ce soir, dis-je.
VERNON.--Allons: cela n'est pas possible. Je suis très-étonné que des chefs
aussi expérimentés que vous ne prévoient pas combien d'obstacles nous forcent à
retarder notre expédition. Ce détachement de cavalerie de mon cousin Vernon
n'est pas encore arrivé: celui de votre oncle Worcester n'est arrivé que
d'aujourd'hui, et en ce moment toute leur fierté, tout leur feu est assoupi;
leur courage est dompté et abattu par l'excès de la fatigue, et il n'y a pas un
de ces chevaux qui vaille la moitié de ce qu'il vaut ordinairement.
HOTSPUR.--La cavalerie de l'ennemi est aussi pour la plupart fatiguée de la
route et tout abattue. La meilleure partie de la nôtre est fraîche et reposée.
WORCESTER.--L'armée du roi est plus nombreuse que la nôtre: au nom de Dieu,
cousin, attendons que nos renforts soient arrivés.
(Les trompettes sonnent un pourparler.)
(Entre sir Walter Blount.)
BLOUNT.--Je viens chargé d'offres gracieuses de la part du roi, si vous
voulez m'entendre avec les égards dûs à mon message.
HOTSPUR.--Soyez le bienvenu, sir Walter Blount. Et plût au ciel que vous
fussiez de notre parti! Il est quelques-uns de nous qui vous aiment tendrement,
et ceux-là mêmes s'affligent de votre grand mérite et de votre bonne renommée,
voyant que vous n'êtes pas des nôtres et que vous paraissez devant nous comme
ennemi.
BLOUNT.--Et que le ciel me préserve d'être autre chose, tant et si longtemps
que, sortis des bornes du devoir et des règles de la fidélité, vous marcherez
révoltés contre la majesté sacrée de votre roi! Mais faisons notre message.--Le
roi m'envoie savoir la nature de vos griefs; pour quelle cause, au sein de la
paix publique, vous entamez témérairement les hostilités, donnant à son royaume
soumis l'exemple d'une criminelle audace. Si le roi a méconnu en quelque chose
votre mérite et vos services, qu'il confesse être nombreux, il vous somme
d'articuler vos plaintes, et sans aucun retard vos voeux seront satisfaits avec
usure, et vous recevrez un pardon absolu pour vous et pour ceux que vos
suggestions ont égarés.
HOTSPUR.--Le roi a bien de la bonté: et nous savons de reste que le roi sait
fort bien en quel temps il faut promettre et en quel temps il faut payer. Mon
père, mon oncle et moi, nous lui avons donné cette couronne qu'il porte. Sa
suite n'était pas en tout composée de vingt-six personnes; pauvre en
considération parmi les hommes, malheureux, abaissé, il n'était rien qu'un
proscrit oublié, se glissant furtivement dans sa patrie, lorsque mon père
l'accueillit sur le rivage et l'entendit protester avec serment, à la face du
ciel, qu'il ne revenait que pour être duc de Lancastre, pour réclamer la remise
de son héritage, et pour faire sa paix qu'il sollicitait avec les larmes de
l'innocence et les expressions de l'attachement. Mon père, touché de compassion
et par bonté de coeur, lui promit son assistance et lui a tenu parole. Alors,
dès que les lords et les barons du royaume surent que Northumberland lui prêtait
son appui, grands et petits vinrent le trouver tête nue et genou en terre; ils
l'abordèrent en foule dans les bourgs, les cités, les villages; ils le suivaient
sur les ponts, se plaçaient sur son passage dans les sentiers, venaient lui
offrir leurs dons, lui prêtaient leurs serments, lui donnaient leurs héritiers,
le suivaient comme des pages attachés à ses pas, en troupes brillantes et
dorées: et aussitôt (tant la grandeur se connaît promptement elle-même!) il fait
un pas plus haut que le degré où il avait juré à mon père de s'arrêter,
lorsqu'il se sentait le sang appauvri sur les rivages stériles de Ravenspurg; il
prend sur lui de réformer certains édits, certains décrets à la vérité trop
rigoureux et trop onéreux à la communauté; il crie contre les abus; il feint de
gémir sur les maux de sa patrie, et à la faveur de ce masque, de ce beau
semblant de justice, il gagne les coeurs de tous ceux qu'il voulait surprendre.
Il va plus loin: il fait sauter les têtes de tous les favoris que le roi absent
avait laissés pour le remplacer dans le royaume, tandis qu'il était occupé en
personne aux guerres d'Irlande.
BLOUNT.--Eh mais, je ne suis pas venu pour entendre tout cela.
HOTSPUR.--Je viens au fait.--Peu de temps après, il déposa le roi, et puis
bientôt il lui ôta la vie; et immédiatement après chargea l'État d'impôts
universels. Bien pis encore, il a souffert que son parent, le comte des Marches
(qui, si chaque homme était à sa place et dans ses droits, serait son roi
légitime) demeurât prisonnier dans la province de Galles, pour y être oublié
sans rançon. Il m'a disgracié, moi, au milieu de mes heureuses victoires; il a
cherché par ses artifices à me faire tomber dans le piége; il a exclu mon oncle
du conseil; il a congédié avec fureur mon père de sa cour; il a violé serment
sur serment, commis injustice sur injustice. A la fin, en nous repoussant, il
nous a contraints de chercher notre sûreté dans la force de cette armée, et
aussi d'examiner un peu son titre que nous trouvons trop équivoque pour durer
longtemps.
BLOUNT.--Rendrai-je cette réponse au roi?
HOTSPUR.--Non pas de cette manière, sir Walter; nous allons nous consulter
pendant quelque temps. Retournez auprès du roi; qu'il engage quelque garantie
qui assure le retour, et demain matin de bonne heure, mon oncle lui portera nos
intentions: j'ai dit; adieu.
BLOUNT.--Je désire que vous acceptiez les offres de sa clémence et de son
amitié.
HOTSPUR.--Il se peut que nous les acceptions.
BLOUNT.--Dieu veuille qu'il en soit ainsi.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
York.--Un appartement dans la maison de l'archevêque.
Entrent L'ARCHEVÊQUE D'YORK ET UN GENTILHOMME.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Faites diligence, mon bon sir Michel: prenez des ailes
pour porter rapidement cette lettre scellée de mon cachet au lord Maréchal,
celle-ci à mon cousin Scroop, et toutes les autres aux personnes auxquelles
elles sont adressées. Si vous saviez combien leur contenu est important, vous
vous hâteriez.
LE GENTILHOMME.--Mon bon seigneur, je devine ce qu'elles renferment.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--C'est assez probable. Demain, mon cher sir Michel, est
un jour où la fortune de dix mille hommes doit être mise à l'épreuve; car
demain, mon cher, à Shrewsbury, ainsi que j'en ai reçu la nouvelle certaine, le
roi, à la tête d'une armée nombreuse et promptement formée, doit se rencontrer
avec le lord Henri; et je crains, sir Michel, que par suite de la maladie de
Northumberland, dont le corps de troupes était le plus considérable, et aussi à
cause de l'absence d'Owen Glendower, sur lequel ils comptaient comme sur un
appui vigoureux, et qui ne s'y est pas rendu, arrêté par des prédictions, je
crains que l'armée de Percy ne soit trop faible pour soutenir déjà un combat
avec le roi.
LE GENTILHOMME.--Eh quoi! mon bon seigneur, vous n'avez rien à craindre. Il a
avec lui le lord Douglas et le lord Mortimer.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Non, Mortimer n'y est pas.
LE GENTILHOMME.--Mais du moins il y a Mordake, Vernon, lord Henry Percy et
milord Worcester, et une troupe de braves guerriers et de nobles gentilshommes.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Cela est vrai; mais de son côté le roi a rassemblé la
plus belle élite de tout le royaume.--Le prince de Galles, le lord Jean de
Lancastre, le noble Westmoreland, et le belliqueux Blount, et beaucoup d'autres
braves rivaux, et une foule de guerriers de nom et distingués dans les armes.
LE GENTILHOMME.--Ne doutez pas, milord, qu'ils ne trouvent à qui parler.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Je l'espère, et cependant il est impossible de n'avoir
pas des craintes: et pour prévenir les plus grands malheurs, sir Michel, faites
diligence; car si lord Percy ne réussit pas, le roi, avant de licencier son
armée, se propose de nous visiter.--Il a été instruit de notre confédération, et
la prudence veut qu'on prenne ses mesures pour se fortifier contre ses desseins.
Ainsi hâtez-vous. Il faut que j'aille encore écrire à d'autres amis.--Adieu, sir
Michel.
(Ils sortent de différents côtés.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE I
Le camp du roi près de Shrewsbury.
Entrent LE ROI HENRI, LE PRINCE HENRI, LE PRINCE JEAN
DE LANCASTRE, SIR WALTER BLOUNT ET SIR JEAN FALSTAFF.
LE ROI.--Comme le soleil commence à se montrer sanglant au-dessus de cette
montagne boisée! Le jour pâlit en le voyant si troublé.
HENRI.--Le vent du midi faisant fonction de trompette nous annonce ses
desseins, et par de sourds mugissements à travers les feuillages prédit la
tempête et un jour orageux.
LE ROI.--Qu'ils sympathisent donc avec les vaincus; rien ne paraît sombre aux
vainqueurs. (Entrent Worcester et Vernon.)
C'est vous, milord Worcester? Il ne convient guère que nous nous rencontrions
ici en de pareils termes. Vous avez trompé notre confiance; vous nous avez
forcés de dépouiller les commodes vêtements de la paix, pour froisser d'un dur
acier nos membres vieillis. Cela n'est pas bien, milord, cela n'est pas bien.
Que répondez-vous? Voulez-vous dénouer le noeud féroce d'une guerre abhorrée de
tous, et rentrer dans cette sphère d'obéissance où vous brilliez d'un éclat pur
et naturel? Voulez-vous cesser de ressembler à un météore exhalé dans les airs,
prodige terrible et présage des calamités annoncées aux temps à venir?
WORCESTER.--Écoutez-moi, mon souverain.--- Pour ce qui me regarde, je serais
sans doute satisfait de couler les restes pesants de ma vie à travers des heures
paisibles; car je vous proteste que je n'ai point cherché le jour de cette
rupture.
LE ROI.--Vous ne l'avez pas cherché? comment donc est-il arrivé?
FALSTAFF.--La révolte s'est rencontrée sur son chemin, et voilà comme il l'a
trouvée.
HENRI.--Tais-toi, pudding; tais-toi.
WORCESTER.--Il a plu à Votre Majesté de détourner de moi et de toute notre
maison les regards de sa faveur; et cependant je dois vous faire ressouvenir,
milord, que nous fûmes les premiers et les plus chers de vos amis. Je brisai le
bâton de mon office pour vous, sous le règne de Richard, je voyageai jour et
nuit pour vous rencontrer sur votre route et vous baiser la main, dans un temps,
où, à en juger par votre situation et par l'opinion publique, vous n'étiez ni
aussi puissant ni aussi fortuné que moi. C'est moi, mon frère et son fils, qui
vous avons ramené dans votre patrie, affrontant hardiment tous les périls de
l'événement. Vous nous jurâtes alors, et vous nous avez fait ce serment à
Doncaster, que vous ne méditiez aucun dessein contre l'État; que vous ne
revendiquiez rien de plus que les droits qui vous étaient récemment échus; la
résidence de Gaunt, le duché de Lancastre. Sur la foi de ce serment, nous avons
juré de vous venir en aide. Mais en peu de temps, la pluie de la fortune inonda
votre tête, et le flot de la puissance se précipita vers vous, en partie par
notre secours, en partie par l'absence du roi et les injustices de sa folle
jeunesse, en partie par les outrages que vous paraissiez avoir essuyés, et enfin
grâce aux vents contraires qui retinrent si longtemps Richard dans sa
malheureuse guerre d'Irlande, que toute l'Angleterre l'a réputé mort.--Tellement
qu'à la faveur de cette nuée d'heureux avantages, vous fûtes bientôt en
situation de vous faire prier de saisir dans votre main le sceptre de l'autorité
souveraine; vous oubliâtes le serment que vous nous aviez fait à Doncaster.
Élevé par nos soins, vous nous avez traités comme cet oiseau ingrat, le coucou,
traite le passereau; vous avez envahi notre nid. Votre grandeur, par les
aliments que nous lui avions fournis, a acquis une telle dimension que notre
amour n'osait plus s'offrir à votre vue, dans la crainte de nous exposer à être
engloutis. Nous avons été forcés, par l'intérêt de notre sûreté, à fuir, d'une
aile légère, loin de votre présence, et à lever ces troupes, qui nous suivent,
et à la tête desquelles nous ne marchons contre vous qu'armés des motifs, que
vous nous avez vous-même fournis par vos mauvais traitements, par une conduite
menaçante, et par la violation de la foi et de tous les serments que vous avez
faits au début de votre entreprise.
LE ROI.--Oui, ce sont là les griefs que vous avez rédigés par articles, que
vous avez proclamés aux croix des marchés, lus dans les églises, pour parer le
manteau de la révolte de quelques belles couleurs, propres à séduire les yeux
des esprits inquiets et volages, et de ceux qui, mécontents de leur misère,
écoutent la bouche béante et en remuant les épaules les nouvelles de toute
innovation turbulente. Jamais révolte n'a manqué de ces enluminures pour en
revêtir sa cause, ni de cette canaille factieuse, affamée de trouble et de ces
désordres où tout se mêle et se confond.
HENRI.--Plus d'une âme dans nos deux armées payera cher cette rencontre, si
une fois elles en viennent aux mains. Dites à votre neveu que le prince de
Galles se joint à l'univers pour louer Henry Percy. Sur mes espérances, je ne
crois pas (sauf cette dernière entreprise) qu'il existe un plus valeureux
gentilhomme, un brave plus actif, un jeune homme plus fier, plus entreprenant et
plus intrépide, plus capable d'honorer notre temps par des faits glorieux. Quant
à moi, je l'avouerai à ma honte, jusqu'à présent j'ai mal observé les lois de la
chevalerie; et j'entends dire qu'il pense ainsi de moi: cependant en présence de
Sa Majesté mon père, je déclare consentir à ce qu'il prenne sur moi l'avantage
que lui donnent son grand renom et l'estime en laquelle il est, et pour épargner
le sang des deux côtés, je veux tenter la fortune avec lui dans un combat
singulier.
LE ROI.--Et nous, prince de Galles, nous osons te laisser courir ce risque,
malgré la foule des motifs qui s'y opposent.--Non, cher Worcester, non. Nous
aimons notre peuple; nous aimons ceux même qui se sont égarés dans le parti de
votre cousin; et s'ils veulent accepter l'offre de leur pardon, eux, lui et
vous, et tous tant que vous êtes, redeviendrez mes amis, et je serai le vôtre.
Dites le ainsi à votre cousin et rapportez-moi sa réponse et ses
intentions.--Mais s'il s'obstine à ne pas céder, le châtiment et une sévère
correction marchent sur nos pas, et feront leur office.--Allez, ne nous fatiguez
point en ce moment d'une réponse. Voilà quelles sont nos offres; que votre
décision soit prudente.
(Sortent Worcester et Vernon.)
HENRI.--Elles ne seront pas acceptées, sur ma vie. Le Douglas et Hotspur
ensemble se croiraient en état de faire tête à l'univers entier armé contre eux.
LE ROI.--Eh bien, que chaque chef aille à son poste: car sur leur réponse,
nous les attaquons: et que Dieu nous seconde, comme notre cause est juste!
(Sortent le roi, Blount et le prince Jean.)
FALSTAFF.--Hal, si dans la bataille tu me vois tombé par terre, enjambe comme
cela par-dessus mon corps, c'est un acte d'amitié.
HENRI.--Il n'y a qu'un colosse qui puisse te donner cette marque
d'amitié.--Allons, dis tes prières et bonsoir.
FALSTAFF.--Je voudrais que ce fût l'heure d'aller se mettre au lit, Hal, et
tout serait bien.
HENRI.--Quoi, ne dois-tu pas à Dieu une mort?
(Il sort.)
FALSTAFF.--Elle n'est pas due encore: je serais bien fâché de la payer avant
le terme. Qu'ai-je besoin d'être si pressé d'aller au-devant de qui ne m'appelle
pas? Allons, n'importe, c'est l'honneur qui me pousse pour aller en avant.--Oui;
fort bien, mais si l'honneur va en chemin me pousser à terre, qu'en sera-t-il?
L'honneur peut-il me remettre une jambe? non. Un bras? non. M'ôter la douleur
d'une blessure? non. L'honneur n'entend donc rien en chirurgie? non. Qu'est-ce
que c'est que l'honneur? un mot. Et qu'est-ce que ce mot, l'honneur? ce qu'est
l'honneur: du vent. Un joli appoint vraiment! et à qui profite-t-il? Celui qui
mourut mercredi, le sent-il? non. L'entend-il? non. L'honneur est donc une chose
insensible? oui, pour les morts. Mais ne saurait-il vivre avec les vivants? non.
Pourquoi? c'est que la médisance ne le souffrira jamais. A ce compte, je ne veux
point d'honneur, l'honneur est un pur écusson funèbre: et ainsi finit mon
catéchisme.
(Il sort.)
SCÈNE II
Le camp de Hotspur.
Entrent WORCESTER, VERNON.
WORCESTER.--Oh! non: il ne faut pas, sir Richard, que mon neveu sache les
généreuses offres du roi.
VERNON.--Il vaudrait mieux qu'il en fût instruit.
WORCESTER.--S'il les connaît, nous sommes tous perdus. Il n'est pas possible,
non, il ne se peut pas que le roi tienne sa parole de nous aimer. Nous lui
serons toujours suspects; et il trouvera dans d'autres fautes l'occasion de nous
punir de cette révolte. Le soupçon tiendra cent yeux ouverts sur nous; car on se
fie à la trahison comme au renard qui a beau être apprivoisé, caressé, bien
enfermé, et qui conserve toujours les penchants sauvages de sa race. Quel que
soit notre maintien, triste ou joyeux, on prendra note de nos regards pour les
interpréter à mal; et nous vivrons comme le boeuf dans l'étable, d'autant plus
près de notre mort que nous serons mieux traités. Pour mon neveu, on pourra
peut-être oublier sa faute. Il a pour lui l'excuse de la jeunesse, de l'ardeur
du sang, et le privilége du nom qu'il a adopté; cet éperon brûlant conduit par
une cervelle de lièvre et une humeur capricieuse. Toutes ses fautes reposent sur
ma tête, et sur celle de son père. Nous l'avons élevé: s'il a de mauvaises
qualités, c'est de nous qu'il les a prises; et comme étant la source de tout,
nous payerons pour tous. Ainsi, cher cousin, que Henri ne sache pas, à quelque
prix que ce soit, les offres du roi.
VERNON.--Dites-lui ce que vous voudrez, je le confirmerai. Voici votre
cousin.
(Entrent Hotspur et Douglas suivis d'officiers et soldats.)
HOTSPUR, à ses officiers.--Mon oncle est
de retour?--Renvoyez milord Westmoreland.--Quelles nouvelles, mon oncle?
WORCESTER.--Le roi va vous livrer bataille à l'heure même.
DOUGLAS.--Envoyez-lui un défi par le lord Westmoreland.
HOTSPUR.--Lord Douglas, allez le charger de ce message.
DOUGLAS.--Oui, j'y vais et de grand coeur.
(Il sort.)
WORCESTER.--Le roi n'a pas l'air de vouloir faire grâce.
HOTSPUR.--L'auriez-vous demandée? Dieu nous en préserve!
WORCESTER.--Je lui ai parlé avec douceur de nos griefs, du serment qu'il a
violé, et pour raccommoder les choses il jure aujourd'hui qu'on lui manque de
foi, et ses armes hautaines nous feront, dit-il, porter le châtiment de ce nom
odieux.
(Rentre Douglas.)
DOUGLAS.--Aux armes! messieurs, aux armes! Car je viens de lancer un
audacieux défi à la face du roi Henri. Westmoreland, qui était en otage, va le
lui porter, et il ne peut manquer de nous l'amener promptement.
WORCESTER.--Le prince de Galles s'est avancé devant le roi, et il vous a
défié, mon neveu, à un combat singulier.
HOTSPUR.--Oh! plût à Dieu que la querelle reposât sur nos deux têtes,
qu'Henri Monmouth et moi nous fussions les seuls à perdre le souffle
aujourd'hui.--dites-moi, dites-moi: de quel air m'a-t-il provoqué? y entrait-il
du mépris?
VERNON.--Non, sur mon âme. Je n'ai de ma vie entendu prononcer un défi avec
plus de modestie, si ce n'est lorsqu'un frère appelle son frère à jouter avec
lui et à s'essayer aux armes. Il vous a rendu tous les égards qu'on peut rendre
à un homme; il a d'une voix généreuse fait éclater vos mérites et parlé de vos
exploits comme le ferait une chronique, vous élevant toujours au-dessus de son
éloge, et dédaignant l'éloge comparé à ce qui vous est dû; et ce qui est digne
d'un prince, il a parlé de lui-même en rougissant; et il s'est reproché sa
jeunesse indolente, avec tant de grâce, qu'il semblait exercer en ce moment le
double emploi d'enseigner et d'apprendre. Là il s'est arrêté. Mais qu'il me soit
permis d'annoncer à l'univers que, s'il survit aux dangers de cette journée,
l'Angleterre n'a jamais possédé d'espérance si belle, si mal reconnue à travers
les étourderies de la jeunesse.
HOTSPUR.--Cousin, je crois vraiment que tu t'es amouraché de ses folies:
jamais je n'ai entendu parler d'un prince qu'on ait laissé en liberté faire
autant d'extravagances.--Mais qu'il soit ce qu'il voudra, avant la nuit, je
l'étreindrai si fort dans les bras d'un soldat qu'il tremblera sous mes
caresses.--Aux armes! aux armes! hâtons-nous.--Compagnons, soldats, amis,
représentez-vous par vous-mêmes ce que vous avez à faire aujourd'hui, mieux que
je ne pourrais essayer de vous l'apprendre pour enflammer votre courage, moi qui
possède si peu le don de la parole.
(Entre un messager.)
LE MESSAGER.--Milord, voici des lettres pour vous.
HOTSPUR.--Je n'ai pas le temps de les lire à présent.--Messieurs, la vie est
bien courte; si courte qu'elle soit, passée sans honneur elle serait trop
longue, dût-elle, marchant sur l'aiguille du cadran, finir toujours en arrivant
au terme de l'heure. Si nous vivons, nous vivrons pour marcher sur la tête des
rois: si nous mourons, il est beau de mourir quand des princes meurent avec
nous! et quand à nos consciences, les armes sont légitimes, quand la cause qui
les fait prendre est juste.
(Entre un autre messager.)
LE MESSAGER.--Préparez-vous, milord; le roi s'avance à grands pas.
HOTSPUR.--Je le remercie de venir interrompre ma harangue; car je ne suis pas
fort pour le discours. Seulement ce mot: que chacun fasse de son mieux. Moi, je
tire ici une épée dont je veux teindre le fer dans le meilleur sang que pourront
me faire rencontrer les hasards de ce jour périlleux. Maintenant, espérance!
Percy! et marchons. Faites retentir tous vos bruyants instruments de guerre, et
au son de cette musique embrassons-nous tous; car je gagerais le ciel contre la
terre qu'il y en aura quelques-uns de nous qui ne se feront plus une pareille
amitié.
(Les trompettes sonnent; ils s'embrassent et sortent.)
SCÈNE III
Une plaine près de Shrewsbury.
Troupes qui passent et repassent, escarmouches, signal de
la
bataille. Ensuite paraissent DOUGLAS ET BLOUNT.
BLOUNT.--Quel est ton nom, à toi, qui croises ainsi mes pas dans la mêlée?
Quel honneur cherches-tu à remporter sur moi?
DOUGLAS.--Apprends que mon nom est Douglas; et tu me vois sans relâche
attaché à tes pas parce qu'on m'a dit que tu étais roi.
BLOUNT.--On t'a dit la vérité.
DOUGLAS.--Le lord Stafford a payé cher aujourd'hui ta ressemblance. Car à ta
place, roi Henri, il a péri par cette épée. Il t'en arrivera autant si tu ne te
rends pas mon prisonnier.
BLOUNT.--Je ne suis pas né de ceux qui se rendent, présomptueux Écossais, et
tu trouveras un roi qui vengera la mort de Stafford.
(Ils combattent. Blount est tué.)
(Entre Hotspur.)
HOTSPUR.--O Douglas! si tu avais ainsi combattu près d'Holmedon, je n'aurais
jamais triomphé d'un Écossais.
DOUGLAS.--Tout est fini: la victoire est à nous. Là gît le roi sans vie.
HOTSPUR.--Où?
DOUGLAS.--Ici.
HOTSPUR.--Cet homme, Douglas? Non; je connais bien ses traits. C'était un
brave chevalier: son nom était Blount, complètement équipé comme le roi
lui-même.
DOUGLAS, à Blount.--Tu n'emmènes avec ton
âme qu'un imbécile, où qu'elle aille. C'est acheter trop cher un titre emprunté.
Pourquoi m'as-tu dit que tu étais le roi?
HOTSPUR.--Le roi a plusieurs guerriers qui marchent revêtus de ses habits.
DOUGLAS.--Eh bien, par mon épée! je tuerai tous ses habits; je ferai
main-basse sur toute sa garde-robe, pièce à pièce, jusqu'à ce que je rencontre
le roi.
HOTSPUR.--Allons; poursuivons; nos soldats se battent bien.
(Ils sortent.)
(Autres alarmes; Entre Falstaff.)
FALSTAFF.--Je savais bien à Londres comment échapper sans débourser, mais ici
j'ai toujours peur qu'on ne me fasse payer, malgré moi; on ne tient pas de
compte ouvert ici; quand on vous le donne c'est sur la caboche. Doucement....
Qui es-tu? sir Walter Blount.--Allons, vous aurez de l'honneur, et qu'on me dise
que ce n'est pas là une sottise.--Je coule comme du plomb fondu, et je pèse de
même. Dieu veuille me conduire hors d'ici sans mes autres charges de plomb ; je
n'ai pas besoin qu'on ajoute un poids à celui de mes boyaux. J'ai conduit mes
pauvres diables en lieu où ils ont été poivrés; des trois cent cinquante, je
n'en ai plus que trois en vie, et bons pour le reste de leurs jours à demander
l'aumône à la porte d'une ville.--Mais qui vient à moi?
(Entre le prince Henri.)
HENRI.--Quoi! tu restes là à rien faire ici? Prête-moi ton épée. Plusieurs
nobles sont là étendus roides et immobiles sous les pieds des chevaux de notre
insolent ennemi, et leur mort n'est pas encore vengée. Je t'en prie, prête-moi
ton épée.
FALSTAFF.--O Hal! je t'en prie, donne-moi le temps de respirer.--Grégoire le
Turc n'a jamais accompli des
faits d'armes pareils à ceux que j'ai exécutés aujourd'hui. J'ai donné à Percy
son compte. Il est en sûreté.
HENRI.--Très en sûreté, effectivement, et tout vivant pour te tuer. Je te
prie, prête-moi ton épée.
FALSTAFF.--Non, de par Dieu, Hal, si Percy est en vie, tu n'auras pas mon
épée: mais prends mon pistolet si tu veux.
HENRI.--Donne-le-moi; quoi, est-il dans son étui?
FALSTAFF.--Oui, Hal, il brûle, il brûle: voilà de quoi mettre une ville en
feu.
HENRI, tirant une bouteille de vin d'Espagne.--Comment,
est-ce là le temps de s'amuser à plaisanter?
(Il lui jette la bouteille à la tête et sort.)
FALSTAFF.--Si Percy est en vie, je le transperce.--S'il se trouve dans mon
chemin, s'entend: car autrement si je vas me placer de bon gré sur le sien, je
veux bien qu'il me mette en carbonnade. Je n'aime point du tout cet honneur
grimaçant que s'est acquis là sir Walter. Donnez-moi une vie: si je puis la
conserver, je n'y manquerai pas; sinon, l'honneur vient sans qu'on y pense, et
tout finit là.
SCÈNE IV
Une autre partie du champ de bataille. Alarmes. Mouvements de
combattants qui entrent et sortent.
Entrent LE ROI, LE PRINCE HENRI, LE PRINCE JEAN ET
WESTMORELAND.
LE ROI.--Je t'en prie, Henri, retire-toi, tu perds trop de sang.--Lord Jean
de Lancastre, allez avec lui.
LANCASTRE.--Non pas, monseigneur, jusqu'à ce que je perde aussi mon sang.
HENRI.--Je supplie Votre Majesté de continuer à tenir le champ de bataille,
de peur que votre retraite ne décourage vos amis.
LE ROI.--C'est ce que je vais faire.--Milord de Westmoreland, conduisez le
prince à sa tente.
HENRI.--Me conduire, milord? Je n'ai pas besoin de votre secours; et Dieu
empêche qu'une misérable égratignure chasse le prince de Galles d'un pareil
champ de bataille, où l'on foule aux pieds tant de nobles baignés dans leur
sang, et où les armes des rebelles triomphent dans le carnage.
LANCASTRE.--Nous parlons trop.--Venez, cousin Westmoreland; c'est de ce côté
qu'est notre devoir; au nom de Dieu, venez.
(Le prince Jean et Westmoreland sortent.)
HENRI.--Par le ciel! tu m'as trompé, Lancastre; je ne te croyais pas doué
d'un si grand courage: auparavant je t'aimais comme un frère; mais à présent tu
m'es précieux comme mon âme.
LE ROI.--Je l'ai vu de son épée tenir Percy en respect, avec une vigueur de
contenance, telle que je ne l'avais pas encore rencontrée dans un si jeune
guerrier.
HENRI.--Oh! cet enfant-là nous donne du coeur à tous.
(Il sort.)
(Entre Douglas.)
DOUGLAS.--Encore un autre roi! Ils repoussent comme les têtes de l'hydre.--Je
suis Douglas, fatal à tous ceux qui portent sur eux les couleurs que je te
vois.--Qui es-tu, toi qui contrefais ici la personne d'un roi?
LE ROI.--Le roi lui-même; et affligé jusqu'au fond du coeur, Douglas, de ce
que tu as, jusqu'à présent, trouvé tant de fois son ombre et non pas lui-même.
J'ai deux jeunes fils qui cherchent Percy et toi sur le champ de bataille; mais
puisque le hasard t'amène si heureusement à moi, nous nous essayerons ensemble;
songe à te défendre.
DOUGLAS.--Je crains que tu ne sois encore une contrefaçon, et cependant, je
l'avoue, tu te conduis en roi: mais tu es à moi, sois-en sûr, qui que tu sois;
et voici qui va te soumettre.
(Ils combattent. Le roi est en danger lorsque le prince Henri
arrive.)
HENRI.--Lève ta tête, vil Écossais, ou tu m'as l'air de ne la relever jamais.
Les âmes du vaillant Sherley, du Stafford, de Blount, animent mon bras; c'est le
prince de Galles qui te menace, et qui ne promet jamais que ce qu'il compte
payer. (Ils combattent. Douglas prend la fuite.)
Allons, seigneur! Comment se trouve Votre Majesté? Sir Nicolas Gawsey a envoyé
demander du secours, et Clifton aussi. Je vais joindre Clifton sans délai.
LE ROI.--Arrête et respire un moment. Tu viens de regagner mon estime que tu
avais perdue: tu as montré que tu faisais quelque cas de ma vie, en me tirant si
loyalement de péril.
HENRI.--O ciel! ils m'ont aussi fait trop d'injure, ceux qui ont jamais pu
dire que j'aspirais à votre mort. S'il en eût été ainsi, je pouvais ne pas
détourner de vous le bras arrogant de Douglas; il aurait tranché votre vie aussi
promptement qu'auraient pu le faire tous les poisons du monde, et il eût sauvé à
votre fils la peine d'une perfidie.
LE ROI.--Va soutenir Clifton; moi, je vais au secours de sir Nicolas Gawsey.
(Le roi sort.)
(Entre Hotspur.)
HOTSPUR.--Si je ne me trompe pas, tu es Henri Monmouth.
HENRI.--Tu me parles comme si je voulais renier mon nom.
HOTSPUR.--Le mien est Henry Percy.
HENRI.--Eh bien, je vois donc un vaillant rebelle de ce nom-là. Je suis le
prince de Galles; et n'espère pas, Percy, partager plus longtemps aucune gloire
avec moi. Deux astres ne peuvent se mouvoir dans la même sphère; et une seule
Angleterre ne peut subir à la fois le double règne de Henri Percy et du prince
de Galles.
HOTSPUR.--C'est aussi ce qui ne lui arrivera pas; car l'heure est venue d'en
finir d'un de nous deux; et plût au ciel que ton nom fût dans les armes aussi
grand que le mien!
HENRI.--Je le rendrai plus grand avant que nous nous séparions. Tous ces
honneurs qui fleurissent sur ton panache, je vais les moissonner et en faire une
guirlande pour ceindre mon front.
HOTSPUR.--Je ne puis endurer plus longtemps tes vanteries.
(Ils combattent.)
(Entre Falstaff.)
FALSTAFF.--Bravo, Hal! donne ferme, Hal!... Oh! vous ne trouverez pas ici un
jeu d'enfant; je puis vous en répondre.
(Entre Douglas; il se bat avec Falstaff qui tombe comme s'il
était mort. Douglas sort. Hotspur est blessé et tombe.)
HOTSPUR.--O Henri! tu m'as ravi ma jeunesse: mais j'endure plus volontiers la
perte d'une vie fragile que ces titres glorieux que tu as conquis sur moi: ils
blessent ma pensée plus douloureusement que ton épée n'a blessé, mon
corps.--Mais après tout, la pensée est esclave de la vie, et la vie est le jouet
du temps, et le temps lui-même, dont l'empire s'étend sur l'univers, doit un
jour s'arrêter. Oh! Je pourrais prédire dans l'avenir.... si la pesante et
froide main de la mort ne glaçait déjà ma langue.--Non, Percy, tu n'es que
poussière, et une pâture pour....
(Il meurt.)
HENRI.--Pour les vers, brave Percy! Adieu, noble coeur! Ambition mal tissue,
comme te voilà resserrée! Quand ce corps renfermait une âme, un royaume n'était
pas assez vaste pour elle: maintenant, deux pas de la terre la plus vile sont un
espace suffisant.--Cette terre qui te porte mort ne porte point en vie un aussi
intrépide gentilhomme que toi.--Si tu étais-encore sensible aux éloges, je ne te
montrerais pas une si tendre affection.--Que ma main officieuse voile ta face
mutilée! Je me saurai même bon gré, en ta considération, de te rendre ces
devoirs d'une amitié généreuse. Adieu, emporte avec toi ton éloge dans les
cieux: que ton ignominie dorme avec toi dans ta tombe, mais ne soit point
rappelée dans ton épitaphe. (Il aperçoit Falstaff étendu
par terre.) Quoi, c'est toi, mon vieux camarade! Cette énorme masse
de chair n'a-t-elle donc pu garder un peu de vie? Pauvre Jack, adieu donc.
J'aurais même su me passer d'un homme valant mieux que toi.--Ta perte me
laisserait un large vide, si j'étais fort amoureux de folies.--La mort n'a pas
frappé aujourd'hui de chair si grasse, quoiqu'elle en ait immolé de beaucoup
plus chères dans cette sanglante
mêlée. Je veux te faire ouvrir tantôt: en attendant, reste ici dans le sang à
côté du noble Percy.
(Il sort.)
FALSTAFF, se levant lentement.--M'ouvrir!
Oh! si tu me fais ouvrir aujourd'hui, je vous permets aussi de me saler et de me
manger demain. Sangbleu! il était grand temps de contrefaire le mort, ou ce
colérique ferrailleur d'Écossais m'aurait acquitté de tout, écot et impôts.
Contrefaire? J'en ai menti; je n'ai rien contrefait: c'est mourir qui est
contrefaire; car il ne fait plus que contrefaire l'homme, celui qui n'a plus la
vie d'un homme. Mais contrefaire le mort, lorsque par ce moyen-là on vit, ce
n'est point contrefaire. C'est bien la véritable et la parfaite image de la vie.
La meilleure portion de la valeur, c'est la prudence; et c'est par cette portion
précieuse que j'ai sauvé ma vie.--Morbleu, je suis encore effrayé de ce salpêtre
de Percy, tout mort qu'il est.--Mais s'il n'était aussi qu'une mort contrefait,
et qu'il allât se relever, j'aurais peur que ce ne fût une meilleure contrefaçon
que la mienne; je veux donc assurer son affaire. Oui, et puis je jurerai que je
l'ai tué. Quoi! n'aurait-il pas pu se relever aussi bien que moi? Il n'y a que
des yeux qui pussent me démentir, et personne ne me voit.... C'est pourquoi, mon
ami (il donne un coup d'épée à Percy), encore
cette blessure de plus dans la cuisse, et vous allez venir avec moi.
(Il charge Hotspur sur son dos.)
(Rentrent le prince Henri et le prince Jean de Lancastre.)
HENRI.--Allons, mon frère, tu as bravement étrenné ton épée vierge encore.
LANCASTRE.--Mais doucement: qui voyons-nous là? Ne m'avez-vous pas dit que ce
gros corps était mort?
HENRI.--Oui, je vous l'ai dit, et je l'ai vu mort, sans respiration, et
sanglant sur la poussière.--Es-tu vivant ou n'es-tu qu'une illusion qui se joue
de nos yeux? Je te prie, parle-nous. Nous n'en croirons pas nos yeux sans le
témoignage de nos oreilles.--Tu n'es pas ce que tu parais.
FALSTAFF.--Non, cela est certain. Je ne suis pas un homme double, mais si je
ne suis pas Jean Falstaff, je ne suis qu'un Jean. (Jetant
le corps de Percy à terre.) Voilà Percy: si votre père veut me donner
quelque récompense honorable, à la bonne heure: sinon, qu'il tue lui-même le
premier Percy qui viendra l'attaquer. Je m'attends à être fait duc ou comte;
c'est ce dont je puis vous assurer.
HENRI.--Comment? C'est moi-même qui ai tué Percy; et toi, je t'ai vu mort.
FALSTAFF.--Toi? mon Dieu, mon Dieu, comme ce monde est adonné au
mensonge.--Je conviens avec vous que j'étais par terre, et sans haleine, et lui
aussi. Mais nous nous sommes relevés tous deux au même instant, et nous nous
sommes battus pendant une grande heure, sonnée à l'horloge de Shrewsbury. Si
l'on veut m'en croire, à la bonne heure; sinon, le péché en demeurera à la
charge de ceux qui devraient récompenser la valeur; je veux mourir si ce n'est
pas moi qui lui ai porté cette blessure que vous lui voyez à la cuisse. Si
l'homme était encore en vie et qu'il osât me démentir, je lui ferais avaler un
pied de mon épée.
LANCASTRE.--C'est bien là le conte le plus étrange que j'aie jamais entendu.
HENRI.--C'est que c'est bien, mon frère, le plus étrange compagnon....
Allons, porte avec honneur ton fardeau sur ton dos. Pour moi, si un mensonge
peut t'être bon à quelque chose, je te promets de le dorer des plus belles
paroles que je puisse trouver. (On sonne la retraite.)
Les trompettes sonnent la retraite: la journée est à nous. Venez, mon frère:
allons jusqu'au bout du champ de bataille et voyons lesquels de nos amis sont
morts, et lesquels survivent.
(Sortent le prince Henri et le prince Jean.)
FALSTAFF.--Je vais les suivre, comme on dit, pour la récompense; que celui
qui me récompensera soit récompensé du ciel!--Si je deviens plus grand, je
deviendrai moindre, car je me purgerai. Je quitterai le vin d'Espagne, et je
vivrai proprement et honnêtement comme un noble doit vivre.
(Il sort emportant le corps d'Hotspur.)
SCÈNE V
Une autre partie du champ de bataille.
Les trompettes sonnent. Entrent LE ROI HENRI, LE PRINCE
HENRI,
LE PRINCE JEAN, WESTMORELAND et d'autres, avec WORCESTER ET VERNON,
prisonniers.
LE ROI.--C'est ainsi que la révolte trouve toujours son châtiment!
Malveillant Worcester! ne vous avons-nous pas offert à tous votre grâce, votre
pardon, dans des termes pleins d'amitié? devais-tu tourner nos offres en sens
contraire, et abuser de la mission dont t'avait chargé ton neveu! trois
chevaliers de notre armée que cette journée a vus périr, un noble comte et bien
d'autres encore seraient en vie à cette heure, si, comme le dirait un chrétien,
tu avais loyalement travaillé à rétablir entre nos armées une haute concorde.
WORCESTER.--Ce que j'ai fait, ma propre sûreté m'a forcé de le faire; et je
supporterai patiemment mon sort, puisqu'il m'accable sans que je puisse
l'éviter.
LE ROI.--Conduisez Worcester à la mort, et Vernon aussi. Quant aux autres
coupables, nous y réfléchirons. (Les gardes emmènent
Worcester et Vernon.) Quel est l'état du champ de bataille?
HENRI.--Quand l'illustre Écossais, le lord Douglas, a vu que la fortune du
combat l'abandonnait entièrement, le noble Percy mort et toutes ses troupes
atteintes de la peur, il a fui avec le reste de son armée, et, tombant du haut
d'une colline, il s'est tellement fracassé, que ceux qui le poursuivaient l'ont
pris. Douglas est dans ma tente; et je conjure Votre Majesté de me permettre de
disposer de lui.
LE ROI.--De tout mon coeur.
HENRI.--Ce sera donc vous, mon frère Jean de Lancastre, qui remplirez cet
honorable office de générosité. Allez trouvez Douglas, et rendez-lui la faculté
d'aller où il lui plaira, libre et sans rançon. Sa valeur, qui s'est signalée
aujourd'hui sur nos casques, nous apprend comment se doivent encourager de si
hauts faits, même au sein de nos ennemis.
LE ROI.--Voici ce qui nous reste à faire.--C'est de diviser notre armée.
Vous, mon fils Jean, et vous, cousin Westmoreland, vous marcherez vers York avec
la plus grande diligence, pour aller à la rencontre de Northumberland et du
prélat Scroop, qui, suivant ce que nous apprenons, sont en armes, et dans une
grande activité. Moi et vous, mon fils Henri, nous marcherons vers la province
de Galles, pour combattre Glendower et le comte des Marches.--Encore une défaite
pareille à cette journée, et la rébellion perdra toute sa force dans ce royaume.
Et puisque l'affaire va si bien, ne prenons point de repos que nous n'ayons
reconquis tout ce qui nous appartient.
(Ils sortent.)
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.