Ce livre renferme
un espace de
trois ans.
Années de Rome: 782, 783, 784
Années de Jésus Christ: 29, 30, 31
Consuls en 782/29: C.
Rubellius Géminus
&
C. Fufius Géminus
Consuls en 783/30:
M. Vicinius Quartinus &
C. Cassius Longinus
Consuls en 784/31:
Cl. Tibérius César &
L. Elius Séjanus
Mort de Livie, femme d'Auguste
I. Sous les consuls Rubellius et
Fufius, surnommés tous deux Géminus, mourut, dans un âge très avancé, Julia
Augusta, héritière de la noblesse des Claudes, réunie par adoption à celle des
Livius et des Jules. Elle fut mariée d'abord à Tibérius Néro qui s'enfuit de sa
patrie dans la guerre de Pérouse et y revint lorsque la paix fut faite entre
Sext. Pompée et les triumvirs. Déjà mère et enceinte de nouveau, César, épris de
sa beauté, l'enleva à son mari (on ne sait si ce fut malgré elle) ; et, dans son
impatience, il en fit son épouse, sans attendre même qu'elle fût accouchée. Il
n'eut pas d’enfants de ce dernier mariage ; mais l'union d'Agrippine et de
Germanicus mêla sen sang à celui d'Auguste, et lui donna des arrière-petits-fils
communs avec ce prince. Elle fut pure dans ses mœurs comme aux anciens jours,
prévenante au-delà de ce qui semblait permis aux femmes d'autrefois, mère
impérieuse, épouse complaisante, le caractère enfin le mieux assorti à la
politique de son époux, à la dissimulation de son fils. Ses funérailles furent
modestes, son testament longtemps négligé. Elle fut louée à la tribune par Caïus
César, son arrière-petit-fils, qui depuis parvint à l'empire.
II. Tibère, qui n'avait point
interrompu le cours de ses plaisirs pour rendre à sa mère les derniers devoirs,
s'en excusa, par lettre, sur la grandeur des affaires ; et, parmi les honneurs
dont le sénat s'était montré libéral pour la mémoire d'Augusta, il retrancha les
uns, comme par modestie, reçut un très petit nombre des autres, ajoutant qu'on
s'abstînt de décerner l'apothéose ; que telle était la volonté de sa mère. Il
s'éleva même dans un endroit de sa lettre contre ces amitiés qu'on lie avec les
femmes ; censure indirecte qui s'adressait au consul Fufius, dont la fortune
était l'ouvrage d'Augusta. Fufius était doué des agréments qui attirent ce sexe
; du reste, diseur de bons mots, et se permettant sur Tibère de ces
plaisanteries mordantes dont les hommes puissants conservent un long souvenir.
Tibère attaque
III. Depuis ce moment, la
domination devint emportée et violente. Du vivant d'Augusta, il restait encore
un refuge : le prince gardait à sa mère un respect d'habitude, et Séjan n'osait
opposer son crédit à l'autorité maternelle. Délivrés de ce frein, ils
s'abandonnèrent à leur rage. Une lettre fut adressée au sénat contre Agrippine
et Néron. On crut qu'envoyée depuis longtemps elle avait été arrêtée par Augusta
; car elle fut lue peu de jours après sa mort. Elle contenait des expressions
d'une amertume étudiée. Au reste, il n'y était question ni de révolte, ni de
complots. Tibère imputait à son petit-fils des amours infâmes et l'oubli de sa
propre pudeur. Quant à sa bru, n'osant même calomnier ses mœurs, il lui
reprochait un air hautain et une âme rebelle. La peur et le silence régnaient
dans le sénat. Enfin, quelques-uns de ces hommes qui n'attendent rien des moyens
honnêtes (et l'ambition particulière sait tourner à son profit les malheurs
publics ) demandèrent qu'on délibérât. Déjà Messalinus Cotta, plus empressé que
les autres, proposait un avis cruel : mais le reste des grands tremblait, et
surtout les magistrats ; car Tibère, malgré la violence de son invective, avait
laissé sa volonté douteuse.
Attaques contre Séjan
IV. Un sénateur, nommé Junius
Rusticus, était chargé par le prince de tenir le journal des actes du sénat, et
on le croyait initié aux pensées de Tibère. Cet homme, entraîné sans doute par
un mouvement involontaire (car il n'avait donné jusqu'alors aucune preuve de
courage), ou par une fausse politique qui, l'aveuglant sur un danger présent,
l'effrayait d'un avenir incertain, se joint aux indécis, et engage les consuls à
ne pas commencer la délibération. Il représente qu'un instant peut tout changer,
et que, par respect pour le nom de Germanicus, il faut laisser au vieux prince
le temps de se repentir. Cependant le peuple, portant les images d'Agrippine et
de Néron, entoure le sénat, et, au milieu de ses acclamations et de ses vœux
pour Tibère, il ne cesse de crier que la lettre est fausse et que c'est contre
la volonté du prince qu'on trame la perte de sa maison. Aucune résolution
cruelle ne fut donc prise ce jour-là. On fit même circuler, sous le nom de
quelques consulaires, de prétendues opinions prononcées contre Séjan : satires
où des auteurs inconnus exerçaient sans contrainte la malignité de leur esprit.
La colère du favori en devint plus violente, et ses calomnies eurent un prétexte
de plus : "Le sénat, selon lui, méprisait les douleurs du prince. Le peuple
était en pleine révolte ; déjà on entendait, on lisait les harangues et les
sénatus-consultes d'un nouveau gouvernement. Que leur restait-il à faire, sinon
de tirer l'épée, et de choisir pour chefs et pour empereurs ceux dont les images
leur servaient d'étendards ?"
V. Tibère renouvela donc ses
invectives contre son petit-fils et sa bru. Il blâma le peuple par un édit, et
se plaignit au sénat que les conseils perfides d'un seul homme eussent attiré un
affront public à la majesté impériale. Il demanda cependant que tout fût réservé
à sa décision. Le sénat ne balança plus, non pas à ordonner les dernières
rigueurs (on l'avait défendu), mais à déclarer que prêt à venger l'empereur, il
était retenu par sa volonté suprême... {lacune : le reste de l'année 29,
l'année 30, et dix mois de l'année 31 ont été détruits.}
Ce qui se passe après la mort de
Séjan
VI. On entendit à ce sujet
quarante-quatre discours, dont quelques-uns étaient dictés par la crainte, un
plus grand nombre par l'habitude de flatter... "J'ai pensé que ce serait attirer
la honte sur moi ou l'envie sur Séjan..... La fortune est changée, et celui qui
avait choisi cet homme pour collègue et pour gendre se pardonne son erreur ; les
autres, après lui avoir prodigué un vil encens, lui déclarent une guerre
impie... Est-on plus à plaindre, accusé à cause de l'amitié, que dénonciateur de
son ami ? Je ne le déciderai pas. Du reste, je n'éprouverai ni la rigueur ni la
clémence de personne. Libre et jouissant de ma propre estime, je préviendrai le
danger. Et vous qui m'entendez, au lieu de donner des pleurs à ma mémoire,
bénissez mes destins, et mettez-moi au nombre de ceux qui, par une fin
honorable, ont échappé aux malheurs publics."
VII. Ensuite il passa une partie du
jour à s'entretenir avec ses amis, permettant à chacun de se retirer quand il
voulait ou de rester auprès de lui. Ils l'entouraient encore en grand nombre et
admiraient l'intrépidité de son visage, sans penser que l'heure suprême dût
arriver sitôt, lorsqu'il se laissa tomber sur une épée qu'il avait cachée sous
sa robe. Tibère ne flétrit sa mémoire d'aucune imputation, quoiqu'il eût
cruellement outragé celle de Blésus.
VIII. On instruisit ensuite le
procès de P. Vitellius et de Pomponius Sécundus. Le premier était accusé d'avoir
offert à la conjuration les clefs de l'épargne, dont il était préfet, ainsi que
le trésor de la guerre. L'ancien préteur Considius reprochait au second l'amitié
d'Élius Gallus, qui, après le supplice de Séjan, avait choisi les jardins de
Pomponius comme l'asile le plus sûr où il pût se réfugier. Les accusés ne
trouvèrent d'appui que dans le dévouement de leurs frères, qui se firent leurs
cautions. L'affaire fut souvent remise, et Vitellius, également fatigué
d'espérer et de craindre, demanda un canif comme s'il eût voulu écrire, et s'en
piqua légèrement les veines. Quelque temps après, le chagrin termina sa vie.
Pomponius, qui joignait une grande élégance de mœurs à un esprit distingué,
supporta courageusement l'infortune et survécut à Tibère.
IX. On résolut ensuite de sévir
contre les derniers enfants de Séjan, quoique la colère du peuple commençât à
s'amortir, et que les premiers supplices eussent calmé les esprits. On les porte
à la prison : le fils prévoyait sa destinée ; la fille la soupçonnait si peu que
souvent elle demanda quelle était sa faute, en quel lieu on la traînait,
ajoutant qu'elle ne le ferait plus, qu'on pouvait la châtier comme on châtie les
enfants. Les auteurs de ce temps rapportent que l’usage semblant défendre qu'une
vierge subît la peine des criminels, le bourreau la viola auprès du lacet fatal.
Puis il les étrangla l'un et l'autre, et les corps de deux enfants furent jetés
aux Gémonies !
Un faux Drusus
X. Vers le même temps, une alarme
assez vive, mais qui dura peu, effraya l'Asie et l'Achaïe. Le bruit courut que
Drusus, fils de Germanicus, avait été vu aux îles Cyclades, puis sur le
continent. Il y parut en effet un jeune homme à peu près de son âge, que
quelques affranchis de Tibère feignaient de reconnaître, et qu'ils
accompagnaient par ruse. D'autres le suivaient de bonne foi, séduits par l'éclat
de son nom et cet amour du merveilleux et de la nouveauté si naturel aux Grecs.
Échappé de sa prison, il allait disait-on, rejoindre les armées de son père et
s'emparer de l'Égypte et de la Syrie : et les inventeurs de cette fable y
croyaient les premiers. Déjà il voyait la jeunesse accourir sur ses pas, et les
villes lui adresser des hommages publics, succès qui l'enivraient de chimériques
espérances lorsque la nouvelle de ce mouvement parvint à Poppéus Sabinus. Ce
général, occupé alors en Macédoine, n'en veillait pas moins sur l'Achaïe. Vraies
ou fausses, il voulut aller au-devant des prétentions de cet homme : il passe
rapidement les golfes de Torone et de Thermes, l'île d'Eubée dans la mer Égée,
le Pirée dans l'Attique, côtoie le rivage de Corinthe, traverse l'Isthme, et, se
rembarquant sur une autre mer, il arrive à Nicopolis, colonie romaine, où il
apprend que, pressé par d'adroites questions, l'imposteur s'était dit fils de M.
Silanus, et que, abandonné de presque tous ses partisans, il était monté sur un
vaisseau comme pour aller en Italie. Sabinus en instruisit Tibère. Du reste, je
n'ai pu découvrir ni l'origine ni l'issue de cette entreprise.
Discorde entre les deux consuls
XI. À la fin de l'année, la
mésintelligence des consuls, longtemps accrue dans le silence, éclata. Trion,
exercé aux combats de la parole et toujours prêt à défier les haines, avait
indirectement accusé Régulus de négligence à poursuivre les complices de Séjan.
Régulus, modéré quand on ne le provoquait pas, non seulement repoussa l'attaque
; mais il voulut poursuivre son collègue comme complice lui-même de la
conjuration. En vain beaucoup de sénateurs les priaient de calmer des inimitiés
qui tourneraient à leur ruine : ils continuèrent de se haïr et de se menacer
jusqu'à la fin de leur magistrature.
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