Personnages
Jules César
Octave
César, Marc Antoine, M. Emilius Lepidus : triumvirs après la mort de
César.
Publius,
Popilius Léna, Cicéron : sénateurs.
Brutus,
Cassius, Casa, Trebonius, Ligarius, Decius Brutus, Metellus Cimber,
Cinna : conjurés contre César.
Flavius,
Maruluus : tribuns du peuple.
Lucilius,
Titinius, Messala, le jeune Caton, Volumnius : amis de Brutus et de
Cassius.
Artemidore
: sophiste ou rhéteur de guide.
Un devin.
Cinna,
poète.
Un autre
poète.
Varron,
Clitus, Claudius, Straton, Lucius, Dardanius : serviteurs de Brutus
ou Romains attachés à lui.
Pindarus,
esclave de Cassius.
Calphurnia,
femme de César.
Porcia,
femme de Brutus.
Sénateurs,
citoyens, gardes et suite.
La scène,
pendant la plus grande partie de la pièce, est à Rome, ensuite à
Sardes et près de Philippes.
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ACTE PREMIER
SCÈNE I
Rome.—Une rue.
Entrent FLAVIUS ET MARULLUS, et
une multitude de citoyens des basses classes.
FLAVIUS.—Hors d'ici, rentrez, fainéans; rentrez chez
vous. Est-ce aujourd'hui fête? Quoi! ne savez-vous pas que vous autres
artisans vous ne devez circuler dans les rues les jours ouvrables qu'avec
les signes de votre profession?—Parle, quel est ton métier?
PREMIER CITOYEN.—Moi, monsieur? charpentier.
MARULLUS.—Où sont ton tablier de cuir et ta règle? Que
fais-tu ici avec ton habit des jours de fêtes?—Et vous, s'il vous plaît,
quel est votre métier?
SECOND CITOYEN.—Pour dire vrai, monsieur, en fait
d'ouvrage fin, je ne suis pas autre chose que comme qui dirait un savetier.
MARULLUS.—Mais quel est ton métier? Réponds-moi tout de
suite.
SECOND CITOYEN.—Un métier, monsieur, que je crois pouvoir
faire en sûreté de conscience: je remets en état les âmes qui ne valent
rien.
MARULLUS.—Quel est ton métier, maraud, mauvais drôle, ton
métier?
SECOND CITOYEN.—Monsieur, je vous en prie, que je ne vous
fasse pas ainsi sortir de votre caractère
.
Cependant, si vous en sortiez par quelque bout, monsieur, je pourrais vous
remettre en état.
MARULLUS.—Qu'entends-tu par là? Me remettre en état,
insolent?
SECOND CITOYEN.—Sans difficulté, monsieur, vous
resaveter.
MARULLUS.—Tu es donc savetier? L'es-tu?
SECOND CITOYEN.—Bien vrai, monsieur, je n'ai pour vivre
que mon alêne. Je n'entre pas, moi, dans les affaires de commerce, dans les
affaires de femmes; je n'entre qu'avec mon alêne Au fait, monsieur, je suis
un chirurgien de vieux souliers: quand ils sont presque perdus, je les
recouvre ; et on a vu bien des gens, je dis des meilleurs qui aient jamais
marché sur peau de bête, faire leur chemin sur de l'ouvrage de ma façon
.
FLAVIUS.—Mais pourquoi n'es-tu pas dans ta boutique
aujourd'hui? pourquoi mènes-tu tous ces gens-là courir les rues?
SECOND CITOYEN.—Vraiment, monsieur, pour user leurs
souliers, afin de me procurer plus d'ouvrage.—Mais sérieusement, monsieur,
nous nous sommes mis en fête pour voir César, et nous réjouir de son
triomphe.
MARULLUS.—Vous réjouir! et de quoi? quelles conquêtes
vient-il vous rapporter? Quels nouveaux tributaires le suivent à Rome pour
orner, enchaînés, les roues de son char? Bûches, pierres que vous êtes, vous
êtes pires que les choses insensibles! O coeurs durs, cruels enfants de
Rome, n'avez-vous point connu Pompée? Bien des fois, bien souvent,
n'êtes-vous pas montés sur les murailles et les créneaux, sur les fenêtres
et les tours, jusque sur le haut des cheminées, vos enfants dans vos bras;
et là, patiemment assis, n'attendiez-vous pas tout le long du jour pour voir
le grand Pompée traverser les rues de Rome; et de si loin que vous voyiez
paraître son char, le cri universel de vos acclamations ne faisait-il pas
trembler le Tibre au plus profond de son lit, de l'écho de vos voix répété
sous ses rivages caverneux? Et aujourd'hui vous prenez vos plus beaux
vêtements, et vous choisissez ce jour pour un jour de fête! et aujourd'hui
vous semez de fleurs le passage de l'homme qui vient à vous triomphant du
sang de Pompée!—Allez-vous-en.—Courez à vos maisons, tombez à genoux, priez
les dieux de suspendre l'inévitable fléau près d'éclater sur cette
ingratitude.
FLAVIUS.—Allez, allez, bons compatriotes; et pour expier
votre faute, assemblez tous les pauvres gens de votre sorte, conduisez-les
au bord du Tibre; et là, pleurez dans son canal tout ce que vous avez de
larmes, jusqu'à ce que ses eaux, à l'endroit le plus enfoncé de son cours,
caressent le point le plus élevé de son rivage. (Les citoyens sortent.)
Voyez si cette matière grossière n'a pas été émue: ils disparaissent la
langue enchaînée par le sentiment de leur tort.—Vous, descendez cette rue
qui mène au Capitole; moi, je vais suivre ce chemin. Dépouillez les statues
si vous les trouvez parées d'ornements de fête.
MARULLUS.—Le pouvons-nous? Vous savez que c'est
aujourd'hui la fête des Lupercales.
FLAVIUS.—N'importe, ne souffrons pas qu'aucune statue
porte les trophées de César
.
Je vais parcourir ces quartiers et chasser le peuple des rues; faites-en de
même partout où vous le trouverez attroupé. Ces plumes naissantes arrachées
de l'aile de César ne le laisseront voler qu'à la hauteur ordinaire;
autrement dans son essor, il s'élèverait trop haut pour être vu des hommes,
et nous tiendrait tous dans un servile effroi.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Toujours à Rome.—Une place publique.
Entrent en procession et avec la
musique CÉSAR, ANTOINE
préparé pour la course; CALPHURNIA, PORCIA, DÉCIUS,
CICÉRON, BRUTUS, CASSIUS, CASCA.—Ils
sont suivis d'une grande multitude dans laquelle se trouve
un devin.
CÉSAR.—Calphurnia!
CASCA.—Holà! silence! César parle.
(La musique cesse.)
CÉSAR.—Calphurnia!
CALPHURNIA.—Me voici, mon seigneur.
CÉSAR.—Ayez soin de vous tenir sur le passage d'Antoine,
quand il courra.—Antoine!
ANTOINE.—César, mon seigneur.
CÉSAR.—N'oubliez pas en courant, Antoine, de toucher
Calphurnia; car nos anciens disent que les femmes infécondes, en se faisant
toucher dans cette sainte course, secouent la malédiction qui les rendait
stériles.
ANTOINE.—Je m'en souviendrai. Quand César dit: Faites
cela, cela est fait.
CÉSAR.—Partez, et n'omettez aucune cérémonie.
(Musique.)
LE DEVIN.—César!
CÉSAR.—Ha! qui m'appelle?
CASCA, s'adressant à ceux qui
l'environnent.—Commandez que tout bruit cesse. Encore une fois,
silence!
(La musique s'arrête.)
CÉSAR.—Qui est-ce, dans la foule, qui m'appelle ainsi?
J'entends une voix, plus perçante que tous les instruments de musique crier
César! Parle, César se tourne pour entendre.
LE DEVIN.—Prends garde aux ides de mars.
CÉSAR.—Quel est cet homme?
BRUTUS.—Un devin qui vous avertit de prendre garde aux
ides de mars.
CÉSAR.—Amenez-le devant moi, que je voie son visage.
CASCA.—Mon ami, sors de la foule, regarde César.
CÉSAR.—Qu'as-tu à me dire maintenant? Répète encore.
LE DEVIN.—Prends garde aux ides de mars.
CÉSAR.—C'est un visionnaire; laissons-le, passons.
(Les musiciens exécutent un morceau.)
(Tous sortent, excepté Brutus et Cassius.)
CASSIUS.—Irez-vous voir l'ordre de la course?
BRUTUS.—Moi? non.
CASSIUS.—Je vous en prie, allez-y.
BRUTUS.—Je ne suis point un homme de divertissements; je
n'ai pas tout à fait la vivacité d'Antoine. Que je ne vous empêche pas,
Cassius, de suivre votre intention; je vais vous laisser.
CASSIUS.—Brutus, je vous observe depuis quelque temps: je
ne reçois plus de vos yeux ces regards de douceur, ces signes d'affection
que j'avais coutume d'en recevoir. Vous tenez envers votre ami, qui vous
aime, une conduite trop froide et trop peu cordiale.
BRUTUS.—Ne vous y trompez point, Cassius: si mon regard
s'est voilé, ce trouble de mon maintien ne porte que sur moi-même. Je suis
tourmenté depuis quelque temps de sentiments qui se contrarient, d'idées qui
ne concernent que moi, et donnent peut-être quelque bizarrerie à mes
manières: mais que mes bons amis, au nombre desquels je vous compte,
Cassius, n'en soient donc pas affligés, et ne voient rien de plus dans cette
négligence, sinon que ce pauvre Brutus, en guerre avec lui-même, oublie de
donner aux autres des témoignages de son amitié.
CASSIUS.—Alors je me suis bien trompé, Brutus, sur le
sujet de vos peines, et cela m'a fait ensevelir dans mon sein des pensées
d'un haut prix, d'honorables méditations. Dites-moi, digne Brutus,
pouvez-vous voir votre propre visage?
BRUTUS.—Non, Cassius; car l'oeil ne peut se voir
lui-même, si ce n'est par réflexion, au moyen de quelque autre objet.
CASSIUS.—Cela est vrai, et l'on déplore beaucoup, Brutus,
que vous n'ayez pas de miroirs qui puissent réfléchir à vos yeux votre
mérite caché pour vous, qui vous fassent voir votre image. J'ai entendu
plusieurs des citoyens les plus considérés de Rome (sauf l'immortel César)
parler de Brutus; et, gémissant sous le joug qui opprime notre génération,
ils souhaitaient que le noble Brutus fît usage de ses yeux.
BRUTUS.—Dans quels périls prétendez-vous m'entraîner,
Cassius, en me pressant de chercher en moi-même ce qui n'y est pas.
CASSIUS.—Brutus, préparez-vous à m'écouter; et puisque
vous savez que vous ne pouvez pas vous voir vous-même aussi bien que par la
réflexion, moi, votre miroir, je vous découvrirai modestement les parties de
vous-même que vous ne connaissez pas encore. Et ne vous méfiez pas de moi,
excellent Brutus: si je suis un railleur de profession, si j'ai coutume de
faire avec les serments ordinaires, étalage de mon amitié à tous ceux qui
viennent me protester de la leur, si vous savez que je courtise les hommes
et les étouffe de caresses pour les déchirer ensuite, ou que dans la chaleur
des festins je fais des déclarations d'amitié à toute la salle, alors
tenez-moi pour dangereux.
(On entend des trompettes et une
acclamation.)
BRUTUS.—Qu'annonce cette acclamation? Je crains que ce
peuple n'adopte César pour roi.
CASSIUS.—Oui? le craignez-vous?—Je dois donc penser que
vous ne voudriez pas qu'il le fût.
BRUTUS.—Je ne le voudrais pas, Cassius; cependant je
l'aime beaucoup.—Mais pourquoi me retenez-vous si longtemps? de quoi
désirez-vous me faire part? Si c'est quelque chose qui tende au bien public,
placez devant mes yeux l'honneur d'un côté, la mort de l'autre
,
et je les regarderai tous deux indifféremment; car je demande aux dieux de
m'être aussi propices, qu'il est vrai que j'aime ce qui s'appelle honneur
plus que je ne crains la mort.
CASSIUS.—Je vous connais cette vertu, Brutus, tout aussi
bien que je connais le charme de vos manières. Eh bien! l'honneur est le
sujet de ce que j'ai à vous exposer. Je ne puis dire ce que vous et d'autres
hommes pensent de cette vie; mais pour moi, j'aimerais autant ne pas être
que de vivre dans la crainte et le respect devant un être semblable à moi.
Je suis né libre comme César; vous aussi; nous avons tous deux profité de
même; tous deux nous pouvons aussi bien que lui soutenir le froid de
l'hiver.—Dans un jour brumeux et orageux où le Tibre agité s'irritait contre
ses rivages, César me dit: «Oses-tu, Cassius, t'élancer avec moi dans ce
courant furieux, et nager jusque là-bas?»—À ce seul mot, vêtu comme j'étais,
je plongeai dans le fleuve, en le sommant de me suivre. En effet, il me
suivit: le torrent rugissait; nous le battions de nos muscles nerveux,
rejetant ses eaux des deux côtés et coupant le courant d'un coeur animé par
la dispute. Mais avant que nous eussions atteint le but marqué, César
s'écrie: «Secours-moi, Cassius, ou je péris.» Moi, comme Énée notre grand
ancêtre emporta sur son épaule le vieux Anchise hors des flammes de Troie,
j'emportai hors des vagues du Tibre César épuisé: et cet homme aujourd'hui
est devenu un dieu, et Cassius n'est qu'une misérable créature, et il faut
que son corps se courbe si César daigne seulement le saluer d'un signe de
tête négligent!—En Espagne, il eut la fièvre, et pendant l'accès je fus
frappé de voir comme il tremblait. Rien n'est plus vrai, je vis ce dieu
trembler: ses lèvres poltronnes avaient fui leurs couleurs; et ce même oeil,
dont le regard seul impose au monde, avait perdu son éclat. Je l'entendis
gémir, oui, en vérité; et cette langue qui commande aux Romains de l'écouter
et de déposer ses paroles dans leurs annales
,
criait: «Hélas! Titinius, donne-moi à boire,» comme l'aurait fait une petite
fille malade. Dieux que j'atteste, je me sens confondu qu'un homme si faible
de tempérament prenne les devants sur ce monde majestueux, et seul remporte
la palme.
(Acclamation, fanfare.)
BRUTUS.—Encore une acclamation! Sans doute ces
applaudissements annoncent de nouveaux honneurs qu'on accumule sur la tête
de César.
CASSIUS.—Eh quoi! mon cher, il foule comme un colosse cet
étroit univers, et nous autres petits bonshommes nous circulons entre ses
jambes énormes, cherchant de tous côtés où nous pourrons trouver à la fin
d'ignominieux tombeaux. Les hommes, à de certains moments, sont maîtres de
leur sort; et si notre condition est basse, la faute, cher Brutus, n'en est
pas à nos étoiles; elle en est à nous-mêmes. Brutus et César.... Qu'y a-t-il
donc dans ce César? Pourquoi ferait-on résonner ce nom plus que le vôtre?
Écrivez-les ensemble, le vôtre est tout aussi beau; prononcez-les, il
remplit tout aussi bien la bouche; pesez-les, son poids sera le même;
employez-les pour une conjuration, Brutus évoquera aussi facilement un
esprit que César. Maintenant dites-moi, au nom de tous les dieux ensemble,
de quelle viande se nourrit donc ce César d'aujourd'hui pour être devenu si
grand? Siècle, tu es déshonoré! Rome, tu as perdu la race des nobles
courages! Quel siècle s'est écoulé depuis le grand déluge, qui ne se soit
enorgueilli que d'un seul homme? A-t-on pu dire, jusqu'à ce jour, en parlant
de Rome, que ses vastes murs n'enfermaient qu'un seul homme? C'est bien
toujours Rome, en vérité, et la place n'y manque pas, puisqu'il n'y a qu'un
seul homme
.
Oh! vous et moi nous avons ouï dire à nos pères qu'il fut jadis un Brutus
qui eût aussi aisément souffert dans Rome le trône du démon éternel que
celui d'un roi.
BRUTUS.—Que vous m'aimiez, Cassius, je n'en doute point.
Ce que vous voudriez que j'entreprisse, je crois le deviner: ce que j'ai
pensé sur tout cela, et ce que je pense du temps où nous vivons, je le dirai
plus tard. Quant à présent, je désire n'être pas pressé davantage; je vous
le demande au nom de l'amitié. Ce que vous m'avez dit, je l'examinerai. Ce
que vous avez à me dire encore, je l'écouterai avec patience, et je
trouverai un moment convenable pour vous écouter et répondre sur de si
hautes matières. Jusque-là, mon noble ami, méditez sur ceci: Brutus aimerait
mieux être un villageois que de se compter pour un enfant de Rome aux dures
conditions que ce temps doit probablement nous imposer.
CASSIUS.—Je suis bien aise que le choc de mes faibles
paroles ait du moins fait jaillir cette étincelle de l'âme de Brutus.
(Rentrent César et son cortège.)
BRUTUS.—Les jeux sont terminés; César revient.
CASSIUS.—Quand ils passeront près de nous, retenez Casca
par la manche; et il vous racontera de son ton bourru tout ce qui s'est
aujourd'hui passé de remarquable.
BRUTUS.—Oui, je le ferai. Mais regardez, Cassius: la
teinte de la colère enflamme le front de César, et tout le reste a l'air
d'une troupe de serviteurs réprimandés. Les joues de Calphurnia sont pâles;
Cicéron a ce regard fureteur et flamboyant que nous lui avons vu au
Capitole, lorsque dans nos débats il était contredit par quelques sénateurs.
CASSIUS.—Casca nous dira de quoi il s'agit.
CÉSAR.—Antoine!
ANTOINE.—César.
CÉSAR.—Que j'aie toujours autour de moi des hommes gras
et à la face brillante, des gens qui dorment la nuit. Ce Cassius là-bas a un
visage hâve et décharné; il pense trop. De tels hommes sont dangereux.
ANTOINE.—Ne le crains pas, César; il n'est pas dangereux.
C'est un noble Romain et bien intentionné.
CÉSAR.—Je voudrais qu'il fût plus gras, mais je ne le
crains pas. Cependant si quelque chose en moi pouvait être sujet à la
crainte, je ne connaîtrais point d'homme que je voulusse éviter avec plus de
soin que ce maigre Cassius. Il lit beaucoup, il est grand observateur et
pénètre jusqu'au fond des actions des hommes. Il n'a point comme toi le goût
des jeux, Antoine; on ne le voit point écouter de musique. Rarement il
sourit, et il sourit alors de telle sorte qu'il a l'air de se moquer de
lui-même, et de dédaigner son propre esprit parce qu'il a pu se laisser
émouvoir à sourire de quelque chose. Les hommes de ce caractère n'ont jamais
le coeur à l'aise tant qu'ils en voient un autre plus élevé qu'eux; et voilà
ce qui les rend si dangereux. Je te dis ce qui est à craindre plutôt que ce
que je crains, car je suis toujours César. Passe à ma droite, j'ai cette
oreille dure, et dis-moi franchement ce que tu penses de lui.
(César sort avec son cortège.)
(Casca demeure en arrière.)
CASCA.—Vous m'avez tiré par mon manteau. Voudriez-vous me
parler?
BRUTUS.—Oui, Casca. Dites-nous, que s'est-il donc passé
aujourd'hui, que César ait l'air si triste?
CASCA.—Quoi! vous étiez à sa suite. N'y étiez-vous pas?
BRUTUS.—Je ne demanderais pas alors à Casca ce qui s'est
passé.
CASCA.—Eh bien! on lui a offert une couronne; et quand on
la lui a offerte, il l'a repoussée ainsi du revers de la main. Alors tout le
peuple a poussé de grands cris.
BRUTUS.—Et la seconde acclamation, quelle en était la
cause?
CASCA.—Mais c'était encore pour cela.
CASSIUS.—Il y a eu trois acclamations. Pourquoi la
dernière?
CASCA.—Pourquoi? pour cela encore.
BRUTUS.—Est-ce que la couronne lui a été offerte trois
fois?
CASCA.—Eh! vraiment oui, et trois fois il l'a repoussée,
mais chaque fois plus doucement que la précédente; et, à chacun de ses
refus, mes honnêtes voisins se remettaient à crier.
CASSIUS.—Qui lui offrait la couronne?
CASCA.—Qui? Antoine.
BRUTUS.—Dites-nous: de quelle manière l'a-t-il offerte,
cher Casca?
CASCA.—Que je sois pendu si je puis vous dire la manière.
C'était une vraie momerie; je n'y faisais pas attention. J'ai vu
Marc-Antoine lui présenter une couronne: ce n'était pourtant pas non plus
tout à fait une couronne; c'était une espèce de diadème ; et comme je vous
l'ai dit, il l'a repoussé une fois. Mais malgré tout cela, j'ai dans l'idée
qu'il aurait bien voulu l'avoir.—Alors Antoine la lui offre encore,—et alors
il la refuse encore,—mais j'ai toujours dans l'idée qu'il avait bien de la
peine à en détacher ses doigts.—Et alors il la lui offre une troisième
fois.—La troisième fois encore il la repousse; et à chacun de ses refus, la
populace jetait des cris de joie: ils applaudissaient de leurs mains toutes
tailladées; ils faisaient voler leurs bonnets de nuit trempés de sueur; et
parce que César refusait la couronne, ils exhalaient en telles quantités
leurs puantes haleines, que César en a presque été suffoqué. Il s'est
évanoui, et il est tombé; et pour ma part je n'osais pas rire, de crainte,
en ouvrant la bouche, de recevoir le mauvais air.
CASSIUS.—Mais un moment, je vous en prie. Quoi! César
s'est évanoui?
CASCA.—Il est tombé au milieu de la place du marché; il
avait l'écume à la bouche et ne pouvait parler.
BRUTUS.—Cela n'est point surprenant; il tombe du haut
mal.
CASSIUS.—Non, ce n'est point César; c'est vous, c'est moi
et l'honnête Casca, qui tombons du haut mal.
CASCA.—Je ne sais ce que vous entendez par là; mais il
est certain que César est tombé. Si cette canaille en haillons ne l'a pas
claqué et sifflé, selon que sa conduite leur plaisait ou déplaisait, comme
ils ont coutume de faire aux acteurs sur le théâtre, je ne suis pas un
honnête homme.
BRUTUS.—Qu'a-t-il dit en revenant à lui?
CASCA.—Eh! vraiment, avant de s'évanouir, quand il a vu
ce troupeau de plébéiens se réjouir de ce qu'il refusait la couronne, il
vous a ouvert son habit et leur a offert sa poitrine à percer. Pour peu que
j'eusse été un de ces ouvriers, si je ne l'avais pas pris au mot, je veux
aller en enfer avec les coquins. Et alors il est tombé. Lorsqu'il est revenu
à lui, il a dit «que s'il avait fait ou dit quelque chose de déplacé, il
priait leurs Excellences de l'attribuer à son infirmité.» Trois ou quatre
créatures autour de moi se sont écriées: «Hélas! la bonne âme!» Elles lui
ont pardonné de tout leur coeur, mais il n'y a pas à y faire grande
attention. César eût égorgé leurs mères, qu'ils en auraient dit autant.
BRUTUS.—Et c'est après cela qu'il est revenu si chagrin?
CASCA.—Oui.
CASSIUS.—Cicéron a-t-il dit quelque chose?
CASCA.—Oui, il a parlé grec.
CASSIUS.—Dans quel sens?
CASCA.—Ma foi, si je peux vous le dire, que je ne vous
regarde jamais en face
.
Ceux qui l'ont compris souriaient l'un à l'autre en secouant la tête; mais
pour ma part, je n'y entendais que du grec. Je puis vous dire encore
d'autres nouvelles. Flavius et Marullus, pour avoir ôté les ornements qu'on
avait mis aux statues de César, sont réduits au silence. Adieu; il est bien
d'autres choses absurdes, si je pouvais m'en souvenir.
CASSIUS.—Voulez-vous souper ce soir avec moi, Casca?
CASCA.—Non, je suis engagé.
CASSIUS.—Demain, voulez-vous que nous dînions ensemble?
CASCA.—Oui, si je suis vivant, si vous ne changez pas
d'avis, et si votre dîner vaut la peine d'être mangé.
CASSIUS.—Il suffit: je vous attendrai.
CASCA.—Attendez-moi. Adieu tous deux.
(Il sort.)
BRUTUS.—Qu'il s'est abruti en prenant des années! Lorsque
nous le voyions à l'école, c'était un esprit plein de vivacité.
CASSIUS.—Et malgré les formes pesantes qu'il affecte, il
est le même encore lorsqu'il s'agit d'exécuter quelque entreprise noble et
hardie. Cette rudesse sert d'assaisonnement à son esprit; elle réveille le
goût, et fait digérer ses paroles de meilleur appétit.
BRUTUS.—Il est vrai. Pour le moment je vais vous laisser.
Demain, si vous voulez que nous causions ensemble, j'irai vous trouver chez
vous; ou, si vous l'aimez mieux, venez chez moi, je vous y attendrai.
CASSIUS.—Volontiers, j'irai. D'ici là, songez à
l'univers. (Brutus sort.) Bien, Brutus, tu es
généreux; et, cependant, je le vois, le noble métal dont tu es formé peut
être travaillé dans un sens contraire à celui où le porte sa disposition
naturelle. Il est donc convenable que les nobles esprits se tiennent
toujours dans la société de leurs semblables; car, quel est l'homme si ferme
qu'on ne puisse le séduire? César ne peut me souffrir, mais il aime Brutus.
Si j'étais Brutus aujourd'hui, et que Brutus fût Cassius, César n'aurait pas
d'empire sur moi.—Je veux cette nuit jeter sur ses fenêtres des billets
tracés en caractères différents, comme venant de divers citoyens et
exprimant tous la haute opinion que Rome a de lui. J'y glisserai quelques
mots obscurs sur l'ambition de César; et, après cela, que César se tienne
ferme, car nous la renverserons, ou nous aurons de plus mauvais jours encore
à passer
.
(Il sort.)
SCÈNE III
Toujours à Rome.—Une rue.—Tonnerre et
éclairs.
Entrent des deux côtés opposés
CASCA, l'épée à la main, ET CICÉRON.
CICÉRON.—Bonsoir, Casca. Avez-vous reconduit César chez
lui? Pourquoi êtes-vous ainsi hors d'haleine? Pourquoi ces regards effrayés?
CASCA.—N'êtes-vous pas ému quand toute la masse de la
terre chancelle comme une machine mal assurée? O Cicéron! j'ai vu des
tempêtes où les vents en courroux fendaient les chênes noueux; j'ai vu
l'ambitieux Océan s'enfler, s'irriter, écumer, et s'élever jusqu'au sein des
nues menaçantes: mais jamais avant cette nuit, jamais jusqu'à cette heure,
je ne marchai à travers une tempête qui se répandît en pluie de feu: il faut
qu'il y ait guerre civile dans le ciel, ou que le monde, trop insolent
envers les dieux, les excite à lui envoyer la destruction.
CICÉRON.—Quoi! avez-vous donc vu des choses encore plus
merveilleuses?
CASCA.—Un esclave de la plus basse classe, vous le
connaissez de vue, a levé la main gauche en l'air, elle a flambé et brûlé
comme vingt torches unies; et cependant sa main, insensible à la flamme, est
restée intacte. Outre cela (et depuis mon épée n'est pas rentrée dans le
fourreau), près du Capitole, j'ai rencontré un lion, ses yeux reluisants se
sont fixés sur moi, puis il a passé d'un air farouche sans m'inquiéter; près
de là s'étaient attroupées une centaine de femmes semblables à des spectres,
tant la peur les avait défigurées: elles jurent qu'elles ont vu des hommes
tout flamboyants errer par les rues; et hier, en plein midi, l'oiseau de la
nuit s'est établi criant et gémissant sur la place du marché. Quand tous ces
prodiges se rencontrent à la fois, que les hommes ne disent pas: «Ils
portent en eux-mêmes leurs causes, ils sont naturels.» Pour moi, je pense
que ce sont des présages menaçants pour la contrée dans laquelle ils ont eu
lieu.
CICÉRON.—En effet, ce temps semble disposé à d'étranges
événements; mais les hommes interprètent les choses selon leur sens,
très-différent peut-être de celui dans lequel se dirigent les
choses-elles-mêmes. César vient-il demain au Capitole?
CASCA.—Il y vient, car il a chargé Antoine de vous faire
savoir qu'il y serait demain.
CICÉRON—Sur cela, je vous souhaite une bonne nuit, Casca:
sous ce ciel orageux, il ne fait pas bon se promener dehors.
(Cicéron sort.)
(Entre Cassius.)
CASCA.—Adieu, Cicéron!
CASSIUS.—Qui va là?
CASCA.—Un Romain.
CASSIUS.—C'est la voix de Casca.
CASCA.—Votre oreille est bonne, Cassius, qu'est-ce que
c'est qu'une nuit pareille?
CASSIUS.—Une nuit agréable aux honnêtes gens.
CASCA.—Qui a jamais vu les cieux menacer ainsi?
CASSIUS.—Ceux qui ont vu la terre aussi pleine de crimes.
Pour moi, je me suis promené le long des rues, m'exposant à cette nuit
périlleuse; et mes vêtements ouverts comme vous le voyez, Casca, j'ai
présenté ma poitrine nue à la pierre du tonnerre; et lorsque le sillon
bleuâtre entr'ouvrait le sein du firmament, je me plaçais dans la direction
de son trait flamboyant.
CASCA.—Mais pourquoi tentiez-vous ainsi les cieux! C'est
aux hommes à craindre et à trembler quand les dieux tout-puissants envoient
en témoignages d'eux-mêmes ces hérauts formidables pour nous épouvanter
ainsi.
CASSIUS.—Vous ne savez pas comprendre, Casca; et ces
étincelles de vie que devrait renfermer en lui-même un Romain vous manquent,
ou vous demeurent inutiles. Vous pâlissez, vous paraissez interdit et saisi
de crainte; vous vous abandonnez à l'étonnement en voyant cette étrange
impatience des cieux: mais si vous vouliez remonter à la vraie cause et
chercher pourquoi tous ces feux, tous ces spectres glissant dans l'ombre;
pourquoi ces oiseaux, ces animaux qui s'écartent des lois de leur espèce;
pourquoi ces vieillards imbéciles, ces enfants qui prophétisent; pourquoi,
de leur règle ordinaire, de leur nature propre, de leur manière d'être
préordonnée, toutes ces choses passent ainsi à une existence monstrueuse;
alors vous arriveriez à concevoir que le ciel ne leur infuse cet esprit qui
les agite que pour en faire des instruments de crainte et nous avertir d'une
situation monstrueuse. Maintenant, Casca, je pourrais te nommer un homme
semblable à cette effrayante nuit, un homme qui tonne, foudroie, ouvre les
tombeaux et rugit comme le lion dans le Capitole, un homme qui de sa force
personnelle n'est pas plus puissant que toi ou moi, et qui cependant est
devenu prodigieux et terrible comme ces étranges bouleversements.
CASCA.—C'est de César que vous parlez: n'est-ce pas de
lui, Cassius?
CASSIUS.—Qui que ce soit, qu'importe? les Romains
d'aujourd'hui sont, pour la taille et la force, pareils à leurs ancêtres;
mais malheur sur notre temps! les âmes de nos pères sont mortes, et nous ne
sommes plus gouvernés que par l'esprit de nos mères; notre joug et notre
patience à le souffrir ne font plus voir en nous que des efféminés.
CASCA.—En effet, on prétend que les sénateurs se
proposent d'établir demain César pour roi, et qu'il portera sa couronne sur
mer, sur terre, partout, excepté ici, en Italie
CASSIUS.—Moi, je sais alors où je porterai ce poignard.
Cassius affranchira Cassius de l'esclavage. C'est par là, grands dieux, que
vous donnez de la force aux faibles; c'est par là, grands dieux, que vous
déjouez les tyrans. Ni la tour de pierre, ni les murailles de bronze
travaillé, ni le cachot privé d'air, ni les liens de fer massif, ne peuvent
enchaîner la force de l'âme; mais la vie fatiguée de ces entraves terrestres
ne manque jamais du pouvoir de s'en affranchir. Si je sais cela, que le
monde entier le sache: cette part de tyrannie que je porte, je puis à mon
gré la rejeter loin de moi.
CASCA.—Je le puis de même, et tout captif porte dans sa
main le pouvoir d'anéantir sa servitude.
CASSIUS.—Alors, pourquoi donc César serait-il un tyran?
Pauvre homme! Je sais bien, moi, qu'il ne serait pas un loup s'il ne voyait
que les Romains sont des brebis; il ne serait pas un lion si les Romains
n'étaient pas des biches. Qui veut élever en un instant une flamme puissante
commence par l'allumer avec de faibles brins de paille. Quel amas d'ordures,
de débris, de pourriture, doit être Rome pour fournir le vil aliment de la
lumière qui se réfléchit sur un aussi vil objet que César! Mais, ô douleur!
où m'as-tu conduit? Peut-être parlé-je ici à un esclave volontaire, et alors
je sais que j'aurai à en répondre; mais je suis armé, et les dangers me sont
indifférents.
CASCA.—Vous parlez à Casca, à un homme qui n'est point un
impudent faiseur de rapports. Voilà ma main, travaillez à redresser tous ces
abus: Casca posera son pied aussi avant que celui qui ira le plus loin.
CASSIUS.—C'est un traité conclu. Apprenez maintenant,
Casca, que j'ai disposé un certain nombre des plus généreux Romains à entrer
avec moi dans une entreprise honorable et dangereuse par son importance:
dans ce moment, je le sais, ils m'attendent sous le portique de Pompée, car,
dans cette effroyable nuit, il n'y a pas moyen de se tenir dehors ni de se
promener dans les rues; et la face des éléments, comme l'oeuvre qui repose
dans nos mains, est sanglante, enflammée et terrible.
(Entre Cinna.)
CASCA.—Mettons-nous un moment à l'écart; quelqu'un
s'avance à grands pas.
CASSIUS.—C'est Cinna, je le reconnais à sa démarche:
c'est un ami.—Cinna, où courez-vous ainsi?
CINNA.—Vous chercher.—Qui est-là? Métellus Cimber?
CASSIUS.—Non, c'est Casca, un Romain qui fait corps avec
nous pour nos entreprises. Ne suis-je pas attendu, Cinna?
CINNA.—J'en suis bien aise. Quelle terrible nuit que
celle-ci! Quelques-uns d'entre nous ont vu d'étranges phénomènes.
CASSIUS.—Ne suis-je pas attendu? dites-le moi.
CINNA.—Oui, vous l'êtes. O Cassius! si vous pouviez
gagner à notre parti le noble Brutus!
CASSIUS.—Vous serez content. Cher Cinna, prenez ce
papier, ayez soin de le placer dans la chaire du préteur, de façon que
Brutus puisse l'y trouver. Jetez celui-ci sur sa fenêtre; fixez ce dernier
avec de la cire sur la statue de Brutus l'ancien. Cela fait, revenez au
portique de Pompée, où vous nous trouverez. Décius Brutus et Trébonius y
sont-ils?
CINNA.—Tous y sont, excepté Métellus Cimber qui est allé
vous chercher à votre demeure. Moi, je vais me hâter et distribuer ces
papiers comme vous me l'avez prescrit.
CASSIUS.—Après cela revenez au théâtre de Pompée. (Cinna
sort.) Venez, Casca; vous et moi nous irons avant le jour voir Brutus à
son logis: il est aux trois quarts à nous, et à la première rencontre
l'homme tout entier nous appartiendra.
CASCA.—Oh! Brutus est placé bien haut dans le coeur du
peuple; et ce qui paraîtrait en nous un attentat, l'autorité de son nom,
comme la plus puissante alchimie, le transformera en mérite et en vertu.
CASSIUS.—Vous vous êtes formé une juste idée de lui, de
son prix, et de l'extrême besoin que nous avons de lui.—Marchons, car il est
plus de minuit, et avant le jour nous irons l'éveiller et nous assurer de
lui.
(Ils sortent.)
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
Toujours à Rome.—Les vergers de Brutus.
Entre BRUTUS.
BRUTUS.—Holà, Lucius, viens!—Je ne puis, par l'élévation
des étoiles, juger si le jour est loin encore.—Lucius? Eh bien!—Je voudrais
que mon défaut fût de dormir aussi profondément.—Allons, Lucius, allons!
Éveille-toi, te dis-je! Viens donc, Lucius!
(Entre Lucius.)
LUCIUS.—M'avez-vous appelé, seigneur?
BRUTUS.—Lucius, porte un flambeau dans ma bibliothèque;
dès qu'il sera allumé, reviens m'avertir ici.
LUCIUS.—J'y vais, seigneur.
(Il sort.)
BRUTUS.—Sa mort est le seul moyen, et pour ma part, je ne
me connais aucun motif personnel de le rejeter que la cause générale. Il
voudrait être couronné: à quel point cela peut changer sa nature, voilà la
question. C'est l'éclat du jour qui fait éclore le serpent, et nous
contraint ainsi de marcher avec précaution. Le couronner! c'est précisément
cela.... C'est, je ne saurais le nier, l'armer d'un dard avec lequel il
pourra, à sa volonté, créer le danger. Le mal de la grandeur, c'est quand du
pouvoir elle sépare la conscience; et pour rendre justice à César, je n'ai
point vu que ses passions aient jamais eu plus de pouvoir que sa raison:
mais c'est une vérité d'expérience que, pour la jeune ambition
,
la modestie est une échelle vers laquelle celui qui s'élève tourne son
visage; mais une fois parvenu à l'échelon le plus haut, il tourne le dos à
l'échelle, porte son regard dans les nues, dédaignant les humbles degrés par
lesquels il est monté. Ainsi pourrait faire César: de peur qu'il ne le
puisse faire, prévenons-le, et puisque ce qu'il est ne suffit pas pour
qualifier l'attaque, considérons-le sous cette face: ce qu'il est, en
augmentant, le conduirait à tels et tels excès. Regardons-le comme l'oeuf
d'un serpent qui une fois éclos, deviendrait malfaisant par la loi de son
espèce, et tuons-le dans sa coquille.
(Rentre Lucius.)
LUCIUS.—Le flambeau brûle dans votre cabinet,
seigneur.—En cherchant une pierre à feu sur la fenêtre, j'ai trouvé ce
billet ainsi scellé; je suis sûr qu'il n'y était pas quand je suis allé me
coucher.
BRUTUS.—Retourne à ton lit, il n'est pas jour encore. Mon
garçon, n'avons-nous pas demain les ides de mars?
LUCIUS.—Je ne sais pas, seigneur.
(Il sort.)
BRUTUS.—Regarde dans le calendrier, et reviens me le
dire.
LUCIUS.—J'y vais, seigneur.
BRUTUS.—Ces exhalaisons qui sifflent à travers les airs
jettent tant de clarté, que je puis lire à leur lumière.
(Il ouvre le billet et le lit.)
Brutus tu dors: réveille-toi, vois qui tu es.
Faudra-t-il que Rome...? Parle, frappe, rétablis nos droits.—Brutus tu dors,
réveille-toi.—J'ai trouvé souvent de pareilles instigations jetées sur
mon passage: Faudra-t-il que Rome...? Voici ce que je dois suppléer:
Faudra-t-il que Rome demeure tremblante sous un homme? Qui! Rome? Mes
ancêtres chassèrent des rues de Rome ce Tarquin qui portait le nom de roi.—Parle,
frappe, rétablis nos droits. Ainsi donc on me presse de parler et de
frapper. O Rome! je t'en fais la promesse: s'il en résulte le rétablissement
de tes droits, tu obtiendras de la main de Brutus tout ce que tu demandes.
(Rentre Lucius.)
LUCIUS.—Seigneur, mars a consumé quatorze de ses jours.
BRUTUS.—Il suffit. (On frappe derrière le théâtre.)
Va à la porte, quelqu'un frappe. (Lucius sort.) Depuis que Cassius a
commencé à m'exciter contre César, je n'ai point dormi.—Entre la première
pensée d'une entreprise terrible et son exécution, tout l'intervalle est
comme une vision fantastique ou un rêve hideux. Le génie de l'homme et les
instruments de mort tiennent alors conseil, et l'état de l'homme offre en
petit celui d'un royaume où s'agitent tous les éléments de l'insurrection.
(Rentre Lucius.)
LUCIUS.—Seigneur, c'est votre frère Cassius qui est à la
porte; il demande à vous voir.
BRUTUS.—Est-il seul?
LUCIUS.—Non, seigneur, il y a plusieurs personnes avec
lui.
BRUTUS.—Les connais-tu?
LUCIUS.—Non, seigneur; leurs chapeaux sont enfoncés
jusque sur leurs oreilles, et la moitié de leurs visages est ensevelie dans
leurs manteaux, au point que je n'ai pu distinguer leurs traits de façon à
les reconnaître.
BRUTUS.—Fais-les entrer. (Lucius
sort.) Ce sont les conjurés. O conspiration! as-tu honte de
montrer dans la nuit ton front redoutable, à l'heure où le mal est en pleine
liberté? Où trouveras-tu donc dans le jour, une caverne assez sombre pour
dissimuler ton monstrueux visage? Conspiration, n'en cherche point: qu'il se
cache dans les sourires de l'affabilité; car si tu marches portant à
découvert tes traits naturels, l'Érèbe même n'est pas assez obscur pour te
dérober au soupçon.
SCÈNE II
Entrent CASSIUS, CASCA, DÉCIUS,
CINNA, MÉTELLUS
CIMBER ET TRÉBONIUS.
CASSIUS.—Je crains que nous n'ayons trop indiscrètement
troublé votre repos. Bonjour, Brutus: sommes-nous importuns?
BRUTUS.—Je suis levé depuis une heure; j'ai passé toute
la nuit sans dormir. Dites-moi si je connais ceux qui vous accompagnent.
CASSIUS.—Oui, vous les connaissez tous; et pas un ici qui
ne vous honore, pas un qui ne désire que vous ayez de vous-même l'opinion
qu'a de vous tout noble Romain. Voici Trébonius.
BRUTUS.—Il est le bienvenu.
CASSIUS.—Celui-ci est Décius Brutus.
BRUTUS.—Il est aussi le bienvenu.
CASSIUS.—Celui-ci est Casca; celui-là Cinna; celui-là
Métellus Cimber.
BRUTUS.—Tous sont les bienvenus. Quels soucis vigilants
sont venus s'interposer entre la nuit et vos paupières?
CASSIUS.—Pourrai-je dire un mot?
(Ils se parlent bas.)
DÉCIUS.—C'est ici l'orient: n'est-ce pas là le jour qui
commence à poindre de ce côté?
CASCA.—Non.
CINNA.—Oh! pardon, seigneur, c'est le jour; et ces lignes
grisâtres qui prennent sur les nuages sont les messagers du jour.
CASCA.—Vous allez m'avouer que vous vous trompez tous
deux. C'est là, à l'endroit même où je pointe mon épée, que se lève le
soleil, beaucoup plus vers le midi, en raison de la jeune saison de l'année.
Dans deux mois environ, plus élevé vers le nord, il lancera de ce point ses
premiers feux; et l'orient proprement dit est vers le Capitole, dans cette
direction-là.
BRUTUS.—Donnez-moi tous la main, l'un après l'autre.
CASSIUS.—Et jurons d'accomplir notre résolution.
BRUTUS.—Non, point de serment. Si notre figure d'hommes
,
la souffrance de nos âmes, les iniquités du temps sont des motifs
impuissants, rompons sans délai: que chacun de nous retourne à son lit
oisif; laissons la tyrannie à l'oeil hautain se promener à son gré, jusqu'à
ce que chacun de nous tombe désigné par le sort. Mais si, comme j'en suis
certain, ces motifs portent avec eux assez de feu pour enflammer les lâches,
et pour donner une trempe valeureuse à l'esprit mollissant des femmes;
alors, compatriotes, quel autre aiguillon nous faut-il que notre propre
cause pour nous exciter au redressement de nos droits? Quel autre lien que
ce secret gardé par des Romains qui ont dit le mot et ne biaiseront point?
et quel autre serment que l'honnêteté engagée envers l'honnêteté à ce que
cela soit ou que nous périssions. Laissons jurer les prêtres, les lâches,
les hommes craintifs, ces vieillards qu'affaiblit un corps décomposé, et ces
âmes patientes de qui l'injustice reçoit un accueil serein. Qu'elles jurent
au profit de la cause injuste, les créatures dont on peut douter: mais nous,
ne faisons pas à l'immuable sainteté de notre entreprise, ni à
l'insurmontable constance de nos âmes, l'affront de penser que notre cause
ou notre action eurent besoin d'un serment, tandis que chaque Romain doit
savoir que chaque goutte du sang qu'il porte dans ses nobles veines
s'entache d'une multiple bâtardise, du moment où il manque à la plus petite
particule de la moindre promesse sortie de sa bouche.
CASSIUS.—Mais que pensez-vous de Cicéron? êtes-vous
d'avis de le sonder? je crois qu'il entrerait fortement dans notre projet.
CASCA.—Il ne faut pas le laisser de côté.
CINNA.—Non, gardons-nous-en bien.
MÉTELLUS CIMBER.—Oh! ayons pour nous Cicéron: ses cheveux
d'argent nous gagneront la bonne opinion des hommes, et nous achèteront des
voix qui célébreront notre action: on dira que sa sagesse a dirigé nos bras;
il ne sera plus question de notre jeunesse, de notre témérité; tout sera
enveloppé dans sa gravité.
BRUTUS.—Oh! ne m'en parlez pas; ne nous ouvrons point à
lui; jamais il n'entrera dans ce que d'autres auront commencé.
CASSIUS.—Laissons-le donc à l'écart.
CASCA.—En effet, il ne nous convient pas.
DÉCIUS.—Ne frappera-t-on aucun autre que César?
CASSIUS.—C'est une question bonne à élever, Décius. Moi,
je pense qu'il n'est pas à propos que Marc-Antoine, si chéri de César,
survive à César. Nous trouverons en lui un dangereux machinateur; et, vous
le savez, ses ressources, s'il les met en oeuvre, pourraient s'étendre assez
loin pour nous susciter à tous de grands embarras. Il faut, pour les
prévenir, qu'Antoine et César tombent ensemble.
BRUTUS.—Nos procédés
paraîtront bien sanguinaires, Caïus Cassius, si après avoir abattu la tête
nous mettons ensuite les membres en pièces, comme le fait la colère en
donnant la mort, et la haine après l'avoir donnée; car Antoine n'est qu'un
membre de César. Soyons des sacrificateurs et non des bouchers, Cassius.
C'est contre l'esprit de César que nous nous élevons tous: dans l'esprit de
l'homme il n'y a point de sang. Oh! si nous pouvions atteindre à l'esprit de
César sans déchirer César! Mais, hélas! pour cela il faut que le sang de
César coule; mes bons amis, tuons-le hardiment, mais non avec rage: dépeçons
la victime comme un mets propre aux dieux, ne la mettons pas en lambeaux
comme une carcasse bonne à être jetée aux chiens. Que nos coeurs soient
semblables à ces maîtres habiles qui commandent à leurs serviteurs un acte
de violence, et semblent ensuite les en réprimander. Alors notre action
semblera naître de la nécessité, et non de la haine; et lorsqu'elle paraîtra
telle aux yeux du peuple, nous serons nommés des purificateurs, non des
assassins. Quant à Marc-Antoine, ne songez point à lui: il ne peut rien de
plus que ne pourra le bras de César, quand la tête de César sera tombée.
CASSIUS.—Cependant je le redoute, car cette tendresse qui
s'est enracinée dans son coeur pour César....
BRUTUS.—Hélas! bon Cassius, ne songez point à lui. S'il
aime César, tout ce qu'il pourra faire n'agira que sur lui-même; il pourra
se laisser aller au chagrin, et mourir pour César; et ce serait beaucoup
pour lui, livré comme il l'est aux plaisirs, à la dissipation et aux
sociétés nombreuses.
TRÉBONIUS.—Il n'est point à craindre: qu'il ne meure
point par nous, car nous le verrons vivre et rire ensuite de tout cela.
(L'horloge sonne.)
BRUTUS.—Silence, comptons les heures.
CASSIUS.—L'horloge a frappé trois coups.
TRÉBONIUS.—Il est temps de nous séparer.
CASSIUS.—Mais il est encore incertain si César voudra ou
non sortir aujourd'hui, car il est depuis peu devenu superstitieux, et
s'éloigne tout à fait de l'opinion générale qu'il s'était autrefois formée
sur les visions, les songes et les présages tirés des sacrifices
.
Il se pourrait que ces prodiges si marquants, les terreurs inaccoutumées de
cette nuit, et les sollicitations de ses augures le retinssent aujourd'hui
loin du Capitole.
DÉCIUS.—Ne le craignez pas. Si telle est sa résolution,
je me charge de la surmonter; car il aime à entendre répéter qu'on prend les
licornes avec des arbres, les ours avec des miroirs, les éléphants dans des
fosses, les lions avec des filets, et les hommes avec des flatteries: mais
quand je lui dis que lui il hait les flatteurs, il me répond que cela est
vrai; et c'est alors qu'il est le plus flatté. Laissez-moi faire; je sais
tourner son humeur comme il me convient, et je le mènerai au Capitole.
CASSIUS.—Nous irons tous chez lui le chercher.
BRUTUS.—À la huitième heure. Est-ce là notre dernier mot?
CINNA.—Que ce soit le dernier mot, et n'y manquons pas.
MÉTELLUS CIMBER.—Caïus Ligarius veut du mal à César, qui
l'a maltraité pour avoir bien parlé de Pompée. Je m'étonne qu'aucun de vous
n'ait songé à lui.
BRUTUS.—Allez donc, cher Métellus, allez le trouver. Il
m'aime beaucoup, et je lui en ai donné sujet: envoyez-le-moi seulement, et
j'en ferai ce que je voudrai.
CASSIUS.—Le jour va nous atteindre. Nous allons vous
quitter, Brutus; et vous, amis, dispersez-vous: mais souvenez-vous tous de
ce que vous avez dit, et montrez-vous de vrais Romains.
BRUTUS.—Mes bons amis, prenez un visage riant et serein.
Que nos regards ne manifestent pas nos desseins; mais qu'ils portent le
secret, comme nos acteurs romains, sans apparence d'abattement et d'un air
imperturbable. Maintenant je vous souhaite à tous le bonjour.
(Tous sortent excepté Brutus.)
BRUTUS appelle Lucius.—Garçon!
Lucius! Il dort de toutes ses forces. À la bonne heure, goûte le bienfait de
la douce rosée que le sommeil appesantit sur toi; tu n'as point de ces
images, de ces fantômes que l'active inquiétude trace dans le cerveau des
hommes. Aussi dors-tu bien profondément.
(Entre Porcia.)
PORCIA.—Brutus, mon seigneur!
BRUTUS.—Porcia, quel est votre dessein? pourquoi vous
lever à cette heure? Il n'est pas bon pour votre santé d'exposer ainsi votre
complexion délicate au froid humide du matin.
PORCIA.—Cela n'est pas bon non plus pour la vôtre. Vous
vous êtes brusquement dérobé de mon lit, Brutus; et hier au soir, à souper,
vous vous êtes levé tout à coup, vous avez commencé à vous promener les bras
croisés, pensif, et poussant des soupirs; et quand je vous ai demandé ce qui
vous occupait, vous avez fixé sur moi des regards troublés et mécontents. Je
vous ai pressé de nouveau: alors vous grattant le front, vous avez frappé du
pied avec impatience. Cependant j'ai insisté encore; mais d'un geste irrité
de votre main, vous m'avez fait signe de vous laisser. Je vous ai laissé,
dans la crainte d'irriter cette impatience qui déjà ne paraissait que trop
allumée, espérant d'ailleurs que ce n'était là qu'un des accès de cette
humeur qui de temps à autre trouve son moment près de tout homme quel qu'il
soit
.
Ce chagrin ne vous laisse ni manger, ni parler, ni dormir; et s'il agissait
autant sur votre figure qu'il a déjà altéré votre manière d'être, je ne vous
reconnaîtrais plus, Brutus. Mon cher époux, faites-moi connaître la cause de
votre chagrin.
BRUTUS.—Je ne me porte pas bien; voilà tout.
PORCIA.—Brutus est sage, et s'il ne se portait pas bien,
il emploierait les moyens nécessaires pour recouvrer sa santé.
BRUTUS.—Et c'est ce que je fais. Ma bonne Porcia,
retournez à votre lit.
PORCIA.—Brutus est malade! Est-ce donc un régime
salutaire que de se promener à demi vêtu, et de respirer les humides
exhalaisons du matin? Quoi! Brutus est malade, et il se dérobe au repos
bienfaisant de son lit pour affronter les malignes influences de la nuit, et
l'air impur et brumeux qui ne peut qu'aggraver son mal! Non, non, cher
Brutus; c'est dans votre âme qu'est le mal dont vous souffrez; et en vertu
de mes droits, de mon titre auprès de vous, je dois en être instruite; et à
deux genoux je vous supplie, au nom de ma beauté autrefois vantée, au nom de
tous vos serments d'amour, et de ce serment solennel qui a réuni nos
personnes en une seule, de me découvrir, à moi cet autre vous-même, à moi
votre moitié, ce qui pèse sur votre âme; dites-moi aussi quels étaient ceux
qui sont venus vous trouver cette nuit? car il est entré ici six ou sept
hommes qui cachaient leurs visages à l'obscurité même.
BRUTUS.—Ne vous mettez pas ainsi à genoux, ma bonne
Porcia.
PORCIA.—Je n'en aurais pas besoin si vous étiez mon bon
Brutus. Dites-moi, Brutus, est-il fait pour nous cette exception aux liens
de mariage, que je ne participe point aux secrets qui vous appartiennent? ne
suis-je une autre vous-même que jusqu'à un certain point, et avec de
certaines réserves? pour vous tenir compagnie à table, faire la douceur de
votre couche, et vous adresser quelquefois la parole? N'occupé-je donc que
les avenues de votre affection? Ah! si je n'ai rien de plus, Porcia est la
concubine
de Brutus, et non pas sa femme.
BRUTUS.—Vous êtes ma femme fidèle et honorée, aussi
précieuse pour moi que les gouttes rougeâtres qui arrivent à mon triste
coeur.
PORCIA.—Si cela était vrai, je saurais déjà ce secret. Je
suis une femme, j'en conviens, mais une femme que le grand Brutus a prise
pour épouse. Je suis une femme, j'en conviens, mais une femme de bon renom,
la fille de Caton. Pensez-vous que je ne sois pas plus forte que mon sexe,
fille d'un tel père et femme d'un tel époux? Dites-moi ce que vous méditez,
je ne le révélerai point. J'ai voulu fortement éprouver ma constance; je me
suis fait une blessure ici à la cuisse: capable de soutenir ceci avec
patience, pourrais-je ne pas l'être de porter les secrets de mon mari?
BRUTUS.—O vous, dieux, rendez-moi digne de cette noble
épouse. (On frappe derrière le théâtre.)
Écoutez, écoutez, on frappe.—Porcia, rentre un moment, et bientôt ton sein
va partager tous les secrets de mon coeur; je te développerai tous mes
engagements et tout ce qui est écrit sur mon triste front
.
Retire-toi promptement. (Porcia sort.)—Lucius,
qui est-ce qui frappe?
LUCIUS.—Il y a là un homme malade qui voudrait vous
entretenir.
BRUTUS.—C'est Caïus Ligarius, dont Métellus nous a parlé.
Lucius, éloigne-toi.—Caïus Ligarius, comment êtes-vous?
LIGARIUS.—Recevez le bonjour que vous adresse une voix
bien faible.
BRUTUS.—Oh! quel temps avez-vous choisi, brave Caïus,
pour garder votre bonnet de nuit? Que je voudrais que vous ne fussiez pas
malade!
LIGARIUS.—Je ne suis plus malade, si Brutus a en main
quelque exploit digne d'être marqué du nom de l'honneur.
BRUTUS.—J'aurais en main un exploit de ce genre, Ligarius,
si pour l'entendre vous aviez l'oreille de la santé.
LIGARIUS.—Par tous les dieux devant qui se prosternent
les Romains, je chasse loin de moi mon infirmité. Âme de Rome, fruit
généreux des reins d'un père respecté, comme un exorciste tu as conjuré
l'esprit de maladie. Ordonne-moi d'aller en avant, et mes efforts tenteront
des choses impossibles; que dis-je! ils en viendront à bout.—Que faut-il
faire?
BRUTUS.—Une oeuvre par laquelle des hommes malades
retrouveront la santé.
LIGARIUS.—Mais n'est-il pas quelques hommes en santé que
nous devons rendre malades?
BRUTUS.—C'est aussi ce qu'il faudra. Ce que c'est, cher
Caïus, je te l'expliquerai en nous rendant ensemble au lieu où la chose doit
se faire.
LIGARIUS.—Que votre pied m'indique la route, et d'un
coeur animé d'une flamme nouvelle, je vous suivrai sans savoir à quelle
entreprise: il suffit que Brutus me guide.
BRUTUS.—Suis-moi donc.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Toujours à Rome.—Une pièce du palais de
César.—Tonnerre et éclairs.
Entre CÉSAR en robe de chambre.
CÉSAR.—Ni le ciel ni la terre n'ont été en paix cette
nuit. Trois fois Calphurnia dans son sommeil s'est écriée: «Au secours! oh!
ils assassinent César!»—Y a-t-il là quelqu'un?
(Entre un serviteur.)
LE SERVITEUR.—Mon seigneur?
CÉSAR.—Va, commande aux prêtres d'offrir à l'instant un
sacrifice, et reviens m'apprendre quel succès ils en augurent.
LE SERVITEUR.—J'y vais, mon seigneur.
(Il sort.)
(Entre Calphurnia.)
CALPHURNIA.—Que prétendez-vous, César? Penseriez-vous à
sortir? vous ne sortirez point aujourd'hui de chez vous.
CÉSAR.—César sortira. Les choses qui m'ont menacé ne
m'ont jamais regardé que de dos: dès qu'elles apercevront le visage de
César, elles s'évanouiront.
CALPHURNIA.—César, jamais je ne me suis arrêtée aux
présages; mais aujourd'hui ils m'épouvantent. Sans parler de tout ce que
nous avons entendu et vu, il y a de l'autre côté un homme qui raconte
d'horribles phénomènes vus par les gardes. Une lionne a fait ses petits au
milieu des rues; la bouche des sépulcres s'est ouverte et a laissé échapper
leurs morts; de terribles guerriers de feu combattaient sur les nuages, en
lignes, en escadrons, et avec toute la régularité de la guerre; il en
pleuvait du sang sur le Capitole; le choc de la bataille retentissait dans
les airs; on entendait les hennissements des coursiers et les gémissements
des mourants, et des spectres ont poussé le long des rues des cris aigus et
lamentables! O César, ces présages sont inouïs, et je les redoute.
CÉSAR.—Que peut-on éviter de ce qui est décrété par les
puissants dieux? César sortira, car ces présages s'adressent au monde entier
autant qu'à César.
CALPHURNIA.—Quand il meurt des mendiants, on ne voit pas
des comètes; mais les cieux mêmes signalent par leurs feux la mort des
princes.
CÉSAR.—Les lâches meurent plusieurs fois avant leur mort,
le brave ne goûte jamais la mort qu'une fois. De tous les prodiges dont
j'aie encore ouï parler, le plus étrange pour moi, c'est que les hommes
puissent sentir la crainte, voyant que la mort, fin nécessaire, arrivera à
l'heure où elle doit arriver. (Rentre le serviteur.)—Que
disent les augures?
LE SERVITEUR.—Ils voudraient que vous ne sortissiez pas
aujourd'hui: en retirant les entrailles d'une des victimes, ils n'ont pu
retrouver le coeur de l'animal.
CÉSAR.—Les dieux ont voulu faire honte à la lâcheté.
César serait un animal sans coeur si la peur le retenait aujourd'hui dans sa
maison: non, César n'y restera pas. Le danger sait très-bien que César est
plus dangereux que lui: nous sommes deux lions mis bas le même jour, mais je
suis l'aîné et le plus terrible, et César sortira.
CALPHURNIA.—Hélas! mon seigneur, vous consumez toute
votre sagesse en confiance. Ne sortez point aujourd'hui: donnez ma crainte
et non la vôtre pour le motif qui vous retiendra ici. Nous enverrons
Marc-Antoine au sénat: il dira que vous ne vous portez pas bien aujourd'hui;
me voici à genoux devant vous, pour l'obtenir.
CÉSAR.—Marc-Antoine dira que je ne me porte pas bien; et
pour complaire à ton caprice, je resterai. (Entre Décius.) Voici
Décius Brutus; il le leur dira.
DÉCIUS.—Salut à César! Bonjour, digne César! Je viens
vous chercher pour aller au sénat.
CÉSAR.—Et vous êtes venu fort à propos, Décius, pour
porter mes salutations aux sénateurs, et leur dire que je ne veux pas aller
aujourd'hui au sénat. Que je ne le puis, serait faux; que je ne l'ose, plus
faux encore
.
Je ne veux pas y aller aujourd'hui: dites-le leur ainsi, Décius.
CALPHURNIA.—Dites qu'il est malade.
CÉSAR.—César leur fera-t-il porter un mensonge? Ai-je
étendu si loin mon bras et mes conquêtes, pour craindre de dire la vérité à
quelques barbes grises?—Décius, allez leur dire que César ne veut pas y
aller.
DÉCIUS.—Très-puissant César, faites-moi connaître
quelques-unes de vos raisons, de peur qu'on ne me rie au nez quand je leur
rendrai ce discours.
CÉSAR.—La raison est dans ma volonté: je n'y veux pas
aller; c'en est assez pour satisfaire le sénat. Mais, pour votre
satisfaction particulière et parce que je vous aime, je vous dirai que c'est
Calphurnia que voilà, ma femme, qui me retient ici. Elle a rêvé cette nuit
qu'elle voyait ma statue, semblable à une fontaine, verser du sang tout pur
par cent tuyaux. Plusieurs Romains vigoureux venaient en souriant baigner
leurs mains dans ce sang. Elle prend tout cela pour des avis et des présages
de maux imminents; et, à genoux, elle m'a conjuré de demeurer aujourd'hui
chez moi.
DÉCIUS.—Ce songe est interprété à contre-sens: c'est une
vision heureuse et favorable. Votre statue jetant par un grand nombre de
tuyaux du sang dans lequel tant de Romains se baignent en souriant signifie
que l'illustre Rome va recevoir de vous un sang qui la ranimera, et que,
parmi les hommes magnanimes, il y aura empressement à en être teint, à en
obtenir quelque marque, quelque empreinte sacrée qui les fasse reconnaître
;
et voilà ce que signifie le songe de Calphurnia.
CÉSAR.—Vous en avez ainsi très-bien expliqué le sens.
DÉCIUS.—Vous le verrez quand vous aurez entendu ce que
j'ai à vous dire. Sachez maintenant que le sénat a résolu de décerner
aujourd'hui une couronne au puissant César: si vous envoyez dire que vous ne
voulez pas vous y rendre, les esprits peuvent changer. D'ailleurs il s'en
pourrait faire quelques plaisanteries, et l'on traduirait ainsi votre
message: «Que le sénat se sépare; ce sera pour une autre fois, quand la
femme de César aura fait de meilleurs rêves.» Si César se cache, ne se
diront-ils pas à l'oreille: «Voyez, César a peur?» Pardonnez-moi, César;
c'est mon tendre, mon bien tendre zèle pour votre fortune, qui me commande
de vous parler ainsi; et la raison est ici dans l'intérêt de mon affection.
CÉSAR.—Que vos terreurs semblent absurdes maintenant,
Calphurnia! J'ai honte d'y avoir cédé. Qu'on me donne ma robe; je veux aller
au sénat. (Entrent Publius, Brutus, Ligarius,
Métellus, Casca, Trébonius et Cinna.)—Et voyez, Publius vient ici
me chercher.
PUBLIUS.—Bonjour, César.
CÉSAR.—Soyez le bienvenu, Publius. Quoi! Brutus aussi
sorti de si bonne heure! Bonjour, Casca. Caïus Ligarius, jamais César ne fut
autant votre ennemi que cette fièvre qui vous a ainsi maigri.—Quelle heure
est-il?
BRUTUS.—César, huit heures sont sonnées.
CÉSAR.—Je vous rends grâce de votre complaisance et de
vos soins. (Entre Antoine.) Voyez
Antoine. Lui qui se divertit tant que la nuit dure, il n'en est pas moins
levé. Bonjour, Antoine.
ANTOINE.—Bonjour à l'illustre César.
CÉSAR.—Dites-leur là-dedans de tout préparer.—Je mérite
des reproches, pour me faire ainsi attendre.—Voilà maintenant Cinna qui
arrive; voilà Métellus. Ha! Trébonius, j'ai besoin de causer une heure avec
vous: souvenez-vous de venir ici aujourd'hui. Tenez-vous près de moi, de
peur que je ne vous oublie.
TRÉBONIUS.—Je le ferai, César. (A
part.) Et je serai si près, que vos meilleurs amis souhaiteront
que j'en eusse été plus loin.
CÉSAR.—Entrez, mes bons amis, et prenez une coupe de vin
avec moi
;
puis nous nous en irons tout à l'heure ensemble comme des amis.
BRUTUS.—Les apparences trompent souvent, ô César, et le
coeur de Brutus se serre lorsqu'il y réfléchit.
SCÈNE IV
Toujours à Rome.—Une rue près du
Capitole.
ARTÉMIDORE entre, lisant un papier.
ARTÉMIDORE.—«César, défie-toi de Brutus; prends garde à
Cassius; n'approche point de Casca; aie l'oeil sur Cinna; ne te fie point à
Trébonius; observe bien Métellus Cimber. Décius Brutus ne t'aime point; tu
as offensé Caïus Ligarius. Tous ces hommes sont animés d'un même esprit
contre César. Si tu n'es pas immortel, prends garde à toi, la sécurité
laisse le champ libre à la conspiration. Que les puissants dieux te
défendent!
«Ton ami ARTÉMIDORE.»
Je veux attendre ici que César passe; alors je lui
présenterai ceci comme une supplique. Mon coeur déplore que la vertu ne
puisse vivre hors de la portée des dents de l'envie. Si tu lis cette note, ô
César, tu peux vivre; sinon, les destins conspirent avec les traîtres.
SCÈNE V
Toujours à Rome.—Une autre partie de la
même rue, devant la maison de Brutus.
Entrent PORCIA ET LUCIUS.
PORCIA.—Je t'en prie, mon garçon, cours au sénat. Ne
t'arrête point à me répondre, mais pars sur-le-champ. Pourquoi restes-tu là?
LUCIUS.—Pour savoir quel est mon message, madame.
PORCIA.—Je voudrais que tu fusses déjà arrivé au sénat,
et revenu avant que j'eusse pu te dire ce que tu as à faire.—O constance!
tiens-toi ferme à mes côtés; place une énorme montagne entre mon coeur et ma
langue: j'ai l'âme d'un homme, mais je n'ai que la force d'une femme. Qu'il
est difficile aux femmes de se soumettre à la prudence!—Quoi! te voilà
encore!
LUCIUS.—Que faut-il que je fasse, madame? Courir au
Capitole, et pas autre chose? Puis revenir auprès de vous, et pas autre
chose?
PORCIA.—Oui, mon garçon, viens me redire si ton maître a
l'air bien portant, car il est sorti malade; et remarque bien ce que fait
César, quels sont les suppliants qui se pressent autour de lui.—Écoute, mon
garçon!... quel bruit est-ce là?
LUCIUS.—Je n'entends rien, madame.
PORCIA.—Je t'en prie, écoute bien. J'ai entendu un bruit
tumultueux, comme de gens qui se battent; le vent l'apporte du Capitole.
LUCIUS.—En vérité, madame, je n'entends rien.
(Entre le devin.)
PORCIA.—Approche, mon ami: de quel côté viens-tu?
LE DEVIN.—De ma maison, ma bonne dame.
PORCIA.—Quelle heure est-il?
LE DEVIN.—Environ la neuvième heure, madame.
PORCIA.—César est-il déjà rendu au Capitole?
LE DEVIN.—Madame, pas encore. Je vais prendre ma place
pour le voir, quand il passera pour s'y rendre.
PORCIA.—Tu as quelque supplique à présenter à César,
n'est-ce pas?
LE DEVIN.—J'en ai une, madame. S'il plaît à César de
vouloir assez de bien à César pour m'écouter, je le conjurerai de se traiter
lui-même en ami.
PORCIA.—Quoi! as-tu appris qu'on voulût lui faire quelque
mal?
LE DEVIN.—Aucun dont j'aie la certitude, beaucoup dont je
crains la possibilité. Bonjour, madame. La rue est étroite ici. Cette foule
de sénateurs, de préteurs, de suppliants de la classe commune, qui se presse
sur les pas de César, pourrait s'amasser au point qu'un homme faible comme
moi en serait presque étouffé. Je veux gagner un endroit moins obstrué, et
là parler au grand César au moment de son passage.
(Il sort.)
PORCIA.—Il faut que je rentre. Oh que je souffre! quelle
faible chose que le coeur d'une femme! O Brutus, que les dieux te secondent
dans ton entreprise!—Sûrement ce garçon m'aura entendue!—Brutus demande une
faveur que César n'accordera pas.—Oh! je me sens défaillir. Cours, Lucius;
va, parle de moi à mon mari. Dis-lui que je suis joyeuse; puis reviens ici
et me rapporte ce qu'il t'aura dit.
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I
Toujours à Rome.—Le Capitole.—Le sénat est
assemblé.
(Dans la rue qui conduit au Capitole, une
foule de peuple dans laquelle se trouvent Artémidore et le devin.—Fanfares.)
Entrent CÉSAR, BRUTUS, CASSIUS,
CASCA, DÉCIUS,
MÉTELLUS, TRÉBONIUS, CINNA, ANTOINE, LEPIDUS,
POPILIUS, PUBLIUS et plusieurs autres.
CÉSAR.—Les ides de mars sont arrivées.
LE DEVIN.—Oui, César, mais non passées.
ARTÉMIDORE.—Salut à César.—Lis ce billet.
DÉCIUS.—Trébonius vous demande de parcourir à votre
loisir son humble requête que voici.
ARTÉMIDORE.—O César, lisez d'abord la mienne, car c'est
la mienne dont l'objet touche César de plus près. Lisez-la, grand César.
CÉSAR.—Ce qui n'intéresse que nous sera examiné le
dernier.
ARTÉMIDORE.—Ne différez pas, César; lisez la mienne à
l'instant.
CÉSAR.—Je crois vraiment que cet homme est fou.
PUBLIUS.—Allons, l'ami, place.
CASSIUS.—Quoi, vous présentez vos pétitions dans les
rues! Venez au Capitole.
POPILIUS, à part à Cassius.—Je
souhaite que votre entreprise d'aujourd'hui puisse réussir.
CASSIUS.—Quelle entreprise, Popilius?
POPILIUS.—Portez-vous bien.
(Il s'avance vers César.)
BRUTUS.—Que vous a dit Popilius Léna?
CASSIUS.—Qu'il souhaitait que notre entreprise
d'aujourd'hui pût réussir. Je crains que nos projets ne soient découverts.
BRUTUS.—Regardez quel sera son maintien en parlant à
César. Observez-le.
CASSIUS, bas à Casca.—Casca,
soyez prompt; car nous craignons d'être prévenus. (À
Brutus.) Brutus, que ferons-nous? Si la chose se sait, Cassius ou
César n'en reviendra pas, car je me tuerai.
BRUTUS.—Cassius, ne perdez pas courage; Popilius Léna ne
parle point de notre dessein. Regardez, il sourit, et César ne change point
de visage.
CASSIUS.—Trébonius sait prendre son temps.
Remarquez-vous, Brutus? il tire Marc-Antoine à l'écart.
(Sortent Antoine et Trébonius. César et
les sénateurs prennent leurs siéges.)
DÉCIUS.—Où est Métellus Cimber? Qu'il s'avance et
présente en ce moment sa requête à César.
BRUTUS.—Il est prêt: il faut nous serrer autour de lui et
le seconder.
CINNA, bas.—Casca, c'est vous qui devez le premier
lever le bras.
CÉSAR.—Sommes-nous prêts? Quels sont les abus que César
et son sénat doivent réformer?
MÉTELLUS CIMBER.—Très-noble, très-grand et très-puissant
César, Métellus apporte devant ton tribunal les humbles voeux de son coeur.
(Il se met à genoux.)
CÉSAR.—Je dois te prévenir, Cimber, que ces formes
rampantes, ces hommages pleins de bassesse, peuvent enflammer le sang des
hommes vulgaires, et changer en vains projets d'enfants les décrets arrêtés
dans leurs premières résolutions. Mais ne te flatte point de cette idée que
César porte en lui-même un sang si rebelle, qu'il se laisse relâcher de son
énergie naturelle par ce qui charme les imbéciles, par de douces paroles, de
basses courbettes, et de viles caresses d'épagneul. Ton frère est banni par
un décret: si tu t'avises de venir pour lui t'incliner, prier, cajoler, je
te chasserai de mon chemin comme un vilain roquet. Apprends que César ne
fait point d'injustices, et qu'il ne se laisse point apaiser sans motifs.
MÉTELLUS CIMBER.—N'est-il point ici quelque voix plus
recommandable que la mienne, qui, avec des accents plus doux à l'oreille du
grand César, sollicite le rappel de mon frère exilé?
BRUTUS.—Je baise ta main, mais non pas par flatterie,
César, en te demandant que Publius Cimber obtienne à l'instant la liberté de
revenir.
CÉSAR.—Quoi, Brutus!
CASSIUS.—Pardon, César; César, pardon: Cassius s'abaisse
jusqu'à tes pieds pour obtenir de toi que Publius Cimber soit délivré de son
exil.
CÉSAR.—Vous pourriez me fléchir si je vous ressemblais;
si je pouvais prier pour émouvoir, je pourrais être ému par des prières.
Mais je suis immuable comme l'étoile du nord, qui seule dans le firmament
demeure vraiment fixe et dans sa constante immobilité. Les cieux sont peints
d'innombrables étincelles: elles sont toutes de feu, et chacune d'entre
elles resplendit de clarté, mais il n'en est qu'une entre toutes qui garde
constamment sa place. Ce monde est de même, bien peuplé d'hommes, et tous
ces hommes sont de chair et de sang, tous doués d'intelligence; mais dans le
nombre je n'en connais qu'un qui sache conserver son rang à l'abri de toute
atteinte, inaccessible à tout mouvement: cet homme, c'est moi; je veux en
donner une petite preuve même en ceci. C'est parce que je suis ferme que
Cimber a dû être banni; et je demeure ferme en voulant qu'il reste banni.
MÉTELLUS CIMBER.—O César!
CÉSAR.—Loin de moi. Veux-tu ébranler l'Olympe?
DÉCIUS.—Grand César!
CÉSAR.—Brutus n'a-t-il pas fléchi le genou en vain?
CASCA.—Mon bras parle pour moi!
(Casca frappe César au cou. César lui
saisit le bras:
il est alors frappé par plusieurs autres conjurés,
et enfin par Marcus Brutus.)
CÉSAR.—
Et
tu, Brute?—Alors
tombe, César.
(Il meurt. Les sénateurs et le peuple se
retirent en tumulte.)
CINNA.—Liberté! délivrance! La tyrannie est morte.
Courez, allez le proclamer, le crier dans toutes les rues.
CASSIUS.—Quelques-uns de vous aux tribunes. Allez et
criez: Liberté! délivrance! affranchissement!
BRUTUS.—Peuple et sénateurs, ne vous effrayez point, ne
fuyez point, restez à vos places: la dette de l'ambition est acquittée.
CASCA.—Allez à la tribune, Brutus.
DÉCIUS.—Et Cassius aussi.
BRUTUS.—Où est Publius?
CINNA.—Le voici, tout consterné de ce soulèvement.
MÉTELLUS CIMBER.—Demeurons fermes tous ensemble, de
crainte que quelques amis de César n'essayent....
BRUTUS.—Ne parle point de demeurer.—Publius, point
d'abattement; on n'a le dessein de vous faire aucun mal, ni à aucun autre
Romain. Annoncez-le à tous, Publius.
CASSIUS.—Et quittez-nous, Publius, de peur que ce peuple,
en fondant sur nous, ne mette votre vieillesse en danger.
BRUTUS.—Oui, éloignez-vous, et que nul homme n'ait à
supporter les suites de cette action, que nous qui l'avons faite.
(Rentre Trébonius.)
CASSIUS—Où est Antoine?
TRÉBONIUS—Dans sa maison, où il s'est enfui d'épouvante.
Hommes, femmes, enfants, les regards pleins de terreur, crient et courent
comme si nous étions au jour du jugement.
BRUTUS.—Destins, nous connaîtrons vos volontés. Que nous
devons mourir, nous le savons. Ce n'est que de l'époque et du soin d'en
retarder le jour que s'inquiétent les hommes.
CASSIUS.—Véritablement, celui qui retranche vingt années
de la vie, retranche vingt années de crainte de la mort.
BRUTUS.—Cela convenu, la mort est un bienfait; et nous
nous sommes montrés les amis de César en abrégeant le temps qu'il avait à la
craindre. Baissez-vous, Romains, baissez-vous; baignons nos bras dans le
sang de César, et que nos épées en soient enduites. Marchons ensuite jusqu'à
la place publique, et brandissant nos glaives rougis au-dessus de nos têtes,
crions tous: Paix! délivrance! liberté!
CASSIUS.—Baissons-nous donc et qu'ils en soient
trempés....—Combien de siècles futurs verront représenter la noble scène que
nous donnons ici, dans des empires à naître et dans des langages encore
inconnus!
BRUTUS.—Combien de fois verra-t-on couler, par manière de
jeu, le sang de ce César que voilà étendu sur la base de la statue de
Pompée, de pair avec la poussière!
CASSIUS.—Et chaque fois que cela se verra, on dira de
notre association: Ce sont là les hommes qui donnèrent à leur pays la
liberté.
DÉCIUS.—Eh bien! sortirons-nous?
CASSIUS.—Oui, marchons tous, Brutus nous conduira; et,
attachés à ses pas, les coeurs les plus intrépides et les plus vertueux de
Rome vont honorer sa marche.
(Entre un serviteur.)
BRUTUS.—Un moment, qui vient à nous? un ami d'Antoine.
LE SERVITEUR.—Brutus, mon maître m'a recommandé de
fléchir ainsi le genou; ainsi Marc-Antoine m'a enjoint de me jeter à vos
pieds, et il m'a ordonné, lorsque je me serais prosterné, de vous parler en
ces mots: «Brutus est noble, sage, vaillant et vertueux; César fut puissant,
intrépide, illustre et capable d'affection. Dis que j'ai aimé Brutus et que
je l'honore; dis que je craignais César, l'honorais, et l'aimais. Si Brutus
veut permettre qu'Antoine vienne à lui sans avoir rien à craindre, s'il veut
lui expliquer comment César a mérité d'être frappé de mort, Marc-Antoine
n'aimera pas César mort autant que Brutus vivant! mais il suivra avec une
entière fidélité la fortune et les intérêts du noble Brutus à travers les
hasards de cette situation encore inusitée.» Ainsi parle Antoine mon maître.
BRUTUS.—Ton maître est un sage et brave Romain; jamais je
n'en jugeai d'une manière moins favorable. Dis-lui que, s'il lui plaît de
venir en ce lieu, il sera satisfait, et que, sur mon honneur, il en sortira
sans nul outrage.
LE SERVITEUR.—Je vais le chercher à l'instant.
(Il sort.)
BRUTUS.—Je sais que nous l'aurons aisément pour ami.
CASSIUS.—Je désire qu'il en soit ainsi: cependant j'ai en
pensée qu'il faut le redouter beaucoup, et toujours mes pressentiments
sinistres vont droit à l'événement.
(Rentre Antoine.)
BRUTUS.—Voilà Antoine qui s'avance. Soyez le bienvenu,
Marc-Antoine.
MARC-ANTOINE.—O puissant César, es-tu donc tombé si bas?
tes conquêtes, toutes tes gloires, tes triomphes, les dépouilles que tu as
remportées sont-ils donc resserrés dans ce court espace? Adieu!—Patriciens,
j'ignore vos intentions: j'ignore quel autre que César doit voir couler son
sang, quel autre est devenu trop puissant. Si c'est moi, il n'est point pour
ma mort d'heure aussi convenable que l'heure de la mort de César, ni d'arme
aussi digne de moitié que ces épées que vous tenez, illustrées par le plus
noble sang de cet univers. Je vous en conjure, si vous me voulez du mal,
maintenant, tandis que vos mains rougies fument encore de la vapeur du sang,
satisfaites votre désir. J'aurais mille ans à vivre, que jamais je ne me
trouverais si disposé à mourir. Aucun lieu, aucun genre de mort, ne me
plairont jamais comme de mourir ici près de César et par vos coups, vous,
l'élite des grandes âmes de cet âge.
BRUTUS.—O Antoine, n'implorez point de nous votre mort.
Nous devons maintenant paraître sanguinaires et cruels, ainsi que par l'état
de nos mains et par l'action que nous venons d'exécuter nous le paraissons à
vos yeux: mais vous ne voyez que nos mains et cette oeuvre sanglante
qu'elles ont accomplie: nos coeurs, vous ne les voyez pas; ils sont
pitoyables, et c'est la pitié pour l'injure publique faite à Rome (car la
flamme chasse une autre flamme, et de même la pitié une autre pitié) qui a
ainsi agi contre César. Mais pour vous, Marc-Antoine, nos épées n'ont qu'une
pointe de plomb, et nos bras, nos coeurs, frères en énergique colère, vous
reçoivent avec toute la bienveillance de l'affection, avec estime, avec
égard.
CASSIUS.—Votre voix aura autant d'influence que celle
d'aucun autre dans la distribution des nouvelles dignités.
BRUTUS.—Seulement, ayez patience jusqu'à ce que nous
ayons calmé la multitude hors d'elle-même de frayeur; et alors nous vous
expliquerons par quel motif, moi qui aimais César au moment même où je le
frappai, je me suis conduit ainsi.
ANTOINE.—Je ne doute point de votre sagesse.—Que chacun
de vous me donne sa main sanglante. D'abord, Marcus Brutus, je veux secouer
la vôtre. Puis je prends votre main, Caïus Cassius; maintenant la vôtre,
Décius Brutus! et la vôtre, Métellus; et la vôtre, Cinna; et la vôtre, mon
brave Casca; la vôtre enfin, bon Trébonius, nommé le dernier, mais non pas
le moindre dans mon amitié.—Tous tous, patriciens.... Hélas! que dirai-je?
Ma réputation repose maintenant sur un terrain si glissant, que vous devez
concevoir de moi l'une de ces mauvaises pensées, ou que je suis un lâche, ou
que je suis un flatteur.—Que je t'aimai, César, oh! c'est la vérité! Si ton
âme nous contemple maintenant, ne te sera-ce pas une douleur plus sensible
que ta mort, de voir ton Antoine faisant sa paix avec tes ennemis, et
secouant leur main sanglante, ô grand homme! en présence de ton cadavre? Si
j'avais autant d'yeux que tu as de blessures, et qu'ils versassent des
larmes aussi abondantes que les ruisseaux qu'elles versent de ton sang, cela
me siérait bien mieux que de m'unir par des conventions d'amitié avec tes
ennemis.—Pardonne-moi, Jules.—Ici tu fus environné, cerf courageux; ici tu
es tombé: et ici se sont arrêtés les chasseurs portant les marques de ton
massacre, et baignés dans le fleuve cramoisi de ton sang! O monde, tu étais
la forêt de ce cerf; et véritablement, ô monde, il était ton
centre.—Maintenant te voilà étendu comme le cerf frappé par plusieurs
princes.
CASSIUS.—Marc-Antoine!...
ANTOINE.—Pardonnez-moi, Cassius; les ennemis de César en
diront autant. C'est donc de la part d'un ami une bien froide modération.
CASSIUS.—Je ne vous blâme point de louer ainsi César.
Mais quel traité prétendez-vous faire avec nous? Voulez-vous être inscrit au
nombre de nos amis, ou bien poursuivrons-nous sans compter sur vous?
ANTOINE.—Vous le savez, j'ai pris vos mains; mais il est
vrai, j'ai été distrait de mon objet en baissant les yeux sur César. Je suis
de vos amis à tous, et tous je vous aime, dans l'espérance que vous me
donnerez des raisons qui me feront comprendre comment et en quoi César était
dangereux.
BRUTUS.—S'il en était autrement, ce serait un atroce
spectacle. Les explications que nous avons à vous donner abondent tellement
en considérations légitimes que fussiez-vous, vous Antoine, le fils de
César, vous devriez en être satisfait.
ANTOINE.—C'est tout ce que je désire; et de plus, je
voudrais obtenir de vous qu'il me fût permis de présenter son corps sur la
place du marché, et de parler à la tribune, lors de la cérémonie de ses
funérailles, comme il convient à un ami.
BRUTUS. Vous le pourrez, Marc-Antoine.
CASSIUS. Brutus, un mot. (À part.)
Vous ne savez pas ce que vous accordez là. Ne consentez point qu'Antoine
parle à ses funérailles: savez-vous à quel point ce qu'il dira ne sera pas
capable d'émouvoir le peuple?
BRUTUS.—Permettez.... Je monterai le premier à la
tribune: j'exposerai les motifs de la mort que nous avons donnée à César;
tout ce qu'Antoine dira, je déclarerai qu'Antoine le dit de notre aveu, par
notre permission, et que nous consentons qu'on accomplisse pour César tous
les rites réguliers, toutes les cérémonies légales. Cela nous sera plutôt
avantageux que contraire.
CASSIUS.—Je ne sais ce qui en peut arriver: cela me
déplaît.
BRUTUS.—Approchez, Marc-Antoine; disposez du corps de
César. Dans votre harangue funéraire, vous vous abstiendrez de nous blâmer;
mais dites de César tout le bien qui vous viendra en pensée, et ajoutez que
vous le faites par notre permission; autrement vous n'aurez aucune espèce de
part dans ses funérailles.
ANTOINE.—Soit; je n'en désire pas davantage.
BRUTUS.—Préparez donc le corps et suivez-nous.
(Tous sortent, excepté Antoine.)
ANTOINE.—O pardonne-moi, masse de terre encore saignante,
si je parais doux et pacifique avec ces bouchers! Tu es le débris du plus
grand homme qui ait jamais vécu dans la durée des âges. Malheur à la main
qui répandit ce sang précieux! Je le prédis en ce moment sur tes blessures,
qui, comme autant de bouches muettes, ouvrent leurs lèvres rougies pour me
demander la voix et les paroles de ma langue. La malédiction va fondre sur
la tête des hommes; les fureurs intestines, la terrible guerre civile vont
envahir toutes les parties de l'Italie. Le sang, la destruction seront des
choses si communes, et les objets effroyables deviendront si familiers, que
les mères ne feront plus que sourire à la vue de leurs enfants déchirés des
mains de la guerre. Toute pitié sera étouffée par l'habitude des actions
atroces; et conduisant avec elle Até, sortie brûlante de l'enfer, l'ombre de
César promènera sa vengeance, criant d'une voix puissante dans l'intérieur
de nos frontières: Carnage
!
et alors seront lâchés les chiens de la guerre, jusqu'à ce qu'enfin l'odeur
de cette action exécrable s'élève au-dessus de la terre avec les exhalaisons
des cadavres pourris, gémissant après la sépulture. (Entre un serviteur.)
Vous servez Octave César, n'est-il pas vrai?
LE SERVITEUR.—Je le sers, Marc-Antoine.
ANTOINE.—César lui a écrit de se rendre à Rome.
LE SERVITEUR.—Il a reçu les lettres de César. Il est en
chemin, et il m'a chargé de vous dire de vive voix.... (Il aperçoit le
corps de César.) O César!
ANTOINE.—Ton coeur se gonfle: retire-toi à l'écart et
pleure. La douleur, je le sens, est contagieuse; et mes yeux, en voyant
rouler dans les tiens ces marques de ton affliction, commencent à se remplir
de larmes.—Ton maître vient-il?
LE SERVITEUR.—Il couche cette nuit à sept lieues de Rome.
ANTOINE.—Retourne sur tes pas en diligence, et dis-lui ce
qui est arrivé. Il n'y a plus ici qu'une Rome en deuil, une Rome dangereuse,
et non point une Rome où Octave puisse encore trouver la sûreté
.
Hâte-toi de partir et de lui donner cet avis.—Non, demeure encore: tu ne
partiras point que je n'aie porté ce corps sur la place du marché. Là, dans
ma harangue, je pressentirai les dispositions du peuple sur le cruel succès
de ces hommes de sang, et, selon l'événement, tu rendras compte au jeune
Octave de l'état des choses.—Prêtez-moi la main.
(Ils sortent, emportant le corps de
César.)
SCÈNE II
Toujours à Rome.—Le Forum.
Entrent BRUTUS ET CASSIUS, et
une foule de citoyens.
LES CITOYENS.—Nous voulons qu'on nous rende raison de ce
qui a été fait: rendez-nous-en raison.
BRUTUS.—Suivez-moi donc et prêtez l'oreille à mon
discours, amis.—Vous, Cassius, passez dans la rue voisine et partageons le
peuple entre nous.—Ceux qui voudront m'entendre parler, qu'ils demeurent
ici; que ceux qui veulent écouter Cassius aillent avec lui, et il va être
rendu un compte public des motifs de la mort de César.
PREMIER CITOYEN.—Je veux entendre parler Brutus.
SECOND CITOYEN.—Je veux entendre Cassius, afin de
comparer leurs raisons quand nous les aurons écoutés séparément l'un et
l'autre.
(Cassius sort avec une partie du peuple.
Brutus monte
dans le rostrum.)
TROISIÈME CITOYEN.—Le noble Brutus est monté; silence.
BRUTUS.—Écoutez patiemment jusqu'à la fin. Romains,
compatriotes, amis, entendez-moi dans ma cause, et faites silence pour que
vous puissiez entendre. Croyez-moi pour mon honneur, et ayez égard à mon
honneur, afin que vous puissiez me croire. Jugez-moi dans votre sagesse, et
faites usage de votre raison afin de pouvoir mieux juger. S'il est dans
cette assemblée quelque ami sincère de César, je lui dis que l'amour de
Brutus pour César n'était pas moindre que le sien. Si cet ami demande
pourquoi Brutus s'est élevé contre César, voici ma réponse: ce n'est pas que
j'aimasse moins César, mais j'aimais Rome davantage. Aimeriez-vous mieux
voir César vivant et mourir tous esclaves, que de voir César mort, et de
vivre tous libres? César m'aimait, je le pleure; il fut heureux, je m'en
réjouis; il était vaillant, je l'honore: mais il fut ambitieux, et je l'ai
tué. Il y a des larmes pour son amitié, du respect pour sa vaillance, de la
joie pour sa fortune, et la mort pour son ambition.—Quel est ici l'homme
assez abject pour vouloir être esclave? S'il en est un, qu'il parle, car
pour lui je l'ai offensé. Quel est ici l'homme assez stupide pour ne vouloir
pas être un Romain? S'il en est un, qu'il parle, car pour lui je l'ai
offensé. Quel est ici l'homme assez vil pour ne pas aimer sa patrie? S'il en
est un, qu'il parle, car pour lui je l'ai offensé.—Je m'arrête pour attendre
une réponse.
PLUSIEURS CITOYENS parlant à la
fois.—Personne, Brutus, personne.
BRUTUS.—Je n'ai donc offensé personne. Je n'ai pas fait
plus contre César que vous n'avez droit de faire contre Brutus. Les motifs
de sa mort sont enregistrés au Capitole, sans atténuer la gloire qu'il
méritait, sans appuyer sur ses fautes, pour lesquelles il a subi la mort.
(Entrent Antoine et plusieurs autres conduisant le
corps de César.)—Voici son corps qui s'avance accompagné de
signes de deuil par les soins de Marc-Antoine, qui, sans avoir participé à
sa mort, recueillera les fruits de son trépas, une place dans la république.
Et qui de vous n'en recueillera pas une? Voici ce que j'ai à vous dire en
vous quittant: Ainsi que j'ai tué mon meilleur ami pour le bien de Rome, de
même je garde ce poignard pour moi dès que ma patrie jugera ma mort
nécessaire.
LES CITOYENS.—Vivez, Brutus, vivez, vivez!
PREMIER CITOYEN.—Reconduisons-le en triomphe jusque dans
sa maison.
SECOND CITOYEN.—Élevons-lui une statue parmi ses
ancêtres.
TROISIÈME CITOYEN.—Qu'il soit fait César.
QUATRIÈME CITOYEN.—Les meilleures qualités de César
seront couronnées dans Brutus.
PREMIER CITOYEN.—Il faut le conduire à sa maison avec de
bruyantes acclamations.
BRUTUS.—Mes concitoyens!
SECOND CITOYEN.—Paix, silence; Brutus parle.
PREMIER CITOYEN.—Holà, silence.
BRUTUS.—Bons concitoyens, laissez-moi me retirer seul,
et, pour l'amour de moi, demeurez ici avec Antoine. Accueillez le corps de
César, et accueillez aussi sa harangue à la gloire de César.—C'est notre
permission qui autorise Marc-Antoine à la faire. Je vous conjure, que
personne ne sorte d'ici que moi seul, jusqu'à ce qu'Antoine ait parlé.
(Il sort.)
PREMIER CITOYEN.—Holà, restez; écoutons Marc-Antoine.
TROISIÈME CITOYEN.—Qu'il monte dans la tribune, nous
l'écouterons. Noble Antoine, montez.
ANTOINE.—Je suis reconnaissant de ce que vous m'accordez
pour l'amour de Brutus.
QUATRIÈME CITOYEN.—Que dit-il de Brutus?
TROISIÈME CITOYEN.—Il dit qu'il est reconnaissant envers
nous tous de ce que nous lui accordons pour l'amour de Brutus.
QUATRIÈME CITOYEN.—Il ferait bien de ne pas parler mal de
Brutus.
PREMIER CITOYEN.—Ce César était un tyran.
TROISIÈME CITOYEN.—Oui, cela est certain: nous sommes
bien heureux que Rome en soit délivrée.
SECOND CITOYEN.—Paix: écoutons ce qu'Antoine pourra dire.
ANTOINE.—Généreux Romains....
LES CITOYENS.—Silence! holà! écoutons-le.
ANTOINE.—Amis, Romains, compatriotes, prêtez-moi
l'oreille.—Je viens pour inhumer César, non pour le louer. Le mal que font
les hommes vit après eux; le bien est souvent enterré avec leurs os. Qu'il
en soit ainsi de César.—Le noble Brutus vous a dit que César était
ambitieux: s'il l'était, ce fut une faute grave, et César en a été gravement
puni.—Ici par la permission de Brutus et des autres (car Brutus est un homme
honorable: ils le sont tous, tous des hommes honorables), je viens pour
parler aux funérailles de César. Il était mon ami, il fut fidèle et juste
envers moi; mais Brutus dit qu'il était ambitieux, et Brutus est un homme
honorable.—Il a ramené dans Rome une foule de captifs dont les rançons ont
rempli les coffres publics: César en ceci parut-il ambitieux? Lorsque les
pauvres ont gémi, César a pleuré: l'ambition devrait être formée d'une
matière plus dure.—Cependant Brutus dit qu'il était ambitieux, et Brutus est
un homme honorable.—Vous avez tous vu qu'aux Lupercales, trois fois je lui
présentai une couronne de roi, et que trois fois il la refusa. Était-ce là
de l'ambition?—Cependant Brutus dit qu'il était ambitieux, et sûrement
Brutus est un homme honorable. Je ne parle point pour contredire ce que
Brutus a dit, mais je suis ici pour dire ce que je sais.—Vous l'aimiez tous
autrefois, et ce ne fut pas sans cause: quelle cause vous empêche donc de
pleurer sur lui? O discernement, tu as fui chez les brutes grossières, et
les hommes ont perdu leur raison!—Soyez indulgents pour moi; mon coeur est
dans ce cercueil avec César: il faut que je m'arrête jusqu'à ce qu'il me
soit revenu.
PREMIER CITOYEN.—Il y a, ce me semble, beaucoup de raison
dans ce qu'il dit.
SECOND CITOYEN.—Si tu examines sensément cette affaire,
César a essuyé une grande injustice.
TROISIÈME CITOYEN.—Serait-il vrai, compagnons? Je crains
qu'il n'en vienne à sa place un plus mauvais que lui.
QUATRIÈME CITOYEN.—Avez-vous remarqué ces mots: «Il ne
voulut pas prendre la couronne?» Donc il est certain qu'il n'était pas
ambitieux.
PREMIER CITOYEN.—Si cela est prouvé, il en coûtera cher à
quelques-uns.
SECOND CITOYEN.—Pauvre homme! ses yeux sont rouges comme
le feu à force de pleurer.
TROISIÈME CITOYEN.—Il n'est pas dans Rome un homme d'un
plus grand coeur qu'Antoine.
QUATRIÈME CITOYEN.—Attention maintenant, il recommence à
parler.
ANTOINE.—Hier encore la parole de César aurait pu
résister à l'Univers: aujourd'hui le voilà étendu, et parmi les plus
misérables, il n'en est pas un qui croie avoir à lui rendre quelque respect!
O citoyens, si j'avais envie d'exciter vos coeurs et vos esprits à la
révolte et à la fureur, je pourrais faire tort à Brutus, faire tort à
Cassius, qui, vous le savez tous, sont des hommes honorables. Je ne veux pas
leur faire tort: j'aime mieux faire tort au mort, à moi-même, et à vous
aussi, que de faire tort à des hommes si honorables.—Mais voici un parchemin
scellé du sceau de César; je l'ai trouvé dans son cabinet. Si le peuple
entendait seulement ce testament, que, pardonnez-le-moi, je n'ai pas dessein
de vous lire, tous courraient baiser les blessures du corps de César, et
tremper leurs mouchoirs dans son sang sacré; oui, je vous le dis, tous
solliciteraient en souvenir de lui un de ses cheveux qu'à leur mort ils
mentionneraient dans leurs testaments, le léguant à leur postérité comme un
précieux héritage.
QUATRIÈME CITOYEN.—Nous voulons entendre le testament:
lisez-le, Marc-Antoine.
LES CITOYENS.—Le testament! le testament! nous voulons
entendre le testament de César.
ANTOINE.—Modérez-vous, mes bons amis; je ne dois pas le
lire. Il n'est pas à propos que vous sachiez combien César vous aimait. Vous
n'êtes pas de bois, vous n'êtes pas de pierre, vous êtes des hommes; et
puisque vous êtes des hommes, si vous entendiez le testament de César, il
vous rendrait frénétiques. Il est bon que vous ne sachiez pas que vous êtes
ses héritiers; car si vous le saviez, oh! qu'en arriverait-il?
QUATRIÈME CITOYEN.—Lisez le testament; nous voulons
l'entendre, Antoine. Vous nous lirez le testament, le testament de César.
ANTOINE.—Voulez-vous avoir de la patience? voulez-vous
différer quelque temps?—Je me suis laissé entraîner trop loin en parlant du
testament. Je crains de faire tort à ces hommes honorables dont les
poignards ont massacré César; je le crains.
QUATRIÈME CITOYEN.—Ce furent des traîtres. Eux, des
hommes honorables!
LES CITOYENS.—Le testament! les dispositions de César!
SECOND CITOYEN.—Ce sont des scélérats, des assassins.—Le
testament! le testament!
ANTOINE.—Vous voulez donc me contraindre à lire le
testament? Puisqu'il en est ainsi, formez un cercle autour du corps de
César, et laissez-moi vous montrer celui qui fit le
testament.—Descendrai-je? y consentez-vous?
LES CITOYENS.—Venez, venez.
SECOND CITOYEN.—Descendez.
TROISIÈME CITOYEN.—Nous y consentons.
(Antoine descend de la tribune.)
QUATRIÈME CITOYEN.—Formons un cercle, mettons-nous autour
de lui.
PREMIER CITOYEN.—Écartez-vous du cercueil, écartez-vous
du corps.
SECOND CITOYEN.—Place pour Antoine, le noble Antoine.
ANTOINE.—Ne vous jetez pas ainsi sur moi, tenez-vous
éloignés.
LES CITOYENS.—En arrière, place, reculons en arrière.
ANTOINE.—Si vous avez des larmes, préparez-vous à les
répandre maintenant.—Vous connaissez tous ce manteau.—Je me souviens de la
première fois où César le porta: c'était un soir d'été dans sa tente, le
jour même qu'il vainquit les Nerviens.—Regardez; à cet endroit il a été
traversé par le poignard de Cassius. Voyez quelle large déchirure y a faite
le haineux Casca! C'est à travers celle-ci que le bien-aimé Brutus a
poignardé César; et lorsqu'il retira son détestable fer, voyez jusqu'où le
sang de César l'a suivi, se précipitant au dehors comme pour s'assurer si
c'était bien Brutus qui frappait si cruellement; car Brutus, vous le savez,
était un ange pour César. Jugez, ô vous, grands dieux, avec quelle tendresse
César l'aimait: cette blessure fut pour lui la plus cruelle de toutes; car
lorsque le noble César vit Brutus le poignarder, l'ingratitude, plus forte
que les bras des traîtres, acheva de le vaincre: alors son coeur puissant se
brisa, et de son manteau enveloppant son visage, au pied même de la statue
de Pompée qui ruisselait de son sang, le grand César tomba.—Oh! quelle a été
cette chute, mes concitoyens! Alors vous et moi, et chacun de nous, tombâmes
avec lui, tandis que la trahison sanguinaire brandissait triomphante son
glaive sur nos têtes.—Oh! maintenant vous pleurez; je le vois, vous sentez
le pouvoir de la pitié. Ce sont de généreuses larmes. Bons coeurs, quoi,
vous pleurez, en ne voyant encore que les plaies du manteau de notre César!
Regardez-ici: le voici lui-même déchiré, comme vous le voyez, par des
traîtres!
PREMIER CITOYEN.—O lamentable spectacle!
SECOND CITOYEN.—O noble César!
TROISIÈME CITOYEN.—O jour de malheur!
QUATRIÈME CITOYEN.—O traîtres! scélérats!
PREMIER CITOYEN.—O sanglant, sanglant spectacle!
SECOND CITOYEN.—Nous voulons être vengés.
Vengeance!—Courons, cherchons.—Brûlons.—Du feu!—Tuons, massacrons.—Ne
laissons pas vivre un des traîtres.
ANTOINE.—Arrêtez, concitoyens.
PREMIER CITOYEN.—Paix; écoutez le noble Antoine.
SECOND CITOYEN.—Nous l'écouterons, nous le suivrons; nous
mourrons avec lui.
ANTOINE.—Bons amis, chers amis, que ce ne soit point moi
qui vous précipite dans ce soudain débordement de révolte.—Ceux qui ont fait
cette action sont des hommes honorables. Quels griefs personnels ils ont eu
pour la faire, hélas! je ne le sais pas: ils sont sages et honorables, et
sans doute ils auront des raisons à vous donner.—Je ne viens point, amis,
surprendre insidieusement vos coeurs; je ne suis point, comme Brutus un
orateur; je suis tel que vous me connaissez tous, un homme simple et sans
art qui aime son ami, et ceux qui m'ont donné la permission de parler de lui
en public le savent bien; car je n'ai ni esprit, ni talent de parole, ni
autorité, ni grâce d'action, ni organe, ni aucun de ces pouvoirs d'éloquence
qui émeuvent le sang des hommes. Je ne sais qu'exprimer la vérité; je ne
vous dis que ce que vous savez vous-mêmes: je vous montre les blessures du
bon César (pauvres, pauvres bouches muettes!), et je les charge de parler
pour moi. Mais si j'étais Brutus, et que Brutus fût Antoine, il y aurait
alors un Antoine qui porterait le trouble dans vos esprits, et donnerait à
chaque blessure de César une langue qui remuerait les pierres de Rome et les
soulèverait à la révolte.
LES CITOYENS.—Nous nous soulèverons.
PREMIER CITOYEN.—Nous brûlerons la maison de Brutus.
TROISIÈME CITOYEN.—Courons à l'instant, venez, cherchons
les conspirateurs.
ANTOINE.—Écoutez-moi encore, compatriotes; écoutez encore
ce que j'ai à vous dire.
LES CITOYENS.—Holà, silence; écoutons Antoine, le
très-noble Antoine.
ANTOINE.—Quoi, mes amis, savez-vous ce que vous allez
faire? En quoi César a-t-il mérité de vous tant d'amour? Hélas! vous
l'ignorez: il faut donc que je vous le dise. Vous avez oublié le testament
dont je vous ai parlé.
LES CITOYENS.—C'est vrai!—Le testament; restons et
écoutons le testament.
ANTOINE.—Le voici, le testament, et scellé du sceau de
César.—À chaque citoyen romain, à chacun de vous tous, il donne
soixante-quinze drachmes.
SECOND CITOYEN.—O noble César!—Nous vengerons sa mort.
TROISIÈME CITOYEN.—O royal César!
ANTOINE.—Écoutez-moi avec patience.
LES CITOYENS.—Silence donc.
ANTOINE.—En outre il vous a légué tous ses jardins, ses
bocages fermés, et ses vergers récemment plantés de ce côté du Tibre. Il
vous les a laissés, à vous et à vos héritiers à perpétuité, pour en faire
des jardins publics destinés à vos promenades et à vos amusements.—C'était
là un César: quand en naîtra-t-il un pareil?
PREMIER CITOYEN.—Jamais, jamais.—Venez, partons, partons;
allons brûler son corps sur la place sacrée, et avec les tisons incendier
toutes les maisons des traîtres.—Enlevez le corps.
SECOND CITOYEN.—Allez, apportez du feu.
TROISIÈME CITOYEN.—Jetez bas les siéges.
QUATRIÈME CITOYEN.—Enlevez les bancs, les fenêtres, tout.
(Le peuple sort emportant le corps.)
ANTOINE, à part.—Maintenant
laissons faire.—Génie du mal! te voilà lancé; suis le cours qu'il te
plaira.—(Entre un serviteur.) Qu'y
a-t-il, camarade?
LE SERVITEUR.—Seigneur, Octave est déjà arrivé dans Rome.
ANTOINE.—Où est-il?
LE SERVITEUR.—Lépidus et lui sont dans la maison de
César.
ANTOINE.—Je vais l'y voir à l'instant; il arrive à
souhait.—La Fortune est en belle humeur, et dans ce caprice elle nous
accordera tout.
LE SERVITEUR.—Octave a dit devant moi que Brutus et
Cassius étaient sortis au galop hors des portes de Rome, comme des hommes
qui ont la tête perdue.
ANTOINE.—Sans doute ils auront reçu du peuple quelque
nouvelle de la manière dont je l'ai animé.—Conduis-moi vers Octave.
(Antoine sort, suivi du serviteur.)
SCÈNE III
Toujours à Rome.—Une rue.
Entre CINNA le poète.
CINNA.—J'ai rêvé cette nuit que j'étais à un banquet avec
César, et mon imagination est obsédée d'idées funestes. Je me sens de la
répugnance à sortir de ma maison; cependant quelque chose m'entraîne.
(Entrent des citoyens.)
PREMIER CITOYEN.—Quel est votre nom?
SECOND CITOYEN.—Où allez-vous?
TROISIÈME CITOYEN.—Où demeurez-vous?
QUATRIÈME CITOYEN.—Êtes-vous marié ou garçon?
SECOND CITOYEN.—Répondez sans détour à chacun de nous.
PREMIER CITOYEN.—Oui, et brièvement.
QUATRIÈME CITOYEN,—Oui, et sagement.
TROISIÈME CITOYEN.—Oui, et véridiquement; vous ferez
bien.
CINNA.—Quel est mon nom, où je vais, où je demeure, si je
suis marié ou garçon? Eh bien! pour répondre à chacun de vous sans détour,
brièvement, véridiquement et sagement, je dis sagement: Je suis garçon.
SECOND CITOYEN.—Autant dire: Il n'y a que les imbéciles
qui se marient. Vous pourriez bien être rossé pour ça, j'en ai peur.
Poursuivez et sans détour.
CINNA.—Sans détour? J'allais aux funérailles de César.
PREMIER CITOYEN.—Comme ami, ou comme ennemi?
CINNA.—Comme ami.
SECOND CITOYEN.—C'est répondre sans détour.
QUATRIÈME CITOYEN.—Et votre demeure? Brièvement.
CINNA.—Brièvement? Je demeure près du Capitole.
TROISIÈME CITOYEN.—Et votre nom, s'il vous plaît?
véridiquement.
CINNA.—Véridiquement? Mon nom est Cinna.
PREMIER CITOYEN.—Mettons-le en pièces: c'est un
conspirateur.
CINNA.—Je suis Cinna le poëte, je suis Cinna le poëte.
QUATRIÈME CITOYEN.—Mettons-le en pièces pour ses mauvais
vers, mettons-le en pièces pour ses mauvais vers.
CINNA.—Je ne suis point Cinna le conspirateur.
QUATRIÈME CITOYEN.—N'importe, il se nomme Cinna;
arrachons seulement son nom de son coeur, et puis nous le laisserons aller.
TROISIÈME CITOYEN.—Déchirons-le, déchirons-le,—Allons,
des brandons, holà, des brandons de feu!—Chez Brutus, chez Cassius, brûlons
tout.—Quelques-uns à la maison de Décius, quelques-uns chez Ligarius:
partons, courons.
(Ils sortent.)
FIN DU TROISIÈME ACTE.
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE I
Toujours à Rome.—Une pièce de la maison
d'Antoine.
ANTOINE, OCTAVE, LÉPIDUS, assis autour
d'une table.
ANTOINE.—Ainsi, tous ceux-là périront. Leurs noms sont
pointés.
OCTAVE.—Votre frère aussi doit mourir. Y consentez-vous,
Lépidus?
LÉPIDUS.—J'y consens.
OCTAVE.—Pointez-le, Antoine.
LÉPIDUS.—À condition que Publius
ne vivra pas, le fils de votre soeur, Marc-Antoine.
ANTOINE.—Il ne vivra pas: voyez, de ce trait, je le
condamne.—Mais vous, Lépidus, allez à la maison de César, rapportez-nous le
testament, et nous verrons à faire quelques coupures dans les charges qu'il
nous a léguées.
LÉPIDUS.—Mais vous retrouverai-je ici?
OCTAVE.—Ou ici, ou au Capitole.
(Lépidus sort.)
ANTOINE.—regardant aller Lépidus.—C'est
là un homme nul et sans mérite, bon à être envoyé en message. Lorsqu'il se
fait trois parts de l'univers, convient-il qu'il soit l'un des trois
copartageants?
OCTAVE.—Vous le jugiez ainsi, et vous avez pris sa voix
sur ceux qui doivent être désignés à la mort dans notre noire sentence de
proscription!
ANTOINE.—Octave, j'ai vu plus de jours que vous; et si
nous plaçons ces honneurs sur cet homme en vue de nous soulager nous-mêmes
de divers fardeaux odieux, il ne fera que les porter comme l'âne porte l'or,
gémissant et suant sous sa charge, tantôt conduit, tantôt chassé dans la
voie que nous lui indiquerons; et quand il aura voituré notre trésor au lieu
qui nous convient, alors nous lui reprendrons son fardeau, et nous le
renverrons, comme l'âne déchargé, secouer ses oreilles et paître dans les
prés du commun.
OCTAVE.—Vous pouvez faire ce qu'il vous plaira; mais
c'est un soldat intrépide et éprouvé.
ANTOINE.—Comme mon cheval, Octave; et à cause de cela je
lui assigne sa ration de fourrage. C'est un animal que j'instruis à
combattre, à volter, à s'arrêter ou à courir en avant. Ses mouvements
physiques sont gouvernés par mon intelligence, et à certains égards Lépidus
n'est rien de plus; il a hesoin d'être instruit, dressé et averti de se
mettre en marche. C'est un esprit stérile n'ayant pour pâture que les
objets, les arts, les imitations, qui, déjà usés et vieillis pour les autres
hommes, deviennent ses modèles. Ne t'en occupe que comme d'une chose qui
nous appartient; maintenant, Octave, de grands intérêts réclament notre
attention.—Brutus et Cassius lèvent des armées; il faut nous préparer à leur
tenir tête. Songeons donc à combiner notre alliance, à nous assurer de nos
meilleurs amis, à déployer nos plus puissantes ressources; et allons de ce
pas nous réunir pour délibérer sur les moyens les plus efficaces de
découvrir les choses cachées, sur les plus sûrs moyens de faire face aux
périls connus.
OCTAVE.—J'en suis d'avis; car nous sommes comme la bête
attachée au poteau, entourés d'ennemis qui aboient et nous harcèlent; et
plusieurs qui nous sourient renferment, je le crains bien, dans leurs coeurs
des millions de projets perfides.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Le devant de la tente de Brutus, au camp
de Sardes.
TAMBOURS. Entrent BRUTUS, LUCILIUS,
LUCIUS et
des soldats; TITINIUS ET PINDARUS viennent à leur
rencontre.
BRUTUS.—Holà, halte!
LUCILIUS.—Le mot d'ordre; holà! halte!
BRUTUS.—Qu'y a-t-il, Lucilius? Cassius est-il près d'ici?
LUCILIUS.—Tout près; et Pindarus vient vous saluer de la
part de son maître.
(Pindarus donne une lettre à Brutus.)
BRUTUS.—Je reçois son salut avec plaisir. Pindarus, votre
maître, soit par son propre changement, soit par la faute de ses
subordonnés, m'a donné quelques sujets de souhaiter que des choses faites ne
le fussent pas. Mais puisqu'il arrive, il me satisfera lui-même.
PINDARUS.—Je ne doute point que mon noble maître ne se
montre tel qu'il est, plein d'égards et de considération pour vous.
BRUTUS.—Je n'en fais aucun doute.—Lucilius, un mot. Je
voudrais savoir comment il vous a reçu. Éclairez-moi à ce sujet.
LUCILIUS.—Avec civilité et assez d'égards, mais non pas
avec cet air de familiarité, avec ce ton de conversation franche et amicale
qui lui étaient ordinaires autrefois.
BRUTUS.—Tu viens de peindre un ami chaud qui se
refroidit. Remarque, Lucilius, que toujours l'amitié, quand elle commence à
s'affaiblir et à décliner, a recours à un redoublement de politesses
cérémonieuses. Il n'y a point d'art dans la franche et simple bonne foi;
mais les hommes doubles, semblables à des chevaux ardents à la main, se
montrent si vigoureux, qu'à les voir on doit tout attendre de leur courage;
puis au moment où il faudrait savoir supporter l'éperon sanglant, ils
laissent tomber leur tête, et, comme une bête usée qui n'a que l'apparence,
ils succombent dans l'épreuve.—Vient-il avec toutes ses troupes?
LUCILIUS.—Elles comptent prendre cette nuit leurs
quartiers dans Sardes. Le gros de l'armée, la cavalerie entière, arrivent
avec Cassius.
(Une marche derrière le théâtre.)
BRUTUS.—Écoutons, il approche. Marchons sans bruit à sa
rencontre.
(Entrent Cassius et des soldats.)
CASSIUS.—Holà, halte!
BRUTUS.—Holà, halte! Faites passer l'ordre le long des
files.
(Derrière le théâtre.)
Halte! halte! halte!
CASSIUS à Brutus.—Mon
noble frère, vous avez eu des torts envers moi.
BRUTUS.—O dieux que j'atteste, jugez-moi.—Ai-je jamais eu
des torts envers mes ennemis? Comment donc voudrais-je avoir des torts
envers mon frère?
CASSIUS.—Brutus, cette réserve cache des torts, et quand
vous en avez....
BRUTUS.—Cassius, assez, exposez vos griefs sans violence.
Je vous connais bien. Ne nous querellons point ici sous les yeux de nos deux
armées qui ne devraient apercevoir entre nous que de l'amitié. Faites
retirer vos soldats; et alors, Cassius, venez dans ma tente, détaillez vos
griefs, et je vous écouterai.
CASSIUS.—Pindarus, commande à nos chefs de conduire leurs
troupes à quelque distance.
BRUTUS.—Donne le même ordre, Lucilius; et tant que durera
notre conférence, ne laisse personne approcher de la tente. Que Lucius et
Titinius en gardent l'entrée.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
L'intérieur de la tente de Brutus.—Lucius
et Titinius à une certaine distance.
Entrent BRUTUS ET CASSIUS.
CASSIUS.—Que vous ayez des torts envers moi, cela est
manifeste en ceci: vous avez condamné et noté Lucius Pella pour s'être ici
laissé corrompre par les Sardiens, et n'avez ainsi tenu aucun compte des
lettres que je vous écrivais en sa faveur parce que je le connaissais.
BRUTUS.—C'était vous faire tort à vous-même que d'écrire
pour une pareille affaire.
CASSIUS.—Dans le temps où nous sommes, il n'est pas à
propos que la plus légère faute entraîne ainsi ses conséquences.
BRUTUS.—Mais vous, Cassius, vous-même, souffrez que je
vous le dise: on vous reproche d'avoir une main avide, de trafiquer des
emplois qui dépendent de vous, et de les vendre pour de l'or à des hommes
sans mérite.
CASSIUS.—Moi une main avide!.... Vous savez bien que vous
êtes Brutus lorsque vous me parlez ainsi; ou, par les dieux, ce discours eût
été pour vous le dernier.
BRUTUS.—La corruption s'honore ainsi du nom de Cassius,
et le châtiment est obligé de cacher sa tête.
CASSIUS.—Le châtiment!
BRUTUS.—Souvenez-vous du mois de mars, souvenez-vous des
ides de mars. Le sang du grand César ne coula-t-il pas au nom de la justice?
Parmi ceux qui portèrent la main sur lui, quel était le scélérat qui l'eût
poignardé pour une autre cause que la justice? Quoi! nous qui n'avons frappé
le premier homme de l'Univers que pour avoir protégé des voleurs, nous
souillerons aujourd'hui nos doigts de présents infâmes? nous vendrons la
magnifique carrière qu'ouvrent les honneurs les plus élevés, nous la
vendrons pour cette poignée de vils métaux que peut contenir ma main?
J'aimerais mieux être un chien et aboyer à la lune, que d'être un pareil
Romain.
CASSIUS.—Brutus, ne vous mêlez pas de me gourmander, je
ne l'endurerai point: vous vous oubliez vous-même; vous me poussez à bout.
Je suis un soldat, moi, plus ancien que vous dans le métier, plus capable
que vous de faire des conditions.
BRUTUS.—Allons donc! vous ne l'êtes nullement, Cassius.
CASSIUS.—Je le suis.
BRUTUS.—Je vous dis que vous ne l'êtes pas.
CASSIUS.—Ne continuez pas à m'irriter ainsi, ou je
m'oublierai. Songez à votre vie; ne me tentez pas davantage.
BRUTUS.—Laissez-moi, homme sans consistance.
CASSIUS.—Est-il possible?
BRUTUS.—Écoutez-moi, car je veux parler. Suis-je obligé
de laisser un libre cours à votre fougueuse colère? Serai-je effrayé parce
qu'un fou me regarde?
CASSIUS.—O dieux! O dieux! me faudra-t-il endurer tout
cela?
BRUTUS.—Oui, tout cela, et plus encore. Agitez-vous
jusqu'à ce que votre coeur orgueilleux en éclate. Allez montrer à vos
esclaves combien vous êtes colérique, et faire trembler vos vilains.
Faudra-t-il que je m'écarte? Faudra-t-il que je vous observe? Faudra-t-il
que je subisse en rampant les caprices de votre humeur maussade? Par les
dieux, vous dévorerez tout le fiel de votre bile, dussiez-vous en crever,
car désormais je veux que vos accès de fureur servent à m'égayer, oui, à me
faire rire.
CASSIUS.—Quoi! nous en sommes là!
BRUTUS.—Vous dites que vous êtes un meilleur soldat,
faites-le voir; justifiez votre bravade, et ce sera me faire un vrai
plaisir. Je serai bien aise, pour mon compte, de m'instruire à l'école des
hommes supérieurs.
CASSIUS.—Vous me faites injure sur tous les points; vous
me faites injure, Brutus! J'ai dit un plus ancien soldat, et non un
meilleur. Ai-je dit meilleur?
BRUTUS.—Quand vous l'auriez dit, peu m'importe.
CASSIUS.—César, lorsqu'il vivait, n'eût pas osé m'irriter
à ce point.
BRUTUS.—Paix, paix; vous n'auriez pas osé le provoquer
ainsi.
CASSIUS.—Je n'eusse pas osé?
BRUTUS.—Non.
CASSIUS.—Quoi! pas osé le provoquer?
BRUTUS.—Non, sur votre vie, vous ne l'eussiez pas osé.
CASSIUS.—Ne présumez pas trop de mon amitié; je pourrais
faire ce qu'après je serais fâché d'avoir fait.
BRUTUS.—Vous l'avez fait ce que vous devriez être fâché
d'avoir fait. Cassius, il n'y a point pour moi de terreur dans vos menaces;
je suis si solidement armé de ma probité, qu'elles passent près de moi comme
le vain souffle du vent, sans que j'y fasse attention. Je vous ai envoyé
demander quelques sommes d'or que vous m'avez refusées; car moi, je ne puis
me procurer d'argent par d'indignes moyens. Par le ciel, j'aimerais mieux
monnayer mon coeur, et livrer chaque goutte de mon sang pour en faire des
drachmes que d'extorquer, par des voies illégitimes, de la main durcie des
paysans, leur misérable portion de vil métal. Je vous ai envoyé demander de
l'or pour payer mes légions; vous me l'avez refusé. Cette action était-elle
de Cassius? Quand Marcus Brutus deviendra assez sordide pour tenir sous clé
ces misérables jetons et les interdire à ses amis, soyez prêts, vous dieux,
à le réduire en cendres.
CASSIUS.—Je ne vous ai point refusé.
BRUTUS.—Mais si.
CASSIUS.—Je ne l'ai pas fait.—Celui qui vous a rapporté
ma réponse n'était qu'un imbécile.—Brutus a déchiré mon coeur. Un ami
devrait supporter les faiblesses de son ami; mais Brutus exagère les
miennes.
BRUTUS.—Non, en vérité, tant que vous m'en faites
ressentir l'effet.
CASSIUS.—Vous ne m'aimez point.
BRUTUS.—Je n'aime point vos défauts.
CASSIUS.—De pareils défauts, l'oeil d'un ami ne les
verrait jamais.
BRUTUS.—L'oeil d'un flatteur ne voudrait pas les voir,
fussent-ils aussi énormes que le haut Olympe.
CASSIUS.—Viens, Antoine; jeune Octave, viens. Vengez-vous
sur Cassius seul; Cassius est las du monde: haï d'un homme qu'il aime,
insulté par son frère, maltraité comme un esclave, tous ses défauts
remarqués, enregistrés, étudiés, appris par coeur pour me les jeter au
visage. Oh! mes larmes pourraient tant couler que d'anéantir mon courage.
Tiens, voilà mon poignard, et voici mon sein nu, et dedans est un coeur plus
précieux que les mines de Plutus, plus riche que l'or. Si tu es un Romain,
arrache-le: moi qui te refusai de l'or, je t'offre mon coeur; frappe comme
tu frappais César, car je sais que, lors même que tu l'as le plus haï, tu
l'aimais plus encore que tu n'aimas jamais Cassius.
BRUTUS.—Mettez votre poignard dans son fourreau;
emportez-vous quand vous voudrez, je vous en laisserai entière liberté.
Faites ce que vous voudrez; d'une action honteuse je dirai: c'est son
humeur. O Cassius, vous êtes attelé avec un agneau qui porte en lui la
colère comme le caillou porte le feu: le plus grand effort en fait
apparaître une rapide étincelle, et aussitôt il est refroidi.
CASSIUS.—Cassius a-t-il vécu jusqu'ici pour ne fournir à
son Brutus que des sujets de gaieté et des occasions de rire quand il est
triste et mal disposé?
BRUTUS.—Quand j'ai parlé ainsi, j'étais mal disposé
moi-même.
CASSIUS.—Vous en convenez? Donnez-moi votre main.
BRUTUS.—Et aussi mon coeur.
CASSIUS.—O Brutus!
BRUTUS.—Eh bien! quoi?
CASSIUS.—N'avez-vous pas assez de tendresse pour me
supporter quand cette humeur fougueuse, que je tiens de ma mère, me fait
tout oublier?
BRUTUS.—Oui, Cassius; et désormais quand vous vous
emporterez contre votre Brutus, il pensera que c'est votre mère qui gronde,
et il vous laissera faire.
(Bruit derrière le théâtre.)
LE POËTE (derrière le théâtre).—Laissez-moi
entrer, je veux voir les généraux: il y a de la discorde entre eux; il n'est
pas prudent de les laisser seuls.
LUCIUS (derrière le théâtre).—Vous
ne pénétrerez point jusqu'à eux.
LE POËTE (derrière le théâtre).—Rien
ne peut m'arrêter que la mort.
(Entre le poëte.)
CASSIUS.—Qu'est-ce que c'est? de quoi s'agit-il?
LE POËTE.—Quelle honte à vous, généraux! que
prétendez-vous? Aimez-vous; soyez amis comme doivent l'être deux hommes tels
que vous: j'ai vu, soyez-en sûrs, plus d'années que vous.
CASSIUS.—Ah! ah! ah! que ce cynique fait de mauvais vers.
BRUTUS.—Sortez d'ici, faquin, insolent; hors d'ici!
CASSIUS.—Ne vous fâchez pas, Brutus; c'est sa manière.
BRUTUS.—J'apprendrai à me faire à ses manières quand il
apprendra à choisir son temps. Qu'a-t-on besoin à l'armée de ces sots
faiseurs de vers? Hors d'ici, compagnon.
CASSIUS.—Allons, allons, va-t'en.
(Le poëte sort.)
(Entrent Lucilius et Titinius.)
BRUTUS.—Lucilius et Titinius, commandez aux chefs de
préparer le logement de leurs troupes pour cette nuit.
CASSIUS.—Revenez ensuite sur-le-champ tous les deux, et
amenez avec vous Messala.
(Lucilius et Titinius sortent.)
BRUTUS.—Lucius, une coupe de vin.
CASSIUS.—Je n'aurais pas cru que vous fussiez capable de
tant de colère.
BRUTUS.—O Cassius, je suis accablé de bien des chagrins.
CASSIUS.—Vous ne faites pas usage de votre philosophie,
si vous laissez votre âme ouverte aux maux accidentels.
BRUTUS.—Nul homme ne supporte mieux la douleur. Porcia
est morte.
CASSIUS.—Ah! Porcia!—
BRUTUS.—Elle est morte.
CASSIUS.—Comment ne m'avez-vous pas tué quand je vous ai
tourmenté ainsi? O perte sensible, insupportable!—De quelle maladie?
BRUTUS.—De n'avoir pu soutenir mon absence, et du chagrin
de voir grossir à ce point les forces de Marc-Antoine et du jeune Octave;
car j'ai reçu cette nouvelle avec celle de sa mort: sa raison en fut
altérée; et dans l'absence de ceux qui la servaient, elle avala du feu.
CASSIUS.—Et elle en est morte?
BRUTUS.—Elle en est morte.
CASSIUS.—O dieux immortels!
(Lucius entre, tenant une coupe et des
flambeaux.)
BRUTUS.—Ne me parle plus d'elle.—Donne-moi une coupe de
vin.—Cassius, j'ensevelis ici tout sentiment d'aigreur.
(Il boit.)
CASSIUS.—Mon coeur a soif de la noble coupe qui va vous
faire raison. Remplis, Lucius, jusqu'à ce que le vin déborde: je ne puis
trop boire de l'amitié de Brutus.
(Rentre Titinius avec Messala.)
BRUTUS.—Entre, Titinius.—Sois le bienvenu, brave
Messala.—Maintenant prenons place, serrons-nous autour de ce flambeau, et
délibérons sur ce que nous avons à faire.
CASSIUS.—O Porcia, as-tu donc cessé de vivre?
BRUTUS.—Cessez, je vous conjure.—Messala, ces lettres que
j'ai reçues, m'apprennent que le jeune Octave et Marc-Antoine viennent à
nous avec une puissante armée, et dirigent leur marche sur Philippes.
MESSALA.—J'ai aussi des lettres qui annoncent absolument
la même chose.
BRUTUS.—Qu'y ajoute-t-on?
MESSALA.—Que par des décrets de proscription et de mise
hors la loi
,
Octave, Antoine et Lépidus ont fait périr cent sénateurs.
BRUTUS.—En cela nos lettres ne s'accordent pas bien. Les
miennes ne parlent que de soixante-dix sénateurs morts par l'effet de cette
proscription: Cicéron en est un.
CASSIUS.—Cicéron en est?
MESSALA.—Oui, Cicéron est mort, il était sur la liste de
proscription.—Brutus, avez-vous reçu des lettres de votre femme?
BRUTUS.—Non, Messala.
MESSALA.—Et dans vos lettres, ne vous mande-t-on rien sur
elle?
BRUTUS.—Rien, Messala.
MESSALA.—Cela me paraît étrange.
BRUTUS.—Pourquoi me le demandez-vous? En avez-vous appris
quelque chose dans les vôtres?
MESSALA.—Non, mon seigneur.
BRUTUS.—Si vous êtes Romain, dites-moi la vérité.
MESSALA.—Supportez donc en Romain la vérité que je vous
annonce. Il est certain qu'elle est morte, et d'une manière étrange.
BRUTUS.—Eh bien! adieu, Porcia.—Il nous faut mourir,
Messala: c'est pour avoir pensé qu'elle devait mourir un jour que j'ai la
patience de supporter aujourd'hui ce coup.
MESSALA.—C'est ainsi que les grands hommes devraient
toujours supporter les grandes pertes.
CASSIUS.—J'en ai là-dessus appris tout autant que vous,
et cependant ma nature ne pourrait jamais s'y soumettre de même.
BRUTUS.—Soit.—A notre tâche qui est vivante.—Si nous
marchions à l'instant vers Philippes? qu'en pensez-vous?
CASSIUS.—Je ne crois pas que ce fût bien fait.
BRUTUS.—La raison?
CASSIUS.—La voici: il vaut mieux que l'ennemi nous
cherche; par-là il consumera ses ressources, fatiguera ses soldats, et se
nuira ainsi à lui-même; tandis que nous, qui n'aurons pas changé de place,
nous nous trouverons pleins de repos, entiers et prêts à tout.
BRUTUS.—De bonnes raisons doivent nécessairement céder à
de meilleures. Les peuples qui sont entre Philippes et ce camp ne sont
contenus que par une affection forcée, car ils ne nous ont accordé qu'à
regret des subsides. L'ennemi, en traversant leur pays, complétera chez eux
ses troupes; il s'avancera rafraîchi, recruté et plein d'un nouveau courage,
avantages que nous lui interceptons si nous allons le rencontrer à
Philippes, tenant ces peuples sur nos derrières.
CASSIUS.—Mon bon frère, écoutez-moi.
BRUTUS.—Permettez; il faut de plus faire attention à
ceci. Nous savons à présent le compte de nos amis jusqu'au dernier. Nos
légions sont complètes; notre cause est mûre; de jour en jour l'ennemi
s'élève; tandis que nous, arrivés à notre plus haut période, nous sommes
près de décliner. Les affaires humaines ont leurs marées, qui, saisies au
moment du flux, conduisent à la fortune; l'occasion manquée, tout le voyage
de la vie se poursuit au milieu des bas-fonds et des misères. En ce moment,
la mer est pleine et nous sommes à flot: il faut prendre le courant tandis
qu'il nous est favorable, ou perdre toutes nos chances.
CASSIUS.—Eh bien! vous le voulez, marchez. Nous vous
accompagnerons et nous irons les trouver à Philippes.
BRUTUS.—Les heures les plus profondes de la nuit sont
insensiblement arrivées sur notre entretien, et la nature doit obéir à la
nécessité à laquelle nous ne concéderons qu'un peu de repos. Il ne nous
reste rien de plus à dire?
CASSIUS.—Rien de plus. Bonne nuit. Demain de grand matin
nous serons prêts et en marche.
(Entre Lucius.)
BRUTUS.—Lucius, ma robe.—Adieu, digne Messala.—Bonne
nuit, Titinius.—Noble, noble Cassius, bonne nuit et bon repos.
CASSIUS.—O mon cher frère, elle a bien mal commencé,
cette nuit.—Que jamais semblable discorde ne se mette entre nos âmes! Ne le
permets pas, Brutus.
BRUTUS.—Tout est bien.
CASSIUS.—Bonne nuit, mon maître.
BRUTUS.—Bonne nuit, mon bon frère.
TITINIUS ET MESSALA.—Bonne nuit, Brutus, notre maître à
tous.
BRUTUS.—Adieu, tous. (Cassius,
Titinius et Messala se retirent.—Rentre Lucius, avec la robe de
Brutus.)—Donne-moi cette robe. Où est ton instrument?
LUCIUS.—Ici dans la tente.
BRUTUS.—Tu réponds d'une voix assoupie. Pauvre garçon, je
ne t'en fais point un reproche, tu es harassé de veilles. Appelle Claudius
et quelques autres de mes gens: je veux qu'ils restent là; ils dormiront sur
des coussins dans ma tente.
LUCIUS.—Varron! Claudius!
(Entrent Varron et Claudius.)
VARRON.—Appelez-vous, mon seigneur?
BRUTUS.—Je vous prie, mes amis, couchez et dormez dans ma
tente: il est possible que je vous éveille bientôt pour porter quelque
message à mon frère Cassius.
VARRON.—Permettez-nous de rester debout, seigneur, et de
veiller en attendant vos ordres.
BRUTUS.—Non, je ne veux pas que vous veilliez;
couchez-vous, mes amis. Il peut se faire que je change de pensée.—Vois,
Lucius, voici le livre que j'ai tant cherché; je l'avais mis dans la poche
de ma robe.
(Les serviteurs se couchent.)
LUCIUS.—J'étais bien sûr que vous ne me l'aviez pas
donné, seigneur.
BRUTUS.—Excuse-moi, mon bon garçon, je suis sujet à
oublier.—Peux-tu tenir ouverts un moment tes yeux appesantis, et jouer sur
ton instrument un air ou deux?
LUCIUS.—Oui, mon seigneur, si cela vous fait plaisir.
BRUTUS.—J'en serai bien aise, mon garçon. Je te fatigue
trop, mais tu as bonne volonté.
LUCIUS.—C'est mon devoir, seigneur.
BRUTUS.—Je ne devrais pas étendre tes devoirs au delà de
tes forces. Je sais qu'un jeune sang demande son temps de sommeil.
LUCIUS.—J'ai dormi, mon seigneur.
BRUTUS.—Tu as bien fait, et tu dormiras encore: je ne te
retiendrai pas longtemps. Si je vis, je te ferai du bien.
(Musique accompagnée de chant.) C'est un
chant à endormir. O sommeil meurtrier! tu appesantis donc ta massue de plomb
sur ce garçon qui te jouait un air! Honnête serviteur, dors bien; je ne veux
pas te faire le tort de t'éveiller. Si tu laisses tomber ta tête, tu
briseras ton instrument: je vais te l'ôter, et bonne nuit, mon bon
garçon.—Voyons, voyons; n'ai-je pas plié le feuillet en quittant ma lecture?
C'est ici, je crois. ( Il s'assied) Que
ce flambeau éclaire mal! (Entre l'ombre de Jules
César.) Ah! qui entre ici? C'est apparemment la faiblesse de mes
yeux qui produit cette horrible vision!—Il s'avance sur moi!—Es-tu quelque
chose? es-tu quelque dieu, quelque ange ou quelque démon, toi qui glaces mon
sang et fais dresser mes cheveux? Parle-moi, qu'es-tu?
L'OMBRE DE CÉSAR.—Ton mauvais génie, Brutus.
BRUTUS.—Pourquoi viens-tu?
L'OMBRE DE CÉSAR.—Pour te dire que tu me verras à
Philippes.
BRUTUS.—A la bonne heure. Je te reverrai donc encore?
L'OMBRE DE CÉSAR.—Oui, à Philippes.
BRUTUS.—Eh bien! je te reverrai à Philippes.
(L'ombre disparaît.) Quand je retrouvais
mon courage, tu t'évanouis: mauvais génie, j'aurais voulu t'entretenir plus
longtemps.—Garçon! Lucius! Varron! Claudius! amis! éveillez-vous. Claudius!
LUCIUS.—Il y a des cordes fausses, mon seigneur.
BRUTUS.—Il croit être encore à son instrument.—Lucius,
réveille-toi.
LUCIUS.—Mon seigneur.
BRUTUS.—Est-ce un songe, Lucius, qui t'a fait pousser ce
cri?
LUCIUS.—Seigneur, je ne crois pas avoir crié.
BRUTUS.—Oui, tu as crié.—As-tu vu quelque chose?
LUCIUS.—Rien, mon seigneur.
BRUTUS.—Rendors-toi, Lucius!—Allons, Claudius; et toi mon
ami, éveille-toi.
VARRON.—Seigneur.
CLAUDIUS.—Seigneur.
BRUTUS.—Pourquoi donc, je vous en prie, avez-vous tous
deux crié dans votre sommeil?
VARRON ET CLAUDIUS.—Nous, seigneur?
BRUTUS.—Oui, vous. Avez-vous vu quelque chose?
VARRON.—Non, mon seigneur, je n'ai rien vu.
CLAUDIUS.—Ni moi, mon seigneur.
BRUTUS.—Allez, saluez de ma part mon frère Cassius:
dites-lui qu'il mette de bonne heure ses troupes en marche; nous le
suivrons.
VARRON ET CLAUDIUS.—Vous serez obéi, mon seigneur.
(Ils sortent.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE I
Les plaines de Philippes.
Entrent ANTOINE, OCTAVE et leur
armée
OCTAVE.—Vous le voyez, Antoine, l'événement a répondu à
nos espérances. Vous disiez que l'ennemi ne descendrait point en plaine,
mais qu'il tiendrait les collines et le haut pays. Le contraire arrive;
leurs armées sont en vue. Leur intention est de venir ici nous provoquer au
combat, et ils répondent avant que nous les ayons demandés.
ANTOINE.—Bah! je suis dans leur âme, et je sais bien
pourquoi ils le font. Ils consentiraient volontiers à se trouver ailleurs;
c'est la peur qui les fait descendre pour nous braver, s'imaginant par cette
parade nous donner une ferme conviction de leur courage; mais ils n'en ont
aucun.
(Entre un messager.)
LE MESSAGER.—Préparez-vous, généraux: l'ennemi vient en
belle ordonnance; il a déployé l'enseigne sanglante de la bataille. Il faut
à l'instant faire quelques dispositions.
ANTOINE.—Octave, menez au pas votre armée sur la gauche
de la plaine.
OCTAVE.—C'est moi qui tiendrai la droite; prenez
vous-même la gauche.
ANTOINE.—Pourquoi me contrecarrer dans un moment aussi
critique?
OCTAVE.—Je ne cherche pas à vous contrecarrer, mais je le
veux ainsi.
(Marche.—Tambour.—Entrent Brutus et
Cassius,
avec leur armée; Lucius, Titinius, Messala et
plusieurs autres.)
BRUTUS.—Ils s'arrêtent, et voudraient parlementer.
CASSIUS.—Faites halte, Titinius; nous allons sortir des
lignes pour conférer avec eux.
OCTAVE.—Marc-Antoine, donnerons-nous le signal du combat?
ANTOINE.—Non, César; nous attendrons leur attaque. Les
généraux voudraient s'aboucher un moment.
OCTAVE.—Ne vous ébranlez point jusqu'au signal.
BRUTUS.—Les paroles avant les coups, n'est-il pas vrai,
compatriotes?
OCTAVE.—Non que nous préférions les paroles, comme vous
le faites.
BRUTUS.—De bonnes paroles, Octave, valent mieux que de
mauvais coups.
ANTOINE.—En portant vos mauvais coups, Brutus, vous
donnez de bonnes paroles: témoin l'ouverture que vous avez faite dans le
coeur de César, en criant: «Salut et longue vie à César.»
CASSIUS.—Antoine, la place où vous portez vos coups est
encore inconnue; mais pour vos paroles, elles vont dépouiller les abeilles
d'Hybla, et les laissent privées de miel.
ANTOINE.—Mais non pas d'aiguillon.
BRUTUS.—Oh vraiment! d'aiguillon et de voix; car vous
leur avez dérobé leur bourdonnement, Antoine, et très-prudemment vous avez
soin de menacer avant de frapper.
ANTOINE.—Traîtres, vous n'en fîtes pas de même, quand de
vos lâches poignards vous vous blessâtes l'un l'autre dans les flancs de
César: vous lui montriez vos dents comme des singes, vous rampiez devant lui
comme des lévriers, et, prosternés comme des captifs, vous baisiez les pieds
de César; tandis que le détestable Casca, venant par derrière comme un chien
abâtardi, perça le cou de César. O flatteurs!
CASSIUS.—Flatteurs. Rends-toi grâces, Brutus. Si Cassius
en avait été cru, cette langue ne nous outragerait pas ainsi aujourd'hui.
OCTAVE.—Finissons, allons au fait. Si le débat nous met
en sueur, elle coulera plus rouge au moment de la preuve.—Voyez, je tire
l'épée contre les conspirateurs: quand pensez-vous que l'épée rentrera dans
le fourreau? Jamais, jusqu'à ce que les vingt-trois blessures de César
soient pleinement vengées, ou que le meurtre d'un second César se soit
accumulé sur l'épée des traîtres.
BRUTUS.—César, tu ne peux pas mourir de la main des
traîtres, à moins que tu ne les amènes avec toi.
OCTAVE.—Je l'espère bien; je ne suis pas né pour mourir
par l'épée de Brutus.
BRUTUS.—O fusses-tu le plus noble de ta race, jeune
homme, tu ne pourrais périr d'une main plus honorable.
CASSIUS.—Écolier mal appris, indigne d'un tel honneur!
l'associé d'un farceur et d'un débauché!
ANTOINE.—Toujours le vieux Cassius!
OCTAVE.—Venez, Antoine; éloignons-nous. Au défi,
traîtres! nous vous le jetons par la face. Si vous osez combattre
aujourd'hui, venez en plaine; sinon, venez quand vous en aurez le coeur.
(Octave et Antoine sortent avec leur
armée.)
CASSIUS.—Allons, vents, soufflez maintenant; vagues,
enflez-vous, et vogue la barque! La tempête est soulevée, et tout est à la
merci du hasard.
BRUTUS.—Lucilius, écoutez un mot.
LUCILIUS.—Mon seigneur.
(Brutus et Lucilius s'entretiennent à
part.)
CASSIUS.—Messala.
MESSALA.—Que veut mon général?
CASSIUS.—Messala, ce jour est celui de ma naissance; ce
même jour vit naître Cassius. Donne-moi ta main, Messala: sois-moi témoin
que c'est malgré moi que je suis forcé, comme le fut Pompée, de confier au
hasard d'une bataille toutes nos libertés. Tu sais combien je fus attaché à
la secte d'Épicure et à ses principes: aujourd'hui mes pensées ont changé,
et j'ajoute quelque foi aux signes qui prédisent l'avenir. Dans notre marche
depuis Sardes, deux puissants aigles se sont abattus sur notre enseigne
avancée; ils s'y sont posés, et là, prenant leur pâture de la main de nos
soldats, ils nous ont accompagnés jusqu'à ces champs de Philippes. Ce matin
ils ont pris leur vol, et ont disparu: à leur place une nuée de corbeaux et
de vautours planent sur nos têtes; du haut des airs ils fixent la vue sur
nous, comme sur une proie déjà mourante, et, nous couvrant de leur ombre,
ils semblent former un dais fatal sous lequel s'étend notre armée près de
rendre l'âme.
MESSALA.—Ne croyez point à tout cela.
CASSIUS.—Je n'y crois que jusqu'à un certain point, car
je me sens plein d'ardeur, et déterminé à affronter avec constance tous les
périls.
BRUTUS.—Qu'il en soit ainsi, Lucilius.
CASSIUS.—Maintenant, noble Brutus, que les dieux nous
soient aujourd'hui assez favorables pour que nous puissions, toujours amis,
conduire nos jours jusqu'à la vieillesse. Mais puisqu'il reste toujours
quelque incertitude dans les choses humaines, raisonnons sur ce qui peut
arriver de pis. Si nous perdons cette bataille, cet instant est le dernier
où nous converserons ensemble: qu'avez-vous résolu de faire alors?
BRUTUS.—De me régler sur cette philosophie qui me fit
blâmer Caton pour s'être donné la mort à lui-même. Je ne puis m'empêcher de
trouver qu'il est lâche de prévenir ainsi, par crainte de ce qui peut
arriver, le terme assigné à la vie: je m'armerai de patience, attendant ce
que voudront ordonner ces puissances suprêmes, quelles qu'elles soient, qui
nous gouvernent ici-bas.
CASSIUS.—Ainsi donc, si nous perdons cette bataille, vous
consentez à être conduit en triomphe à travers les rues de Rome?
BRUTUS.—Non, Cassius, non. Ne pense pas, noble Romain,
que jamais Brutus soit conduit enchaîné à Rome; il porte un coeur trop
grand. Il faut que ce jour même consomme l'ouvrage commencé aux ides de
mars, et je ne sais si nous devons nous revoir encore: faisons-nous donc
notre éternel adieu. Pour jamais, et pour jamais adieu, Cassius. Si nous
nous revoyons, eh bien! ce sera avec un sourire; sinon, nous aurons eu
raison de nous dire adieu.
CASSIUS.—Pour jamais, et pour jamais adieu, Brutus. Si
nous nous revoyons, oui, sans doute, ce sera avec un sourire; sinon, tu as
dit vrai, nous aurons eu raison de nous dire adieu.
BRUTUS.—Allons, en marche.—Oh! si l'on pouvait connaître
la fin des événements de ce jour avant le moment qui doit l'amener. Mais il
suffit, le jour finira; et alors nous le saurons.—Allons, ho! partons.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Toujours près de Philippes.—Le champ de
bataille.—Une alarme.
Entrent BRUTUS ET MESSALA.
BRUTUS vivement.—A
cheval, à cheval, Messala! cours, remets ces billets aux légions de l'autre
aile. (Une vive alarme.) Qu'elles donnent
à la fois; car je vois que l'aile d'Octave va mollement: un choc soudain la
culbutera. Vole, vole, Messala: qu'elles fondent toutes ensemble!
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Toujours près de Philippes.—Une autre
partie du champ de bataille.—Une alarme.
Entrent CASSIUS ET TITINIUS.
CASSIUS.—Oh! regarde, Titinius, regarde; les lâches
fuient. Je me suis fait l'ennemi de mes propres soldats: cette enseigne que
voilà, je l'ai vue tourner en arrière; j'ai tué le lâche, et je l'ai reprise
de sa main.
TITINIUS.—O Cassius! Brutus a donné trop tôt le signal.
Se voyant quelque avantage sur Octave, il s'y est abandonné avec trop
d'ardeur; ses soldats se sont livrés au pillage, tandis qu'Antoine nous
enveloppait tous.
PINDARUS.—Fuyez plus loin, seigneur, fuyez plus loin:
Marc-Antoine est dans vos tentes. Fuyez donc, mon seigneur; noble Cassius,
fuyez au loin.
CASSIUS.—Cette colline est assez loin.—Vois, vois,
Titinius: est-ce dans mes tentes que j'aperçois cette flamme?
TITINIUS.—Ce sont elles, mon seigneur.
CASSIUS.—Titinius, si tu m'aimes, monte mon cheval, et
enfonce-lui les éperons dans les flancs jusqu'à ce que tu sois arrivé à ces
troupes là-bas, et de là ici: que je puisse être assuré si ces troupes sont
amies ou ennemies.
TITINIUS.—Je serai de retour ici dans l'espace d'une
pensée.
(Il sort.)
CASSIUS.—Toi, Pindarus, monte plus haut vers ce sommet:
ma vue fut toujours trouble; suis de l'oeil Titinius, et dis-moi ce que tu
remarques sur le champ de bataille. (Pindarus sort.)
Ce jour fut le premier où je respirai: le temps a décrit son cercle, et je
finirai au point où j'ai commencé: le cours de ma vie est révolu.—Eh bien!
dis-moi, quelles nouvelles?
PINDARUS, de la hauteur.—Oh!
mon seigneur!
CASSIUS.—Quelles nouvelles?
PINDARUS.—Voilà Titinius investi par la cavalerie, qui le
poursuit à toute bride.—Cependant il galope encore.—Les voilà près de
l'atteindre.—Maintenant Titinius.... maintenant quelques-uns mettent pied à
terre.—Oh! il met pied à terre aussi.—Il est pris!—Écoutez, ils poussent un
cri de joie.
(On entend des cris lointains.)
CASSIUS.—Descends, ne regarde pas davantage.—O lâche que
je suis, de vivre assez longtemps pour voir mon fidèle ami pris sous mes
yeux! (Entre Pindarus.) Toi, viens ici:
je t'ai fait prisonnier chez les Parthes, et, en conservant ta vie, je te
fis jurer que quelque chose que je pusse te commander, tu l'entreprendrais:
maintenant remplis ton serment. De ce moment sois libre; prends cette fidèle
épée qui se plongea dans les flancs de César, et traverses-en mon sein. Ne
t'arrête point à me répliquer: obéis, prends cette poignée, et dès que
j'aurai couvert mon visage comme je le fais en ce moment, toi, dirige le
fer.—César, tu es vengé avec la même épée qui te donna la mort.
(Il meurt.)
PINDARUS.—Me voilà donc libre! Si j'avais osé faire ma
volonté, je n'eusse pas voulu le devenir ainsi.—O Cassius! Pindarus fuira si
loin de ces contrées que jamais Romain ne pourra le reconnaître.
(Il sort.)
(Rentrent Titinius et Messala.)
MESSALA.—Ce n'est qu'un échange, Titinius; car Octave est
renversé par l'effort du noble Brutus, comme les légions de Cassius le sont
par Antoine.
TITINIUS.—Ces nouvelles vont bien consoler Cassius.
MESSALA.—Où l'avez-vous laissé?
TITINIUS.—Tout désespéré, avec son esclave Pindarus, ici,
sur cette colline.
MESSALA.—N'est-ce point lui qui est couché sur l'herbe?
TITINIUS.—Il n'est pas couché comme un homme vivant.—Oh!
mon coeur frémit!
MESSALA.—N'est-ce pas lui?
TITINIUS.—Non, ce fut lui, Messala! Cassius n'est plus! O
soleil couchant, de même que tu descends dans la nuit au milieu de tes
rayons rougeâtres, de même le jour de Cassius s'est couché rougi de sang. Le
soleil de Rome est couché, notre jour est fini: viennent les nuages, les
vapeurs de la nuit, les dangers; notre tâche est faite. C'est la crainte que
je ne pusse réussir qui l'a conduit à cette action.
MESSALA.—C'est la crainte de ne pas réussir qui l'a
conduit à cette action. O détestable erreur, fille de la mélancolie,
pourquoi montres-tu à la vive imagination des hommes des choses qui ne sont
pas? O erreur si promptement conçue, tu n'arrives jamais à une heureuse
naissance; mais tu donnes la mort à la mère qui t'engendra.
TITINIUS.—Holà, Pindarus! Pindarus, où es-tu?
MESSALA,—Cherchez-le, Titinius, tandis que je vais
au-devant du noble Brutus, foudroyer son oreille de cette nouvelle. Je puis
bien dire foudroyer, car l'acier perçant et les flèches empoisonnées
seraient aussi bien reçues de Brutus que le récit de ce que nous venons de
voir.
TITINIUS.—Hâtez-vous, Messala; et moi pendant ce temps je
chercherai Pindarus. (Messala sort.) Pourquoi m'avais-tu envoyé loin
de toi, brave Cassius? N'ai-je pas trouvé tes amis? n'ont-ils pas mis sur
mon front cette couronne de victoire, me chargeant de te la donner? n'as-tu
pas entendu leurs acclamations? Hélas! tu as mal interprété toutes ces
choses. Mais attends, reçois cette guirlande sur ta tête. Ton Brutus me
recommanda de te la donner; je veux accomplir son ordre.—Viens, approche,
Brutus, et vois ce qu'était pour moi Galus Cassius.—Vous me le permettez,
grands dieux! j'accomplis le devoir d'un Romain. Viens, épée de Cassius, et
trouve le coeur de Titinius.
(Il meurt.)
(Une alarme.—Rentre Messala, avec Brutus,
le jeune
Caton, Straton, Volumnius et Lucilius.)
BRUTUS.—Où est-il? où est-il? Où est son corps, Messala?
MESSALA.—Là-bas, là; et Titinius gémissant près de lui.
BRUTUS.—Le visage de Titinius est tourné vers le ciel!
CATON.—Il s'est tué!
BRUTUS.—O Jules César, tu es puissant encore! ton ombre
se promène sur la terre, et tourne nos épées contre nos propres entrailles.
(Bruit d'alarme éloigné.)
CATON.—Brave Titinius! Voyez, n'a-t-il pas couronné
Cassius mort?
BRUTUS.—Est-il encore au monde deux Romains semblables à
ceux-là? Toi le dernier de tous les Romains, adieu, repose en paix: il est
impossible que jamais Rome enfante ton égal.—Amis, je dois plus de larmes à
cet homme mort que vous ne me verrez lui en donner.—J'en trouverai le temps,
Cassius, j'en trouverai le temps!—Venez donc, et faites porter ce corps à
Thasos. Ses obsèques ne se feront point dans notre camp; elles pourraient
nous abattre.—Suivez-moi, Lucilius; venez aussi, jeune Caton: retournons au
champ de bataille. Labéon, Flavius, faites avancer nos lignes. La troisième
heure finit: avant la nuit, Romains, nous tenterons encore la fortune dans
un nouveau combat
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
Une autre partie du champ de bataille.
UNE MÊLÉE—Entrent en combattant des
soldats des deux armées; puis BRUTUS, CATON, LUCILIUS, et plusieurs
autres.
BRUTUS.—Encore, compatriotes! oh! tenez encore un moment.
CATON.—Quel bâtard le refusera? Qui veut me suivre? Je
veux proclamer mon nom dans tout le champ de bataille.—Je suis le fils de
Marcus Caton, l'ennemi des tyrans, l'ami de ma patrie. Soldats, je suis le
fils de Marcus Gaton.
(Il charge l'ennemi.)
BRUTUS.—Et moi je suis Brutus, Marcus Brutus, l'ami de
mon pays: connaissez-moi pour Brutus.
(Il sort en chargeant l'ennemi.—Le jeune
Caton est accablé par le nombre et tombe.)
LUCILIUS.—O jeune et noble Caton, te voilà tombé! Eh
bien! tu meurs aussi courageusement que Titinius; tu mérites qu'on t'honore
comme le fils de Caton.
PREMIER SOLDAT.—Cède, ou tu meurs.
LUCILIUS.—Je ne cède qu'à condition de mourir. Tiens,
prends tout cet or pour me tuer à l'instant. (Il lui
présente de l'or). Tue Brutus, et deviens fameux par sa mort.
PREMIER SOLDAT.—Il ne faut pas le tuer: c'est un illustre
prisonnier.
SECOND SOLDAT.—Place, place. Dites à Antoine que Brutus
est pris.
PREMIER SOLDAT.—C'est moi qui lui dirai cette nouvelle.
Le général vient. (Entre Antoine). Brutus
est pris, Brutus est pris, mon seigneur.
ANTOINE.—Où est-il?
LUCILIUS.—En sûreté, Antoine; Brutus est toujours en
sûreté. Jamais, j'ose t'en répondre, jamais ennemi ne prendra vivant le
noble Brutus. Les dieux le préservent d'une telle ignominie! En quelque lieu
que tu le trouves, vivant ou mort, tu le trouveras toujours semblable à
Brutus, semblable à lui-même.
ANTOINE.—Amis, ce n'est point là Brutus; mais je vous
assure que je ne regarde pas cette prise comme moins importante. Ayez soin
qu'il ne soit fait aucun mal à cet homme; traitez-le avec toute sorte
d'égards. J'aimerais mieux avoir ses pareils pour amis que pour ennemis.
Avancez, voyez si Brutus est mort ou en vie, et revenez à la tente d'Octave
nous rendre compte de ce qui est arrivé.
(Ils sortent.)
SCÈNE V
Une partie de la plaine.
Entrent BRUTUS, DARDANIUS, CLITUS,
STRATON ET VOLUMNIUS.
BRUTUS.—Venez, tristes restes de mes amis: reposons-nous
sur ce rocher.
CLITUS.—Statilius a montré au loin sa torche allumée:
cependant, mon seigneur, il ne revient point; il est captif ou tué.
BRUTUS.—Assieds-toi là, Clitus: tuer est le mot; c'est
l'action appropriée au moment. Écoute, Clitus.
(Il lui parle à l'oreille.)
CLITUS.—Quoi! moi, monseigneur? Non, pas pour le monde
entier.
BRUTUS.—Silence donc, pas de paroles.
CLITUS.—J'aimerais mieux me tuer moi-même.
BRUTUS—Dardanius, écoute.
(Il lui parle bas.)
DARDANIUS.—Moi! commettre une pareille action?
CLITUS.—O Dardanius!
DARDANIUS.—O Clitus!
CLITUS.—Quelle funeste demande Brutus t'a-t-il faite?
DARDANIUS.—De le tuer, Clitus. Regarde, le voilà qui
médite.
CLITUS.—Maintenant ce noble vase est si plein de douleur,
qu'il déborde jusque par ses yeux.
BRUTUS.—Approche, bon Volumnius. Un mot, écoute.
VOLUMNIUS.—Que veut mon maître?
BRUTUS.—Ceci, Volumnius. L'ombre de César m'est apparue
la nuit à deux reprises différentes, une fois à Sardes, et la nuit dernière
ici, dans les champs de Philippes. Je sais que mon heure est venue.
VOLUMNIUS.—Non, seigneur, non.
BRUTUS.—Elle est venue, j'en suis certain, Volumnius. Tu
vois ce monde, Volumnius, et comment tout s'y passe. Nos ennemis nous ont
battu, jusqu'au bord de l'abîme. Il est plus noble de nous y lancer
nous-mêmes, que d'hésiter jusqu'à ce qu'ils nous y poussent. Bon Volumnius,
tu sais que nous fûmes aux écoles ensemble. Au nom de cette vieille amitié
qui nous unit, tiens, je t'en prie, la poignée de mon épée, tandis que je me
jetterai sur le fer.
VOLUMNIUS.—Ce n'est pas là l'office d'un ami, mon
seigneur.
(Une nouvelle alarme.)
CLITUS.—Fuyez, fuyez, mon seigneur! il n'y a pas un
instant à perdre.
BRUTUS.—Adieu, vous, et vous, et vous Volumnius.—Straton,
tu es resté tout ce temps endormi: adieu, toi aussi, Straton.—Compatriotes,
mon coeur se réjouit parce que dans toute ma vie je n'ai pas trouvé un homme
qui ne me fût fidèle. Je recueillerai plus de gloire dans ce jour de
désastre, qu'Octave et Marc-Antoine n'en obtiendront par cette vile
conquête. Ainsi, adieu tous à la fois, car la langue de Brutus a presque
terminé l'histoire de sa vie. La nuit est suspendue sur mes yeux; et mes
membres, qui n'ont travaillé que pour atteindre à cette heure, demandent le
repos. (Alarme.—Cris derrière le théâtre.)
Fuyez, fuyez, fuyez.
CLITUS.—Fuyez, mon seigneur, fuyez.
BRUTUS.—Pars, je vais te suivre.—(Sortent
Clitus, Dardanius et Volumnius). Straton, je t'en prie, reste
auprès de ton maître. Tu es un homme plein d'attachement, ta vie n'a point
été sans honneur: prends donc mon épée, et détourne ton visage, tandis que
je me précipiterai dessus. Veux-tu, Straton?
STRATON.—Auparavant, donnez-moi votre main. Mon maître,
adieu!
BRUTUS.—Adieu, bon Straton.—César, maintenant apaise-toi:
je ne te tuai pas la moitié d'aussi bon coeur.
(Il se précipite sur son épée, et meurt.)
(Une alarme.—Une retraite.) (Entrent
Antoine, Octave et leur armée; Messala et Lucius.)
OCTAVE, regardant Straton.—Quel
est cet homme?
MESSALA.—Il appartient à mon général.—Straton, où est ton
maître?
STRATON.—Hors des chaînes que vous portez, Messala. Les
vainqueurs n'ont plus que le pouvoir de le réduire en cendres. Brutus seul a
triomphé de Brutus, et nul autre homme que lui n'a l'honneur de sa mort.
LUCILIUS.—Et c'était ainsi qu'on devait trouver
Brutus.—Je te rends grâces, Brutus, d'avoir prouvé que Lucilius disait la
vérité.
OCTAVE.—Tous ceux qui servirent Brutus, je les retiens
auprès de moi.—Mon ami, veux-tu passer avec moi ta vie?
STRATON.—Oui, si Messala veut vous répondre de moi.
OCTAVE.—Fais-le, Messala.
MESSALA.—Comment est mort mon général, Straton?
STRATON.—J'ai tenu son épée, il s'est jeté sur le fer.
MESSALA.—Octave, prends donc à ta suite celui qui a rendu
le dernier service à mon maître.
ANTOINE.—Ce fut là le plus noble Romain d'entre eux tous.
Tous les conspirateurs, hors lui seul, n'ont fait ce qu'ils ont fait que par
jalousie du grand César: lui seul entra dans leur ligue par un principe
vertueux et de bien public. Sa vie fut douce; les éléments de son être
étaient si heureusement combinés, que la nature put se lever et dire à
l'Univers: C'était un homme.
OCTAVE.—Rendons-lui le respect et les devoirs funèbres
que mérite sa vertu. Son corps reposera cette nuit dans ma tente, environné
de tous les honneurs qui conviennent à un soldat. Rappelons l'armée sous les
tentes, et allons jouir ensemble de la gloire de cette heureuse journée.
(Ils sortent.)