Car un pays sans passé est un pays sans avenir...

 
Mythologie
 
 

 

 

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Histoire Romaine - traduction M. Nisard (1864)

Livre III - Rome, de 468 à 446

2. Les deux décemvirats - 451 à 449 ([III, 33] à [III, 53])

 

Entrée en charge des décemvirs (451)

[III, 33]

(1) L'an trois cent deux de la fondation de Rome, la forme de la constitution se trouve de nouveau changée, et l'autorité passe des consuls aux décemvirs, comme auparavant elle avait passé des rois aux consuls. (2) Ce changement eut moins d'éclat, parce qu'il eut peu de durée. D'heureux commencements furent suivis de trop d'abus, qui hâtèrent la chute de cette institution, et on en revint à deux magistrats, auxquels on rendit le titre et l'autorité de consuls. (3) Les décemvirs furent Appius Claudius, Titus Génucius, Publius Sestius, Lucius Véturius, Gaius Julius, Aulus Manlius, Publius Sulpicius, Publius Curiatius, Titus Romilius, Spurius Postumius. (4) Claudius et Génucius, qui avaient été désignés consuls pour cette année, obtinrent, en échange de cette dignité, la dignité du décemvirat, et cet honneur fut accordé à Sestius, l'un des consuls de l'année précédente, pour avoir, malgré l'opposition de son collègue, soumis celle affaire au sénat. (5) Après eux, on nomma les trois envoyés qui étaient allés à Athènes; on ne voulait pas qu'une mission si lointaine restât sans récompense; on pensait, d'ailleurs, que la connaissance qu'ils avaient acquise des lois étrangères serait utile à l'établissement d'un nouveau droit. (6) Les autres servirent à compléter le nombre. C'est, dit-on, sur des hommes appesantis par l'âge que se portèrent les derniers suffrages, dans l'idée qu'ils s'opposeraient avec moins de vivacité aux décisions de leurs collègues.

(7) Le plus influent d'entre eux tous était Appius, que soutenait la faveur populaire; il avait si complètement revêtu un nouveau caractère, que, de cruel et implacable persécuteur du peuple, il en était devenu tout à coup le courtisan, et captait ses moindres faveurs. (8) Tous les dix jours chaque décemvir rendait au peuple la justice. et, durant cette présidence, il avait douze licteurs. Chacun de ses neuf collègues n'avait pour escorte qu'un seul appariteur. Dans un parfait accord entre eux, accord qui ne devait pas toujours être utile aux particuliers, ils observaient, à l'égard des autres, la plus scrupuleuse équité. (9) Pour montrer quelle était leur modération, un seul exemple suffira. On ne pouvait appeler de leurs décisions; cependant, un cadavre ayant été déterré dans la maison de Publius Sestius, homme de famille patricienne; après qu'on l'eut découvert et porté devant l'assemblée, (10) le décemvir Gaius Julius, malgré l'évidence et l'atrocité du crime, se contenta de citer Sestius, et de traduire devant le peuple celui dont la loi le rendait juge : il se désista de son droit, pour que ce sacrifice de l'autorité du magistrat profitât à la liberté populaire. 

Publication des Dix Tables

[III, 34]

(1)Tandis que cette justice, incorruptible comme celle des dieux, se rendait également aux grands et aux petits, les décemvirs ne négligeaient pas la rédaction des lois. Pour satisfaire une attente qui tenait toute la nation en suspens, ils les présentèrent enfin sur dix tables, et convoquèrent l'assemblée du peuple. (2) "Pour le bonheur, pour la gloire, pour la prospérité de la république, pour la félicité des citoyens et celle de leurs enfants, ils les engageaient à s'y rendre et à lire les lois qu'on leur proposait. (3) Quant à eux, autant que dix têtes humaines en étaient capables, ils avaient établi entre les droits de tous, grands et petits, une exacte balance; mais on pouvait attendre davantage du concours de tous les esprits et de leurs observations réunies. (4) Ils devaient en particulier, et dans leur sagesse, peser chaque chose, la discuter ensuite, et déclarer sur chaque point ce qu'il y avait d'additions ou de suppressions à faire. (5) Ainsi, le peuple romain aurait des lois qu'il pourrait se flatter non seulement d'avoir approuvées, mais encore d'avoir proposées lui-même."

(6) Après que chacun des chapitres présentés eut subi les corrections indiquées par l'opinion générale, et jugées nécessaires, les comices par centuries adoptent les lois des dix tables. De nos jours, dans cet amas énorme de lois entassées les unes sur les autres, elles sont encore le principe du droit public et privé.

(7) Le bruit se répandit alors qu'il existait encore deux tables, dont la réunion aux autres compléterait en quelque sorte le corps du droit romain. Cette attente, à l'approche des comices, fit désirer qu'on créât de nouveau des décemvirs. (8) Le peuple lui-même, outre que le nom de consul ne lui était pas moins odieux que celui de roi, ne regrettait pas l'assistance tribunitienne; car les décemvirs souffraient qu'on appelât entre eux de leurs décisions. 

Création du deuxième décemvirat (450)

[III, 35]

(1) Mais, lorsqu'on eut indiqué le troisième jour de marché pour la réunion des comices qui devaient élire les décemvirs, (2) la brigue s'alluma si vive, que les premiers personnages eux-mêmes (dans la crainte, sans doute, que la possession d'une si grande autorité, s'ils laissaient le champ libre, ne tombât en des mains qui en seraient peu dignes) se mirent sur les rangs; et cette charge, qu'ils avaient repoussée de toutes leurs forces, ils la demandaient en suppliant à ce même peuple contre lequel ils s'étaient élevés. (3) En les voyant risquer leur dignité à cet âge, et après tous les honneurs dont ils avaient été chargés, Appius se sentit aiguillonné : il eût été difficile de dire s'il fallait le compter au nombre des décemvirs, ou parmi les candidats. (4) Il était par instants plus près de briguer que d'exercer sa magistrature : il décriait les hommes les plus recommandables, portait aux nues les plus insignifiants et les plus obscurs. (5) Lui-même, entouré de la faction tribunitienne, des Duilius, des Icilius, parcourait le forum, et, par eux, se faisait valoir auprès du peuple. Ce fut au point que ses collègues eux-mêmes, tout entiers à lui jusqu'à ce moment, ouvrirent enfin les yeux, et se demandèrent ce qu'il prétendait. (6) Ils ne voyaient rien de sincère sous ces apparences : "Sûrement cette affabilité dans un homme si superbe n'était pas désintéressée. Cette affectation de se mêler avec la populace, et ces familiarités avec de simples particuliers, étaient moins d'un homme empressé de se démettre de sa charge que d'un ambitieux qui cherchait à s'y continuer." (7) N'osant encore s'opposer ouvertement à son ambition, ils entreprennent d'en paralyser les efforts, en feignant de les seconder. D'un commun accord, ils lui assignent la présidence des comices, sous prétexte qu'il était le plus jeune. (8) Cet artifice avait pour but de l'empêcher de se nommer lui-même, ce dont personne, à l'exception des tribuns du peuple, n'avait jamais donné le détestable exemple.

Mais lui, après avoir invoqué le bien de l'état, se chargea de tenir les comices, et sut tirer parti de l'obstacle qu'on lui suscitait. (9) Il écarte par ses cabales les deux Quinctius, Capitolinus et Cincinnatus, son oncle Gaius Claudius, constant défenseur de la cause des patriciens et d'autres citoyens d'un rang aussi élevé; il fait élire au décemvirat des hommes qui étaient bien loin de les égaler en illustration. (10) Lui-même se nomme le premier, et encourt par ce fait des reproches d'autant plus amers qu'on croyait cette audace impossible. (11) On nomma avec lui Marcus Cornélius Maluginensis, Marcus Sergius, Lucius Minucius, Quintus Fabius Vibulanus, Quintus Poetilius, Titus Antonius Mérenda, Kaeso Duillius, Spurius Oppius Cornicen, Manius Rabuléius. 

Installation de la terreur à Rome

[III, 36]

(1) Dès ce moment Appius jeta le masque; il s'abandonna bientôt à son caractère, et réussit à façonner ses nouveaux collègues à ses manières avant même qu'ils fussent entrés en charge. (2) Chaque jour ils se rassemblaient sans témoins; après avoir arrêté de concert les plans ambitieux que chacun préparait en secret, ils cessèrent de déguiser leur orgueil. Difficiles à aborder, répondant à peine, ils atteignirent ainsi les ides de mai, (3) époque où les magistrats entraient alors en charge.

Dès le début, le premier jour de leur magistrature se signala par un appareil de terreur. Les premiers décemvirs avaient établi qu'un seul aurait les douze faisceaux, et cette marque de souveraineté royale passait à tour de rôle à chacun d'entre eux. Ceux-ci parurent tous ensemble, précédés chacun de douze faisceaux. (4) Cent vingt licteurs remplissaient le forum; ils portaient des haches attachées aux faisceaux, et le motif sur lequel s'appuyaient les décemvirs, pour ne point supprimer la hache, c'est qu'ils étaient revêtus d'un pouvoir sans appel. (5) C'étaient dix rois pour l'appareil; et la terreur se propageait à la fois parmi les moindres citoyens et les patriciens les plus illustres, par l'idée qu'on cherchait ainsi à provoquer, à commencer le massacre. Qu'une voix favorable à la liberté vînt à s'élever dans le sénat ou devant le peuple, aussitôt les verges et les haches la réduiraient au silence et rendraient les autres muettes d'effroi. (6) En effet, outre qu'on ne pouvait recourir au peuple, l'autorité des décemvirs était sans appel; par leur accord ils empêchaient qu'on ne pût appeler de leurs décisions particulières à celles de leurs collègues; différents en cela de leurs prédécesseurs, qui avaient souffert que par ce moyen on modifiât leurs jugements, et qui même avaient renvoyé devant le peuple certaines affaires qui semblaient être de leur ressort.

(7) Pendant un certain temps une égale terreur régna sur toutes les classes; mais peu à peu elle s'appesantit tout entière sur les plébéiens. On ménageait les patriciens; ce fut au bas peuple que s'attaquèrent le caprice et la cruauté. Dans toutes les causes portées à leur tribunal, ils ne considéraient que la qualité des personnes, et la faveur usurpait tous les droits de l'équité. (8) Leurs arrêts étaient d'avance forgés chez eux; ils les prononçaient au forum. Appelait-on d'un décemvir à son collègue ? On s'en retournait avec le repentir de ne s'en être pas tenu à la décision du premier. (9) Un bruit, dont on ignorait l'auteur, s'était même répandu que leur conspiration ne limitait pas au temps actuel l'asservissement de la république; mais qu'un accord clandestin les avait entre eux engagés par serment à ne point réunir les comices, et à perpétuer leur décemvirat pour conserver le pouvoir qu'ils avaient dans les mains. 

Mécontentement populaire

[III, 37]

(1) Le peuple alors jette autour de lui ses regards; il les porte sur les patriciens, épiant un souffle de liberté du côté d'où naguère ses soupçons n'attendaient que la servitude, soupçons qui ont amené la république à cet état de malheur. (2) Les chefs du sénat détestaient les décemvirs, détestaient le peuple. S'ils désapprouvaient ce qui se passait, c'était avec la pensée que ces violences avaient été méritées. Ils refusaient leur secours à des hommes que leur avidité pour la liberté avait plongés dans l'esclavage, (3) et voulaient laisser les griefs s'accumuler pour que le dégoût du présent fît du retour des consuls et de l'ancien état de choses un objet de désir. (4) Déjà s'était écoulée la plus grande partie de l'année, et deux tables de lois avaient été ajoutées aux dix tables de l'année précédente; une fois ces tables adoptées par les comices, il n y avait plus de raison pour que la république eût encore besoin de la nouvelle magistrature. (5) On attendait que bientôt seraient convoqués les comices pour la nomination des consuls. Ce qui seul inquiétait le peuple, c'était de savoir comment la puissance tribunitienne, boulevard de la liberté, et dont il avait interrompu l'existence, pourrait se rétablir.

(6) Il n'était toujours pas question de réunir les comices. Les décemvirs, qui d'abord pour se farder de popularité affectaient de paraître avec d'anciens tribuns, se constituent un entourage de jeunes patriciens dont la foule assiège leurs tribunaux. (7) Ils y traînent, ils y poursuivent le peuple corps et biens : la fortune était alors à celui qui la convoitait avec assez de puissance pour l'obtenir. (8) Bientôt même, on cessa de respecter les personnes; les uns furent frappés de verges, les autres de la hache. Et, pour que la cruauté ne fût point stérile, la confiscation des biens suivait le supplice du possesseur. L'appât de ces récompenses corrompit la jeune noblesse, qui, loin de s'opposer à l'usurpation, préférait ouvertement à la liberté de tous la licence dont elle jouissait. 

Menaces extérieures; les décemvirs convoquent le sénat (449)

[III, 38]

(1) Les ides de mai arrivèrent. On n'avait substitué aux décemvirs aucun autre magistrat : quoique rendus à la vie privée, ils se montrèrent en public sans rien diminuer de leur arrogance dans l'exercice du pouvoir, rien de l'appareil qui entourait leur dignité. La tyrannie n'était plus douteuse. (2) On pleure la liberté perdue sans retour. Nul vengeur ne se présente ou n'apparaît dans l'avenir. Les Romains n'étaient pas seuls à douter de leur courage; déjà ils devenaient un objet de mépris pour les nations voisines, honteuses de reconnaître un empire là où n'était point la liberté. (3) Les Sabins, réunis en un corps nombreux, font une incursion sur  !es terres de Rome, promènent au loin leurs ravages, emmènent, sans obstacle, comme butin, quantité d'hommes et d'animaux, et rallient à Érétum leurs bandes dispersées; ils y établissent leur camp, espérant tout de la discorde des Romains, et se flattant qu'elle serait un obstacle à l'enrôlement.

(4) Ces nouvelles, confirmées par la fuite des gens de la campagne, répandent l'effroi dans la ville. Les décemvirs tiennent conseil. Isolés entre la haine des patriciens et celle du peuple, ils reçoivent encore de la fortune un surcroît de terreur. (5) Les Èques, dans une autre direction, ont placé leur camp sur l'Algide. Ils étendent de là leurs courses et leurs ravages sur le territoire de Tusculum; et des envoyés de cette ville en apportent la nouvelle et implorent du secours. (6) Vaincus par la peur, les décemvirs se décident à consulter le sénat sur ces deux guerres qui les pressent à la fois. Ils font sommer les sénateurs de se rendre à l'assemblée, n'ignorant point quels orages de haine allaient fondre sur eux. (7) La désolation des campagnes, la cause des périls dont on était menacé, leur seraient sans nul doute imputées. On chercherait à étouffer, dans leurs mains, leur magistrature, s'ils ne résistaient par leur bon accord et si des coups d'autorité sur quelques-uns des plus audacieux ne réprimaient les tentatives des autres.

(8) Lorsqu'on entendit, au forum, la voix du crieur qui convoquait les sénateurs à se réunir auprès des décemvirs, ce fut comme un événement nouveau; car on avait, depuis longtemps, négligé la coutume de prendre l'avis du sénat : le peuple en fut dans l'étonnement. "Qu'était-il donc arrivé, pour que, après un si long intervalle, on reprît les anciens usages ? (9) C'était aux ennemis et à la guerre qu'il fallait rendre grâces, si l'on observait encore quelque forme de liberté." On parcourt des yeux toutes les parties du forum pour y chercher les sénateurs; mais à peine en peut-on découvrir un. (10) De là on se porte à la salle du sénat, on y observe la solitude qui règne autour des décemvirs. Ceux-ci comprirent alors combien la haine de leur pouvoir était générale, et le peuple vit bien, dans l'absence des sénateurs, leur refus de reconnaître à des particuliers le droit de convoquer le sénat. "C'était le commencement d'un retour à la liberté; si le peuple marchait d'accord avec le sénat, et si, à l'exemple des sénateurs, qui refusaient, malgré la convocation, de se réunir en assemblée, lui, de son côté, repoussait l'enrôlement." (11) Voilà ce que murmurait la foule.

À peine voyait-on un sénateur dans le forum; fort peu se trouvaient à la ville. Dégoûtés de l'état des choses, ils s'étaient retirés dans leurs terres, occupés de leurs intérêts particuliers, au défaut des intérêts publics, et persuadés qu'ils seraient d'autant plus à l'abri des vexations, qu'ils s'éloigneraient davantage de la société et de la présence de leurs farouches oppresseurs. (12) Comme ils ne s'étaient point rendus à la première sommation, on envoya, dans leurs maisons, des appariteurs pour prendre les gages des amendes et s'informer si leur refus était prémédité. Les appariteurs rapportent que les sénateurs sont dans leurs terres. Les décemvirs aimaient mieux qu'il en fût ainsi que de savoir les sénateurs présents et rebelles à leur autorité. (13) Ils ordonnent de les mander tous, et fixent l'assemblée au lendemain. Elle fut plus nombreuse encore qu'ils ne l'avaient espéré : le peuple en conclut que les patriciens trahissaient la cause de la liberté, puisque le sénat reconnaissait le droit de convocation à des hommes dont la charge était expirée, et que la violence seule élevait au-dessus des simples citoyens. 

Séance houleuse au sénat

[III, 39]

(1) Mais les sénateurs mirent plus d'obéissance à se rendre à l'assemblée, que de soumission dans leurs avis. (2) On rapporte que Lucius Valérius Potitus, après la proposition d'Appius Claudius, et avant qu'on ne recueillît par ordre les suffrages, demanda la permission de parler de la république; sur les menaces prohibitives des décemvirs, il déclara qu'il porterait sa dénonciation devant le peuple, et excita une vive agitation dans l'assemblée.

(3) Ce fut avec une égale intrépidité que Marcus Horatius Barbatus se présenta dans cette lutte. "Il les nommait les dix Tarquins; il leur rappelait que les Valérius et les Horatius étaient à la tête des Romains quand on expulsa les rois. (4) Et ce n'était pas qu'on fût alors choqué d'un nom qu'il était permis de donner à Jupiter; d'un nom qu'avaient porté Romulus, fondateur de Rome, et ses successeurs après lui; d'un nom que la religion avait conservé dans les solennités de ses sacrifices. C'était l'orgueil et la violence des rois, qui avaient alors soulevé la haine. (5) Ce que personne n'avait supporté d'un roi, ou du fils d'un roi, qui donc le supporterait chez tant de simples citoyens ? (6) Qu'ils prissent garde, en prohibant dans le sénat la liberté de la parole, de la pousser à se faire entendre au-dehors; car il ne voyait pas pourquoi lui, simple particulier, n'aurait pas autant le droit d'assembler le peuple, qu'ils l'avaient eux-mêmes de convoquer le sénat. (7) Il ne tenait qu'à eux d'éprouver combien la douleur, combattant pour la liberté, est plus énergique que la cupidité luttant pour une injuste domination. (8) On proposait de délibérer sur la guerre contre les Sabins, comme si le peuple romain avait quelque ennemi plus redoutable que ceux qui, créés pour faire des lois, n'avaient laissé subsister dans l'état aucune ombre de légalité; par qui, comices, magistrats annuels, succession dans l'autorité, unique gage d'une égale liberté, tout avait été renversé; qui enfin, simples particuliers, conservaient les faisceaux et une autorité royale ! (9) Les rois, une fois expulsés, on avait créé des magistratures patriciennes; puis, après la retraite du peuple, des magistratures plébéiennes. Mais, on le demandait, à quel ordre ceux-ci appartenaient-ils ? À celui du peuple ? Qu'avaient-ils donc fait par le peuple ? À celui des patriciens ? eux qui, depuis près d'une année, n'avaient pas convoqué le sénat, et qui ne l'assemblent aujourd'hui que pour défendre de parler de la république ? (10) C'était trop compter sur la terreur qu'ils inspiraient : les maux qu'on endurait semblaient enfin plus cruels que ceux qu'on pouvait avoir à craindre." 

Discours de Gaius Claudius devant les pères

[III, 40]

(1) À cette violente sortie d'Horatius, les décemvirs ne trouvèrent de refuge ni dans la colère ni dans la patience, et ne surent par quel biais se tirer d'affaire. (2) Gaius Claudius, oncle d'Appius le décemvir, vint alors, dans un discours auquel les prières avaient plus de part que les reproches, le supplier, par les mânes de son frère, par les mânes paternels, (3) "de respecter les liens de la société où il était né, plutôt que cette sacrilège alliance qu'il avait contractée avec ses collègues; c'était pour lui qu'il lui adressait cette prière, bien plus que pour la république. (4) La république, après tout, si elle ne peut obtenir leur assentiment, rentrera, malgré eux, dans ses droits. Mais les grandes collisions amènent de grands ressentiments; il tremblait sur les suites."

(5) Bien que les décemvirs eussent, par leurs défenses, exclu de la discussion tout objet étranger à celui qu'ils mettaient en délibération, ils eurent assez de pudeur pour ne pas interrompre Claudius. Il développa donc son opinion, et conclut à ce que le sénat ne prît aucun arrêté. (6) Tous comprirent par là que Claudius regardait les décemvirs comme de simples citoyens, et nombre de personnages consulaires applaudirent à ces paroles.

(7) Un autre avis, plus menaçant en apparence, mais en effet moins hostile, proposait aux sénateurs de se concerter pour nommer un interroi. Délibérer, c'était reconnaître pour magistrats, quels qu'ils fussent, ceux qui avaient convoqué le sénat; tandis qu'on les replaçait dans la vie privée si l'on suivait l'avis qui refusait au sénat le pouvoir de prendre un arrêté. (8) Au moment où la cause des décemvirs allait échouer, Lucius Cornélius Maluginensis, frère de Marcus Cornélius, l'un d'entre eux, et que l'on avait, à dessein, réservé pour parler après tous les autres consulaires, feignit une grande sollicitude pour la guerre, et prit en réalité la défense de son frère et des autres décemvirs. (9) "Il ne concevait pas, disait-il, par quelle fatalité les décemvirs rencontraient, parmi ceux qui avaient brigué le décemvirat, leurs seuls ou du moins leurs plus violents adversaires; (10) ni comment, après tant de mois écoulés sans que la cité fût menacée au-dehors, lorsque personne, pendant tout ce temps, n'avait élevé de contestation sur la validité du pouvoir des magistrats qui dirigeaient l'état, on profitait du moment où l'ennemi était, pour ainsi dire, aux portes, pour semer les discordes civiles; à moins qu'on n'eût songé à profiter du désordre pour jeter quelque ombre sur l'exécution d'un projet arrêté. (11) Du reste, il était juste qu'alors que des soins plus sérieux occupaient les esprits, personne ne préjugeât une si grave question. Il était bien d'avis, ajoutait-il, que, lorsqu'on aurait terminé ces guerres imminentes, lorsque la république serait rendue à la tranquillité, les allégations de Valérius et d'Horatius, qui prétendaient que les décemvirs avaient dû quitter leur magistrature avant les ides de mai, fussent soumises aux délibérations du sénat; (12) et que, dès ce moment, Appius Claudius fût prévenu qu'il devait se préparer à rendre compte des comices que, lui décemvir, il avait tenus pour nommer des décemvirs, et à répondre s'ils avaient été créés pour une année seulement, ou jusqu'à l'acceptation des lois que l'on attendait. (13) Quant à présent, tout ce qui n'était pas la guerre devait être écarté; si l'on pensait que les bruits en fussent mal fondés, et que les messagers et même les députés de Tusculum n'eussent apporté que de vaines frayeurs, il fallait envoyer des commissaires chargés de prendre des informations plus précises. (14) Si, au contraire, on ajoutait foi aux récits des courriers et des envoyés, on devait immédiatement s'occuper de lever des troupes; les décemvirs devaient conduire les armées partout où ils le jugeraient convenable; rien ne devait l'emporter sur ce soin." 

Préparatifs de guerre (449)

[III, 41]

(1) Les plus jeunes sénateurs insistaient pour qu'on se rangeât à cet avis. Mais, plus animés que jamais, Valérius et Horatius se lèvent et s'écrient : "Qu'ils ont à parler sur la république. Ils s'adresseront au peuple, si, dans cette enceinte, une faction les empêche de se faire entendre. Ils nient que des hommes privés, en présence des sénateurs ou du peuple, puissent leur imposer silence; de chimériques faisceaux ne sauraient les faire reculer." (2) Appius, alors, voyant que, s'il n'opposait à leur violence une égale audace, c'en était fait du décemvirat, (3) "Malheur, s'écrie-t-il, à qui élèvera la voix en dehors de la question !" Et, comme Valérius déclarait qu'il ne se tairait pas sur l'ordre d'un simple citoyen, il fit avancer un licteur. (4) Déjà Valérius implorait, du seuil de l'assemblée, l'assistance du peuple : Lucius Cornélius retient Appius dans ses bras, déguisant ainsi l'intérêt qu'il lui porte; il met un terme au débat, et obtient pour Valérius la faculté de s'expliquer librement. Cette liberté ne produisit que des déclamations, et les décemvirs obtinrent ce qu'ils demandaient.

(5) Les consulaires eux-mêmes et les plus vieux sénateurs, par un fonds de haine pour la puissance tribunitienne, dont le peuple, à leur avis, désirait bien plus ardemment le retour que celui de l'autorité consulaire, aimaient mieux, en quelque sorte, attendre que les décemvirs sortissent volontairement de charge, que de voir le peuple, en haine des décemvirs, se soulever de nouveau. (6) "Si par des voies de douceur, pensaient-ils, et sans la tumultueuse intervention de la multitude, on ramenait le pouvoir aux mains des consuls, les guerres qu'on ferait intervenir, ou la modération des consuls dans l'exercice de leur autorité, pourraient conduire le peuple à l'oubli de ses tribuns."

(7) Personne au sénat ne s'opposa à la levée des troupes. Les jeunes gens, n'osant résister à un pouvoir sans appel, apportent leurs noms. Les légions enrôlées, les décemvirs désignent, parmi eux, ceux qui feront la guerre, ceux qui commanderont les armées. (8) Les chefs du décemvirat étaient Quintus Fabius et Appius Claudius. La guerre s'annonçait plus redoutable au-dedans qu'au-dehors. Le caractère violent d'Appius semblait plus propre à étouffer un mouvement populaire; Fabius avait montré moins de persévérance dans le bien, que d'ardeur pour le mal. (9) Cet homme s'était distingué d'abord comme citoyen et comme soldat; mais le décemvirat et ses collègues opérèrent sur lui un changement tel, qu'il aimait mieux copier Appius, que de rester semblable à lui-même. On lui confia la guerre des Sabins, et il eut pour collègues Manius Rabuléius et Quintus Poetélius. (10) Marcus Cornélius fut envoyé vers l'Algide avec Lucius Minucius, Titus Antonius, Kaeso Duillius et Marcus Sergius. Spurius Oppius demeura avec Appius, pour l'aider à défendre la ville, et leur pouvoir fut égalé à celui de tous les décemvirs réunis. 

Décomposition de l'armée romaine; réactions du sénat

[III, 42]

(1) Au-dehors, comme au-dedans, la république fut malheureuse. (2) L'unique tort des chefs était de s'être attiré la haine de leurs concitoyens; toute la faute fut d'ailleurs aux soldats. Pour empêcher qu'aucun succès n'eût lieu sous la conduite et les auspices des décemvirs, ils se laissaient vaincre, achetant, au prix de leur déshonneur, le déshonneur de leurs chefs. (3) Mis en déroute par les Sabins à Érétum, ils le furent sur l'Algide par les Èques. Les fuyards d'Érétum, profitant du calme de la nuit, se rapprochent de la ville, et, entre Fidènes et Crustumérie, se retranchent sur une hauteur. (4) L'ennemi les y suit; mais ils n'osent égaliser le combat, et cherchent leur sûreté dans la force de leur position et de leurs retranchements, bien plus que dans leur courage et dans leurs armes. (5) La honte fut plus grande encore en Algide, et plus grande la perte. L'ennemi s'empara même du camp. Dépouillé de tous ses bagages, le soldat se réfugie à Tusculum, espérant l'hospitalité de la bonne foi et de la pitié, qui, d'ailleurs, ne lui manquèrent pas.

(6) À Rome, la terreur fut si grande, que les sénateurs, oubliant leur haine pour le décemvirat, décrétèrent qu'on établît des postes dans la ville : ceux à qui leur âge permettait de porter les armes devaient protéger les murs et former une garde devant les portes. (7) Ils envoyèrent à Tusculum un secours d'armes, aux décemvirs l'ordre de sortir de la citadelle, de tenir les soldats dans un camp, de transporter celui de Fidènes sur les terres des Sabins, et, par une guerre offensive, d'ôter à l'ennemi toute pensée d'assiéger la ville. 

Assassinat de Lucius Siccius

[III, 43]

(1) À ces désastres causés par l'ennemi, les décemvirs ajoutent deux crimes affreux, l'un au camp, et l'autre dans Rome. (2) Lucius Siccius, qui servait dans l'armée dirigée contre les Sabins, exploitant la haine qui s'attachait aux décemvirs, engageait secrètement les soldats à rétablir les tribuns et à se révolter. On l'envoie reconnaître une position pour y placer un camp, (3) et des soldats l'escortent, avec ordre de se défaire de lui au premier endroit favorable. (4) Il ne succomba point sans vengeance. Il fit, en se débattant, tomber autour de lui plusieurs de ses assassins, et, environné de toutes parts, se défendit avec un courage égal à sa force extraordinaire. (5) Le reste revient annoncer au camp que Siccius, malgré des prodiges de valeur, a péri dans une embuscade, et quelques soldais avec lui.

(6) On crut d'abord ceux qui rapportèrent ces nouvelles. Une cohorte partit donc avec la permission des décemvirs, pour ensevelir les morts; mais n'en voyant aucun dépouillé, et trouvant Siccius revêtu de ses armes, étendu au milieu des autres, qui tous avaient le visage tourné contre lui; n'apercevant le corps d'aucun des ennemis, nulle trace de leur retraite, ils ne doutèrent point que Siccius n'eût péri de la main des siens, et ils rapportèrent son cadavre. (7) L'irritation fut à son comble dans le camp, et c'est à Rome qu'on voulait sur-le-champ transporter Siccius. Mais les décemvirs se hâtèrent de lui décerner des funérailles militaires aux frais de l'état. On l'ensevelit au milieu des regrets des soldats, et de l'exécration que le nom des décemvirs avait excitée parmi le peuple.

L'arrestation de Verginia

[III, 44]

(1) La ville fut ensuite témoin d'un forfait enfanté par la débauche, et non moins terrible dans ses suites que le déshonneur et le meurtre de Lucrèce, auquel les Tarquins durent leur expulsion de la ville et du trône; comme si les décemvirs étaient destinés à finir ainsi que les rois et à perdre leur puissance par les mêmes causes.

(2) Appius Claudius s'enflamma d'un amour criminel pour une jeune plébéienne. La père de cette fille, Lucius Verginius, un des premiers centurions à l'armée de l'Algide, était l'exemple des citoyens, l'exemple des soldats. Sa femme avait vécu comme lui, et ses enfants étaient élevés dans les mêmes principes. (3) Il avait promis sa fille à Lucius Icilius, ancien tribun, homme passionné, et qui plus d'une fois avait fait preuve de courage pour la cause du peuple. (4) Épris d'amour pour cette jeune fille, alors dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté, Appius entreprit de la séduire par les présents et les promesses; mais voyant que la pudeur lui interdisait tout accès, il eut recours aux voies cruelles et odieuses de la violence. (5) Marcus Claudius, son client, fut chargé de réclamer la jeune fille comme son esclave, sans écouter les demandes de liberté provisoire. L'absence du père semblait favorable à cette criminelle tentative.

(6) Virginie se rendait au forum, où se tenaient les écoles des lettres. L'attidé du décemvir, le ministre de sa passion, met sur elle les mains, et s'écrie que fille de son esclave, esclave elle-même, elle doit le suivre; si elle résiste, il l'entraînera de force. (7) Tremblante, la jeune fille demeure interdite, et, aux cris de sa nourrice qui invoque le secours des Romains, on se réunit en foule. Les noms si chers de Verginius, son père, et d'Icilius, son fiancé, sont dans toutes les bouches. Leurs amis, par l'intérêt qu'ils leur portent, la foule par l'horreur d'un pareil attentat. se rallient à elle. (8) Déjà Virginie est à l'abri de toute violence. Claudius alors s'écria qu'il est inutile d'ameuter la foule, qu'il veut recourir à la justice et non à la violence. Il cite devant le juge la jeune fille, que les défenseurs engagent à l'y suivre.

(9) On arrive devant le tribunal d'Appius, et le demandeur débite sa fable bien connue du juge, qui lui-même en était l'auteur : il raconte que "la jeune fille, née dans sa maison, puis introduite furtivement dans celle de Virginius, a été présentée à celui-ci comme son enfant. (10) Il produira des preuves à l'appui de ses assertions, et les soumettra à Verginius lui-même, plus lésé que nul autre par cette supercherie." (11) Les défenseurs de Virginie remontrèrent que Virginius était absent pour le service de la république; qu'il arriverait. dans deux jours, s'il était prévenu, et qu'en son absence il serait injuste de décider du sort de ses enfants. (12) Ils demandent au décemvir que l'affaire soit renvoyée dans son entier après l'arrivée du père; qu'au nom de la loi, son ouvrage, il accorde la liberté provisoire, et ne souffre pas qu'une jeune fille soit exposée à perdre son honneur avant sa liberté. 

L'intervention d'Icilius

[III, 45]

(1) Appius, prenant la parole, avant de prononcer son arrêt dit "Que sa sollicitude pour la liberté est écrite dans cette même loi que les amis de Verginius invoquent à leur appui. (2) Cependant elle ne saurait favoriser la liberté au point d'admettre la supposition des faits et des personnes. Certes, lorsqu'on réclame la sortie d'esclavage, comme chacun peut agir d'après la loi, la liberté provisoire est incontestable; quant à cette fille, soumise au pouvoir paternel, il n'est personne, le père excepté, à qui le maître doive la céder. (3) Il est donc à propos qu'on fasse venir le père; cependant le demandeur ne peut faire le sacrifice de ses droits; il lui est permis d'emmener la jeune fille; il suffit qu'il promette de la représenter à l'arrivée de celui que l'on dit être son père."

(4) Au moment où l'iniquité de ce jugement excitait plus de murmures qu'il n'enhardissait de gens à réclamer, Publius Numitorius, oncle de la jeune fille, et Icilius, son fiancé, se présentent. (5) La foule leur ouvre un chemin, persuadée que l'intervention d'lcilius est le moyen le plus puissant pour résister à Appius, lorsque le licteur déclare "Que l'arrêt est prononcé," et veut écarter Icilius, en dépit de ses cris. (6) Le caractère le plus paisible se fût enflammé à une si criante injustice. "C'est par le fer, Appius, qu'il faudra m'éloigner d'ici, si tu veux couvrir du silence le mystère de tes desseins. Cette jeune vierge sera ma femme : je la veux chaste et pure. (7) Réunis donc les licteurs de tous tes collègues, ordonne de préparer les verges et les haches; on ne retiendra point hors de la maison paternelle la fiancée d'lcilius. (8) Non, malgré la perte du tribunat et de l'appel au peuple, les deux boulevards de la liberté romaine, nos femmes, nos enfants n'ont point été livrés encore au despotisme de vos passions. (9) Exercez votre fureur sur nos corps et sur nos têtes, mais que la pudeur soit au moins respectée. Si l'on a recours à la violence contre cette fille, nous invoquerons, moi, pour ma fiancée, le secours des Romains qui m'entendent; Verginius, pour sa fille unique, celui des soldats; tous, l'assistance des dieux et des hommes, et tu n'obtiendras qu'en nous égorgeant l'exécution de ton arrêt. (10) Je t'en conjure, Appius, considère deux fois où tu vas t'engager. (11) Verginius, à son arrivée, verra ce qu'il doit faire pour sa fille. Qu'il sache seulement que s'il cède un instant à Claudius, il lui faudra chercher pour elle un autre époux. Quant à moi, je ne cesserai de réclamer la liberté de ma fiancée, et la vie me manquera plus tôt que la constance." 

Appius sursoit au jugement

[III, 46]

(1) La multitude était émue, et la lutte paraissait imminente. Les licteurs entourent Icilius; tout se borne cependant à des menaces. (2) Appius prétend "Que ce n'est pas Virginie que défend Icilius; mais que cet homme turbulent, et qui respire encore le tribunat, cherche à faire naître une émeute. Il ne lui en fournira point aujourd'hui l'occasion. (3) Qu'il le sache bien toutefois : ce n'est pas à ses emportements, mais à l'absence de Verginius, au titre de père, et à son respect pour la liberté, qu'il accorde de suspendre ses fonctions de juge et l'exécution de son arrêt. Il demandera à Claudius de se relâcher quelque peu de ses droits, et de permettre que la jeune fille jouisse de la liberté jusqu'au lendemain. (4) Si le père ne comparaît pas le jour d'après, il annonce à Icilius et à ses pareils que le législateur ne manquera point à sa loi, non plus que l'énergie au décemvir. Il n'aura nul besoin de réunir les licteurs de ses collègues pour mettre à la raison les auteurs de la sédition; il lui suffira des siens."

(5) L'injustice ajournée, les défenseurs de Virginie se retirent et décident qu'avant tout le frère d'lcilius et le fils de Numitorius, jeunes gens pleins d'ardeur, gagneront de ce pas la porte, et courront en toute hâte chercher au camp Verginius. (6) De cette démarche dépend le salut de sa fille, si le lendemain il arrive à temps pour la préserver de l'injustice. Ils obéissent, se mettent en marche, et courent à bride abattue porter au père ce message. (7) Comme le demandeur insistait pour qu'on lui assurât par caution la comparution de la jeune fille, et qu'Icilius disait s'en occuper pour gagner du temps et donner de l'avance à ses courriers, la foule, de toutes parts, leva les mains, et chacun se montra prêt à répondre pour lui. (8) Ému jusqu'aux larmes, "Merci, s'écria-t-il, demain j'userai de vos secours, c'est assez de répondants pour aujourd'hui." Virginie est donc provisoirement remise en liberté, sous la caution de ses proches.

(9) Appius siège encore quelques instants, pour ne pas paraître occupé de cette seule affaire; mais comme l'intérêt de celle-là absorbait toutes les autres, personne ne se présentant, il se retira chez lui pour écrire au camp à ses collègues, "de n'accorder aucun congé à Verginius, et de s'assurer de sa personne." (10) Cet avis perfide arriva trop tard, ce qui devait être; et déjà, muni de son congé, Verginius était parti dès la première veille. Le lendemain, furent remises les lettres qui ordonnaient de le retenir; elles restèrent sans effet. 

Les accusations de Verginius

[III, 47]

(1) À Rome, cependant, au point du jour, l'attente tenait, dans le forum, toute la ville en suspens, lorsque Verginius, dans l'appareil du deuil, conduisant sa fille, les habits en lambeaux, accompagné de quelques femmes âgées et d'une foule de défenseurs, s'avance sur la place publique. (2) Il en fait le tour, et sollicite l'appui de ses concitoyens. Il ne s'en tient pas à implorer leur secours, il le réclame comme prix de ses services. "C'est pour leurs enfants, pour leurs femmes, que, chaque jour, il se montre sur le champ de bataille, et il n'est point de soldat dont on cite plus de traits d'audace et d'intrépidité. Mais quel avantage en résulte-t-il, si , tandis que la ville jouit de la plus parfaite sécurité, leurs enfants ont à souffrir les horreurs que pourrait amener une prise d'assaut ?" (3) C'est ainsi qu'il haranguait les citoyens, en passant au milieu d'eux. De semblables plaintes s'échappaient de la bouche d'lcilius. Mais ce cortège de femmes en silence et en pleurs touchait plus encore que leurs paroles.

(4) Le caractère obstiné d'Appius se raidit contre ces dispositions, tant le délire, bien plus que l'amour, avait troublé son esprit; il monte sur son tribunal. Après quelques plaintes qu'articula le demandeur "Sur ce que, pour capter la faveur du peuple, on lui avait, la veille, refusé justice," sans lui laisser terminer sa requête, et sans donner à Verginius le temps de répondre, Appius prend la parole. (5) Le discours par lequel il motiva son arrêt peut se trouver fidèlement rapporté par quelques-uns de nos anciens auteurs; mais aucun ne paraît vraisemblable à côté d'un jugement si inique. Je me bornerai à rapporter simplement le fait, et à dire qu'Appius adjugea la jeune fille en qualité d'esclave.

(6) La stupeur fut le premier effet d'une décision si surprenante et si atroce; elle fut suivie de quelques instants de silence. Mais lorsque Claudius s'avança au milieu des femmes polir s'emparer de Virginie, il fut reçu avec des pleurs et des cris lamentables. (7) Verginius, levant contre Appius son bras menaçant : "C'est à Icilius , dit-il , que j'ai fiancé ma fille, et non à Appius; c'est pour l'hymen, et non pour la honte, que je l'ai élevée. Tu veux donc, comme les brutes et les animaux sauvages, te jeter indistinctement sur le premier objet de ta passion ? Le souffriront-ils, ces citoyens ? Je ne sais; j'espère du moins que ceux qui ont des armes ne le souffriront pas." (8) Le groupe des femmes et celui des défenseurs repoussaient Claudius loin de la jeune fille; mais le silence se rétablit à la voix du héraut. 

La mort de Verginia

[III, 48]

(1) Le décemvir, dans la démence de la passion, s'écrie : "Que ce n'est point seulement par les injures d'lcilius la veille, ni par la violence de Virginius, dont le peuple romain vient d'être témoin, mais encore par des avis certains qu'il est convaincu de l'existence de conciliabules secrets, tenus toute la nuit dans la ville, pour exciter une sédition. (2) Préparé à une lutte à laquelle il s'attendait, il est descendu au forum avec des hommes armés, non pour tourmenter de paisibles citoyens, mais pour réprimer, d'une manière digne de la majesté de son pouvoir, ceux qui troubleraient la tranquillité de Rome. (3) Demeurer en repos est donc la plus sage parti. Va, dit-il, licteur, écarte cette foule; ouvre au maître un chemin pour saisir son esclave." Au ton courroucé dont il prononce ces paroles, la multitude s'écarte d'elle-même, et la jeune fille délaissée demeure en proie à ses ravisseurs.

(4) Alors Verginius, n'espérant plus de secours : "Appius, dit-il, je t'en supplie, pardonne avant tout à la douleur d'un père l'amertume de mes reproches; permets ensuite qu'ici, devant la jeune fille, je demande à sa nourrice toute la vérité." (5) Cette faveur obtenue, il tire à l'écart sa fille et la nourrice près du temple de Cloacine, vers l'endroit qu'on nomme aujourd'hui les Boutiques Neuves, et là, saisissant le couteau d'un boucher : "Mon enfant, s'écrie-t-il, c'est le seul moyen qui me reste de te conserver libre." Et il lui perce le coeur. Levant ensuite les yeux vers le tribunal : "Appius, s'écrie-t-il, par ce sang, je dévoue ta tête aux dieux infernaux." (6) Au cri qui s'élève à la vue de cette action horrible, le décemvir ordonne qu'on se saisisse de Verginius; mais celui-ci, avec le fer, s'ouvre partout un passage, et, protégé par la multitude qui le suit, gagne enfin la porte de la ville.

(7) Icilius et Numitorius soulèvent le corps sanglant, et, le montrant au peuple, ils déplorent le crime d'Appius, cette beauté funeste, et la cruelle nécessité où s'est trouvé réduit un père. (8) Les femmes répètent, en les suivant avec des cris : "Est-ce pour un pareil destin que l'on met au monde des enfants ? Est-ce là le prix de la chasteté ?" Elles se livrent ensuite à tout ce que la douleur, d'autant plus sensible chez elles que leur esprit est plus faible, leur inspire en ce moment de plus lamentable et de plus touchant. (9) Mais les hommes, et surtout Icilius, n'avaient de paroles que pour réclamer la puissance tribunitienne et l'appel au peuple; et toute leur indignation était pour la patrie. 

Manifestations au forum contre le décemvir Appius Claudius

[III, 49]

(1) La multitude s'anime et par l'atrocité du crime, et dans l'espoir qu'il serait une occasion favorable de recouvrer sa liberté. (2) Le décemvir cite Icilius, et, sur son refus de comparaître, ordonne qu'on l'arrête. Comme on ne laissait pas approcher ses appariteurs, lui-même, suivi d'une troupe de jeunes patriciens, perce la foule et commande de le conduire dans les fers. (3) On voyait déjà autour d'lcilius la multitude et les chefs de la multitude, Lucius Valérius et Marcus Horatius. Ceux-ci repoussent le licteur, et offrent, si l'on prétend agir légalement, de se porter caution pour Icilius contre un homme privé; mais, si l'on emploie la force, on y saura répondre.

(4) La lutte s'engage furieuse. Le licteur du décemvir veut porter la main sur Valérius et Horatius; le peuple brise les faisceaux. Appius monte à la tribune, Valérius et Horatius l'y suivent; le peuple les écoute et couvre de murmures la voix du décemvir. (5) Déjà, au nom de l'autorité, Valérius ordonne aux licteurs de s'éloigner d'un simple citoyen; Appius, dont le courage est abattu, et qui craint pour sa vie, se réfugie dans sa maison, voisine du forum, à l'insu de ses adversaires et la tête enveloppée de sa toge.

(6) Spurius Oppius, voulant prêter secours à son collègue, se précipite, d'un autre côté, sur la place, et voit l'autorité vaincue par la force. Il flotte ensuite entre mille partis opposés, entre mille conseils différents, qu'il s'empresse tour à tour d'accueillir; il se décide enfin à convoquer le sénat. (7) Ainsi, voyant que la plus grande partie des patriciens désapprouvait la conduite des décemvirs, et, dans l'espoir que le sénat mettrait un terme à leur puissance, la multitude s'apaise. (8) Le sénat fut d'avis qu'il ne fallait point irriter le peuple, et qu'on devait songer surtout à empêcher que l'arrivée de Verginius à l'armée n'excitât quelque mouvement. 

Déclaration de Verginius au camp; l'armée s'installe sur l'Aventin

[III, 50]

(1) On dépêche donc au camp, qui se trouvait alors sur le mont Vécilius, les plus jeunes sénateurs, pour recommander aux décemvirs d'arrêter à tout prix la révolte parmi les soldats. (2) Mais Verginius y avait excité une effervescence plus grande encore que celle qu'il avait laissée à Rome. Outre qu'il parut avec une escorte de quatre cents citoyens que l'horreur de ces indignités avait amenés de la ville avec lui, (3) l'arme qu'il tenait toujours à la main, le sang dont il était couvert, attirent sur lui les regards. D'ailleurs, toutes ces toges, dispersées dans le camp, en grossissaient le nombre, et offraient l'apparence d'une multitude de citoyens.

(4) On lui demande ce que c'est; il n'a que des larmes pour toute réponse. Mais sitôt que l'empressement de ceux qui accouraient eut réuni une foule nombreuse, on fit silence, et Verginius raconta les faits comme ils s'étaient passés. (5) Levant ensuite des mains suppliantes vers ses compagnons d'armes, il les conjure : "de ne pas lui imputer un crime qui est celui d'Appius Claudius; de ne pas se détourner de lui comme du bourreau de son enfant. La vie de sa fille lui eût été plus chère que la sienne propre, s'il avait pu la lui laisser libre et pure; mais la voir comme une esclave entraînée à la honte ! Non  ! La mort de ses enfants lui semblait préférable à leur ignominie, et sa piété paternelle avait pris les formes de la cruauté. (7) Il n'eût pu survivre à sa fille, sans l'espoir de venger sa mort avec l'aide de ses frères d'armes. Eux aussi ont des filles, des soeurs, des épouses : la mort de son enfant n'a point éteint la passion d'Appius; l'impunité accroîtra son audace. (8) Par le malheur d'autrui qu'ils apprennent à se mettre en garde contre de pareils outrages. Pour lui, le destin lui a ravi sa femme; sa fille, à qui il n'était plus permis de vivre chaste, est morte tristement, mais avec sa vertu. (9) Appius ne peut plus assouvir ses infâmes passions dans sa famille; toute violence qu'il pourrait tenter sur sa personne sera repoussée avec le même courage dont il défendit sa fille. C est aux autres de veiller sur eux et sur leurs enfants."

(10) Aux cris de Verginius, la foule répondit : "qu'elle ne manquera ni à sa douleur ni à la liberté." Les citoyens en toge, mêlés aux soldats, font entendre les mêmes plaintes; ils font sentir combien ce spectacle avait été plus affreux que ce simple récit; ils annoncent en même temps que c'en est déjà fait des décemvirs à Rome. (11) D'autres, arrivés plus tard, disent qu'Appius, à demi-mort, a fui en exil; tous enfin poussent les soldats à crier aux armes, à saisir leurs enseignes, et à partir pour la ville. (12) Les décemvirs, troublés de ce qu'ils voient et de ce qu'ils apprennent de Rome, courent sur différents points du camp, calmer l'agitation. S'ils emploient la douceur, on ne leur répond pas; s'ils invoquent leur autorité, "ils ont affaire à des hommes et à des hommes armés."

(13) Les soldats marchent en ordre vers la ville, et occupent l'Aventin. À mesure qu'on accourt, ils exhortent le peuple à recouvrer sa liberté et à créer des tribuns. Du reste, point de menaces. (14) Spurius Oppius convoque le sénat : celui-ci se refuse à toute mesure violente; car les décemvirs eux-mêmes ont provoqué cette sédition. (15) On envoie trois députés consulaires, Spurius Tarpéius, Gaius Julius, Publius Sulpicius, demander, au nom du sénat : "En vertu de quels ordres les soldats ont quitté le camp ? ce qu'ils prétendent faire en occupant armés le mont Aventin ? Ont-ils abandonné la guerre contre l'ennemi pour s'emparer de leur patrie ?"

(16) À ces questions les réponses ne manquaient point; mais il manquait quelqu'un pour les faire. On était encore sans chef avoué, personne n'osant s'exposer seul à tant de haines. Seulement, un cri unanime s'éleva de la multitude; elle demande qu'on lui envoie Lucius Valérius et Marcus Horatius : c'est eux qu'on chargera d'une réponse. 

Création des tribuns militaires (449); inquiétude au sénat

[III, 51]

(1) Au départ des députés, Verginius fait sentir aux soldats que, "dans une affaire de peu d'importance, ils viennent de se trouver embarrassés par le défaut de chefs; leur réponse, sage d'ailleurs, est plutôt l'effet d'un accord fortuit qu'une mesure concertée en commun. (2) Il les engage à nommer dix d'entre eux, chargés de la direction suprême, et de les décorer d'un titre militaire en les appelant tribuns des soldats. (3) Et, comme on voulait tout d'abord lui déférer cet honneur : "Remettez, dit-il, le choix dont vous m'honorez à des temps meilleurs et pour vous et pour moi. (4) Ma fille, restée sans vengeance, m'empêche de goûter aucune gloire. D'ailleurs au milieu des troubles de la république, il ne vous convient point d'avoir à votre tête les hommes chargés des plus fortes haines. (5) Si je puis vous servir utilement, je le ferai aussi bien simple particulier." (6) Ainsi donc, on crée dix tribuns des soldats.

L'armée envoyée contre les Sabins n'était pas plus tranquille. (7) Là aussi, excités par Icilius et Numitorius, les soldats se séparent des décemvirs. Le meurtre de Siccius, dont ils nourrissaient le souvenir, n'agitait pas moins les esprits que l'histoire de Virginie, victime d'un si houleux libertinage. (8) Icilius, dès qu'il apprit la création des tribuns des soldats sur l'Aventin, craignit que l'impulsion donnée par les comices militaires ne se fit sentir sur ceux de la ville et n'amenât la nomination des mêmes hommes. (9) Au fait des assemblées populaires et aspirant lui-même à ces honneurs, il fait nommer aux siens, avant de marcher sur Rome, un égal nombre de ces magistrats avec la même autorité. (10) Ils entrent par la porte Colline, enseignes déployées, traversent la ville en rangs, et se rendent sur l'Aventin. Là, réunis aux autres, ils chargent les vingt tribuns de nommer deux d'entre eux à la direction suprême des affaires. (11) Les suffrages se réunissent sur Marcus Oppius et Sextus Manilius.

Le sénat, craignant pour l'avenir de la république, s'assemblait tous les jours, et consumait le temps en disputes plutôt qu'en délibérations. (12) On reprochait aux décemvirs le meurtre de Siccius, l'indigne passion d'Appius et les désastres des armées. On était d'avis que Valérius et Horatius se rendissent sur l'Aventin; mais eux s'y refusaient, à moins que les décemvirs ne déposassent les insignes de leur magistrature, expirée dès l'année précédente. (13) Les décemvirs se plaignent qu'on les dégrade et protestent qu'ils ne déposeront point leur autorité qu'on n'ait adopté les lois pour l'établissement desquelles on les a créés. 

La plèbe s'installe sur le mont Sacré. Les décemvirs acceptent de démissionner

[III, 52]

(1) Persuadé par les conseils de Marcus Duillius, ancien tribun, qu'il n'obtiendrait rien en prolongeant ces négociations, le peuple passe de l'Aventin sur le mont Sacré. (2) "Tant qu'ils n'abandonneront pas la ville, assurait Duillius, ils n'inspireraient au sénat aucune inquiétude; le mont Sacré devait lui rappeler la constance du peuple; il saurait que le rétablissement de la puissance tribunitienne peut seule ramener la concorde." (3) Partis par la toute de Nomentum (voie Nomentana), appelée alors route de Ficuléa (voie Ficulensis), ils vont établir leur camp sur le mont Sacré, imitant la modération de leurs pères, et sans se livrer à aucune violence. Le peuple suivit l'armée, et pas un de ceux à qui l'âge le permettait ne resta en arrière. (4) À leur suite venaient leurs femmes, leurs enfants, demandant avec douleur pourquoi ils les laissaient dans une ville où la pudeur, la liberté, rien n'était sacré.

(5) Rome n'était plus qu'une vaste et étrange solitude; on ne voyait que quelques vieillards dans le Forum : il parut un désert quand on convoqua le sénat. Déjà plusieurs voix, jointes à celles de Valérius et d'Horatius, s'écriaient : (6) "Qu'attendez-vous encore, sénateurs ? Si les décemvirs ne mettent pas une borne à leur obstination, souffrirez-vous que tout périsse dans une conflagration générale ? Quelle est donc, décemvirs, cette autorité que vous tenez comme embrassée  ? Est-ce pour les toits et les murailles que vous ferez des lois ? (7) N'avez-vous pas honte de voir dans le forum plus de vos licteurs que de citoyens en toge ? Que ferez-vous si l'ennemi marche sur vous ? Que ferez-vous si le peuple, voyant sa retraite sans effet, se présente en armes ? La chute de Rome est-elle nécessaire pour amener celle de votre autorité ? (8) Il faut vous passer du peuple ou lui rendre ses tribuns. Nous nous passerons plutôt, nous, de magistrats patriciens, que les plébéiens des leurs. (9) Avant de connaître, avant d'avoir éprouvé cette puissance, ils en arrachèrent l'établissement à nos aïeux : maintenant qu'ils en ont goûté les avantages, pensez-vous qu'ils veuillent y renoncer; dans un moment surtout où l'autorité n'emploie pas assez de ménagement pour qu'ils ne sentent pas la nécessité d'un appui ?" (10) Ces reproches retentissent de toutes parts, et les décemvirs, vaincus par cette unanimité, s'en remettent à la discrétion du sénat. Ils prient seulement et préviennent les sénateurs de les protéger contre la haine publique, pour que leur supplice n'accoutume pas ce peuple à voir répandre le sang des patriciens. 

Réconciliation du peuple romain

[III, 53]

(1) Alors Valérius et Horatius reçoivent mission de se rendre auprès du peuple, de lui faire, pour son retour, les conditions qu'ils jugeront convenables, et de préserver les décemvirs de la haine et de l'exécration de la multitude. (2) Ils partent, et les transports de joie du peuple les accueillent au camp. C'étaient sans contredit ses libérateurs; leurs efforts avaient commencé le mouvement et allaient le terminer. On leur rendit des actions de grâces à leur arrivée.

Icilius parla au nom de tout le peuple. (3) Ce fut lui encore qui traita des conditions. Les députés demandèrent qu'on leur exposât ce que voulait le peuple; interprète des résolutions prises avant leur arrivée, Icilius fit des propositions de nature à prouver que le peuple comptait plus sur la justice de ses demandes que sur ses armes. (4) Il exigeait, en effet, le rétablissement de la puissance tribunitienne et de l'appel au peuple, qui, avant la création des décemvirs, étaient la sauvegarde du citoyen, et une amnistie générale pour tous ceux qui avaient engagé les soldats ou le peuple à se retirer pour recouvrer leur liberté. (5) Les décemvirs seuls furent de sa part l'objet d'une demande cruelle. Il trouvait juste qu'on les lui livrât, et menaçait de les brûler vifs.

(6) Les députés répondirent : "Les demandes que vous avez délibérées en commun sont si justes, qu'on vous les eût de plein gré proposées : vous demandez des garanties pour votre liberté et non la faculté de nuire à celle des autres. (7) Votre ressentiment se pardonne; mais on ne saurait l'autoriser. En haine de la cruauté, vous devenez cruels, et presque avant d'être libres, vous voulez déjà tyranniser vos adversaires. (8) Est-ce donc que notre cité ne fera jamais trêve aux vengeances des patriciens contre le peuple, ou du peuple contre les patriciens ? Le bouclier vous convient mieux que l'épée. (9) C'est assez, c'est bien assez abaisser vos adversaires, que de les réduire à une égalité parfaite de droits, de leur ôter les moyens de nuire aux autres, en empêchant qu'on leur nuise. (10) Au reste, voulez-vous un jour qu'on vous redoute ? Recouvrez d'abord vos magistrats et vos droits; arbitres de nos personnes et de notre fortune, vous prononcerez alors selon les causes. Aujourd'hui, il vous suffit de revendiquer votre liberté." 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 


 

 
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