Élection des tribuns de la plèbe sur l'Aventin (449)
[III, 54]
(1) D'un accord unanime on s'en remet à la décision des
députés qui promettent de revenir après avoir tout terminé. (2) Ils vont exposer
au sénat les conditions dont le peuple les a chargés, et les décemvirs voyant
que, contre leur attente, il n'est question pour eux d'aucune peine, ne se
refusent à rien. (3) Appius, dont le caractère farouche avait la plus forte part
de l'aversion publique, mesurant à sa haine celle qu'on lui portait, "Je
n'ignore point, dit-il, le sort qui m'attend. (4) Je le vois; on va donner des
armes à nos adversaires, et jusqu'alors on diffère de nous attaquer. Il faut du
sang à la haine. Ce n'est pas moi cependant qui mettrai du retard à résigner le
décemvirat." (5) Un sénatus-consulte portait que les décemvirs abdiqueraient au
plus tôt; que Quintus Furius, grand pontife, nommerait des tribuns populaires,
et qu'on ne rechercherait personne pour la révolte de l'armée et du peuple.
(6) Ces décrets achevés, les décemvirs lèvent la séance, se
rendent au forum, et prononcent leur abdication au milieu des plus vifs
transports de joie. (7) On va porter au peuple cette nouvelle. Les députés
entraînent sur leurs pas tout ce qu'il reste à la ville de citoyens. Cette foule
en rencontre une autre que sa joie poussait hors du camp; on se félicite de la
liberté, de la concorde qu'on a rétablies. (8) Les députés s'adressant à cette
assemblée : "Puissent votre bonheur, votre prospérité, votre félicité et celle
de la république, marquer ce retour dans votre patrie, dans vos pénales, auprès
de vos femmes et de vos enfants ! Mais que cette modération, qui, malgré tant de
besoins et une multitude si grande, a respecté le champ d'autrui, vous
accompagne dans Rome. Allez sur l'Aventin d'où vous êtes partis; (9) dans ce
lieu d'un augure si favorable, où vous jetâtes les premiers fondements de votre
liberté, vous élirez vos tribuns. Le grand pontife doit s'y rendre pour tenir
les comices."
(10) D'universels applaudissements et des transports de joie
témoignaient de l'approbation générale. Ils lèvent les enseignes pour se rendre
à Rome, et font assaut de gaieté avec ceux qui viennent à leur rencontre. Ils
traversent en armes la ville et se rendent sans bruit sur l'Aventin; (11)
aussitôt, formés en comices et présidés par le grand pontife, ils nomment leurs
tribuns, et en tête Lucius Verginius; après lui viennent Lucius Icilius et
Publius Numitorius, oncle de Virginie, auteurs de l'insurrection; (12) ensuite
Gaius Sicinius, descendant de celui que la tradition regarde comme le premier
tribun du peuple élu sur le mont Sacré, et Marcus Duillius, qui s'était fait
remarquer dans la même charge avant la création des décemvirs, et dont l'appui
n'avait pas manqué au peuple dans sa lutte contre eux. (13) Enfin, les
espérances que faisaient naître Marcus Titinius, Marcus Pomponius, Gaius
Apronius, Appius Villius, Gaius Oppius les firent élire bien plus que leurs
services.
(14) Dès l'entrée en charge, Icilius demanda au peuple et le
peuple décréta l'amnistie pour toute révolte contre les décemvirs. (15) Aussitôt
après, la création de deux consuls avec appel au peuple fut décrétée sur la
proposition de Marcus Duillius. On prit toutes ces décisions dans les Prés
Flaminiens, nommés aujourd'hui Cirque Flaminius.
Élection des consuls Lucius Valérius et Marcus Horatius
[III, 55]
(1) Un interroi nomma ensuite les consuls Lucius Valérius et
Marcus Horatius, lesquels entrèrent aussitôt en fonction. Ce consulat populaire
ne lésait en rien les droits des patriciens, et fut cependant en butte à leur
haine. (2) Tout ce qui se faisait pour la liberté du peuple leur semblait une
usurpation sur leur puissance. (3) D'abord, il était un point de droit en
contestation pour ainsi dire permanente : il s'agissait de décider si les
patriciens étaient soumis aux plébiscites. Les consuls portèrent dans les
comices par centuries une loi déclarant que les décisions du peuple assemblé par
tribus lieraient tous les citoyens. On donnait ainsi aux tribuns l'arme la plus
terrible. (4) Une autre loi, émanée des consuls, rétablit l'appel au peuple,
unique soutien de la liberté. Mais ce n'était point assez; on mit ce droit hors
d'atteinte pour l'avenir, et une disposition nouvelle fit défense (5) de créer
aucune magistrature sans appel, déclarant juste et légitime devant les dieux et
devant les hommes le meurtre de l'infracteur, et à l'abri de toute recherche
celui qui le commettrait.
(6) Le sort des plébéiens était ainsi suffisamment assuré par
l'appel au peuple et l'appui du tribunat; mais les consuls, en faveur des
tribuns eux-mêmes, et pour leur rendre une inviolabilité dont le souvenir
s'était déjà presque effacé, firent revivre d'antiques cérémonies. (7) À la
religion, qui les rendait sacrés, on joignit une loi portant que tout agresseur
des tribuns du peuple, des édiles, des juges, des décemvirs, verrait sa tête
dévouée aux dieux infernaux, et ses biens confisqués au profit du temple de
Cérès, de Liber et de Libera.
(8) Cette loi, selon les jurisconsultes, n'établissait
d'inviolabilité en faveur de personne, mais dévouait seulement l'auteur de toute
attaque contre ces magistrats. (9) Ainsi, l'édile peut être saisi et traîné en
prison par ordre d'un magistrat supérieur. Bien que cette mesure soit illégale,
puisqu'elle frappe un homme que protège cette loi, cela prouve cependant que
l'édile n'est point inviolable; (10) les tribuns l'étaient, au contraire, en
vertu de l'antique serment du peuple, lors de la création de cette puissance.
(11) On a prétendu quelquefois que cette même loi Horatia place également sous
sa sauvegarde les consuls, ainsi que les préteurs créés sous les mêmes auspices
qu'eux; que le juge c'est le consul. (12) Il est facile de réfuter cette
interprétation; en effet, à cette époque ce n'était pas au consul, mais bien au
préteur que l'usage donnait le nom de juge.
Telles furent les lois que portèrent les consuls. (13) Ils
ordonnèrent de plus qu'on remît dans le temple de Cérès, à la garde des édiles
plébéiens, les sénatus-consultes que !es consuls supprimaient jadis ou
altéraient à leur gré. (14) Ensuite, sur la proposition de Marcus Duillius,
tribun du peuple, le peuple décida, "que laisser le peuple sans tribuns, et
créer des magistrats sans appel, serait un crime puni des verges et de la
hache." (15) Les patriciens voyaient toutes ces mesures avec plus de peine
qu'ils n'y mettaient d'obstacles; car on n'avait encore sévi contre personne.
Appius Claudius est mis en accusation par le tribun Verginius
[III, 56]
(1) La puissance tribunitienne et la liberté du peuple ainsi
affermies, les tribuns pensent que le moment est venu d'attaquer impunément
chacun de leurs adversaires, et choisissent Verginius pour premier accusateur;
Appius, pour premier accusé. (2) Verginius avait assigné Appius; celui-ci se
présenta dans le forum, escorté de jeunes patriciens, et fit revivre tout à coup
le souvenir de son infâme pouvoir, par sa présence et celle de ses satellites.
(3) Verginius dit alors : "Le discours oratoire ne fut
imaginé que pour les causes douteuses. Je ne perdrai donc pas mon temps à porter
une accusation en forme contre un homme de la cruauté duquel nos armes seules
ont pu faire justice; et je ne veux pas qu'il ajoute à ses autres crimes
l'impudence de se défendre. (4) Ainsi donc, Appius Claudius, je te fais grâce de
tous les forfaits qu'au mépris des dieux et des lois tu as accumulés l'un sur
l'autre pendant deux ans. Pour un crime seul, celui d'avoir refusé la liberté
provisoire à une personne libre, je te ferai, si tu ne choisis un juge, conduire
dans les fers."
(5) Appius ne mettait le moindre espoir ni dans l'appui des
tribuns, ni dans le jugement du peuple; cependant il s'adresse aux tribuns :
aucun ne se présente; le viateur a déjà la main sur lui. "J'en appelle,"
s'écria-t-il. (6) Ce mot, garantie suffisante de la liberté provisoire, sorti
d'une bouche qui avait prononcé provisoirement l'esclavage, retentit dans le
silence. (7) Chacun se dit tout bas "qu'il est des dieux attentifs aux actions
humaines; que les châtiments de l'orgueil et de la cruauté, pour être tardifs,
n'en sont pas moins terribles; (8) que le destructeur de l'appel y a recours
lui-même, et implore l'assistance du peuple, dont il a foulé aux pieds tous les
droits; qu'il se voit traîné dans les fers et réduit à invoquer la liberté
provisoire, celui qui condamna à la servitude une personne libre." Au milieu de
ces murmures de l'assemblée, on entendait la voix de ce même Appius implorer la
protection du peuple romain. (9) Il rappelait ses ancêtres, les services qu'ils
rendirent à l'état dans la paix et dans la guerre; "son fatal dévouement au
peuple romain, lorsque pour lui donner l'égalité dans les lois, il abdiqua le
consulat en dépit des patriciens; ses lois, enfin, encore debout, tandis qu'on
en jetait l'auteur dans les fers. (10) Au reste, il verra tout ce qu'il doit
attendre de bien ou de mal lorsqu'il aura la faculté de se défendre.
Aujourd'hui, citoyen romain, il réclame le droit commun à tout citoyen accusé :
celui de se défendre, de se soumettre au jugement du peuple romain. (11) Il ne
redoute pas tellement la haine que l'équité et la pitié de ses concitoyens ne
lui inspirent aucune confiance. Si l'on veut, sans l'entendre, le conduire en
prison, de nouveau il s'adresse aux tribuns du peuple; qu'ils se gardent
d'imiter ceux qu'ils poursuivent de leur haine. (12) Si les tribuns, par leur
silence, avouent qu'ils se sont engagés à supprimer l'appel au peuple par un
serment semblable à celui dont ils font un crime aux décemvirs, de nouveau il en
appelle au peuple, il invoque les lois relatives à cet appel, celles des
consuls, celles des tribuns, publiées cette année même. (13) Qui donc usera de
l'appel, si on en refuse le droit à un homme qui n'est point condamné, qu'on n'a
point encore entendu ? Quel plébéien, quel citoyen obscur trouvera dans les lois
un appui qui aura manqué à Appius Claudius ? Son exemple apprendra si les
nouvelles lois ont affermi la tyrannie ou la liberté; si le recours et l'appel
au peuple, ces deux barrières élevées contre l'injustice des magistrats, sont
une réalité, ou s'ils n'existent que dans de vains caractères."
Procès d'Appius Claudius (449)
[III, 57]
(1) Verginius réplique : "Que le seul Appius est hors de
toute loi, hors de toute société civile et humaine. (2) On n'a qu'à jeter les
yeux sur ce tribunal, repaire de tous les crimes. Là, ce décemvir perpétuel se
jouait des biens, des personnes, du sang des citoyens; tenait sans cesse levées
sur eux ses verges et ses haches, et, bravant les dieux et les hommes, (3)
entouré de bourreaux et non de licteurs, passant des rapines et du meurtre à la
débauche, il avait osé, sous les yeux du peuple romain, traiter une jeune fille
libre comme une prisonnière de guerre, l'arracher des bras de son père, et la
livrer à son client, ministre de ses turpitudes. (4) C'est là que, par un arrêt
barbare, par une horrible sentence, il avait armé la main d'un père contre son
enfant. C'est là que, pour avoir recueilli le corps palpitant de la jeune fille,
il avait condamné son fiancé et son oncle à être jetés en prison; plus sensible
aux obstacles apportés à ses désirs infâmes qu'à la mort de sa victime. C'est
aussi pour lui que fut construite cette prison qu'il prenait plaisir à nommer le
domicile du peuple romain. (5) Qu'Appius renouvelle son appel; qu'il le réitère
cent fois; autant de fois il le sommera lui-même de choisir un juge qui décide
s'il n'a pas, provisoirement, décrété l'esclavage; s'il s'y refuse, il le tient
pour condamné et ordonne sa mise aux fers." (6) Personne ne paraissait improuver
ces mesures; mais les esprits étaient profondément émus, et ce traitement,
infligé à un personnage si élevé, faisait craindre au peuple l'abus de sa propre
liberté. Appius fut conduit en prison, et le tribun remit son assignation à un
autre jour.
(7) Là-dessus des députés vinrent à Rome de la part des
Latins et des Herniques féliciter le sénat et le peuple du retour de la
concorde; et, à cette occasion, ils portent au Capitole, et offrent à Jupiter,
très bon et très grand, une couronne d'or d'un poids médiocre, comme les
fortunes de ce temps où la religion se parait de piété plutôt que de
magnificence. (8) On apprit de ces députés que les Èques et les Volsques
faisaient tous leurs efforts pour se préparer à la guerre. (9) En conséquence,
les consuls eurent ordre de se partager les commandements. La guerre des Sabins
échut à Horatius; à Valérius, celle des Èques et des Volsques. Ils décrètent
l'enrôlement pour l'armée. L'affection du peuple pour eux était telle, que non
seulement les jeunes gens, mais aussi une foule de volontaires, dont la plupart
avaient achevé le temps de leur service, s'empressèrent de se faire inscrire.
Cette incorporation des vétérans rendit l'armée aussi redoutable par le choix
que par le nombre des soldats. (10) Avant de quitter Rome, les consuls firent
exposer en public, gravées sur l'airain, les lois des décemvirs, connues sous le
nom de lois des douze tables. Quelques historiens prétendent que, sur l'ordre
des tribuns, les édiles se chargèrent de ce soin.
Plaidoyer de Gaius Claudius en faveur de son neveu
[III, 58]
(1) Gaius Claudius, détestant les crimes des décemvirs, et
surtout la tyrannie de son neveu, s'était retiré à Régille, antique berceau de
sa famille. Malgré son grand âge, il en revint pour conjurer le péril qui
menaçait l'homme dont il avait fui les vices. Vêtu en suppliant, accompagné de
sa famille et de ses client, il s'adressait à chacun dans le forum. et priait
(2) qu'on épargnât à la famille Claudia cette tache de honte qui la classerait
parmi les gens dignes de la prison et des fers. "Cet homme, disait-il, dont la
postérité honorerait l'image, le législateur de Rome, le fondateur du droit
romain, gisait dans les fers, au milieu des voleurs nocturnes et des brigands.
(3) Si l'on met un instant de côté le ressentiment pour écouler à la réflexion,
on aimera mieux accorder à tant de Claudius celui que réclament leurs prières,
que de rendre, en haine d'un seul, tant de prières inutiles. (4) Il n'a lui-même
en vue que sa famille et son nom, et n'est nullement réconcilié avec celui qu'il
vient secourir dans son malheur. Le courage a reconquis la liberté, la clémence
établira l'union des deux ordres sur des bases solides."
(5) Quelques-uns se sentaient émus du dévouement de ce
vieillard bien plus que du sort de celui qui en était l'objet. Mais Verginius
réclamait leur pitié pour lui et pour sa fille. "Ce n'est point cette famille
Claudia, dont le caractère est de tyranniser le peuple, qu'on doit écouter, mais
les amis de Virginie et les prières des trois tribuns qui, nommés pour prêter
leur appui au peuple, demandent à ce même peuple son appui." (6) Leurs larmes
paraissaient plus justes. Aussi, Appius, perdant tout espoir, n'attendit pas le
jour de l'assignation et se donna la mort.
(7) Numitorius, ensuite, s'attache à poursuivre Spurius
Oppius, le plus odieux des autres décemvirs; il se trouvait à Rome à l'époque de
l'arrêt inique de son collègue. (8) Les crimes personnels d'Oppius firent
cependant son malheur bien plus que ceux qu'il n'avait pas empêchés. On
produisit un témoin qui comptait vingt-sept campagnes et huit récompenses
extraordinaires. Il montre au peuple les dons qu'on lui décerna, déchire sa
tunique et découvre son dos lacéré par les verges. Pour toute plainte il dit que
si l'accusé peut lui imputer le moindre délit, quoique rentré dans la vie
privée, il aura le droit de sévir de nouveau contre lui. (9) Oppius, à son tour,
est jeté dans les fers, et, avant le jour du jugement, il met aussi fin à sa
vie. Les tribuns ordonnèrent la confiscation des biens de Claudius et d'Oppius.
Les autres décemvirs se condamnèrent à l'exil, et leurs biens furent aussi
confisqués. (10) Marcus Claudius, ce maître prétendu de Virginie, fut cité et
condamné. Grâce à Verginius, il échappa à la peine de mort; et, après le
jugement, s'exila à Tibur. (11) Les mânes de Virginie, plus heureuse morte que
pendant sa vie, après avoir erré, pour satisfaire leur vengeance, autour de tant
de maisons, quand disparut le dernier coupable, trouvèrent enfin le repos.
Les pères reprochent aux consuls leur démagogie
[III, 59]
(1) Une terreur profonde s'était emparée des patriciens, et
déjà la vue des tribuns produisait l'effet de celle des décemvirs; mais Marcus
Duillius, tribun du peuple, mettant à ce pouvoir excessif un frein salutaire :
(2) "C'est assez de liberté, s'écria-t-il, c'est assez de représailles; je ne
souffrirai plus, cette année, qu'on assigne personne, qu'on jette personne en
prison. (3) Je n'approuve pas, en effet, qu'on recherche d'anciens délits déjà
effacés, quand le châtiment des décemvirs a expié les nouveaux. Il ne se passera
rien qui appelle l'intervention des tribuns; j'en trouve la garantie dans la
sollicitude constante des consuls pour votre liberté."
(4) Cette modération du tribun eut un double effet; elle
dissipa !a frayeur des patriciens et accrut leur haine contre les consuls. Ils
leur reprochaient d'être si dévoués au peuple que les patriciens se trouvaient
redevables de leur salut et de leur liberté à un magistrat plébéien, plutôt qu'à
ceux de leur ordre. Leurs ennemis étaient rassasiés de leurs supplices avant que
les consuls songeassent à prévenir ces excès. (5) Nombre d'entre eux accusaient
de lâcheté l'approbation que les sénateurs avaient accordée à leurs lois; et il
n'était pas douteux que, dans toutes ces révolutions, ils n'eussent subi
l'empire des circonstances.
Comment le consul Valérius rendit à ses troupes le goût de la victoire
[III, 60]
(1) Les consuls, après avoir réglé les affaires de la ville
et assuré le sort du peuple, se rendirent chacun dans son département. Valérius
avait en tête les armées des Volsques et des Èques réunies sur l'Algide; il
soutint la guerre par sa prudence. (2) S'il eût tenté sur le champ la fortune,
je ne sais si dans la disposition d'esprit où les revers des décemvirs avaient
laissé les Romains et leurs ennemis, la lutte n'eût pas été pour nous des plus
fatales. (3) Son camp était à un mille de l'ennemi; il y retenait son armée. Les
autres, rangés en bataille, occupaient de leurs lignes tout l'espace renfermé
entre les deux camps. Ils provoquaient au combat les Romains, dont aucun ne
répondait.
(4) Las enfin de leur immobilité et d'attendre inutilement le
combat, les Èques et les Volsques, prenant en quelque sorte ce silence pour un
aveu de leur victoire, vont piller, les uns chez les Herniques, les autres chez
les Latins, et laissent dans le camp assez de monde pour le garder, mais pas
assez pour combattre. (5) Instruit de ces dispositions, le consul leur rend la
terreur qu'ils avaient apportée naguère; il range son armée en bataille, et
provoque à son tour l'ennemi. (6) Ceux-ci sentant qu'ils ne sont pas en forces,
évitent le combat. Le courage des Romains s'enflamme aussitôt, et ils regardent
comme vaincus des hommes qui tremblent derrière leurs retranchements. (7) Ils
passent tout le jour sous les armes, prêts à combattre, et se retirent avec la
nuit; pleins d'espérances, ils prennent de la nourriture et du repos. En proie à
des pensées bien différentes, les ennemis dépêchent à la hâte des courriers de
tous côtés pour rappeler les pillards. On ramena les plus rapprochés; il fut
impossible de rejoindre les autres.
(8) Au point du jour, les Romains sortent de leur camp, prêts
à attaquer les palissades, si l'on refuse le combat. Le jour était déjà avancé,
l'ennemi ne bougeait point; le consul ordonne l'attaque. L'armée s'ébranle; mais
les Volsques et les Èques s'indignent que des armées victorieuses cherchent leur
salut derrière des retranchements plutôt que dans leur courage et dans leurs
armes. Ils demandent donc à leurs chefs et en obtiennent le signal du combat.
(9) Une partie de leurs troupes était déjà sortie des portes; les autres
marchaient à la suite, et descendaient pour prendre leurs postes respectifs;
mais le consul romain n'attend pas que la ligne ennemie soit renforcée de tous
ses bataillons, et commence l'attaque. (10) Il choisit l'instant où tous ne sont
pas encore sortis et où ceux qui le sont n'ont point encore formé leurs rangs,
et ressemblent à une foule d'hommes errant au hasard et cherchant à se
reconnaître. À ce trouble des esprits viennent se joindre les cris et
l'impétuosité des Romains qui fondent sur eux. (11) Les ennemis reculent au
premier choc. Ensuite, reprenant courage, et ramenés par les reproches de leurs
chefs, qui leur demandent de toutes parts s'ils veulent fuir devant des vaincus,
ils rétablissent le combat.
Victoire de l'armée romaine au mont Algide
[IIII, 61]
(1) Le consul, de son côté, recommande aux Romains de "se
souvenir que c'est la première fois, depuis leur nouvelle liberté, qu'ils
combattent pour la liberté de Rome. C'est pour eux-mêmes que sera la victoire,
et non pour que les vainqueurs soient la proie des décemvirs. (2) Ils ne
marchent point sous un Appius, mais sous le consul Valérius, issu des
libérateurs et lui-même libérateur du peuple romain. Ils ont à prouver que dans
les précédentes batailles c'est aux chefs et non aux soldats qu'il a tenu qu'on
ne fût victorieux. (3) Il serait honteux d'avoir montré plus de courage contre
leurs concitoyens que contre leurs ennemis, et d'avoir repoussé avec plus de
force le despotisme des leurs que le joug de l'étranger. (4) Virginie avait été
la seule jeune fille dont la pudeur eût été en péril durant la paix; Appius, le
seul homme dont la passion eût été à craindre; mais, si le sort de la guerre
leur est contraire, leurs enfants, à tous, seront exposés à la violence de ces
milliers d'ennemis. (5) Il n'a garde de prévoir des périls que Jupiter, que
Mars, père de Rome, ne laisseront point tomber sur une ville fondée sous de
pareils auspices." Il leur rappelle l'Aventin et le mont Sacré. "Qu'ils
rapportent entière la puissance romaine dans ces lieux, quelques mois auparavant
témoins de la conquête de leur liberté; (6) il faut montrer que l'esprit des
soldats romains est, après la ruine des décemvirs, le même qu'il était avant la
création de ces magistrats."
(7) À peine a-t-il prononcé ces mots dans les rangs de
l'infanterie, qu'il vole vers les cavaliers. "Allons, dit-il, jeunes gens, que
votre courage, autant que la noblesse de votre rang, vous place au-dessus des
fantassins. (8) Au premier choc l'ennemi a reculé devant eux. Chargez-le de
toute la vitesse de vos chevaux, et chassez-le du champ de bataille. Il ne
soutiendra pas votre impétuosité, et maintenant même il hésite plutôt qu'il ne
résiste." (9) Ils pressent aussitôt leurs chevaux et les lancent sur l'ennemi
déjà ébranlé par l'infanterie. Ils rompent ses lignes et courent jusqu'aux
derniers rangs; là, une partie trouve le champ libre et fait demi-tour, coupe à
la plupart des fuyards la retraite du camp, et les en éloigne en galopant autour
de l'enceinte. (10) L'infanterie, le consul lui-même et le gros de la mêlée se
portent vers le camp, qui bientôt est emporté. On y fit un grand carnage, et un
butin plus grand encore.
La nouvelle de ce combat fut portée à la ville, ainsi qu'à
l'autre armée, dans le pays des Sabins. (11) À Rome, on l'accueillit avec joie;
au camp, elle excita dans le cœur des soldats une noble émulation. (12) Déjà
Horatius, en les exerçant par des courses sur les terres ennemies, et par de
légères escarmouches, les avait accoutumés à compter sur leurs forces, à oublier
leurs défaites sous les décemvirs, et ces petits combats étaient un
encouragement à de plus grandes espérances. (13) Les Sabins, cependant, exaltés
par leurs succès de l'année précédente, ne cessaient de les défier, et leur
demandaient "à quel résultat pouvaient prétendre de petits corps qui, semblables
à des brigands, se montraient et disparaissaient tout à tour ? C'était perdre le
temps : pourquoi diviser en une foule d'escarmouches l'objet d'une seule
affaire ? (14) Pourquoi n'en pas venir aux mains, et ne pas s'en remettre une
fois encore à la décision de la fortune ?"
L'armée du consul Horatius s'apprête à affronter les Sabins
[III, 62]
(1) Au courage qu'ils ont repris d'eux-mêmes, se joint chez
les Romains l'indignation dont les enflamment ces reproches. "Déjà,
disaient-ils, l'autre armée allait rentrer triomphante dans la ville, et eux,
ils étaient en butte aux insultes et aux outrages de l'ennemi. Quand donc, si ce
n'est à cette heure, les croira-t-on capables de se mesurer avec lui ?" (2) Dès
que le consul s'aperçoit qu'on murmure dans le camp, il assemble ses troupes;
"Soldats, leur dit-il, vous savez, je pense, ce qui s'est passé sur l'Algide.
L'armée s'y est montrée digne d'un peuple libre. Les sages dispositions de mon
collègue, la valeur des soldats leur ont donné la victoire. (3) Pour moi, je ne
prendrai de conseils et de résolutions que ceux que vous me suggérerez
vous-mêmes. Nous pouvons prolonger la guerre avec avantage, nous pouvons la
terminer promptement. (4) Si je prends le premier parti, j'accroîtrai chaque
jour, par les mêmes moyens qui les ont préparés, vos espérances et votre
courage. Si vous vous sentez assez de coeur pour tenter la fortune, eh bien !
qu'un cri semblable à celui que vous poussiez sur le champ de bataille me soit
garant de vos intentions et de votre valeur." (5) Le plus vif enthousiasme
accompagne ce cri. Le consul fait des voeux pour que le succès couronne leurs
efforts, promet de les satisfaire, et de les conduire le lendemain au combat. Le
reste de la journée se passe à préparer les armes.
(6) Le jour suivant, dès que les Sabins voient se former
l'armée romaine, ils s'avancent à leur tour, et brûlent d'en venir aux mains. Le
combat fut ce qu'il devait être entre deux armées pleines de confiance en
elles-mêmes, stimulées encore, l'une, par ses anciens, par ses éternels succès,
et l'autre, par une victoire récente. (7) La prudence vint en aide aux forces
des Sabins. Outre qu'ils opposent à leurs adversaires un front de bataille
pareil au leur, ils tiennent en réserve deux mille hommes destinés à tomber sur
l'aile gauche des Romains au plus fort de l'action. (8) Cette aile, prise en
flanc et enveloppée, allait être écrasée, lorsque les cavaliers de deux légions,
au nombre d'environ six cents, sautent de cheval, et se portent au premier rang,
au milieu de leurs camarades qui fléchissaient déjà; outre qu'ils présentent à
l'ennemi de nouveaux adversaires, la part qu'ils prennent au péril, la honte,
enfin, réveillent le courage des fantassins. (9) Ils rougissaient de voir la
cavalerie remplir les fonctions de son arme et de la leur; et de ne pas valoir
même un cavalier démonté.
Réactions à Rome après la double victoire des armées consulaires
[III, 63]
(1) Ils retournent au combat qu'ils ont abandonné, et
reprennent le poste d'où ils s'étaient retirés. Un moment suffit non seulement à
rétablir l'équilibre, mais encore à faire plier à son tour l'aile des Sabins.
(2) Les cavaliers, protégés par ces rangs de l'infanterie, regagnent leurs
chevaux, volent à l'autre extrémité, pour lui annoncer leur victoire, et
chargent l'ennemi déjà ébranlé par la déroute de son aile principale. Aucun
corps ne montra plus de valeur dans cette journée. (3) Le consul a l'oeil à
tout, félicite les braves, et gourmande ceux qu'il voit mollir. Ses reproches
élèvent leur courage à l'égal des plus intrépides, et la honte opère sur eux
l'effet de la louange sur les autres. (4) Ils poussent un nouveau cri, unissent
partout leurs efforts, et culbutent une armée qui ne résiste plus à la valeur
romaine. Les Sabins se dispersent dans la campagne, et laissent leur camp
devenir la proie de l'ennemi. Ce ne fut point cette fois, comme sur l'Algide,
les dépouilles de nos alliés que recouvrèrent les Romains, mais bien les leurs
perdues dans le ravage de leurs campagnes.
(5) Pour cette double victoire, remportée en deux lieux
divers, le mauvais vouloir du sénat ne décréta qu'un seul jour de supplications
en l'honneur des consuls. Le peuple, néanmoins, sans y être appelé, se rendit en
foule aux supplications, le jour suivant, et cette démonstration libre et
populaire eut en quelque sorte plus d'éclat par l'intérêt qu'on y prit. (6) Les
consuls, comme ils en étaient convenus, entrèrent dans Rome à un jour l'un de
l'autre, et convoquèrent le sénat dans le champ de Mars. Ils y rendaient compte
de ce qui s'était passé, lorsque les principaux du sénat se plaignent qu'on les
ait à dessein réunis au milieu des soldats, afin d'agir sur eux par la terreur.
(7) Les consuls, pour ôter tout prétexte à ces plaintes,
transférèrent l'assemblée dans les prés Flaminiens, où l'on voit aujourd'hui le
temple, et où se trouvait déjà alors le domaine d'Apollon. (8) L'immense
majorité des sénateurs vote contre le triomphe; Lucius Icilius porte cette
question devant le peuple. Au milieu d'une foule d'opposants, on remarquait
Gaius Claudius, (9) dont les cris reprochaient aux consuls de vouloir triompher
du sénat et non de l'ennemi. Ils demandaient cette faveur comme prix de services
privés rendus à un tribun, plutôt qu'en récompense de leur courage. Jamais,
jusque là, on n'avait consulté le peuple pour le triomphe. L'appréciation des
droits à cet honneur, la décision qui l'accorde, furent toujours le privilège du
sénat. (10) Les rois eux-mêmes n'avaient pas attenté à la majesté de cet ordre
suprême. Les tribuns devaient se garder d'étendre à ce point leur puissance,
qu'il n'y eût plus à Rome de conseil public. La liberté régnerait enfin dans la
ville, et une juste balance dans les lois, lorsque chaque ordre s'en tiendrait à
ses droits, et ferait respecter sa dignité." (11) Cette opinion fut suivie et
développée par le reste des plus anciens sénateurs; néanmoins toutes les tribus
adoptèrent la proposition, et, pour la première fois, on décerna le triomphe par
l'ordre du peuple, et sans l'autorisation du sénat.
Élection des tribuns de la plèbe (448)
[III, 64]
(1) Cette victoire des tribuns et du peuple leur inspira une
fâcheuse confiance; elle amena les tribuns à s'entendre pour leur réélection ,
et, afin de voiler leurs projets ambitieux, (2) pour celle des consuls ils
alléguaient que les sénateurs avaient résolu, en outrageant les consuls, de
miner les droits du peuple. (3) "Qu'arriverait-il si, dans un temps où les lois
étaient encore mal affermies, des consuls, soutenus de leurs factions,
attaquaient les tribuns encore neufs dans leur charge ? On ne verrait pas
toujours des consuls comme Valérius et Horatius, préférant la liberté du peuple
à leurs propres intérêts.
(4) Un hasard, heureux dans cette circonstance, donna la
présidence des comices à Marcus Duillius, homme prudent et qui prévoyait les
déchirements inséparables d'une réélection. (5) Il déclare qu'il ne tiendra nul
compte des votes en faveur des tribuns sortants; et ses collègues insistent pour
qu'on laisse toute liberté aux suffrages des tribus ou qu'on cède la présidence
à des tribuns qui relèveront de la loi et non de la volonté du sénat. (6) Au
début de cette dispute, Duillius prie les consuls de s'approcher de son siège,
et leur demande leurs intentions au sujet des comices consulaires. Ils répondent
qu'ils nommeront de nouveaux consuls. Soutenu de cet appui populaire dans une
cause qui ne l'était pas, le président se présente avec eux à l'assemblée.
(7) Là, interrogés de nouveau en présence du peuple, pour
savoir ce qu'ils feraient si les Romains, en mémoire de leur liberté civile
rétablie avec leur appui, en mémoire des dernières guerres et de leurs succès,
les nommaient une seconde fois consuls, les consuls firent la même réponse. (8)
Duillius, après avoir fait l'éloge de leur persévérance à se montrer jusqu'au
bout différents des décemvirs, présida les comices. On élut cinq tribuns, mais
les intrigues des neuf anciens qui briguaient ouvertement cet honneur, ayant
empêché les tribus d'en compléter le nombre, Duillius renvoya l'assemblée et ne
réunit plus les comices. (9) On avait, disait-il, satisfait à la loi qui, sans
préciser nulle part le nombre des tribuns, spécifiait seulement qu'on pourrait
en laisser à élire, et chargeait les élus de compléter entre eux le nombre de
leurs collègues. (10) Il citait à l'appui le texte de la loi : "Si je propose la
nomination de dix tribuns du peuple, et si vous ne complétez le même jour le
nombre de dix, ceux que les tribuns nommés se choisiront pour collègues seront
aussi légitimement élus que les autres, élus le premier jour." (11) Duillius
persévéra jusqu'à la fin, il nia que la république pût avoir quinze tribuns, fit
fléchir enfin l'ambition de ses collègues, et sortit de charge emportant
l'estime du sénat et du peuple.
Le difficile apprentissage de la liberté
[III, 65]
(1) Les nouveaux tribuns du peuple suivirent, dans le choix
de leurs collègues, la volonté du sénat : ils élurent même deux patriciens
consulaires Spurius Tarpéius et Aulus Aternius. (2) On nomma consuls Spurius
Herminius et Titus Verginius Caelimontanus. Aussi peu portés à favoriser le
sénat que le peuple, ils jouirent de la paix au-dedans comme au-dehors. (3)
Lucius Trébonius, tribun du peuple, en haine des patriciens qu'il accusait de
l'avoir trompé comme ses collègues l'avaient trahi, proposa (4) "que celui qui
présenterait au peuple la nomination de ses tribuns, ne pourrait discontinuer de
prendre les votes qu'après la nomination de dix de ces magistrats." Tout son
tribunat se passa en poursuites contre les patriciens, ce qui lui mérita le nom
d'Asper.
(5) Marcus Géganius Macérinus et Gaius Julius, furent ensuite
nommés consuls. Des dissensions s'étant élevées entre les tribuns et la jeune
noblesse, ils les dissipèrent sans offenser le tribunat et sans porter atteinte
à la dignité du sénat. (6) Un décret d'enrôlement pour la guerre contre les
Volsques et les Èques, tenu comme en suspens, empêcha toute sédition populaire.
Les consuls affirmaient d'ailleurs que la tranquillité intérieure était le gage
de la paix au-dehors; tandis que les discordes civiles excitent le courage de
l'étranger. (7) La sollicitude pour la paix amena ainsi le calme domestique.
Mais l'un des deux ordres se prévalait toujours de la
modération de l'autre. Le peuple était en repos; la jeunesse patricienne
commença contre lui les insultes. (8) Les tribuns intervinrent en faveur des
plus faibles. Ce fut d'abord avec peu de succès; et bientôt on cessa même de
respecter leur personne, surtout durant les derniers mois, alors que les grands
étaient de connivence dans ces insultes, et que toute autorité, comme il arrive
toujours, perdait son ressort à mesure que la fin de l'année approchait. (9)
Déjà le peuple commençait à désespérer du tribunat, à moins qu'on n'y fit entrer
des hommes semblables à Icilius. Depuis deux ans ses tribuns n'en avaient que le
nom. (10) Les plus vieux sénateurs, qui trouvaient leur jeunesse trop
bouillante, aimaient mieux cependant, s'il fallait subir un excès, qu'il vînt de
leur côté que du côté de leurs adversaires; (11) tant il est difficile de mettre
quelque mesure dans la défense de la liberté. On feint d'appeler l'égalité et
chacun veut s'élever au détriment d'autrui. Pour se mettre en garde coutre les
autres on se rend soi-même redoutable. Nous éprouvons une injustice, et comme
s'il était indispensable d'être agresseur ou victime, nous devenons injustes
nous-mêmes.
L'armée des Èques et des Volsques ravage le Latium (446)
[III, 66]
(1) Ensuite, Titus Quinctius Capitolinus, consul pour la
quatrième fois, eut pour collègue Agrippa Furius. Ils ne trouvèrent ni sédition
à l'intérieur, ni guerre étrangère; mais l'une et l'autre étaient imminentes.
(2) Il n'était plus possible de contenir l'animosité des citoyens; les tribuns
et le peuple étaient ameutés contre les patriciens, et les assignations données
à quelques membres de la noblesse amenaient chaque jour devant les assemblées de
nouveaux débats.
(3) Au premier bruit de ces désordres et comme à un signal
donné, les Èques et les Volsques prennent les armes. Leurs chefs, avides de
butin, leur avaient persuadé que les levées, ordonnées deux ans auparavant,
n'avaient pu avoir lieu par le refus du peuple de reconnaître aucune autorité.
(3) "Aussi, n'avait-on point envoyé d'armée contre eux. La licence avait fait
perdre l'habitude des combats. Rome n'est plus pour les Romains une commune
patrie : tout ce qu'ils ont montré jusque-là de ressentiment et de haine contre
les étrangers, ils le tournent contre eux-mêmes. Jamais occasion plus favorable
d'accabler ces loups qu'aveugle une rage intestine."
(5) Ils réunissent leurs armées, et ravagent d'abord les
campagnes du Latium. Ils ne rencontrent aucune résistance; les auteurs de la
guerre triomphent; l'ennemi étend ses ravages jusque sous les murs de Rome, du
côté de la porte Esquiline et montre aux habitants de la ville, comme une
insulte, la désolation de leurs campagnes. (6) Dès qu'ils se furent retirés à
Corbion, après avoir chassé impunément leur proie devant eux, le consul
Quinctius convoqua l'assemblée du peuple.
Discours du consul Titus Quinctius Capitolinus
[III, 67]
(1) C'est là qu'il prononça le discours suivant : "Quoique ma
conscience ne me fasse aucun reproche, Romains, ce n'est cependant qu'avec une
extrême honte que je me présente devant votre assemblée. Vous le savez, la
tradition en conservera le souvenir pour nos descendants, les Èques et les
Volsques, à peine les égaux des Herniques, sous le quatrième consulat de Titus
Quinctius, se sont impunément présentés en armes sous les murs de Rome. (2) Si
j'avais su que cette infamie fût réservée à cette année (quoique depuis
longtemps l'état des affaires ne permette de rien prévoir d'heureux), l'exil ou
la mort, à défaut d'autre moyen, m'eussent évité le déshonneur. (3) Quoi ! si
des hommes de coeur eussent manié ces armes que nous avons vues devant nos
portes, Rome était prise sous mon consulat ! J'avais assez d'honneurs, assez et
trop de jours; il m'eût fallu mourir à mon troisième consulat."
"(4) À qui s'adresse le mépris de ces lâches ennemis ? À
nous, consuls, ou bien à vous, Romains ? Si la faute en est à nous, enlevez
l'autorité à ces mains indignes, et, si ce n'est assez, infligez-nous un
châtiment. (5) Si c'est votre faute, ah ! que les dieux et les hommes se gardent
de vous en punir; il suffit que vous vous en repentiez. Non, l'ennemi n'a pas
méprisé des lâches, il n'a pas eu confiance en son courage. Si souvent mis en
déroule et en fuite, dépouillé de son camp et de ses terres, envoyé sous le
joug, il sait se connaître et nous connaître. (6) La discorde qui règne entre
les divers ordres, l'acharnement des patriciens et des plébéiens les uns contre
les autres : voilà le poison qui nous tue. Cette soif immodérée, chez nous, de
puissance; chez vous, de liberté; votre dégoût pour les magistrats patriciens,
le nôtre pour les plébéiens, ont enflé leur courage.
"(7) Au nom des dieux, que voulez-vous ? Vous avez désiré des
tribuns du peuple; nous avons consenti à vous les donner par amour pour la
concorde. Vous avez voulu des décemvirs; nous avons souffert leur création. Vous
vous êtes dégoûtés des décemvirs; nous les avons forcés à résigner leurs
charges. (8) Votre ressentiment les poursuivit dans la vie privée; nous avons
supporté la mort et l'exil des plus illustres, des plus honorables personnages.
(9) Vous avez voulu de nouveau créer des tribuns du peuple; vous les avez
créés : des consuls de votre ordre, bien que cela nous parût une injure pour les
patriciens, nous avons vu donner au peuple une magistrature patricienne. Vous
avez l'appui du tribunat, l'appel au peuple, des plébiscites obligatoires pour
les patriciens; sous prétexte d'égalité dans les lois, vous opprimez nos droits;
nous l'avons souffert, nous le souffrirons. (10) Quel sera donc le terme de nos
dissensions ? Quand n'aurons-nous qu'une seule ville ? quand sera-t-elle notre
commune patrie ? Nous, vaincus, nous supportons mieux le repos que vous, nos
vainqueurs."
"(11) Vous suffit-il de vous être rendus redoutables pour
nous ? C'est en haine de nous qu'on occupe l'Aventin; c'est en haine de nous
qu'on occupe le mont Sacré. Les Esquilies sont presque tombées au pouvoir de
l'ennemi, le Volsque en franchissait la chaussée, et personne ne l'en a
repoussé. Contre nous vous êtes des hommes, contre nous vous avez des armes."
Discours du consul Titus Quinctius Capitolinus (suite)
[III, 68]
(1) "Courage ! et quand vous aurez ici assiégé le sénat,
quand vous aurez semé la haine dans le forum, quand vous aurez rempli les
prisons des premiers citoyens, (2) profitez de cette ardeur si bouillante, et
sortez par la porte Esquiline. Si vous n'osez encore le faire, voyez du moins du
haut de vos murs vos champs dévastés par le fer et la flamme, voyez emmener le
butin, et fumer épars les toits incendiés. (3) Mais c'est l'état seul qui
souffre. On brûle nos campagnes, on assiège notre ville, l'honneur de la guerre
reste aux ennemis. Et vous donc ! en quel état sont vos intérêts privés ?
Bientôt chacun apprendra quelles pertes il a faites dans la campagne. Que
pourrez-vous obtenir ici en dédommagement ? (4) Les tribuns vous ramèneront-ils,
vous rendront-ils ce que vous avez perdu ? Des cris, des paroles tant qu'il vous
plaira d'en ouïr; des accusations contre les premiers de la cité, des lois les
unes sur les autres, des assemblées enfin. Mais jamais aucun de vous n'a retiré
de ces assemblées le moindre avantage pour ses affaires, pour sa fortune (5) Qui
de vous en a rapporté autre chose à sa femme ou à ses enfants, que des haines,
des rancunes, des inimitiés publiques ou privées, contre lesquelles votre
courage et votre innocence ne sauraient vous garantir, et qui nécessitent des
secours étrangers ?
"(6) Certes, lorsque vous faisiez la guerre guidés par nous,
consuls, et non par des tribuns; dans le camp et non dans le forum; lorsque vos
cris étaient la terreur de l'ennemi dans les batailles, et non celle des
sénateurs de Rome dans l'assemblée; chargés de butin, maîtres du camp de
l'ennemi, gorgés de richesses et de gloire, de celle de l'état et de la vôtre,
vous reveniez triomphants chez vous dans vos pénates; maintenant vous en laissez
sortir l'ennemi chargé de vos dépouilles. (7) Restez attachés à cette tribune,
passez votre vie au forum ! la nécessité de combattre vous poursuit à mesure que
vous la fuyez. Il vous semblait doux de marcher contre les Èques et les
Volsques ? la guerre est à vos portes. Si vous ne l'en chassez, vous l'aurez
bientôt dans vos murs, elle montera sur la citadelle, au Capitole; elle vous
poursuivra dans vos demeures. (8) Il y a deux ans que le sénat ordonna
l'enrôlement, et décida que l'armée partirait pour l'Algide. Nous demeurons
tranquillement chez nous, disputant à la manière des femmes, jouissant de la
tranquillité présente, sans prévoir que de ce repos naîtrait une foule de
guerres."
"(9) Je sais qu'on pourrait dire des choses plus agréables :
mais il faut sacrifier l'agrément à la vérité, et si mon caractère ne m'en
faisait une loi, la nécessité m'y réduirait. En vérité, Romains, je voudrais
vous plaire, mais j'aime encore mieux vous sauver, quelles que doivent être vos
dispositions à mon égard. (10) La nature veut que celui qui parle à la multitude
pour son propre intérêt, soit plus goûté que celui dont l'esprit n'envisage que
le bien général, à moins que vous ne pensiez que ces complaisants publics, ces
courtisans du peuple qui ne veulent vous voir ni sous les armes ni en repos,
vous excitent, vous poussent dans votre propre intérêt. (11) De vos agitations,
ils recueillent de l'honneur ou du profit. Comme la bonne harmonie des deux
ordres réduirait ces hommes au néant, ils préfèrent un mauvais rôle à la
nullité, et, pour être quelque chose, ils se font chefs d'émeutes et de
séditions. (12) Si vous pouviez enfin vous dégoûter de ces abus, et reprendre
les moeurs de vos pères et vos anciennes habitudes, en dépouillant les
nouvelles, je ne me refuse à aucun supplice, (13) si dans peu de jours je n'ai
battu et mis en fuite ces dévastateurs de nos campagnes, si je ne les ai chassés
de leur camp, et fait passer de nos portes et de nos remparts, dans leurs
villes, la terreur dont vous êtes frappés."
Départ des armées consulaires
[III, 69]
(1) Rarement le peuple accueillit la harangue d'un tribun
populaire avec plus de faveur que ce discours du plus austère des consuls. (2)
La jeunesse même, qui au milieu de ces alarmes était dans l'habitude d'user du
refus de servir comme de l'arme la plus redoutable aux patriciens, ne respirait
que guerre et combats. La retraite des gens de la campagne, dépouillés et
blessés, et dont les récits étaient plus terribles encore que leur aspect,
remplit la ville d'indignation.
(3) Le sénat rassemblé, tous les yeux se tournèrent sur
Quinctius, comme vers l'unique vengeur de la dignité romaine. Les premiers des
sénateurs assuraient "Que sa harangue était à la hauteur de la majesté
consulaire, digne de tous ses précédents consulats, digne d'une vie toute
remplie des honneurs dont il avait souvent joui, et qu'il avait plus souvent
mérités. (4) Les autres consuls trahissaient la dignité du sénat pour caresser
le peuple, ou, par leur raideur à maintenir les droits des patriciens,
aigrissaient la multitude pour la dompter." Le discours de Quinctius,
conservateur de la majesté du sénat, de la bonne harmonie entre les deux ordres,
était surtout celui des circonstances. (5) Ils le prient, ainsi que son
collègue, de veiller sur la république. Ils prient les tribuns d'unir leurs
efforts à ceux des consuls, pour rejeter la guerre loin de la ville et de ses
murs, et de maintenir dans une conjoncture si critique l'obéissance du peuple
aux ordres du sénat. C'est l'appel de leur commune patrie, implorant leur
secours pour ses campagnes ravagées, pour Rome en quelque sorte assiégée."
(6) D'un accord unanime on ordonne et on opère l'enrôlement.
Les consuls avaient déclaré dans l'assemblée du peuple "Qu'on n'avait pas le
temps d'examiner les causes d'exemption. Tous les jeunes gens avaient à se
rendre le lendemain, au point du jour, dans le Champ de Mars. (7) La guerre
terminée. on examinerait les raisons de ceux qui n'auraient point donné leurs
noms. On regarderait comme déserteur celui dont les motifs ne seraient pas
reconnus valables." Le jour suivant, toute la jeunesse se présenta. (8) Chaque
cohorte élut ses centurions, et eut deux sénateurs à sa tête. Toutes ces mesures
furent prises, dit-on, avec tant de célérité, que les enseignes tirées ce
jour-là même du trésor, par les questeurs, et portées au Champ de Mars, en
furent levées à la quatrième heure du jour. Cette armée nouvelle, accompagnée de
quelques cohortes de vétérans volontaires, ne s'arrêta qu'à la dixième pierre
milliaire. (9) Le jour suivant les vit en présence de l'ennemi, et ils
établirent leur camp auprès du sien, dans les environs de Corbion. (10) Le
troisième jour, le courroux, chez les Romains, chez l'ennemi le souvenir de ses
nombreuses révoltes, le remords et le désespoir ne permirent point de retarder
un moment de plus le combat.
Dispositif des armées
[III, 70]
(1) Dans l'armée romaine, les deux consuls jouissaient d'une
égale autorité; mais, adoptant le parti le plus sage pour le succès d'une
entreprise si importante, Agrippa avait remis le commandement suprême aux mains
de son collègue. Celui-ci reconnaissait cette abnégation par la déférence avec
laquelle il traitait Agrippa; il prenait son avis, lui faisait part de sa
gloire, et cherchait à élever jusqu'à lui un homme qui n'était pas son égal. (2)
Dans la bataille, Quinctius commandait l'aile droite, Agrippa la gauche. Spurius
Postumius Albus reçut, en qualité de lieutenant, le commandement du centre;
Publius Sulpicius, avec le même titre, celui de la cavalerie.
(3) L'infanterie de l'aile droite donna avec ardeur, et fut
bien reçue par les Volsques. (4) Publius Sulpicins se fit jour avec sa cavalerie
à travers le centre de l'ennemi. Il lui était facile de rejoindre les siens par
le même chemin, avant que l'ennemi n'eût reformé ses rangs désorganisés; mais il
aima mieux le prendre à dos. Un moment lui eût suffi, au moyen d'une charge sur
les derrières, pour dissiper un ennemi alarmé de cette double attaque; mais la
cavalerie des Volsques et des Èques l'arrêta quelque temps, en lui opposant la
même manoeuvre. (5) Alors Sulpicius s'écrie : "Qu'il n'y a plus à hésiter. Les
Romains sont entourés et coupés, s'ils ne font tous leurs efforts pour se tirer
avec avantage de ce combat de cavalerie. Il ne suffit pas de mettre en fuite le
cavalier, s'il conserve ses moyens d'attaque; il faut exterminer le cheval et le
combattant, afin qu'aucun ne revienne à la charge, et ne puisse recommencer le
combat. On ne résistera pas à des hommes devant lesquels ont plié les rangs
serrés de l'infanterie.
(7) Les soldats ne furent pas sourds à ces paroles. D'une
seule charge, ils mettent en déroute toute la cavalerie, en démontent la plus
grande partie, et percent de leurs traits cavaliers et chevaux. De ce moment,
ils n'eurent plus à soutenir de combat de cavalerie. (8) Ils attaquent ensuite
les lignes de l'infanterie, et font savoir leurs succès aux consuls, lorsque
déjà les rangs ennemis commençaient à plier. Cette nouvelle redouble le courage
des Romains victorieux, et abat celui des Èques qui reculent. (9) La victoire
commença par le centre où le passage de la cavalerie avait rompu les rangs. (10)
L'aile gauche fut ensuite mise en déroute par Quinctius; on eut plus de peine à
l'aile droite. Là, Agrippa, animé par la jeunesse et par la force, voyant que
sur les autres points le succès se fait moins attendre que de son côté, saisit
les enseignes des mains des porte-étendards, les porte en avant et en jette même
quelques-unes au milieu des rangs les plus serrés de l'ennemi. (11) Le soldat
redoute la honte de les perdre, et se précipite pour les reconquérir. La
victoire est enfin égale partout.
Quinctius fit alors prévenir son collègue "qu'il est
vainqueur et menace le camp de l'ennemi; mais qu'il ne veut point l'attaquer
avant de savoir si on a terminé le combat à l'aile gauche. (12) Si l'ennemi est
en déroute, que son collègue vienne se réunir à lui, afin que toute l'armée
prenne une part égale au butin." (12) Les deux consuls victorieux se saluent
avec des félicitations réciproques, devant le camp ennemi. Le petit nombre de
ses défenseurs fut mis en fuite en un instant, et les retranchements envahis
sans résistance. Les consuls ramènent à Rome leur armée chargée d'un immense
butin, et rapportant en outre les objets qu'on avait perdus dans le pillage de
la campagne. (14) Je ne vois nulle part que les consuls aient demandé le
triomphe, ni que le sénat le leur ait décerné; on ne dit point la cause qui leur
fit mépriser cet honneur ou désespérer de l'obtenir. (15) Pour moi, s'il est
permis de conjecturer sur des faits si loin de nous, voici mon opinion : les
consuls Valerius et Horatius avaient eu la gloire de vaincre les Volsques et les
Èques, et de terminer la guerre des Sabins; le sénat, cependant, leur avait
refusé le triomphe. Ceux-ci eurent quelque honte de le demander pour des succès
moindres de moitié. Ils craignirent, s'ils l'obtenaient, qu'on ne regardât cet
honneur plutôt comme une faveur personnelle que comme une récompense de leurs
services.
Le témoignage de Publius Scaptius à l'assemblée du peuple
[III, 71]
(1) Cette victoire si glorieuse, remportée sur l'ennemi, fut
ternie dans Rome par un jugement du peuple romain au sujet des limites de ses
alliés. (2) Les habitants d'Aricie et d'Ardée étaient en discussion pour
quelques terres, sources pour eux de guerres nombreuses. Fatigués de pertes
fréquentes et mutuelles, ils prennent les Romains pour arbitres. (3) Ils
viennent plaider leur cause devant le peuple assemblé par les magistrats, et
poursuivent les débats avec ardeur.
On avait entendu les témoins, on allait appeler les tribus et
recueillir les voix, lorsque se lève Publius Scaptius, plébéien d'un âge fort
avancé : "Consuls, dit-il, s'il m'est permis de parler dans l'intérêt de l'état,
il est une erreur que je ne laisserai pas commettre au peuple dans cette
affaire." (4) Les consuls ayant refusé de l'entendre à cause de son peu
d'importance, il s'écrie qu'on trahit les intérêts publics; et comme on
cherchait à l'éloigner, il s'adresse aux tribuns. (5) Ceux-ci, comme toujours,
instruments de la multitude, au lieu d'en être les maîtres, cèdent au désir de
la foule qui veut entendre Scaptius, et accordent à celui-ci la faculté de dire
ce qu'il veut.
(6) Il déclare "qu'il est dans sa quatre-vingt-troisième
année, et qu'il a fait la guerre sur le terrain en litige; ce n'était point dans
sa première jeunesse; il faisait alors sa vingtième campagne : c'était durant la
guerre de Corioles. Il a conservé le souvenir d'un événement effacé par le
temps, mais gravé dans sa mémoire. (7) Or, le territoire en question faisait
partie de celui de Corioles. À la prise de cette ville, il était tombé au
domaine du peuple romain. Il est surpris que les Ardéates et les Ariciniens, qui
jamais n'élevèrent leurs prétentions sur ce territoire tant que subsista
Corioles, espèrent le ravir au peuple romain, légitime propriétaire, en le
prenant pour arbitre. (8) Il ne lui reste que peu de temps à vivre; il ne peut
cependant s'empêcher, malgré son grand âge, d'élever la voix, unique moyen qui
lui reste, de revendiquer pour la république, un terrain qu'il a concouru de ses
bras à lui acquérir. Il conseille fortement au peuple de ne pas prononcer contre
lui-même par une délicatesse mal entendue."
Le peuple romain s'adjuge le territoire que se disputaient les Ardéates et
les Aricins
[III, 72]
(1) Les consuls, voyant que Scaptius était écouté non
seulement en silence, mais encore avec faveur, prennent à témoin les dieux et
les hommes que c'est une action indigne, et s'adjoignent les principaux
patriciens. (2) Ils se présentent ainsi à chaque tribu; les prient de ne pas
donner le plus détestable exemple du plus odieux des crimes, celui de juges qui
font leur profit de l'objet en litige. Surtout dans cette occasion où, si jamais
il était permis à un juge de se payer lui-même de sa peine, les avantages qu'ils
recueilleraient de cette possession n'égaleraient pas le tort que leur ferait
cette injustice, en leur aliénant l'affection de leurs alliés. (3) La perte de
l'estime et de la confiance est plus grande qu'on ne peut l'apprécier. Voilà le
jugement que les délégués rapporteront chez eux; voilà ce qu'ils publieront, ce
qu'apprendront leurs ennemis ! Quelle douleur pour les uns, quelle joie pour les
autres ! (4) Pensent-ils que ce soit à Scaptius, le vieillard à la harangue, que
leurs voisins attribueront ce jugement ? Scaptius y trouvera sans doute quelque
célébrité; mais le peuple romain n'y gagnera que le nom de prévaricateur et
d'escroc judiciaire. (5) Quel juge, dans une affaire privée, s'était jamais
adjugé l'objet de la dispute ? Scaptius lui-même, déjà mort à toute pudeur, ne
le ferait point."
(6) Voilà ce que les consuls, ce que les patriciens ne
cessaient de répéter. Mais la cupidité et Scaptius, qui l'avait mise en jeu,
eurent plus de poids que ces paroles. Les tribus appelées à voter, adjugèrent
ces terres au domaine public du peuple romain. (7) Le résultat eût été le même,
les sans doute, si l'on se fût présenté devant d'autres juges; mais la bonté de
la cause ne saurait laver ici l'iniquité du jugement. Les Aricins et les
Ardéates ne le virent pas avec plus d'indignation et d'amertume que les
patriciens de Rome.
Le reste de l'année se passa dans le repos, sans troubles
intérieurs, et sans guerres étrangères.
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