I. Les ancêtres d'Othon
La famille d'Othon, originaire de Férentium, était ancienne
et l'une des premières de l'Étrurie. Son aïeul, M. Salvius Othon, fils d'un
chevalier romain et d'une femme de condition obscure, ou peut-être servile, fut
fait sénateur par le crédit de Livie chez laquelle il avait été élevé, et ne
dépassa point la préture. Son père, Lucius Othon, qui joignait à son
illustration du côté maternel de grandes et nombreuses alliances, fut tellement
chéri de Tibère, et lui ressemblait à un tel point, que l'on crut assez
généralement qu'il en était le fils. Il exerça avec beaucoup de sévérité les
magistratures de la ville, le proconsulat d'Afrique et plusieurs commandements
extraordinaires. En Illyrie, il osa même punir de mort des soldats qui, après
avoir trempé dans la révolte de Camille contre Claude, s'en étaient repentis, et
avaient égorgé leurs chefs comme auteurs de la défection. Othon les fit exécuter
devant son pavillon et en sa présence, quoiqu'il sût que, pour ce même fait,
Claude les avait promus à des grades supérieurs. Si cet acte de fermeté accrut
sa réputation, il diminua son crédit. Mais il le recouvra bientôt en apprenant à
Claude qu'un chevalier romain voulait l'assassiner, et que ses esclaves
l'avaient dénoncé à Othon. Le sénat lui décerna une distinction très rare en
ordonnant que sa statue fût dressée sur le mont Palatin. Claude le reçut au
nombre des patriciens, et fit de lui le plus magnifique éloge. Il ajouta même:
"Tel est le mérite de cet homme, que je ne voudrais pas que mes enfants fussent
meilleurs." L. Othon eut de son épouse Albia Terentia, femme de noble maison,
deux fils, Lucius Titianus et Marcus, qui porta le même surnom que son aîné. Il
eut aussi une fille qu'il promit en mariage à Drusus, fils de Germamicus, avant
qu'elle fût nubile.
II. Sa naissance. Sa jeunesse déréglée
L'empereur Othon naquit le vingt-huit avril sous le consulat
de Camillus Arruntius et de Domitius Ahenobarbus. Il fut, dès son adolescence,
si dissipateur et si déréglé, que, pour le corriger, son père eut souvent
recours au fouet. On dit qu'il courait pendant les nuits, se jetant sur les gens
faibles ou pris de vin, et les faisant sauter en l'air sur une casaque. Après la
mort de son père, il voulut gagner les bonnes grâces d'une affranchie qui avait
du crédit à la cour; et, pour y parvenir plus sûrement, il feignit de l'aimer
quoiqu'elle fût vieille et presque décrépite. Elle le fit connaître à Néron, qui
l'admit bientôt au rang de ses meilleurs amis, à cause de la conformité de leurs
mœurs, et, suivant quelques historiens, à cause de leur prostitution mutuelle.
Il devint si puissant, qu'un jour s'étant fait promettre une somme considérable
par un consulaire qui avait été condamné par concussion, il ne craignit pas de
l'introduire au sénat, afin qu'il fît ses remerciements, quoiqu'il n'eût pas
entièrement obtenu que la sentence fût rapportée.
III. Ses basses complaisances pour Néron. Il tombe dans la
disgrâce de cet empereur
Confident de tous les desseins et de tous les secrets de
Néron, le jour même que cet empereur avait choisi pour assassiner sa mère, il
leur servit à tous deux un souper très délicat pour écarter tout soupçon. Il
contracta un mariage simulé avec Poppaea Sabina, maîtresse de Néron, qui l'avait
enlevée à son mari, et la lui avait provisoirement confiée. Othon ne se contenta
pas de la séduire, il l'aima au point de ne pas même souffrir Néron pour rival.
On croit du moins que, non seulement il ne reçut pas ceux que ce prince envoyait
pour la reprendre, mais qu'un jour il laissa devant sa porte l'empereur
lui-même, joignant en vain les menaces aux prières, et réclamant son dépôt.
Aussi le divorce fut-il prononcé, et Othon relégué comme gouverneur en
Lusitanie. Néron n'alla pas plus loin, de peur qu'un châtiment rigoureux ne
révélât toute cette comédie. Toutefois le quatrain suivant la fit assez
connaître :
Si vous me demandez pour quel secret mystère
Dans la Lusitanie Othon nommé questeur
Cache un exil réel sous un titre imposteur
C'est que de son épouse il était l'adultère.
Pendant dix ans, il administra sa province en qualité de
questeur, avec une modération et un désintéressement remarquables.
IV. Il prend part à la révolte de Galba, dans l'espoir de
devenir lui-même empereur
Lorsque enfin se présenta l'occasion de la vengeance, Othon
s'associa le premier aux efforts de Galba, et dès ce moment, il conçut l'espoir
de régner, d'abord à cause de l'état présent des affaires, et surtout à cause
des assurances de l'astrologue Seleucus. Cet homme, qui lui avait prédit qu'il
survivrait à Néron, vint alors le trouver à l'improviste, et lui promit qu'il
parviendrait bientôt à l'empire. Aussi n'épargna-t-il aucun genre de séductions
ni de caresses envers chacun. Toutes les fois qu'il recevait le prince à souper,
il distribuait un denier d'or par tête à la cohorte de garde, et il employait
d'ailleurs mille moyens pour gagner l'affection des soldats. Quelqu'un l'ayant
choisi pour arbitre dans une querelle de limites, Othon acheta le terrain tout
entier, et l'affranchit du procès. En un mot, il n'y avait presque personne qui
ne comprît et ne dît hautement que seul il était digne de succéder à l'empire.
V. Il médite de détrôner Galba
Il avait conçu l'espérance d'être adopté par Galba, et
s'attendait chaque jour à la voir réaliser. Mais, frustré de cette attente par
la préférence accordée à Pison, il eut recours à la violence. Outre le dépit
qu'il en ressentait, l'énormité de ses dettes le poussait à cette extrémité. Il
ne dissimulait pas que, s'il n'était empereur, il ne pourrait se soutenir, et
que peu lui importait de succomber sous le fer de ses ennemis dans le combat, ou
sous les poursuites de ses créanciers dans le Forum. Il avait extorqué, peu de
jours auparavant, un million de sesterces, à un esclave de Galba, pour lui faire
obtenir une place d'intendant. Ce fut là le fond d'une si grande expédition.
D'abord il en confia l'exécution à cinq satellites, puis à dix autres, chacun
des premiers en ayant amené deux. Il leur donna dix mille sesterces par tête, et
leur en promit cinquante mille. Ces soldats gagnèrent d'autres conjurés en assez
petit nombre ; mais on ne doutait pas qu'au moment de l'action il ne s'en
présentât une quantité plus considérable.
VI. Proclamé empereur, il envoie tuer Galba
Sa première idée était de s'emparer du camp aussitôt après
l'adoption, et d'attaquer Galba dans son palais pendant qu'il serait à table.
Mais il y renonça par égard pour la cohorte qui était de garde en ce moment, ne
voulant pas la rendre trop odieuse. C'était la même qui avait laissé égorger
Caligula et qui avait abandonné Néron. Des superstitions et les avis de Seleucus
le retinrent pendant quelque temps, jusqu'à ce qu'enfin, ayant fixé le jour, il
convoqua ses complices au Forum, près du temple de Saturne, autour du milliaire
d'or. Le matin, il alla saluer Galba qui l'embrassa, selon sa coutume. Il
assista aussi au sacrifice qu'offrait l'empereur, et entendit les prédictions de
l'aruspice. Ensuite un affranchi vint lui annoncer que les architectes étaient
là: c'était le signal convenu. Othon s'éloigna comme pour aller voir une maison
à vendre, et se déroba par une porte secrète du palais pour aller au
rendez-vous. D'autres disent qu'il feignit d'avoir la fièvre, et qu'il chargea
ceux qui l'entouraient d'excuser ainsi son absence, si l'on s'en informait.
Caché dans une litière de femme, il prit le chemin du camp; mais les forces
venant à manquer à ses porteurs, il descendit et courut à pied. Sa chaussure
s'étant défaite, il fut obligé de s'arrêter. Aussitôt des soldats le prirent sur
leurs épaules et le proclamèrent empereur. Il arriva ainsi jusqu'à la place
d'armes au milieu des acclamations et environné d'épées nues. Tous ceux qu'il
rencontrait se déclaraient pour lui, comme s'il eussent été initiés au complot.
Là il envoya des cavaliers pour égorger Galba et Pison; et, afin de se concilier
davantage les esprits des soldats par des promesses, il leur déclara hautement
qu'il ne voulait garder pour lui que ce qu'ils lui laisseraient.
VII. Il explique sa conduite au sénat. Il rend des
honneurs à la mémoire de Néron
Le jour baissait lorsqu'il entra dans le sénat. Il dit en peu
de mots qu'on l'avait arraché de la foule et contraint d'accepter l'empire;
qu'il le gouvernerait selon la volonté générale. De là il se rendit au Palatium.
Parmi les félicitations et les flatteries de la populace, il s'entendit appeler
Néron, et ne fit rien pour s'y opposer. Suivant même quelques historiens, dans
les premiers actes et dans ses lettres aux gouverneurs des provinces, il ajouta
ce nom au sien. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il laissa relever les statues de
Néron, qu'il rétablit dans leurs charges les gens d'affaires et les affranchis
de cet empereur. Le premier usage qu'il fit de sa puissance fut de décréter
l'emploi de cinquante millions de sesterces pour achever la Maison dorée. On
prétend que, dans cette même nuit, un songe effrayant lui arracha des
gémissements lamentables, et que ceux qui accoururent le trouvèrent étendu
devant son lit. Il avait cru voir Galba le détrôner et le chasser du palais. Il
recourut à toutes sortes d'expiations pour essayer d'apaiser ses mânes. Le
lendemain, tandis qu'il prenait les auspices, une tempête violente s'éleva.
Othon fit une chute grave et murmura de temps en temps ces mots: "Qu'avais-je
tant besoin d'user de longues flûtes?"
VIII. Il cherche à traiter avec Vitellius, proclamé
empereur à son tour par les armées. Il entre en campagne sous de sinistres
auspices
Vers le même temps, l'armée de Germanie prêta serment à
Vitellius. À cette nouvelle, Othon conseilla au sénat de députer vers ce général
pour lui apprendre qu'on avait déjà élu un empereur, et pour l'engager au repos
et à la concorde. De son côté, par ses affidés et par ses lettres, il offrit à
Vitellius de l'associer à l'empire, et de devenir son gendre. Mais la guerre
n'était plus douteuse. Déjà s'approchaient les chefs que Vitellius avait envoyés
en avant, lorsque Othon reçut de la part des prétoriens une preuve de leur zèle
et de leur attachement qui faillit causer le massacre du premier ordre de
l'empire. Il avait ordonné aux marins de transporter les armes sur les
vaisseaux. Comme ce transport eut lieu dans le camp à l'entrée de la nuit,
quelques gens crurent à une trahison et excitèrent du désordre. Tout à coup les
soldats, sans chef déterminé, courent au palais, demandent avec instance la mort
des sénateurs, repoussent les tribuns qui veulent les contenir, en tuent
quelques-uns, et, couverts de sang, réclamant à grands cris l'empereur, ils font
irruption dans sa salle à manger, et ne s'apaisent qu'après l'avoir vu. Othon se
prépara à la guerre avec vigueur, et même avec précipitation, non seulement sans
aucun scrupule religieux, mais encore sans remettre les anciles qu'on avait
déplacés; oubli qui de tout temps était regardé comme de mauvais augure. Le même
jour, les prêtres de la mère des dieux commençaient leurs chants plaintifs et
lugubres. Il brava les plus funestes auspices. Une victime offerte à Pluton
présenta des signes favorables, tandis que, dans ce genre de sacrifice, il en
faut de contraires. Le débordement du Tibre retarda sa marche, dès le premier
jour, et, au vingtième milliaire, il trouva la route encombrée par les débris de
quelques édifices.
IX. Il remporte quelques avantages, et est enfin vaincu
Quoique personne ne doutât qu'il valait mieux temporiser avec
un ennemi pressé par la faim et engagé dans des défilés, Othon ne mit pas moins
de témérité à précipiter le moment du combat, soit qu'il ne pût supporter une
plus longue incertitude, et qu'il espérât vaincre plus aisément avant l'arrivée
de Vitellius, soit qu'il ne pût résister à l'ardeur de ses troupes qui
demandaient le combat. Il n'assista en personne à aucune action et demeura à
Brixellum pendant qu'on remportait trois avantages assez médiocres, l'un au pied
des Alpes. l'autre aux environs de Plaisance, et le troisième dans le lieu
appelé "vers le temple de Castor". Mais à Bédriac, où fut livrée la dernière et
la plus importante des batailles, il fut vaincu par ruse. On lui avait proposé
une entrevue, et l'on avait fait sortir les troupes, comme pour assister aux
négociations. Tout à coup, et dès le premier salut, elles furent forcées de se
défendre. Dès ce moment, Othon résolut de mourir, par un sentiment d'honneur,
comme beaucoup de personnes l'ont pensé, et avec raison, pour ne point paraître
s'obstiner à garder la couronne en exposant à un si grand danger les légions et
l'empire, plutôt que par désespoir, ou comme s'il se fût méfié du dévouement de
son armée. Car il avait encore toutes les troupes dont il s'était entouré
lorsqu'il comptait sur des succès, et il lui en arrivait de Dalmatie, de
Pannonie et de Mésie. Enfin les vaincus eux-mêmes étaient si peu abattus, que,
pour venger leur honte, il eussent volontiers affronté tous les périls, sans
autre appui qu'eux-mêmes.
X. Son horreur pour la guerre civile; il se prépare à la
mort
Mon père, Suetonius Laetus, servait alors dans la treizième
légion en qualité de tribun angusticlave. Il racontait souvent qu'Othon, n'étant
que simple particulier, avait une telle aversion pour la guerre civile, qu'un
jour, à table, on le vit frémir parce qu'on avait rappelé la fin de Brutus et de
Cassius. Il ajoutait qu'il n'aurait point marché contre Galba, s'il n'eut été
convaincu que tout se passerait sans qu'on livrât bataille; que ce qui lui avait
donné le plus de dégoût de la vie, c'était l'exemple d'un simple soldat qui
était venu annoncer la défaite de l'armée, et qui, loin d'inspirer la moindre
confiance, se voyant soupçonné tour à tour de mensonge et de lâcheté, comme s'il
s'était enfui du combat, s'était percé de son glaive aux pieds de l'empereur;
qu'à cet aspect, Othon s'était écrié que désormais il n'exposerait plus la vie
de gens si braves et qui lui avaient rendu tant de services, Il exhorta donc son
frère, le fils de son frère et chacun de ses amis à prendre le parti qui leur
semblerait le plus convenable, les serra contre son cœur, les embrassa et les
renvoya tous. Puis, se retirant à l'écart, il écrivit deux lettres, l'une à sa
sœur pour la consoler, l'autre à Messaline, la veuve de Néron, qu'il avait voulu
épouser. Il lui recommanda le soin de ses funérailles et de sa mémoire. Ensuite
il brûla tout ce qu'il avait de lettres, afin qu'elles ne missent personne en
péril ou en discrédit auprès du vainqueur, et distribua à ses domestiques
l'argent comptant qu'il avait à sa disposition.
XI. Il se tue
Il était tout entier aux préparatifs de sa mort, lorsqu'il
entendit quelque tumulte, et s'aperçut qu'on arrêtait comme déserteurs ceux qui
commençaient à s'éloigner du camp. "Ajoutons encore, dit-il, cette nuit à ma
vie." Ce furent ses propres paroles. Il défendit qu'on fit aucune violence à
personne. Son appartement resta ouvert jusqu'au soir, et il reçut tous ceux qui
voulurent le visiter. Ensuite il but de l'eau fraîche pour étancher sa soif,
saisit deux poignards dont il essaya la pointe, en mit un sous son chevet, et
dormit d'un profond sommeil, les portes ouvertes. Il s'éveilla au point du jour,
et se perça d'un seul coup au-dessous du téton gauche. On accourut à son premier
cri. Il expira cachant tour à tour et découvrant sa plaie. Ses funérailles
eurent lieu sur-le-champ, comme il l'avait ordonné. il était dans la
trente-huitième année de son âge, et dans le quatre vingt-quinzième jour de son
règne.
XII. Son portrait. Ses habitudes. Ses soldats lui donnent,
à sa mort, de grands témoignages d'attachement et de fidélité
L'extérieur d'Othon ne répondait point à tant de courage. Car
il avait, dit-on, la taille courte, les jambes torses et les pieds contrefaits.
Il était aussi recherché qu'une femme dans sa toilette. Il s'arrachait le poil,
et, comme il avait peu de cheveux, il portait une coiffure artificielle si bien
faite, que personne ne s'en apercevait. Il se rasait tous les jours, et se
frottait le visage avec du pain détrempé, habitude qu'il avait contractée à la
fleur de son âge, afin de ne point avoir de barbe. Souvent on le vit en habit de
lin, comme les prêtres, célébrer publiquement les fêtes d'Isis. Tout cela
concourut peut-être à rendre sa mort d'autant plus surprenante, qu'elle ne
ressemblait en rien à sa vie. Beaucoup de soldats présents lui baisèrent les
pieds et les mains en versant un torrent de larmes, l'appelant à haute voix le
plus brave des hommes, l'empereur unique, et se tuèrent à quelques pas de son
bûcher. Un grand nombre de ceux qui étaient absents, saisis de douleur en
apprenant cette nouvelle, se précipitèrent les uns sur les autres pour
s'entr'égorger avec leurs armes. Enfin une foule de gens qui, pendant sa vie,
lui avaient voué une haine implacable, le comblèrent d'éloges après sa mort. Le
bruit se répandit même que, s'il avait fait périr Galba, c'était, moins pour
régner que pour rétablir la république et la liberté. |