Avènement de la République (509)
[II, 1]
(1) Je vais raconter maintenant ce que le peuple romain,
désormais libre, fit tant dans la paix que dans la guerre; je dirai
l'établissement de ses magistrats annuels, et l'empire des lois, plus puissant
que celui des hommes. (2) Si la liberté fut accueillie avec joie, l'orgueil du
dernier roi en avait été la cause, car ses prédécesseurs avaient régné de telle
sorte, que dans la suite on les regarda tous, avec justice, comme les fondateurs
de ces parties de la ville qu'ils assignèrent pour demeure à la multitude,
augmentée sous leur règne; (3) et l'on ne saurait douter que ce même Brutus, qui
mérita tant de gloire, par l'expulsion de Tarquin le Superbe, n'eut fait le plus
grand tort à l'état, si, dans le désir d'une liberté prématurée, il eût arraché
le sceptre à l'un des rois précédents. (4) En effet, que serait-il arrivé, si ce
rassemblement de bergers et d'hommes de toutes les contrées, fuyant leur patrie,
et ayant obtenu, sous la protection d'un temple inviolable, sinon la liberté, du
moins l'impunité, une fois délivré de la crainte du pouvoir royal, eût commencé
à être agité par les tempêtes tribunitiennes; (5) et si, dans une ville qui lui
était encore étrangère, il eût engagé la lutte contre les patriciens, avant que
les liens du mariage, de la paternité, et l'amour du sol même, auquel le temps
seul nous attache, n'eussent réuni tous les esprits par des intérêts communs.
(6) L'état encore sans vigueur eût été anéanti par la discorde; tandis que
l'influence tranquille d'un pouvoir modéré développa tellement ses forces, que,
parvenue à la maturité, cette plante féconde put porter les fruits généreux de
la liberté.
(7) Au reste, si l'on doit faire dater de cette époque l'ère
de la liberté, c'est plutôt parce que la durée de l'autorité consulaire fut
fixée à un an, qu'à cause de la diminution que put éprouver la puissance royale;
(8) car les premiers consuls en conservèrent tous les droits et tous les
insignes. Seulement, pour ne pas paraître avoir doublé la terreur qu'inspire le
pouvoir suprême, on se garda bien d'accorder les faisceaux aux deux consuls à la
fois. Brutus les eut le premier, et les dut à la déférence de son collègue;
Brutus, qui n'avait pas montré plus d'ardeur pour conquérir la liberté, qu'il
n'en montra depuis pour la conserver. (9) Avant tout, profitant de
l'enthousiasme du peuple pour la liberté naissante, et craignant que plus tard
il ne se laissât séduire par les prières ou par les présents du roi, il lui fit
prêter le serment solennel de ne plus souffrir que personne régnât dans Rome.
(10) Ensuite, afin que le sénat reçût une nouvelle force du nombre de ses
membres, que la cruauté du dernier roi avait considérablement réduit, il le
porta à trois cents, et le compléta en choisissant les personnages les plus
distingués de l'ordre équestre. (11) De là vient qu'on distingua, parmi les
sénateurs, les pères et les conscrits; or, on nommait conscrits ceux qui avaient
été appelés à faire partie du nouveau sénat. On ne saurait croire combien cette
mesure contribua à maintenir la concorde dans l'état, et à attacher le peuple
aux sénateurs.
Démission du consul Tarquin Collatiun
[II, 2]
(1) On s'occupa ensuite de la religion; et comme les rois
avaient eu le privilège d'offrir eux-mêmes certains sacrifices publics, on fit
disparaître tout prétexte de les regretter en créant un roi des sacrifices. (2)
Ce sacerdoce fut soumis au souverain pontife, de peur que si l'on ajoutait
quelque prérogative à ce nom, on ne portât préjudice à la liberté, qui était
alors l'objet de tous les soins; et je ne sais s'ils n'outrepassèrent pas les
bornes, en prenant pour la fortifier les précautions les plus minutieuses. (3)
En effet, lorsqu'il ne resta plus rien qui pût leur porter ombrage, le nom du
second consul devint pour eux un sujet d'inquiétude. "On disait que les Tarquins
étaient trop accoutumés à la royauté; que le pouvoir royal avait commencé pour
eux dans la personne de Tarquin l'Ancien; qu'à la vérité Servius Tullius avait
régné ensuite; mais que, malgré cette interruption, Tarquin le Superbe n'avait
pas renoncé à la couronne; et que, bien loin de la regarder comme lui étant
étrangère, il s'en était emparé par la violence et par le crime, ne voyant en
elle qu'un patrimoine de sa famille; qu'après l'expulsion de ce dernier, le
pouvoir était passé entre les mains de Tarquin Collatin; que les Tarquins ne
pouvaient pas vivre dans une condition privée, que leur nom seul déplaisait;
qu'il était dangereux pour la liberté."
(4) Ces discours, destinés à sonder les esprits, se répandent
peu à peu dans toute la Ville, et éveillent les soupçons du peuple, dont Brutus
convoque l'assemblée. Là, il prononce la formule du serment, (5) par lequel tous
les Romains s'étaient engagés à ne jamais souffrir dans Rome ni roi, ni
quiconque pourrait mettre la liberté en danger. Il ajoute ensuite que c'est là
le but auquel on doit tendre, et qu'il ne faut rien négliger de ce qui peut y
conduire; qu'il faisait cette proposition à regret, en pensant au personnage qui
y donnait lieu, et qu'il ne l'eût point faite si l'amour de la république ne
l'emportait chez lui sur toute autre affection; (6) que le peuple romain ne
croit pas avoir recouvré la liberté entière; que la race des rois, le nom des
rois existe encore dans Rome; qu'elle occupe la magistrature suprême; que cela
nuit, que cela met obstacle à la liberté. (7) "O Lucius Tarquin Collatin !
s'écrie-t-il, délivre-nous volontairement de cette crainte; nous nous en
souvenons, nous aimons à le reconnaître, tu as chassé les rois; achève cette
tâche généreuse: emporte loin d'ici un nom odieux. Tes concitoyens, j'en suis
garant, te rendront tous tes biens, et même, au besoin, leur munificence les
augmentera encore. Va donc ! Pars l'ami du peuple romain ! Délivre la république
d'une crainte, peut-être mal fondée; mais tous les esprits sont persuadés que la
royauté ne peut disparaître de Rome qu'avec la famille des Tarquins."
(8) L'étonnement qu'excita chez le consul Collatin une
démarche si inattendue et si subite lui ôta d'abord l'usage de la parole.
Lorsque ensuite il voulut répondre, les premiers citoyens de Rome l'entourèrent
et lui réitérèrent, avec instance, les mêmes prières. (9) Cependant, on ne
pouvait rien gagner sur lui; mais lorsque Spurius Lucrétius, usant de l'autorité
que lui donnaient son âge, sa dignité personnelle et son titre de beau-père et
recourant à tous les moyens de persuasion, l'eut prié, lui eut conseillé tour à
tour de céder au voeu unanime de ses concitoyens, (10) le consul, craignant que
lorsqu'il serait redevenu simple particulier on exigeât de lui le même
sacrifice, et qu'on y ajoutât la confiscation de ses biens, et d'autres mesures
ignominieuses, abdiqua enfin le consulat; puis, ayant fait transporter sa
fortune à Lavinium, il sortit de Rome. (11) Brutus, en vertu d'un
sénatus-consulte, fit prononcer par le peuple le bannissement de tous les
membres de la famille des Tarquins. Ensuite, ayant rassemblé les comices par
centuries, il se donna pour collègue Publius Valérius, qui l'avait aidé à
chasser les rois.
Complot en faveur du rétablissement des Tarquins
[II, 3]
(1) Personne ne doutait à Rome qu'on n'eût bientôt une guerre
à soutenir contre les Tarquins, et pourtant elle eut lieu plus tard qu'on ne s'y
attendait. Mais, ce qu'on était bien loin de craindre, la liberté fut sur le
point d'être détruite par la perfidie et la trahison. (2) Il y avait dans Rome
quelques jeunes gens d'une naissance distinguée, qui, sous la royauté,
s'abandonnaient librement à leurs passions. Ils étaient du même âge que les
jeunes Tarquins, compagnons de leurs plaisirs, accoutumés à la vie des cours;
(3) aussi, depuis que tous les droits étaient devenus égaux, ils regrettaient
leurs privilèges, et se plaignaient entre eux de ce que la liberté des autres
s'était tournée pour eux en esclavage. "Un roi, se disaient-ils, est un homme
dont on peut tout obtenir, qu'on ait des droits ou non; un homme auprès duquel
le champ est ouvert à la faveur, ouvert aux bienfaits, qui peut punir et
pardonner, et qui sait mettre une différence entre un ami et un ennemi. (4) Les
lois, au contraire, sourdes, inexorables, sont plus favorables, plus utiles au
pauvre qu'à l'homme puissant. Point d'indulgence, point de pitié pour quiconque
a osé les enfreindre. N'est-il pas dangereux, au milieu de tant d'erreurs où la
faiblesse humaine entraîne, de n'avoir d'autre appui que son innocence ?"
(5) Les esprits s'étaient ainsi exaspérés lorsque des envoyés
de la famille royale arrivèrent à Rome; ils venaient réclamer les biens des
Tarquins, sans faire mention de leur retour. Le sénat leur donna audience, et
délibéra pendant plusieurs jours sur l'objet de leur mission. Refuser, c'était
donner un prétexte pour déclarer la guerre; rendre, c'était fournir des secours
et des ressources pour la faire. (6) Cependant les envoyés faisaient, chacun de
son côté, diverses tentatives; ils parlaient ouvertement de la restitution des
biens, et préparaient secrètement les moyens de recouvrer le trône. Feignant de
chercher à faire réussir l'affaire qui paraissait les avoir amenés, ils
circonvenaient les jeunes patriciens et sondaient leurs dispositions. (7) À ceux
qui accueillent leurs ouvertures, ils remettent des lettres des Tarquins, et
s'entendent avec eux pour les introduire de nuit et en secret dans la ville.
Découverte du complot
[II, 4]
(1) Ce projet fut d'abord communiqué aux frères Vitellius et
Aquilius. Une soeur des Vitellius avait épousé le consul Brutus, et de ce
mariage étaient nés deux fils, Titus et Tibérius, déjà dans l'adolescence. (2)
Leurs oncles les admettent dans la conspiration, et s'adjoignent encore comme
complices quelques jeunes nobles, dont le temps a fait oublier les noms. (3)
Cependant, l'opinion de ceux qui voulaient qu'on rendît les biens avait prévalu
dans le sénat; alors, les envoyés, prenant pour prétexte de la prolongation de
leur séjour le délai qu'ils avaient obtenu des consuls, afin de rassembler les
voitures nécessaires pour enlever ce qui appartenait à la famille royale,
employèrent tout ce temps à se concerter avec les conjurés, et obtinrent d'eux,
à force d'instances, une lettre pour les Tarquins; (4) car, sans cela, comment
pourraient-ils s'empêcher de croire que tous les rapports de leurs envoyés, sur
un sujet aussi important, ne sont que de vaines illusions ? Cette lettre, remise
par les conjurés, comme un gage de leur sincérité, servit à constater leur
crime.
(5) En effet, la veille de leur départ, les envoyés soupant
par hasard chez les Vitellius; et là, les conjurés, après avoir écarté tous les
témoins, s'étant, comme cela arrive trop souvent, entretenus longuement de leurs
nouveaux projets, un de leurs esclaves, qui s'était déjà aperçu de ce qui se
passait, recueillit leurs discours, (6) mais attendit le moment où la lettre fut
remise, afin que la saisie de cette pièce ne laissât aucun doute sur la
trahison. Dès qu'il fut convaincu que les envoyés l'avaient entre les mains, il
alla tout révéler aux consuls. (7) Ceux-ci vinrent aussitôt arrêter les
ambassadeurs et les conjurés, et étouffèrent la conspiration sans aucun éclat.
Leur premier soin fut de s'assurer de la correspondance; les traîtres furent
sur-le-champ jetés dans les fers; mais on hésita un instant au sujet des envoyés
de Tarquin; et, quoiqu'ils parussent s'être exposés à être regardés comme
ennemis, le respect pour le droit des gens prévalut.
Condamnation des conjurés
[II, 5]
(1) Quant aux biens du roi, dont la restitution avait été
d'abord décrétée, la chose fut remise en délibération dans le sénat, qui, cédant
à son ressentiment, refusa de les rendre, et refusa même de les réunir au
domaine public. (2) On en abandonna le pillage au peuple, afin qu'ayant une fois
porté la main sur les dépouilles royales, il perdît pour toujours l'espoir de
faire la paix avec les rois. Les champs des Tarquins, situés entre la ville et
le Tibre, furent consacrés au dieu Mars, et ce fut depuis le Champ de Mars. (3)
Il s'y trouvait alors du blé prêt à être moissonné, et comme on se faisait un
scrupule religieux de consommer la récolte de ce champ, on envoya une grande
quantité de citoyens, qui coupèrent les épis avec la paille, et les ayant
déposés dans des corbeilles, les jetèrent tout à la fois dans le Tibre, dont les
eaux étaient basses, comme elles le sont toujours dans les grandes chaleurs. On
prétend que ce blé s'arrêta par monceaux sur les bas-fonds du fleuve, en se
couvrant de limon; (4) et que peu à peu, tout ce que le Tibre emportait dans son
cours s'étant accumulé sur ce point, il s'y forma enfin une île. J'imagine que
dans la suite on y rapporta des terres, et que la main des hommes contribua à
rendre ce terrain assez élevé et assez solide pour porter des temples et des
portiques.
(5) Après le pillage des biens de la famille royale, on
condamna les traîtres au supplice; et ce supplice fut d'autant plus remarquable
que le consulat imposa à un père l'obligation de faire donner la mort à ses
propres enfants, et que le sort choisit précisément pour assister à l'exécution
celui qui aurait dû être éloigné d'un pareil spectacle. (6) On voyait attachés
au poteau des jeunes gens de la plus haute noblesse; mais les regards se
détournaient de tous les autres, comme s'ils eussent été des êtres inconnus,
pour se fixer uniquement sur les fils du consul; et l'on déplorait peut-être
moins leur supplice que le crime qui l'avait mérité. (7) Comment concevoir que
ces jeunes gens aient pu, dans cette même année, former le dessein de trahir la
patrie à peine délivrée, leur père, son libérateur, le consulat qui a pris
naissance dans leur famille, le sénat, le peuple, tous les dieux et tous les
citoyens de Rome, pour les livrer à un scélérat qui, jadis tyran orgueilleux,
ose maintenant les menacer du lieu de son exil ?
(8) Les consuls viennent s'asseoir sur leurs chaises curules,
et ordonnent aux licteurs de commencer l'exécution. Aussitôt ceux-ci dépouillent
les coupables de leurs vêtements, les frappent de verges, et leur tranchent la
tête. Pendant tout ce temps, les regards des spectateurs étaient fixés sur le
père; on observait le mouvement de ses traits, l'expression de son visage, et
l'on put voir percer les sentiments paternels au milieu de l'accomplissement de
la vengeance publique. (9) Après la punition des coupables, les Romains voulant,
par un autre exemple, également remarquable, éloigner de semblables crimes,
accordèrent pour récompense au dénonciateur une somme d'argent prélevée sur le
trésor, et de plus la liberté et les droits de citoyen. (10) Ce fut, dit-on, le
premier esclave mis en liberté par la vindicte; quelques-uns même pensent que le
nom donné à cette baguette vient de cet homme, et qu'il s'appelait Vindicius.
Depuis on se fit une règle constante de regarder comme jouissant du droit de
cité tout esclave affranchi de cette manière.
Attaque des Étrusques et mort de Brutus (509)
[II, 6]
(1) Au récit de ces événements, Tarquin, désespéré de voir
d'aussi belles espérances déçues, s'abandonna à la haine et à la fureur.
Convaincu que toutes les voies étaient fermées à la ruse, et que désormais il
devait faire ouvertement la guerre, il parcourt en suppliant toutes les villes
de l'Étrurie, (2) et implore surtout les Véiens et les Tarquiniens. "Il les
conjure de ne pas souffrir qu'un prince issu de leur sang, banni, dépouillé d'un
si puissant royaume, périsse sous leurs yeux, avec ses fils encore dans
l'adolescence; que d'autres rois avaient été appelés d'un pays étranger pour
régner à Rome, et que lui, déjà roi, alors qu'il agrandissait l'empire romain
par la force de ses armes, avait été chassé par la criminelle conjuration de ses
proches; (3) que personne, parmi eux, n'ayant été trouvé digne de régner, ils
s'étaient partagé le royaume et avaient abandonné au peuple le pillage de ses
biens, afin que toute la nation eût part au crime. C'est sa patrie, c'est son
royaume qu'il veut reconquérir; ce sont des sujets ingrats qu'il veut punir.
Qu'ils viennent donc à son secours; qu'ils le secondent; qu'ils vengent leurs
anciennes offenses, leurs légions si souvent taillées en pièces, et l'usurpation
de leur territoire." (4) Ces paroles émurent les Véiens, et chacun d'eux répète
en frémissant et d'une voix menaçante, que maintenant du moins, puisqu'un Romain
s'offre à eux pour général, ils doivent effacer leur honte et reprendre ce que
la guerre leur a enlevé. La conformité du nom et les liens de la parenté
décidèrent les Tarquiniens. Ils trouvaient honorable pour eux que des princes de
leur sang régnassent à Rome. (5) Deux armées envoyées par ces deux villes
suivent Tarquin pour lui rendre son royaume et faire une guerre acharnée aux
Romains.
Dès que l'ennemi fut arrivé sur le territoire de Rome, les
consuls marchèrent à sa rencontre. (6) Valérius commandait l'infanterie rangée
en bataillon carré, et Brutus prit les devants avec la cavalerie, pour aller
reconnaître l'ennemi qui avait adopté le même ordre; sa cavalerie marchait aussi
la première, sous la conduite d'Arruns Tarquin, fils du roi; puis venait le roi
lui-même, à la tête des légions. (7) Arruns, de loin, reconnaît le consul à ses
licteurs. Il s'approche, et n'en peut plus douter, ce sont les traits de Brutus.
À cette vue, enflammé de colère : "Le voilà donc cet homme qui nous a chassés de
notre patrie, le voilà qui s'avance orgueilleusement, décoré des marques de
notre pouvoir ! Dieux vengeurs des rois, soyez-moi propices." (8) En disant ces
mots, il pique des deux et se précipite sur le consul la lance en avant. Brutus
voit qu'il vient à lui; et, comme, à cette époque, il était honorable pour les
généraux de porter les premiers coups, il se présente au combat avec ardeur. (9)
Ils se précipitèrent l'un sur l'autre avec tant de fureur que chacun d'eux,
songeant seulement à frapper son adversaire et nullement à défendre son propre
corps, ils se percèrent en même temps d'un coup qui traversa leurs boucliers, et
tous deux renversés de cheval, périrent attachés l'un à l'autre par leurs deux
lances. (10) Aussitôt toute la cavalerie engagea le combat, et peu de temps
après l'infanterie survint. La victoire fut indécise, et l'on combattit de part
et d'autre avec un égal avantage. Dans les deux armées, l'aile droite fut
victorieuse et la gauche battue. (11) Les Véiens, habitués à être vaincus par
les soldats romains, furent rompus et mis en déroute; les Tarquiniens, au
contraire, ennemis nouveaux, tinrent ferme et repoussèrent même les Romains
qu'ils avaient en tête.
Fin des combats. La situation à Rome (fin de l'année 509)
[II, 7]
(1) À la suite d'un pareil combat, Tarquin et les Étrusques
furent saisis d'une telle frayeur, que les deux armées, celle des Tarquiniens et
celle des Véiens abandonnant leur entreprise, s'en retournèrent de nuit dans
leurs foyers. (2) On ajoute quelques circonstances miraculeuses. Pendant le
silence de la nuit qui suivit la bataille, une voix formidable sortit de la
forêt Arsia; on crut que c'était celle du dieu Silvain. Elle fit entendre ces
paroles : "Les Étrusques ont perdu un homme de plus; les Romains sont
vainqueurs." (3) Ce qu'il y a de certain, c'est que les Romains se retirèrent en
vainqueurs, et les Étrusques en vaincus. Dès que le jour parut et qu'on ne vit
point d'ennemis en présence, le consul Publius Valérius fit ramasser les
dépouilles, et revint triomphant à Rome. (4) Il y célébra les funérailles de son
collègue, avec toute la pompe possible à cette époque; mais la distinction la
plus honorable pour le mort, ce fut la tristesse publique, dont le trait le plus
digne de remarque fut la résolution que prirent les dames romaines, de porter,
pendant un an, comme pour un père, le deuil de cet ardent vengeur de la pudeur
outragée.
(5) Ensuite (tant les affections de la multitude sont
variables !) le consul qui avait survécu, après avoir joui de la plus grande
faveur, devint un objet de haine, et se vit même en butte aux soupçons et à des
accusations odieuses. (6) On prétendit qu'il voulait s'emparer de la royauté
parce qu'il ne s'était pas donné de collègue après la mort de Brutus, et faisait
bâtir une maison au sommet de la Vélia, sur un emplacement fortifié par son
élévation, et qui deviendrait un jour une citadelle inexpugnable. (7)
L'indignité de cette accusation répandue partout et partout accueillie blessa
vivement le consul. Il convoque l'assemblée du peuple; puis ayant fait abaisser
les faisceaux, il monte à la tribune. Ce fut un spectacle bien doux pour la
multitude, que de voir les insignes du pouvoir souverain abaissés devant elle,
puisque c'était avouer que la majesté et la puissance du peuple étaient
supérieures à celles du consul.
(8) Quand Valérius eut commandé le silence, il commença par
vanter le bonheur de son collègue, "qui, après avoir délivré sa patrie, et
revêtu de la magistrature suprême, était mort en combattant pour la république
dans toute la maturité de sa gloire, avant qu'elle fût flétrie par la haine;
tandis que lui, qui survivait à la sienne, il n'avait conservé l'existence que
pour se voir en butte aux accusations de l'envie; libérateur de sa patrie, on le
confondait avec les Vitellius et les Aquilius. (9) -- Eh quoi ! s'écria-t-il,
n'y aura-t-il jamais à vos yeux de vertu assez éprouvée pour n'être pas souillée
par le soupçon ! Moi, l'ennemi le plus implacable des rois, devais-je m'attendre
à me voir accuser d'aspirer à la royauté ? (10) Eh ! quand j'habiterais au
Capitole, dans la citadelle même, devrais-je penser que je serais un objet de
crainte pour mes concitoyens ? Ma réputation parmi vous a-t-elle donc d'aussi
frêles appuis ? Votre confiance en moi repose-t-elle donc sur des fondements
assez peu solides, pour qu'il vous importe plus de savoir où je suis, que de
considérer qui je suis ? (11) Non, l'habitation de Publius Valérius ne sera
point un obstacle à votre liberté. La Vélia ne vous inspirera plus de crainte.
Je transporterai ma demeure dans la plaine; je la placerai au pied même de la
colline, afin que vous habitiez au-dessus de moi, au-dessus de ce citoyen devenu
suspect. Que ceux-la bâtissent sur la Vélia, à qui votre liberté peut être plus
sûrement confiée qu'à Publius Valérius." (12) Il fit transporter aussitôt tous
les matériaux au pied de la colline, et fit construire sa maison dans le lieu le
plus bas, là où est maintenant le temple de la Vica Pota.
Consécration du Capitole
[II, 8]
(1) Les lois qu'il proposa ensuite effacèrent les soupçons
formés contre lui, et produisirent même un effet opposé : elles le rendirent
populaire, et c'est à elles qu'il dut son surnom de Publicola. (2) Celles, entre
autres, qui autorisaient les citoyens à en appeler au peuple de la sentence d'un
magistrat, qui dévouaient aux dieux infernaux la tête et les biens de quiconque
formerait le projet de se faire roi, furent particulièrement agréables à la
multitude. (3) Après avoir, seul, fait passer ces lois, afin d'en avoir seul le
mérite, il assembla les comices pour le remplacement de son collègue. (4) On
nomma consul Spurius Lucrétius; mais sa vieillesse avancée ne lui laissait pas
assez de forces pour remplir les fonctions consulaires, et il mourut peu de
jours après. Marcus Horatius Pulvillus le remplaça. (5) Je ne trouve aucune
mention de Lucrétius dans quelques anciens historiens qui font immédiatement
succéder Horatius à Brutus. Sans doute que Lucrétius ne signala son consulat par
aucune action remarquable, et que, pour ce motif, son nom est tombé dans
l'oubli.
(6) On n'avait pas encore fait la dédicace du temple élevé à
Jupiter sur le Capitole. Les consuls Valérius et Horatius tirèrent au sort à qui
aurait cet honneur. Il échut à Horatius, et Publicola partit pour aller faire la
guerre aux Véiens. (7) Les amis de Valérius virent, avec un mécontentement peu
convenable, que le soin de consacrer un temple si fameux fût réservé à Horatius.
Ils tentèrent tous les moyens possibles pour empêcher cette cérémonie, et,
voyant que tous leurs efforts étaient inutiles, ils firent annoncer au consul,
qui tenait déjà le jambage de la porte et adressait ses prières aux dieux, une
nouvelle sinistre, la mort de son fils; ils ajoutent que les malheurs qui
frappent sa famille ne permettent pas qu'il consacre le temple. (8) S'il ne crut
pas à cette nouvelle, ou s'il eut assez d'empire sur lui-même pour surmonter sa
douleur, c'est ce qui n'est point attesté et ce qu'on ne saurait décider
facilement; mais, sans interrompre la dédicace, il se contente d'ordonner à
l'envoyé de faire ensevelir son fils, et tenant toujours le jambage, il continue
sa prière, et achève la cérémonie. (9) Tels sont les événements civils et
militaires de la première année qui suivit l'expulsion des rois. L'année
suivante, Publius Valérius fut nommé consul pour la seconde fois, et on lui
donna pour collègue Titus Lucrétius.
Porsenna marche sur Rome (508)
[II, 9]
(1) Cependant les Tarquins s'étaient réfugiés chez le Lar
Porsenna, roi de Clusium. Là, mêlant le conseil à la prière, ils le suppliaient
de ne pas souffrir que des princes originaires d'Étrurie, du même sang et du
même nom que lui, vécussent dans l'exil et dans la misère. (2) Ils lui
représentaient qu'il ne fallait pas laisser impunie cette coutume naissante de
chasser les rois; que la liberté avait assez d'attraits par elle-même; (3) que
si les rois ne défendaient pas leurs trônes avec autant d'ardeur que les peuples
en mettaient à conquérir la liberté, tous les rangs seraient bientôt confondus,
il n'y aurait plus dans les gouvernements ni distinctions, ni suprématie; que
c'en était fait de la royauté, cet admirable intermédiaire entre les hommes et
les dieux.
(4) Porsenna, persuadé qu'il serait avantageux pour les
Étrusques qu'il y eût un roi à Rome et un roi de la race des Étrusques, marcha
contre cette ville, à la tête d'une armée formidable. (5) Jamais, jusqu'alors,
une si grande terreur ne s'était emparée du sénat, tant était redoutable, à
cette époque la puissance de Clusium, tant était grand le nom de Porsenna. On ne
craignait pas seulement les ennemis, mais les citoyens de Rome eux-mêmes : car
le peuple effrayé pouvait recevoir les rois dans la ville, et acheter la paix au
prix même de sa liberté. (6) Aussi, tant que dura cette crise, le sénat employa
auprès du peuple tous les moyens de séduction. Avant tout, l'on s'occupa de lui
procurer des vivres, et l'on envoya chez les Volsques, et même à Cumes, pour
acheter du blé. Le monopole du sel, qu'on vendait à un taux excessif, fut retiré
aux particuliers et réservé à l'état. On affranchit le peuple des droits
d'entrée, et en général de tout impôt. Aux riches seuls fut laissé le soin de
contribuer aux besoins de l'état, puisqu'ils pouvaient supporter ce fardeau;
tandis que les pauvres lui payaient un tribut assez fort en élevant leurs
enfants. (7) Cette condescendance du sénat conserva si bien la concorde parmi
les citoyens, même pendant les horreurs du siège et de la famine, que les
derniers des citoyens comme les premiers montrèrent une égale haine pour le nom
de roi, et (8) que jamais, dans la suite, personne ne put, par des moyens
illicites, se rendre aussi populaire que le fut alors tout le sénat, par une
sage administration.
Horatius Coclès au pont Sublicius
[II, 10]
(1) À l'approche des ennemis, les habitants de la campagne se
réfugient dans la ville. L'enceinte de Rome est garnie de postes nombreux. Elle
paraissait bien défendue d'un côté par ses murailles, et de l'autre par le Tibre
qui se trouvait entre elle et l'ennemi; (2) cependant un pont de bois allait
donner passage à l'ennemi, sans un seul homme, Horatius Coclès, qui, dans ce
jour, fut l'unique rempart de la fortune de Rome. (3) Il se trouvait par hasard
chargé de la garde du pont; lorsqu'il s'aperçoit que le Janicule avait été
emporté par surprise, que les ennemis accouraient à pas précipités, et que ses
compagnons effrayés quittaient leurs rangs et leurs armes, il en arrête
quelques-uns, s'oppose à leur retraite, et, attestant les dieux et les hommes,
leur représente (4) que "c'est en vain qu'ils abandonnent leur poste; que la
fuite ne peut les sauver; s'ils laissent derrière eux le passage du pont libre,
ils verront bientôt plus d'ennemis sur le Palatin et sur le Capitole qu'il n'y
en a sur le Janicule. Qu'il leur recommande donc, qu'il leur ordonne de mettre
en usage le fer, le feu et tous les moyens possibles pour couper le pont. Quant
à lui, autant que peut le faire un seul homme, il soutiendra le choc des
ennemis. "
(5) Il s'élance aussitôt à la tête du pont, et d'autant plus
remarquable qu'on le voyait, au milieu des siens qui tournaient le dos et
abandonnaient le combat, se présenter, les armes en avant, pour résister aux
Étrusques, il frappe les ennemis de stupeur par ce prodige d'audace. (6)
Cependant l'honneur avait retenu près de lui Spurius Larcius et Titus Herminius,
tous deux distingués par leur naissance et par leur courage. (7) Il soutint
d'abord avec eux le premier choc et la première fureur des assaillants; mais
bientôt ceux qui rompaient le pont les ayant rappelés, il force ses deux
compagnons de se retirer par un étroit passage qu'on avait conservé à dessein.
(8) Ensuite, jetant sur les chefs des Étrusques des regards menaçants et
terribles, tantôt il les provoque l'un après l'autre, tantôt il les accuse tous
ensemble de lâcheté, leur reprochant "d'être les esclaves d'orgueilleux tyrans,
et d'oublier le soin de leur propre liberté pour venir attaquer la liberté
d'autrui."
(9) Ils hésitent quelque temps, se regardant les uns les
autres, comme pour voir qui commencerait le combat; mais enfin la honte s'empare
de la troupe entière; ils poussent un grand cri et font pleuvoir sur un seul
homme une nuée de javelots : tous les traits demeurent attachés au bouclier dont
il se couvre. (10) Quand ils voient qu'inébranlable dans ses résolutions et
ferme dans sa résistance, il demeure maître du pont qu'il parcourt à grands pas,
les ennemis cherchent, en se jetant sur lui, à le précipiter dans le fleuve;
mais tout à coup le fracas du pont qui se brise, et les cris que poussent les
Romains, joyeux du succès de leurs efforts, les glacent d'épouvante, et arrêtent
leur impétuosité. (11) Alors Coclès : "Dieu du Tibre, s'écrie-t-il, père de
Rome, je t'implore. Reçois avec bonté dans tes flots ces armes et ce soldat." Il
dit, se précipite tout armé dans le fleuve, et, le traversant à la nage, au
milieu d'une grêle de flèches qu'on lui lance de l'autre rive sans pouvoir
l'atteindre, il rejoint ses concitoyens, après avoir osé un exploit qui trouvera
dans la postérité plus d'admiration que de croyance. (12) Rome se montra
reconnaissante d'une aussi haute valeur. Elle lui fit ériger une statue sur le
Comitium, et on lui donna autant de terres que put en renfermer un cercle tracé
par une charrue dans l'espace d'un jour. (13) À ces honneurs publics les
particuliers voulurent ajouter un témoignage de leur gratitude, et, dans la
disette générale, chacun retrancha sur sa propre nourriture, pour contribuer, en
proportion de ses ressources, à la subsistance de ce héros.
Le blocus de Rome
[II, 11]
(1) Porsenna, repoussé dans cette première attaque, et
renonçant au dessein de prendre la ville d'assaut, convertit le siège en blocus,
laissa un corps d'observation sur le Janicule, et vint camper dans la plaine aux
bords du Tibre. (2) Puis il rassemble des barques de tous côtés pour s'opposer à
ce qu'on introduise du blé dans la ville, et se ménager la possibilité de faire,
sur différents points, passer ses troupes de l'une à l'autre rive, toutes les
fois qu'il s'offrirait une occasion favorable pour le pillage. (3) Bientôt il
rendit les environs de Rome si peu sûrs, que les habitants ne se bornèrent pas à
transporter dans la ville tous leurs effets, ils y firent aussi entrer leurs
troupeaux, et personne n'osa plus les envoyer hors des portes.
(4) Au reste, cette grande liberté que les Romains laissaient
aux Étrusques était moins l'effet de la peur que de la ruse; le consul Valérius,
qui épiait l'instant de les attaquer à l'improviste lorsqu'ils seraient
dispersés en nombreux détachements, laissait impunis les pillages de peu
d'importance, réservant tout le poids de sa vengeance pour des occasions plus
sérieuses. (5) Dans l'intention d'attirer les pillards, il ordonne aux Romains
de sortir en grand nombre, le jour suivant, par la porte Esquiline, la plus
éloignée de l'ennemi, et de chasser devant eux leurs troupeaux; persuadé que les
ennemis en seraient instruits par les esclaves infidèles que le siège et la
famine faisaient passer dans leur camp. (6) Les Étrusques en furent
effectivement informés par un transfuge, et traversèrent le fleuve en plus grand
nombre que de coutume, espérant s'emparer de tout ce butin.
(7) Cependant Publius Valérius envoie Titus Herminius avec
quelques troupes s'embusquer à deux milles de Rome sur la route de Gabies, et
ordonne à Spurius Larcius de se tenir à la porte Colline avec ce qu'il y avait
de plus agile dans la jeunesse, d'y rester jusqu'à ce que les ennemis aient
passé outre, et de se jeter ensuite entre lui et le fleuve pour leur fermer la
retraite. (8) L'autre consul, Titus Lucrétius, sort par la porte Naevia avec
quelques manipules de légionnaires, tandis que Valérius lui-même descend le mont
Caelius avec des cohortes d'élite. Ce fut ce corps qui, le premier, se présenta
à l'ennemi. (9) Herminius, dès qu'il entend le bruit de l'engagement, accourt de
son embuscade, prend en queue les Étrusques qui résistaient à Valérius, et en
fait un grand carnage. Dans le même temps, à droite et à gauche du côté de la
porte Colline et du côté de la porte Naevia, on répond à ses cris. (10) Ainsi
enveloppés, les pillards, qui n'étaient pas égaux en force, et à qui tout moyen
de fuir était enlevé, furent taillés en pièces par les Romains. Cette affaire
mit fin aux incursions des Étrusques.
Héroïsme de Mucius Scaevola
[II, 12]
(1) Cependant le blocus continuait toujours, et la cherté des
grains augmentait la disette. Porsenna se flattait de prendre la ville sans
quitter ses positions, (2) lorsque Gaius Mucius, jeune patricien, indigné de
voir que le peuple romain, alors qu'il était esclave et sous des rois, n'avait
jamais été, dans aucune guerre, assiégé par aucun ennemi, tandis qu'à présent
qu'il était libre, il était bloqué par ces mêmes Étrusques dont il avait si
souvent mis les armées en déroute, (3) entreprit de venger, par une action
grande et audacieuse, la honte de ses concitoyens. D'abord il voulait, de son
propre mouvement, pénétrer dans le camp des ennemis; (4) mais, craignant que,
s'il sortait sans l'ordre des consuls et sans que personne en eût connaissance,
il ne fût arrêté par les sentinelles romaines et ramené dans la ville comme un
transfuge, accusation que le sort de Rome ne rendait que trop vraisemblable, il
se rendit au sénat, (5) et là : "Pères conscrits, dit-il, je veux traverser le
Tibre et entrer, si je le puis, dans le camp des ennemis, non pour y faire du
butin et tirer vengeance de leurs pillages; j'ai, si les dieux me secondent, un
plus noble dessein."
Autorisé par le sénat, il cache un poignard sous ses
vêtements, et part. (6) Dès qu'il est arrivé, il se jette dans le plus épais de
la foule qui se tenait près du tribunal de Porsenna. (7) On distribuait alors la
solde aux troupes; un secrétaire était assis près du roi, vêtu à peu près de la
même manière, et, comme il expédiait beaucoup d'affaires, que c'était à lui que
les soldats s'adressaient, Mucius, craignant que s'il demandait qui des deux
était Porsenna, il ne se fît découvrir en laissant voir son ignorance,
s'abandonna au caprice de la fortune, et tua le secrétaire au lieu du prince.
(8) Il se retirait au milieu de la foule effrayée, s'ouvrant un chemin avec son
fer ensanglanté, lorsque, au cri qui s'éleva au moment du meurtre, les gardes du
roi accoururent, le saisirent, et le menèrent devant le tribunal. Là, sans
défense et au milieu des plus terribles menaces du destin, bien loin d'être
intimidé, il était encore un objet de terreur. (9) "Je suis un citoyen romain,
dit-il; on m'appelle Gaius Mucius. Ennemi, j'ai voulu tuer un ennemi, et je ne
suis pas moins prêt à recevoir la mort que je ne l'étais à la donner. Agir et
souffrir en homme de coeur est le propre d'un Romain. (10) Et je ne suis pas le
seul que ces sentiments animent. Beaucoup d'autres, après moi, aspirent au même
honneur. Apprête-toi donc, si tu crois devoir le faire, à combattre pour ta vie
à chaque heure du jour. Tu rencontreras un poignard et un ennemi jusque sous le
vestibule de ton palais. (11) Cette guerre, c'est la jeunesse de Rome, c'est
nous qui te la déclarons. Tu n'as à craindre aucun combat, aucune bataille. Tout
se passera de toi à chacun de nous."
(12) Alors le roi, tout à la fois enflammé de colère et
épouvanté du danger qu'il court, ordonne que Mucius soit environné de flammes,
et le menace de l'y faire périr s'il ne se hâte de lui découvrir le complot
mystérieux dont il cherche à l'effrayer. (13) "Vois, lui répliqua Mucius, vois
combien le corps est peu de chose pour ceux qui n'ont en vue que la gloire." Et
en même temps il pose sa main sur un brasier allumé pour le sacrifice, et la
laisse brûler comme s'il eût été insensible à la douleur. Étonné de ce prodige
de courage, le roi s'élance de son trône, et, ordonnant qu'on éloigne Mucius de
l'autel : (14) "Pars, lui dit-il, toi qui ne crains pas de te montrer encore
plus ton ennemi que le mien. J'applaudirais à ton courage s'il était destiné à
servir ma patrie. Va, je n'userai point des droits que me donne la guerre : je
te renvoie libre, ta personne est désormais inviolable." (15) Alors Mucius,
comme pour reconnaître tant de générosité : "Puisque tu sais, dit-il, honorer le
courage, tu obtiendras de moi, par tes bienfaits, ce que tu n'as pu obtenir par
tes menaces. Nous sommes trois cents, l'élite de la jeunesse romaine, qui avons
juré ta mort. (16) Le sort m'a désigné le premier; les autres viendront à leur
tour, et tu les verras tous successivement, jusqu'à ce que l'un d'eux ait trouvé
l'occasion favorable."
Exploit de Clélie
[II, 13]
(1) En renvoyant Mucius, à qui la perte de sa main droite fit
donner, dans la suite, le nom de Scaevola, Porsenna ordonne à des ambassadeurs
de le suivre à Rome. (2) Le danger qu'il venait de courir, et dont la méprise de
son meurtrier l'avait seule préservé, et plus encore ce combat qu'il aurait à
soutenir tant qu'il resterait un seul des conjurés, l'avaient tellement ému
qu'il fit, de son propre mouvement, des propositions de paix aux Romains. (3) Il
chercha vainement à mettre au nombre des conditions le rétablissement de la
famille royale, et, s'il le fit, ce fut plutôt parce qu'il ne pouvait refuser
cette démarche aux Tarquins, que dans la conviction qu'il n'éprouverait point un
refus. (4) La restitution du territoire de Véies fut consentie, et les Romains
se virent obligés de livrer des otages pour obtenir l'évacuation du Janicule. La
paix conclue à ces conditions, Porsenna retira ses troupes de ce poste, et
sortit du territoire de Rome.
(5) Le sénat, pour récompenser l'héroïsme de Gaius Mucius,
lui donna, au-delà du Tibre, des terres qui, depuis, ont été appelées de son
nom, Prés de Mucius. (6) Cet honneur, accordé au courage, excita les femmes à
mériter aussi les distinctions publiques. Comme le camp des Étrusques n'était
pas très éloigné des bords du Tibre, Clélie, l'une des jeunes Romaines livrées
en otage, trompe les sentinelles, et, se mettant à la tête de ses compagnes,
traverse le fleuve au milieu des traits ennemis, et, sans qu'aucune d'elles eût
été blessée, elle les ramène à Rome, et les rend à leurs familles. (7) À la
nouvelle de cette évasion, le roi, indigné, envoie à Rome pour réclamer Clélie,
sans paraître tenir beaucoup aux autres; (8) mais bientôt, passant de la colère
à l'admiration, et mettant ce trait d'audace au-dessus des actions des Coclès et
des Mucius, il déclare que si on ne lui rend pas son otage, il regardera le
traité comme rompu; mais que si on la remet en son pouvoir, il la renverra à ses
concitoyens sans lui faire essuyer aucun mauvais traitement. (9) On tint parole
de part et d'autre : les Romains, conformément au traité, rendirent à Porsenna
les gages de la paix; et de son côté, le roi des Étrusques voulut que non
seulement la vertu fût en sûreté auprès de lui, mais qu'elle y fût même honorée.
Après avoir donné des éloges à Clélie, il lui fit présent d'une partie des
otages, et lui en abandonna le choix. (10) Lorsqu'on les eut tous amenés en sa
présence, elle choisit, dit-on, les plus jeunes, croyant, par respect pour la
pudeur, (et elle obtint, à cet égard, l'entier consentement des otages
eux-mêmes) devoir soustraire avant tout aux ennemis celles que leur âge exposait
le plus aux outrages. (11) La paix rétablie, les Romains récompensèrent, par un
genre d'honneur extraordinaire, un courage aussi extraordinaire dans une femme;
on lui décerna une statue équestre; et l'on plaça au haut de la voie sacrée
l'image de Clélie à cheval.
Fin de la guerre contre les Étrusques
[II, 14]
(1) On ne saurait concilier, avec cette retraite si pacifique
du roi des Étrusques, un ancien usage qui s'est conservé jusqu'à nos jours, et
qui consiste à proclamer la vente des biens du roi Porsenna, toutes les fois
qu'on met des biens à l'encan. (2) Il faut ou que cette coutume se soit établie
pendant la guerre, et qu'ensuite elle se soit perpétuée après la paix, ou
qu'elle doive son origine à des sentiments plus pacifiques que ne semble
l'indiquer cette formule de vente si hostile. (3) La conjecture la plus
vraisemblable qui nous ait été transmise, c'est que Porsenna, lorsqu'il évacua
le Janicule, avait un camp abondamment pourvu de vivres, tirés des campagnes
fertiles de l'Étrurie, peu distantes de Rome, et qu'il fit don de tous ces
approvisionnements aux Romains, qu'un long siège avait réduits à la disette; (4)
que ces vivres, afin d'éviter que le peuple ne les pillât si on les lui
abandonnait, furent vendus et appelés 'biens du roi Porsenna', et que cette
formule exprimait plutôt la reconnaissance d'un bienfait, qu'un acte d'autorité
exercé sur des propriétés royales qui n'étaient pas au pouvoir du peuple romain.
(5) Ayant renoncé à la guerre contre Rome, Porsenna, pour ne
pas paraître avoir inutilement amené son armée sur ce point, envoya son fils
Arruns, avec une partie de ses troupes, faire le siège d'Aricie. (6) Les
habitants de cette ville furent d'abord consternés d'une attaque aussi imprévue.
Mais les secours qu'ils obtinrent des peuples latins et de Cumes leur rendirent
tant de confiance, qu'ils osèrent livrer une bataille. Dès que l'on en vint aux
mains, les Étrusques se précipitèrent avec une telle impétuosité que leur choc
suffit pour disperser les Ariciniens. (7) Les cohortes de Cumes opposant
l'habileté à la force firent un mouvement oblique, puis changeant de front tout
à coup, tombèrent sur les derrières de l'ennemi, que l'ardeur de la poursuite
avaient emporté et mis en désordre. Grâce à cette manoeuvre, les Étrusques, au
moment d'être victorieux, furent enveloppés et taillés en pièces. (8) Le peu qui
s'échappa, ayant perdu leur chef, et ne voyant pas de refuge plus proche, se
retirèrent, sans armes, à Rome, où ils se présentèrent dans l'attitude de
suppliants. Ils y furent accueillis avec bienveillance; chacun s'empressa de
leur donner l'hospitalité. (9) Leurs blessures guéries, les uns retournèrent
dans leur patrie, où ils vantèrent l'hospitalité et les bienfaits qu'ils avaient
reçus, beaucoup d'autres furent retenus à Rome par l'attachement qu'ils
portaient à la ville et à leurs hôtes. On leur assigna pour demeure le terrain
qui, dans la suite, s'est appelé de leur nom, 'Quartier des Étrusques'.
Conclusion d'une paix durable avec Porsenna (506)
[II, 15]
(1) Spurius Larcius et Titus Herminius, puis Publius
Lucrétius et Publius Valérius Publicola sont ensuite nommés consuls. Ce fut dans
le cours de cette année que, pour la dernière fois, des ambassadeurs de Porsenna
vinrent à Rome demander le rétablissement des Tarquins. On leur répondit que le
sénat enverrait de son côté auprès du roi, et l'on fit partir sur-le-champ les
plus distingués d'entre les sénateurs, avec ordre de lui dire : (2) "Que sans
doute on aurait pu déclarer brièvement qu'on se refusait au retour des rois;
mais que si l'on avait préféré députer auprès de lui les principaux du sénat,
plutôt que de faire à Rome même cette réponse à ses ambassadeurs, c'était pour
que, désormais, il ne fût plus mention de cette affaire qui, après tant de bons
rapports, ne pouvait qu'irriter, de part et d'autre, les esprits; que la demande
du roi était contraire à la liberté du peuple romain, et que les Romains, à
moins de consentir aveuglément à leur perte, se voyaient dans la nécessité de
répondre par nu refus à un prince auquel ils ne voudraient rien refuser; (3) que
Rome n'était plus une monarchie, mais un état libre, et qu'elle était fermement
résolue à ouvrir ses portes plutôt à ses ennemis qu'à ses rois; que telle est la
volonté de tous : le dernier jour de la liberté sera celui de Rome. (4) Que si
donc il veut que Rome existe, ils le conjurent de souffrir qu'elle soit libre."
(5) Le roi, honteux de sa démarche, répondit : "Puisque c'est
une résolution irrévocablement prise. Je ne vous fatiguerai plus d'inutiles
importunités; mais je n'abuserai plus les Tarquins par l'espoir d'un secours
qu'ils ne peuvent attendre de moi. Que, s'ils songent à la guerre, ou au repos,
ils devront chercher ailleurs un lieu d'exil; rien ne doit plus troubler la paix
que j'ai faite avec vous." (6) Sa conduite, plus encore que ses paroles, prouva
ses intentions amicales; il rendit ce qui lui restait d'otages, et restitua le
territoire de Véies que le traité du Janicule avait enlevé aux Romains. (7)
Tarquin, voyant tout espoir de retour perdu pour lui, s'exila à Tusculum, auprès
de son gendre Mamilius Octavius. Une paix durable s'établit ainsi entre les
Romains et Porsenna.
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