Le général samnite Caius Pontius
pousse à la reprise de la guerre contre les Romains (321)
[IX, 1]
(1) L'année suivante, sous le consulat de T. Veturius
Calvinus et de Sp. Postumius, eut lieu la paix Caudine, fameuse par la défaite
des Romains. (2) Les Samnites avaient, cette année, pour général C. Pontius,
fils d'Herennius. Né d'un père dont l'habileté était consommée, il était
lui-même le premier de sa nation, comme guerrier et comme capitaine. (3) Lorsque
les députés que l'on avait envoyés pour donner satisfaction aux Romains,
revinrent sans avoir conclu la paix, Pontius dit à ses concitoyens assemblés:
"Gardez-vous de croire que cette députation n'ait rien produit: par elle est
apaisé tout ce qu'avait allumé contre nous de colères célestes la rupture du
traité. (4) J'ai l'intime conviction que, quel que fût le dieu qui voulût nous
réduire à la nécessité de livrer ce qu'on nous redemandait aux termes du traité,
ce dieu ne voulait pas que les Romains repoussassent avec tant de hauteur la
réparation offerte.
(5) Car, pour fléchir les dieux et apaiser les hommes, que
pouvait-on faire de plus que ce que nous avons fait? Le butin enlevé aux
ennemis, butin qui semblait nous appartenir par le droit de la guerre, nous
l'avons rendu: (6) les auteurs de la guerre, ne pouvant les livrer vivants, nous
les avons livres morts; et, pour qu'il ne demeurât en notre possession rien qui
fût infecté de leur crime, nous avons porté leurs biens à Rome. (7) Que dois-je
de plus, Romain, à toi, au traité, aux dieux, garants du traité? Il n'est pas un
seul peuple, pas un seul homme que je voulusse éviter de prendre pour juge entre
ton courroux et mes supplications. (8) Que si le faible, luttant contre le
puissant, ne doit rien attendre de la justice des hommes, j'aurai du moins
recours aux dieux vengeurs d'un intolérable orgueil, (9) et je les conjurerai de
tourner leur colère contre ceux que ne satisfont ni la restitution de leurs
biens, ni les richesses d'autrui entassées chez eux; dont, ni la mort des
coupables, ni l'abandon qu'on leur a fait de leurs corps inanimés, ni celui des
biens, suivant le cadavre du possesseur, ne peuvent rassasier la cruauté; que
nous ne pourrions apaiser qu'en leur donnant notre sang à boire et nos
entrailles à déchirer.
(10) La guerre est juste, Samnites, quand elle est
nécessaire; et les armes sont innocentes, quand il ne reste d'autre espoir que
dans les armes. (11) Ainsi donc, puisque l'essentiel, dans les choses de ce
monde, est d'avoir les dieux propices ou contraires, tenez pour certain que les
guerres précédentes, vous les avez faites contre les dieux plus que contre les
hommes, et que, celle qui vous menace, vous la ferez sous les auspices mêmes des
dieux."
Les Fourches caudines
[IX, 2]
(1) Après avoir prononcé ces mots, qui renfermaient une
prédiction aussi véritable qu'heureuse, il se met en route avec l'armée, et va
camper le plus secrètement qu'il peut aux environs de Caudium. (2) De là, il
envoie à Calatia, où il savait que les consuls romains étaient déjà avec leur
camp, dix soldats déguisés en bergers: il leur prescrit de mener paître leurs
troupeaux, chacun d'un côté différent, à peu de distance des postes romains; (3)
et, lorsqu'ils tomberont au milieu des fourrageurs, de tenir tous ce même
langage: "que les légions des Samnites sont dans l'Apulie; qu'ils assiègent
Lucérie avec toutes leurs troupes, et qu'ils ne tarderont pas à l'emporter de
vive force." (4) Déjà même ce bruit, répandu à dessein, était parvenu aux
Romains; mais les prisonniers y donnèrent d'autant plus de poids, qu'ils
s'accordaient tous à dire la même chose. (5) Il était hors de doute que les
Romains porteraient secours aux Lucériens, qui étaient de bons et fidèles
alliés; et, d'ailleurs, ils devaient craindre que l'Apulie, épouvantée du danger
présent, ne fît défection tout entière. La délibération eut donc pour objet
unique de décider quelle route on prendrait.
(6) Deux chemins conduisaient à Lucérie: l'un, facile et
ouvert, qui longeait les côtes de la mer Supérieure, plus long à la vérité, mais
plus sûr; (7) l'autre, plus court, à travers les Fourches Caudines. Or, voici
quelle est la nature du lieu. Là, sont deux défilés profonds, étroits et
couverts de bois, lesquels se trouvent unis par une chaîne de montagnes qui
règne autour. Entre ces défilés existe, enfermée au milieu, une petite plaine
assez unie, couverte d'herbes et d'eau, à travers laquelle on passe. (8) Mais
avant d'y arriver, il faut entrer dans le premier défilé; et alors on est forcé
de revenir sur ses pas, ou, si l'on veut aller plus loin, il faut franchir
l'autre défilé, plus étroit et plus difficile.
(9) Après être descendus dans cette plaine par un autre
chemin pratiqué à travers une roche creuse, les Romains veulent aussitôt
pénétrer dans le second défilé, mais ils le trouvent fermé par des arbres
abattus et par des masses énormes de rochers. Ils reconnaissent l'artifice de
l'ennemi, et aperçoivent un corps de troupes sur la hauteur qui commandait
l'entrée du défilé. (10) Se hâtant de retourner sur leurs pas, ils se mettent en
devoir de reprendre leur premier chemin; ils se trouvent aussi arrêtés de ce
côté et par les difficultés du lieu, et par les armes qu'on leur oppose. Alors
ils suspendent leur marche, bien que personne ne leur en ait donné l'ordre; les
esprits de tous sont plongés dans la stupeur, et leurs membres éprouvent une
espèce d'engourdissement d'une nature extraordinaire. (11) Se regardant les uns
les autres (comme s'ils attendaient respectivement de chacun d'eux plus
d'énergie et de résolution), ils demeurent longtemps immobiles et silencieux.
(12) Ensuite, lorsqu'ils virent dresser les tentes des
consuls, et quelques-uns faire les préparatifs nécessaires au campement, bien
qu'ils sentissent que, dans une situation qui ne présentait pas la moindre
ressource et où tout espoir était perdu, travailler, se fortifier deviendrait un
sujet de risée; (13) cependant, afin de ne pas ajouter les torts au malheur,
chacun, pour sa part, sans qu'on l'y exhorte ou qu'on le lui commande,
s'empresse de concourir aux travaux de défense. Ils établissent le long des
sources un camp retranché; (14) mais (outre que l'ennemi les raillait avec
orgueil), eux-mêmes, avouant douloureusement l'inutilité de leurs efforts, sont
les premiers à regarder en pitié leurs ouvrages. (15) Les lieutenants et les
tribuns vont d'eux-mêmes trouver les consuls, qui, plongés dans l'abattement, ne
songeaient pas même à convoquer un conseil (puisqu'une telle situation ne
permettait d'attendre ni avis utile ni secours); et les soldats, les yeux
tournés vers la tente du consul, semblent demander à leurs chefs une assistance
qu'auraient pu à peine leur prêter les dieux immortels.
Les Samnites hésitent sur le
parti à suivre
[IX, 3]
(1) Ils étaient plus occupés à se plaindre qu'à délibérer,
quand la nuit vint les surprendre. Ils disaient avec impatience, chacun selon sa
manière de voir: l'un: Franchissons les obstacles de la route;" l'autre:
"Dirigeons-nous par le versant des montagnes, à travers les forêts, par tout
endroit où l'on pourra porter ses armes. (2) Parvenons seulement à joindre cet
ennemi, que nous sommes habitués à vaincre déjà depuis près de trente ans. Tout
se nivellera et s'aplanira sous les pas d'un Romain combattant contre un perfide
Samnite." Un autre répondait: "En quel lieu et par où irons-nous?
entreprendrons-nous d'ôter ces montagnes de dessus leur base; tant que ces
hauteurs resteront suspendues sur nos têtes, par où arriver à l'ennemi? armés,
sans armes, braves, lâches, nous sommes également tous pris et vaincus. L'ennemi
n'a pas même besoin de nous présenter le fer pour honorer notre mort; sans
bouger, il terminera la guerre." (4) La nuit se passa à émettre ainsi tour à
tour son avis, sans qu'aucun songeât à prendre ni nourriture ni repos.
De leur côté, les Samnites, dans une occasion si favorable,
ne pouvaient prendre un parti. Ils tombent donc unanimement d'accord de
consulter par lettres Herennius Pontius, père de leur général. (5) Déjà ce
vieillard, chez qui le poids des années se faisait sentir, avait renoncé non
seulement aux emplois militaires, mais encore aux fonctions civiles. Toutefois,
dans un corps affaissé par l'âge, il conservait une grande force d'esprit et de
jugement. (6) Quand il sut que les armées romaines étaient enfermées aux
Fourches Caudines, entre les deux défilés, interrogé par le messager de son
fils, il fut d'avis qu'il fallait laisser sortir de là au plus tôt tous les
Romains, sans leur faire le moindre mal. (7) Cet avis ayant été rejeté, et le
même messager étant revenu le consulter de nouveau, il déclara qu'il fallait les
tuer tous jusqu'au dernier.
(8) Après qu'on eut reçu ces deux réponses si opposées entre
elles, et qui semblaient un oracle obscur, le fils lui-même, bien qu'il fût un
des premiers à penser que l'âge, en affaissant le corps de son père, avait
altéré ses facultés intellectuelles, céda néanmoins au voeu général, qui le
pressait d'appeler au conseil le vieillard en personne. (9) Celui-ci, dit-on, se
rendit sans répugnance au camp, où il arriva traîné clans un chariot; et, appelé
au conseil, il y parla à peu près de la même manière sans rien changer à son
avis; seulement il ajouta ses motifs: "En usant du moyen qu'il avait proposé
d'abord et qu'il jugeait être le meilleur, on affermissait à jamais, par un
grand bienfait, la paix et l'union avec un peuple très puissant; en employant
l'autre, on reculait la guerre de plusieurs générations, qui suffiraient à peine
aux Romains pour réparer leurs forces, après la perte de deux armées: quant à un
troisième moyen, il n'en voyait pas."
(11) Comme son fils et les autres chefs persistaient à lui
demander, s'il ne serait pas plus sage d'adopter un milieu entre ces deux
extrêmes, par exemple, de renvoyer les ennemis sains et saufs, en leur faisant
subir les lois que le droit de la guerre permet d'imposer aux vaincus, il
répondit: (12) "Ce parti n'est assurément de nature ni à vous faire des amis, ni
à vous débarrasser de vos ennemis. Laissez donc la vie aux Romains, après les
avoir irrités par un outrage: il est dans le caractère de la nation romaine de
ne pouvoir demeurer tranquille après un revers. (13) Elles vivront toujours dans
le coeur de ce peuple, toutes les humiliations que l'aura contraint de subir la
nécessité présente, et il ne pourra goûter de repos qu'après avoir tiré de vous
de nombreuses vengeances."
Lentulus conseille aux Romains
de se rendre
[IX, 4]
(1) Ni l'une ni l'autre opinion du vieillard ne fut
approuvée. Herennius quitta le camp, et revint chez lui en chariot. Cependant,
les Romains, après avoir fait inutilement de nombreux efforts pour sortir de
l'abîme où ils étaient plongés, se trouvaient déjà manquer de tout. (2) Vaincus
par la nécessité, ils envoient des députés, chargés de demander d'abord une paix
équitable, et, s'ils ne pouvaient l'obtenir, de provoquer l'ennemi au combat.
(3) Pontius répondit en cette occasion: "Que la guerre était terminée; et que,
puisqu'ils ne savaient pas, alors même qu'ils étaient vaincus et prisonniers,
avouer leur mauvaise fortune, il les ferait passer sous le joug, désarmés, et
couverts d'un simple vêtement; que les autres conditions de la paix seraient
égales entre les vaincus et les vainqueurs; (4) que si les premiers évacuaient
le territoire des Samnites et en retiraient leurs colonies, le peuple romain et
le peuple samnite vivraient ensuite, chacun avec ses lois, en vertu d'un traité
équitable; (5) qu'il était prêt, à ces conditions, à traiter avec les consuls;
que, dans le cas où il s'en trouverait quelqu'une qui ne leur plairait pas, il
défendait aux députés de revenir vers lui."
(6) Lorsque les députés eurent rapporté cette réponse, il
s'éleva de toutes parts des cris si lamentables, la consternation fut telle, que
vraisemblablement elle n'aurait pu être plus grande, si on leur eût annoncé
qu'il leur fallait recevoir tous la mort en ce lieu. (7) Après un long silence,
comme les consuls ne pouvaient ouvrir la bouche ni pour adhérer à un traité si
honteux, ni pour repousser des conditions si fortement imposées par la
nécessité, L. Lentulus, à qui son mérite et les honneurs auxquels il avait été
élevé assignaient le premier rang parmi les lieutenants, prit la parole en ces
termes: (8) "J'ai souvent, consuls, entendu dire à mon père que, dans le
Capitole, seul entre les sénateurs, il n'avait point été d'avis qu'on rachetât
des Gaulois la ville à prix d'or, quand, n'étant entourés ni de fossés ni de
palissades par un ennemi paresseux à l'excès en fait de travaux et de
retranchements, les Romains étaient à même de faire une trouée, sinon sans
beaucoup de danger, du moins sans courir à une perte certaine. (9) Si, de même
que les Romains d'alors pouvaient, du Capitole, se jeter à main armée sur
l'ennemi (ainsi qu'il est arrivé souvent aux assiégés de fondre sur les
assiégeants), il nous était seulement possible d'engager avec l'ennemi un combat
dans une position bonne ou mauvaise, j'ouvrirais un avis qui ne serait point
indigne du caractère de mon père."
(10) "Oui, j'avoue qu'il est très beau de mourir pour la
patrie; et je suis prêt, soit à me dévouer pour le peuple romain et pour les
légions, soit à me précipiter au milieu des ennemis. (11) Mais je vois ici la
patrie, j'y vois tout ce qu'il y a de légions romaines. Si elles ne veulent, ces
légions, courir à la mort pour elles-mêmes, qu'ont-elles à conserver par leur
mort? (12) Les maisons de Rome, dira-t-on, ses murailles, et la nombreuse
population de la ville. Mais, au contraire, grands dieux!, la destruction de
cette armée les livre, elle ne les sauve pas. (13) Car, qui les défendra?
sera-ce donc une multitude tremblante et sans armes? Oui, certes, comme elle les
défendit contre la fougue des Gaulois. (14) Les habitants de Rome
supplieront-ils les Véiens d'envoyer à leurs secours une armée commandée par un
Camille? Ici sont toutes les espérances et toutes les ressources: en les
sauvant, nous sauvons la patrie; en les sacrifiant, nous l'abandonnons et la
trahissons."
(15) "Mais, dira-t-on, se rendre est une honte, une
ignominie. Voici pourtant ce que l'amour de la patrie nous commande: c'est que
nous la sauvions, s'il est nécessaire, aux dépens de notre honneur, aussi bien
qu'au prix de notre vie. (16) Subissons donc cette indignité, quelque affreuse
qu'elle soit; et obéissons à la nécessité, qui est au dessus du pouvoir des
dieux eux-mêmes. Allez, consuls, rachetez, en livrant nos armes, la ville que
vos ancêtres ont rachetée en livrant leur or."
Les Samnites fixent les
conditions de la reddition
[IX, 5]
(1) Les consuls se rendirent auprès de Pontius pour conférer
avec lui. Comme le vainqueur insistait sur le besoin d'un traité, ils lui
représentèrent qu'un traité exigeait l'assentiment du peuple, la présence des
féciaux et autres solennités religieuses. (2) Ainsi donc la paix Caudine ne fut
point, comme on le croit communément, et comme le rapporte aussi Claudius,
conclue en vertu d'un traité, mais d'une simple promesse de traité. (3) En
effet, qu'eût-il été besoin de caution et d'otage, si l'on admet l'existence
d'un traité consacré par ces terribles imprécations? "Que le peuple par qui
seront enfreintes les conditions arrêtées tombe sous les coups de Jupiter, comme
le porc sous ceux des féciaux!" (4) Les cautions de la capitulation furent les
consuls, les lieutenants, les questeurs, les tribuns des soldats; et l'on voit,
au bas de l'acte renfermant les conditions, les noms de tous ceux qui se
portèrent pour garants de leur exécution: au lieu que, si un traité eût été
conclu, l'on ne trouverait au bas que ceux des féciaux. (5) Et à cause des
délais qu'entraînerait nécessairement la conclusion du traité, il fut exigé en
outre comme otages six cents chevaliers romains, qui devaient payer de leur tête
toute infraction au pacte. (6) On fixa ensuite le moment où seraient livrés les
otages et où les légions, privées de leurs armes, passeraient sous le joug.
Le retour des consuls renouvela la désolation dans le camp;
les soldats avaient peine à s'abstenir de porter la main sur des chefs dont la
témérité les avait conduits en cet endroit, et dont la lâcheté allait les faire
sortir de là d'une manière encore plus honteuse qu'ils n'y étaient venus. (7)
Ces insensés n'avaient point pris de guide, n'avaient point fait reconnaître les
lieux, et s'étaient précipités aveuglément dans une fosse comme des bêtes
fauves. (8) On se regardait les uns les autres; chacun contemplait ses armes,
que bientôt il faudrait livrer; ses bras, qui allaient être désarmés; sa
personne, enfin, qui serait à la merci de l'ennemi. Leur imagination se
représentait le joug sous lequel l'ennemi allait les faire passer, les
railleries du vainqueur, son air insultant, ce passage de gens sans armes à
travers des gens armés, (9) puis le trajet humiliant qu'allaient faire ces
soldats à jamais déshonorés, leur rentrée dans leur patrie en traversant les
villes des alliés, leur retour dans leurs familles, au sein desquelles leurs
pères et eux-mêmes étaient souvent revenus triomphants. (10) Ils étaient les
seuls qu'on eût vaincus sans faire une blessure, sans montrer le fer, sans
combat: ils n'avaient pu sortir l'épée du fourreau, en venir aux mains avec
l'ennemi;. c'était, en vain qu'il leur avait été donné de posséder des armes, de
la vigueur et du courage.
(11) Tandis qu'ils murmuraient ces plaintes, arriva l'heure
fatale de l'ignominie. Tout ce qu'ils éprouvèrent alors fut plus accablant
encore qu'ils ne se l'étaient figuré auparavant. (12) D'abord il leur fut
enjoint de sortir de leurs retranchements, sans armes et avec un seul vêtement:
les otages furent livrés les premiers, et conduits en prison. (13) (13) Vint
ensuite le tour des consuls, dont on renvoya les licteurs et auxquels on ôta
leur manteau. Un pareil opprobre attendrit à tel point ceux-là même qui, peu de
temps avant, les chargeaient d'exécrations, et voulaient qu'ils fussent
sacrifiés et mis en pièces, (14) que chacun, oubliant son propre malheur,
détourna ses regards de cette dégradante flétrissure d'une si haute majesté,
comme d'un abominable spectacle.
L'armée passe sous le joug
[IX, 6]
(1) Les consuls, presque à moitié nus, furent envoyés les
premiers sous le joug; puis chacun, suivant son grade, subit à son tour cette
ignominie; (2) ensuite chaque légion successivement. L'ennemi, sous les armes,
entourait les Romains; en les accablant d'insultes et de railleries; il levait
même l'épée contre la plupart, et plusieurs furent blessés, quelques-uns tués,
pour avoir offensé le vainqueur en laissant trop vivement paraître sur leur
visage l'indignation qu'ils ressentaient de ces outrages.
(3) Tous courbèrent donc ainsi la tête sous le joug, et, ce
qui était en quelque sorte plus accablant, passèrent sous les yeux des ennemis.
Lorsqu'ils furent sortis du défilé, quoique, pareils à des hommes arrachés des
enfers, il leur semblât voir la lumière pour la première fois, cette lumière
même, leur découvrant à quel point était humiliant l'état de l'armée, leur fut
plus insupportable que tous les genres de mort. (4) Aussi, bien qu'ils pussent
arriver à Capoue avant la nuit, incertains sur la fidélité des alliés et retenus
par la honte, ils s'arrêtèrent sur les bords du chemin, à quelque distance de la
ville, manquant de tout, et n'ayant pour lit que la terre.
(5) Quand on en fut informé à Capoue, une juste compassion
pour de malheureux alliés l'emporta,dans le coeur des Campaniens, sur l'orgueil
qui leur était naturel. (6) Aussitôt ils envoient aux consuls les insignes de
leur dignité, des faisceaux, des licteurs, et fournissent généreusement aux
soldats armes, chevaux, vêtements et vivres. (7) À l'arrivée des Romains à
Capoue, le sénat en corps et la population entière s'avancèrent au devant d'eux;
les particuliers et les autorités remplirent dignement à leur égard tous les
devoirs de l'hospitalité;(8) toutefois, l'affabilité, l'air de bienveillance et
les paroles affectueuses de leurs alliés ne pouvaient non seulement leur
arracher un seul mot, mais les déterminer même à lever les yeux et à regarder en
face des amis qui cherchaient à les consoler: (9) tant la douleur était dominée
en eux par un sentiment de confusion, qui leur faisait fuir les entretiens et la
société des hommes!
(10) Le lendemain, quand ils se mirent en route, les jeunes
gens appartenant aux premières familles de Capoue eurent mission de les
accompagner jusqu'aux frontières de la Campanie. (11) Ceux-ci, à leur tour,
appelés dans le sénat, répondirent aux questions des anciens: "Ils nous ont paru
beaucoup plus tristes et plus abattus; l'armée, durant sa marche, gardait un tel
silence, qu'elle paraissait presque muette. (12) L'on ne trouve plus en eux
cette force de caractère qui distingue la nation romaine; ils ont perdu leur
fierté avec leurs armes, ils ne rendent pas le salut, et ne répondent pas un mot
à ceux qui les saluent; la peur les empêche tous d'ouvrir la bouche, comme s'ils
avaient encore sur le cou le joug sous lequel ils ont passé. (13) La victoire
des Samnites n'est pas seulement éclatante, elle leur répond à jamais de
l'avenir; car ils ont conquis, non pas Rome, comme jadis les Gaulois, mais, ce
qui est bien autrement décisif, la valeur et la fierté romaines."
Retour de l'armée à Rome
[IX, 7]
(1) Comme on proférait ces paroles, qu'on les écoutait, et
que, dans un sénat de fidèles alliés, on en était presque à déplorer
l'anéantissement du nom romain, (2) Ofillius Calavius, fils d'Ovius, illustre
par sa naissance et ses exploits, et, de plus, vénérable par son âge, déclara,
dit-on, qu'il envisageait la chose bien différemment: (3) "Ce silence obstiné,
ces yeux fixés à terre, ces oreilles sourdes à toute consolation, cette honte de
voir la lumière, sont les indices d'un effrayant amas de colères fermentant au
fond du coeur. (4) Ou je ne connais pas le caractère romain, ou ce silence fera
bientôt pousser aux Samnites des cris lamentables et des gémissements; et le
souvenir de la paix Caudine sera un peu plus amer pour ceux-ci que pour les
Romains. (5) Car chacun d'eux aura pour lui son courage, en quelque lieu qu'ils
livrent un combat; mais les Samnites n'auront point partout les défilés de
Caudium."
(6) Déjà Rome était instruite de son flétrissant revers. On y
apprit d'abord que les troupes étaient cernées; ensuite la nouvelle de cette
paix ignominieuse y répandit plus de consternation que n'avait fait celle du
péril. (7) Sur le bruit de l'investissement, on s'était mis en devoir de faire
des levées: mais ces apprêts de secours furent abandonnés quand on eut
connaissance d'une capitulation si honteuse; et sur-le-champ, sans
l'intervention de l'autorité publique, la population, comme de concert, revêtit
toutes les marques de deuil. (8) Les boutiques entourant le Forum se fermèrent;
le justitium s'établit de lui-même, sans avoir été proclamé; (9) les laticlaves,
les anneaux d'or furent quittés: la désolation de la ville surpassait presque
celle de l'armée elle-même.
On n'était pas seulement irrité contre les généraux et contre
ceux qui avaient soit conseillé, soit garanti la paix; on haïssait les soldats
aussi, bien qu'innocents, et l'on était décidé à leur refuser l'entrée de la
ville et de leurs maisons. (10) L'arrivée de l'armée, dans un état fait pour
inspirer la pitié, même à des âmes remplies de courroux, calma cette
fermentation des esprits. Car loin de ressentir cette joie qu'éprouvent ceux
qui, contre toute espérance, reviennent dans leur patrie sains et saufs, ils
entrèrent dans Rome le soir, avec la contenance et l'air de prisonniers de
guerre, (11) puis allèrent se cacher tous dans leurs maisons, en sorte que pas
un d'eux, le lendemain et les jours suivants, ne voulait apercevoir le Forum ou
tout autre lieu public.
(12) Les consuls s'enveloppant dans la vie privée,
n'exercèrent aucun acte comme magistrats, excepté celui qui leur fut prescrit
par un sénatus-consulte, de nommer un dictateur pour la tenue des comices. (13)
Ils nommèrent Q. Fabius Ambustius, et général de la cavalerie P. Aelius Paetus.
(14) Cette nomination n'ayant pas été régulièrement faite, on créa en leur place
dictateur M. Aemilius Papus, et général de la cavalerie L. Valerius Flaccus.
Ceux-ci ne tinrent pas non plus les comices; et comme le peuple romain éprouvait
du dégoût pour tous les magistrats de cette année, la chose en vint à un
interrègne. Les interrois furent Q. Fabius Maximus et M. Valerius Corvus. (15)
Ce dernier créa consul Q. Publilius Philon et L. Papirius Cursor, qui
parvenaient à cette dignité pour la seconde fois. Ce choix fut hautement
approuvé de tous les citoyens, car ils étaient les plus illustres généraux de
l'époque.
Analyse de la situation au
sénat
[IX, 8]
(1) Le jour de leur nomination fut en même temps (car les
sénateurs l'avaient ainsi décidé) celui de leur entrée en charge; et le premier
objet qu'ils mirent en délibération, après avoir accompli les ordres du sénat
concernant les solennités religieuses, fut la paix consentie près de Caudium.
(2) Alors, Publilius, qui avait les faisceaux: Parlez, Sp. Postumius," dit-il.
Postumius se levant, de ce même air qu'il avait, lorsqu'on le fit passer sous le
joug:
(3) "Je ne l'ignore pas, dit-il, consuls, c'est pour ma
confusion et non point par honneur, que l'on s'adresse à moi et que l'on
m'interpelle, non comme sénateur, mais comme coupable d'une guerre malheureuse
et d'une paix flétrissante. (4) Cependant comme, dans votre rapport, il n'est
question ni de notre faute, ni de notre punition, je passe sous silence une
justification qui ne me serait pas très difficile devant des hommes connaissant
les chances et les nécessités humaines, pour exposer en peu de mots mon avis sur
ce qui fait l'objet de votre délibération; avis qui témoignera si c'était moi ou
vos légions que je ménageais, quand je me liai par une convention soit honteuse,
soit nécessaire."
(5) "Toutefois, comme elle fut faite sans l'ordre du peuple,
elle n'oblige pas le peuple romain; et, en vertu d'un pareil traité, il n'est dû
aux Samnites rien autre chose que nos personnes. (6) Soyons livrés par les
féciaux, nus et chargés de chaînes; dégageons la conscience du peuple, si
toutefois nous l'avons engagée; et que nulle raison, divine ou humaine,
n'empêche de recommencer une guerre juste et légitime. (7) Je propose que,
pendant ce temps, les consuls enrôlent une armée, lui fournissent des armes et
la fassent entrer en campagne; mais que l'on s'abstienne de mettre le pied sur
le territoire ennemi, jusqu'à ce que nous ayons été livrés avec toutes les
formalités requises."
(8) "Vous, dieux immortels, je vous en supplie et vous en
conjure, s'il ne vous a pas plu que les consuls Sp. Postumius et T. Veturius
fissent la guerre avec bonheur contre les Samnites, (9) qu'il vous suffise de
nous avoir vu passer sous le joug, souscrire une convention infâme, et de nous
voir livrés aux ennemis, nus, dans les fers, recevant tout le poids de leur
colère sur nos têtes. (10) Permettez que les nouveaux consuls et les légions
romaines fassent au Samnite une guerre aussi heureuse que toutes celles qui lui
ont été faites avant notre consulat."
(11) En lui entendant prononcer ces paroles, chacun éprouva
pour lui tant d'admiration et de pitié à la fois, qu'à peine pouvait-on se
persuader qu'il fût ce même Sp. Postumius, qui avait été l'auteur d'une paix si
honteuse. (12) On était saisi de compassion en songeant qu'un tel homme
endurerait chez les ennemis un supplice d'autant plus rigoureux qu'ils seraient
irrités de voir la paix rompue. (13) Tandis que tous, sauf les éloges dont
chacun ne pouvait s'empêcher de le combler, se bornaient à se ranger de son
avis, L. Livius et Q. Maelius, tribuns du peuple, tentèrent une légère
opposition: (14) "Livrer les consuls, disaient-ils, ne dégageait pas la
conscience du peuple, à moins que tout ne fût rétabli, à l'égard des Samnites,
dans le même état qu'avant la paix de Caudium; (15) ils ne méritaient aucune
punition pour avoir, en se rendant garants de cette paix, sauvé l'armée du
peuple romain; enfin leur personne, qui était inviolable, ne pouvait être livrée
aux ennemis et outragée."
Déclaration de Postumius
[IX, 9]
(1) Alors Postumius: "Cependant livrez-nous, dit-il, nous
profanes, puisque vous le pouvez sans blesser la religion; puis vous livrerez
ces hommes inviolables, dès qu'ils seront sortis de charge; (2) mais, si vous
m'en croyez, avant de les livrer, vous les ferez battre de verges ici, au
comitium, pour leur faire d'abord payer par là le délai de la peine. (3) Car
s'ils prétendent qu'on ne dégage point la conscience du peuple en nous livrant,
est-il quelqu'un assez peu instruit du pouvoir des féciaux pour ne pas voir
qu'ils disent cela plutôt dans la crainte d'être livrés eux-mêmes, que parce
qu'il en est ainsi? (4) Ce n'est pas que je veuille nier, pères conscrits, que
les promesses ne soient aussi saintes que les traités, pour qui révère la bonne
foi à l'égal de la religion; mais je nie que l'on puisse, sans l'aveu du peuple,
rien conclure qui oblige le peuple."
(5) "Si, enflés du même orgueil qui leur a fait nous
extorquer cette promesse, les Samnites nous eussent contraints de prononcer la
formule par laquelle on rend les villes, vous, tribuns, diriez-vous que le
peuple romain est rendu, que cette ville, ses temples, ses autels, son
territoire, ses eaux appartiennent aux Samnites? (6) Je laisse de côté la
cession, puisqu'il s'agit d'une promesse. Que serait-ce enfin, si l'on eût
promis que le peuple romain abandonnerait la ville? qu'il y mettrait le feu?
qu'il n'aurait plus de magistrats, de sénat, de lois? qu'il obéirait à des rois?
Aux dieux ne plaise? dites-vous. (7) Mais l'indignité des conditions ne libère
pas de l'engagement contracté. S'il peut être lié sur un point, il peut l'être
sur tous; et il n'est même d'aucune importance, ce qui pourrait faire impression
sur quelques personnes, que le garant soit consul, dictateur ou préteur. (8)
D'ailleurs les Samnites eux-mêmes ont prouvé qu'ils en jugeaient ainsi, puisque,
non contents de la garantie des consuls, ils ont exigé celle des lieutenants,
des questeurs, et des tribuns des soldats."
(9) "Et que nul ne me demande maintenant, pourquoi j'ai pris
un pareil engagement? puisqu'un acte de cette nature outrepassait les droits
d'un consul, et que je ne pouvais leur garantir une paix qui ne dépendait pas de
moi, ni stipuler pour vous, de qui je ne tenais aucun mandat. (10) Rien de ce
qui s'est fait à Caudium, pères conscrits, ne tenait à des combinaisons
humaines. Les dieux immortels y frappèrent d'aveuglement et vos généraux, et
ceux des ennemis. (11) Nous ne fûmes pas assez prévoyants dans cette guerre;
eux, ils gâtèrent maladroitement une victoire mal obtenue, en se fiant à peine
aux lieux par lesquels ils avaient vaincu, en se hâtant d'enlever à tout prix
leurs armes à des hommes nés pour les armes. (12) S'ils n'avaient pas eu
l'esprit troublé, leur était-il difficile, tandis qu'ils faisaient venir de chez
eux leurs vieillards pour les consulter, d'envoyer des députés à Rome? d'y
traiter avec le sénat, avec le peuple, de la paix et d'une alliance? (13) En se
hâtant, on y arrivait en trois jours. Pendant ce temps, la chose se serait
bornée à une trêve, jusqu'à ce que les députés leur eussent rapporté de Rome ou
une victoire certaine, ou la paix. Alors c'eût été un véritable pacte, celui que
nous aurions fait par ordre du peuple."
(14) "Mais cela vous eût paru révoltant, et nous ne nous
serions point engagés; car tel devait être le dénouement: il fallait et qu'ils
fussent complètement le jouet d'une espèce de songe si beau, qu'ils ne pouvaient
y croire; (15) et que la même fortune, qui avait entraîné notre armée dans un si
mauvais pas, la dégageât; et qu'une victoire vaine fût réduite à néant par une
paix encore plus vaine; et qu'il intervînt un pacte n'obligeant personne,
excepté ses garants. (16) En effet, quel traité, pères conscrits, a-t-on fait
avec vous, avec le peuple romain? Qui peut vous prendre à partie? Qui peut dire
que vous l'avez trompé? l'ennemi? ou le citoyen? l'ennemi, vous ne lui avez rien
promis; le citoyen, vous n'en avez chargé aucun de s'engager en votre nom. (17)
Vous n'avez donc rien à débattre, ni avec nous, auxquels vous n'avez transmis
aucun mandat, ni avec les Samnites, envers lesquels vous n'avez contracté aucun
engagement."
(18) "Nous sommes, nous, comptables envers les Samnites, et
fort solvables, en ce qui nous appartient, en ce que nous pouvons fournir, nos
personnes et notre vie. Qu'ils sévissent contre elles; qu'ils aiguisent contre
elles leurs glaives, leurs fureurs. (19) Quant à ce qui regarde les tribuns,
voyez si l'on doit les livrer présentement, ou s'il faut différer. Pour nous, T.
Veturius, et vous autres, portons sans délai aux Samnites ces têtes méprisables,
pour dégager notre promesse, et rendons, par notre supplice, la liberté aux
armes romaines."
Les fétiaux livrent aux
Samnites les responsables de la reddition
[IX, 10]
(1) Ces paroles, celui qui les prononçait, émurent les pères
conscrits; et non seulement tous les autres, mais les tribuns du peuple
eux-mêmes, déclarèrent qu'ils se mettaient à la disposition du sénat. (2)
Ceux-ci abdiquèrent sur-le-champ leur magistrature, et furent livrés aux féciaux
pour être conduits avec les autres à Caudium. Ce sénatus-consulte promulgué,
Rome parut en quelque sorte renaître à la lumière. (3) Le nom de Postumius était
dans toutes les bouches; on le louait, on le portait au ciel: on égalait son
dévouement à celui du consul P. Decius, à toutes les actions sublimes: (4) "Par
ses conseils et ses efforts, Rome se trouvait affranchie d'une paix humiliante;
il allait s'offrir lui-même aux tortures et à la colère des ennemis, et se faire
victime expiatoire pour le peuple romain." (5) Des armes! la guerre! tel était
le cri général. "Arrivera-t-il bientôt le moment où nous pourrons nous trouver
armés en présence du Samnite?"
(6) Dans la ville, transportée de colère et de haine, les
enrôlements furent presque tous volontaires; on recomposa les nouvelles légions
des mêmes soldats, et l'armée fut dirigée vers Caudium. (7) Arrivés aux portes
du camp ennemi, les féciaux, qui avaient pris les devants, font dépouiller de
leurs vêtements les garants de la paix, et leur font lier les mains derrière le
dos. Comme l'appariteur, par respect pour la dignité de Postumius, ne serrait
pas les liens: "Pourquoi, dit-il, ne serres-tu pas, enfin que je sois livré
comme je dois l'être?"
(8) Quand on fut arrivé dans l'assemblée des Samnites et
auprès du tribunal de Pontius, le fécial A. Cornelius Arvina parla en ces
termes: (9) "Puisque ces hommes-ci, sans l'ordre du peuple romain des Quirites,
ont garanti la conclusion d'un traité de paix, et qu'en cela ils ont commis une
faute; en conséquence, pour que le peuple romain n'ait point à répondre de leur
crime impie, ces hommes, je vous les livre." (10) Comme le fécial achevait ces
mots, Postumius lui donna de toute sa force un coup de genou contre la cuisse,
et dit à haute voix: "Qu'il était un citoyen samnite, et celui-là, un
ambassadeur; que le droit des gens avait été violé par lui dans la personne du
fécial; que les Romains n'en seraient que mieux fondés à faire la guerre."
La réponse de Pontius
[IX, 11]
(1) Alors Pontius: "Et moi, dit-il, je n'accepterai point
cette reddition, et les Samnites ne l'approuveront pas. (2) Toi, Spurius
Postumius, si tu crois qu'il est des dieux, que ne déclares-tu nul tout ce qui
s'est fait, ou que ne tiens-tu le traité? L'on doit au peuple samnite, ou tous
ceux qu'il eut en son pouvoir, ou, en leur place, la paix. (3) Mais pourquoi
t'interpellé-je, toi qui tiens autant que tu peux ta parole, en te livrant
prisonnier au vainqueur? C'est le peuple romain que j'interpelle; s'il se repent
de l'engagement pris aux Fourches Caudines, qu'il replace ses légions dans le
défilé où elles étaient investies. (4) Qu'il n'y ait de tromperie d'aucun côté;
que tout soit réputé non avenu; que vos soldats reprennent leurs armes, qu'ils
ont livrées en vertu d'une capitulation; qu'ils rentrent dans leur camp; qu'ils
aient tout ce qu'ils avaient la veille de la conférence. Prononcez-vous alors
pour la guerre et les résolutions énergiques, rejetez alors les engagements pris
et la paix. (5) Faisons la guerre avec les chances que nous avions, dans les
lieux que nous occupions, avant qu'il fût question de paix, et le peuple romain
n'aura point à se plaindre de la promesse des consuls, ni nous de la mauvaise
foi du peuple romain."
(6) "Aurez-vous donc toujours des prétextes pour éluder vos
engagements quand vous êtes vaincus? Vous donnâtes des otages à Porsena; vous
les lui reprîtes furtivement. Vous rachetâtes des Gaulois votre ville à prix
d'or; tandis qu'ils recevaient cet or, ils furent massacrés. (7) Vous avez fait
la paix avec nous, pour que nous vous rendissions les légions que nous vous
avions prises; cette paix, vous la rompez, et toujours vous colorez votre
mauvaise foi de quelque semblant de justice. (8) Le peuple romain n'approuve pas
qu'on lui ait conservé ses légions par une paix ignominieuse? Qu'il en soit
quitte de cette paix, mais qu'il rende au vainqueur les légions prisonnières.
Voilà ce qui était digne de la bonne foi, des traités, des cérémonies féciales.
(9) Ce que vous demandiez, la vie de tant de citoyens, le traité vous le
donnera; et moi, la paix que j'ai stipulée en vous les rendant, je ne l'aurai
pas! Est-ce là, toi, A. Cornelius; est-ce là, vous, féciaux, ce que vous appelez
le droit des gens?"
(10) "Quant à moi, ceux que vous feignez de livrer, je ne les
reçois pas, je ne les regarde pas comme livrés; et je ne les empêche aucunement
de retourner dans leur patrie, liée par l'engagement contracté, sous le poids du
courroux de tous les dieux, dont on insulte la majesté. (11) Faites la guerre,
parce que Sp. Postumius vient de frapper du genou le fécial envoyé ici. Certes,
les dieux croiront que Postumius est citoyen samnite, qu'il n'est pas citoyen
romain, qu'un ambassadeur romain a été outragé par un Samnite, et qu'alors vous
nous faites une guerre légitime. (12) Et l'on n'a pas honte d'étaler au grand
jour cette dérision impie? Et, pour manquer à leur foi, des vieillards, des
personnages consulaires, cherchent de pareils détours, à peine dignes de petits
enfants? (13) Va, licteur, dégage ces Romains de leurs liens; qu'on n'empêche
aucun d'eux d'aller où il voudra!"
Ceux-ci, après avoir satisfait de la sorte à ce qu'ils
devaient personnellement, peut-être aussi à ce que devait la nation, s'en
retournèrent sains et saufs de Caudium dans le camp romain.
Agitation dans le Samnium;
prise de Frégelles (320)
[IX, 12]
(1) Quand les Samnites virent, à la place d'une insolente
paix, renaître une guerre des plus acharnées, non seulement leur imagination se
peignit, mais même il leur sembla voir de leurs yeux tout ce qui leur arriva
ensuite. (2) Alors, mais trop tard et en vain, ils reconnurent la sagesse des
deux conseils du vieux père de Pontius; ils sentirent qu'en s'étant laissé aller
à prendre entre eux un milieu, ils avaient changé une victoire sûre en une paix
incertaine, et que, l'occasion du bien et du mal étant perdue, il leur faudrait
combattre ces mêmes ennemis, dont ils eussent pu ou se débarrasser pour
toujours, ou se faire à jamais des amis.
(3) Quoique aucun combat n'eût encore fait pencher les
forces, la disposition des esprits avait tellement changé, depuis la paix
Caudine, que Postumius brillait de plus d'éclat chez les Romains par son acte de
dévouement, que Pontius chez les Samnites par une victoire qui n'avait pas coûté
à l'ennemi une goutte de sang; (4) et les Romains regardaient comme une victoire
certaine la possibilité seule de faire la guerre, tandis que les Samnites
tenaient le Romain pour vainqueur, du moment qu'il avait repris les hostilités.
(5) Cependant les Satricans firent défection, et passèrent
aux Samnites; et la colonie de Fregellae sur laquelle les Samnites se portèrent
à l'improviste (on croit avec assez de fondement qu'il y avait avec ceux-ci des
Satricans), fut surprise par eux durant la nuit. Après leur entrée, une crainte
mutuelle retint les deux partis dans l'inaction jusqu'au jour. (6) Le retour de
la lumière fut le signal du combat. Les Frégellans, qui se battaient pour leurs
autels et leurs foyers, et que secondaient les femmes et les vieillards postés
sur les toits, soutinrent quelque temps la lutte à avantage égal. (7) Ensuite
une ruse fit pencher la balance. Leurs chefs n'empêchèrent pas d'écouter la voix
d'un héraut qui criait: "Que ceux qui auraient mis bas les armes se retireraient
sains et saufs." Cet espoir refroidit le courage des combattants, et l'on
commença de tous côtés à jeter ses armes. (8) Ceux d'entre eux qui apportèrent
plus d'opiniâtreté dans la résistance, se firent jour par la porte opposée, et
l'audace fut plus sûre pour eux, que pour les autres la peur qui les avait
rendus imprudemment crédules. Les Samnites, après avoir enfermé ces derniers
dans des maisons auxquelles ils mirent le feu, les abandonnèrent aux flammes,
tandis qu'ils invoquaient en vain les dieux et la foi des promesses.
(9) Les consuls s'étant partagé leurs provinces, Papirius
marcha droit à Lucérie, dans l'Apulie, où étaient gardés les chevaliers romains
donnés en otage à Caudium; Publilius s'arrêta dans le Samnium, en face des
légions de Caudium. (10) Ce plan embarrassa beaucoup les Samnites; car ils
n'osaient ni se diriger vers Lucérie, de peur que l'ennemi ne se portât sur
leurs arrières; ni rester, dans la crainte que, durant ce temps, Lucérie ne
tombât au pouvoir des Romains. (11) Ils crurent ne pouvoir mieux faire que de
s'en remettre au hasard, et d'en finir avec Publilius en lui livrant un combat.
Ainsi donc, ils disposent leurs troupes en bataille.
Victoire du consul Publilius
(320)
[IX, 13]
(1) Le consul Publilius, se voyant au moment d'en venir aux
mains avec eux, et croyant devoir adresser quelques paroles aux soldats, donna
ordre qu'on les assemblât. mais si l'on accourut avec un extrême empressement
autour de la tente consulaire, les cris de ceux qui demandaient le combat ne
permirent pas d'entendre un seul mot de l'allocution du général. (2) Chacun se
sentait encouragé par son coeur, où demeurait gravé le souvenir de l'affront
essuyé. Ils s'avancent donc au combat en pressant les enseignes; et de peur que,
dans le choc, lancer des javelots, puis tirer les épées du fourreau, n'entraînât
quelque perte de temps, tous, comme si on leur en eût donné le signal, jettent
de côté le javelot, et fondent sur l'ennemi l'épée à la main. (3) Dans cette
circonstance, l'habileté du général et les savantes manoeuvres ne furent pour
rien; la colère du soldat, dont l'impétuosité tenait de la frénésie, décida
tout. (4) Ainsi donc, non seulement les ennemis furent culbutés, mais de plus,
dans la crainte que regagner leur camp ne mît obstacle à leur fuite, ils se
dispersèrent et se dirigèrent vers l'Apulie. Cependant, lorsqu'ils arrivèrent à
Lucérie, ils étaient parvenus à se reformer en corps d'armée. (5) Cette même
colère qui avait précipité les Romains à travers les rangs ennemis, les porta
dans leur camp; ils répandirent plus de sang et y firent plus de carnage que
dans le combat, et, dans leur emportement, ils gâtèrent la plus grande partie du
butin.
(6) L'autre armée, sous les ordres du consul Papirius,
longeant la côte maritime, avait gagné Arpi, en traversant un pays dont les
habitants se montrèrent tout à fait pacifiques, bien plus à cause des vexations
des Samnites et de la haine qu'ils leur portaient, que pour aucun bienfait de la
part du peuple romain. (7) Car les Samnites, qui dans ce temps habitaient les
montagnes, où ils n'avaient que des hameaux, ravageaient le plat pays et les
bords de la mer, par ce mépris qu'ont de rustres montagnards pour les habitants
des plaines, dont le naturel indolent tient ordinairement du sol qu'ils
cultivent. (8) Si cette contrée eût été dévouée aux Samnites, l'armée romaine se
serait trouvée dans l'impossibilité ou de gagner Arpi, ou d'y subsister, puisque
ses convois, arrêtés dans l'intervalle séparant Rome d'Api, l'eussent laissée
dans un manque absolu de toutes choses; et malgré la facilité qu'eurent alors
les Romains de se procurer des vivres, (9) quand ils furent devant Lucérie, ils
éprouvèrent, bien qu'assiégeants, la même disette que les assiégés. Tout ce dont
ils avaient besoin, ils ne pouvaient le tirer que d'Arpi, et encore en fort
petite quantité. Car toute l'infanterie étant occupée à la garde des postes et
aux travaux de siège, la cavalerie seule se rendait à Arpi, dont elle rapportait
au camp du blé dans de petits sacs de cuir; (10) et parfois, rencontrant les
ennemis, elle était obligée de jeter le blé que portaient les chevaux, et de
combattre. Les assiégés, avant que l'autre consul fût arrivé avec son armée
victorieuse, avaient reçu des vivres et des renforts par les montagnes des
Samnites. (11) L'arrivée de Publilius diminua considérablement toutes leurs
ressources; car, se reposant sur son collègue du soin de faire le siège, il
employait ses troupes à battre la campagne, et interceptait sur tous les points
les convois des ennemis. (12) Comme il ne restait donc aucun espoir que les
assiégés pussent supporter plus longtemps la disette, les Samnites, qui étaient
campés auprès de Lucérie, se virent dans la nécessité de rassembler toutes leurs
forces; et de livrer bataille à Papirius.
La revanche de l'armée romaine
[IX, 14]
(1) En ce moment, tandis qu'on se préparait des deux côtés au
combat, arrivent des députés de Tarente, qui signifient aux Samnites et aux
Romains de cesser la guerre, menaçant celui des deux peuples qui s'obstinerait à
continuer les hostilités, de prendre les armes contre lui en faveur de l'autre.
(2) Papirius, après avoir écouté cette députation, feignant d'être ému de la
déclaration qu'il venait d'entendre, répondit qu'il en conférerait avec son
collègue. Ayant mandé celui-ci, au lieu de conférer avec lui sur un parti arrêté
d'avance, il employa tout le temps en préparatifs, puis fit arborer le signal du
combat.
(3) Tandis que les consuls s'occupaient des cérémonies
religieuses et des dispositions militaires en usage au moment de livrer une
bataille, les députés tarentins d'accourir, attendant une réponse. Papirius leur
dit: (5) "Tarentins, le pullaire annonce que les auspices sont favorables; de
plus, les entrailles de la victime offrent les plus heureux pronostics; c'est
d'après la volonté des dieux, comme vous le voyez, que nous marchons au combat."
(6) Ensuite il fit avancer les enseignes et sortir les troupes, se moquant de la
folle vanité d'une nation qui, à peine maîtresse de ses propres affaires, à
cause des séditions et des discordes qui déchiraient son sein, se croyait en
droit de dicter aux autres la paix et la guerre.
(7) De l'autre côté, les Samnites, qui avaient renoncé à
toute mesure hostile, soit qu'ils désirassent véritablement la paix, soit qu'ils
jugeassent de leur intérêt de le faire croire, apercevant tout à coup les
Romains s'avancer en ordre de bataille, (7) se mirent à crier, "qu'ils s'en
tenaient à la déclaration des Tarentins, qu'ils ne marcheraient point au combat,
et ne sortiraient point de leurs retranchements, aimant mieux se voir trompés,
quoi qu'il pût leur en arriver, que de paraître avoir méprisé le voeu des
Tarentins pour la paix."
(8) Les consuls répondent: "Qu'ils acceptent le présage et
demandent aux dieux d'inspirer aux ennemis l'idée de ne pas défendre même leurs
retranchements." (9) Pour eux, s'étant partagé les troupes, ils s'avancent au
pied des ouvrages ennemis, et attaquent simultanément sur tous les points. Les
uns comblent les fossés, les autres arrachent les palissades, et les jettent
dans le fossé même, et non seulement le courage naturel à tous, mais encore la
colère, stimulant des cours ulcérés par l'ignominie, le camp est envahi. (10)
Alors chacun de dire à l'ennemi qu'il avait en face, "que ce n'était plus là ni
les Fourches, ni Caudium, ni ces défilés sans issue, où la ruse avait triomphé
de l'imprudence avec orgueil; mais que c'était le tour de la valeur romaine, que
n'arrêtaient ni les palissades, ni les fossés." (11) Ceux qui opposaient de la
résistance et ceux qui fuyaient, ceux qui n'avaient point d'armes et ceux qui
étaient armés, esclaves, personnes libres, individus en âge de puberté, enfants,
hommes, bêtes de sommes, tout est indistinctement massacré.
(12) Rien de ce qui avait vie n'aurait échappé, si les
consuls n'eussent fait sonner la retraite, et s'ils n'eussent employé l'autorité
et les menaces pour faire sortir du camp ennemi les soldats avides de carnage.
(13) Comme ils s'irritaient de ce qu'on leur enlevait les douceurs de la
vengeance, on les harangua sur-le-champ pour leur faire entendre "que les
consuls ressentaient et ressentiraient toujours autant qu'aucun des soldats de
la haine contre les ennemis; (14) que bien plus, de même qu'ils avaient dirigé
les opérations de la guerre, de même ils dirigeraient le cours d'une insatiable
vengeance, si la considération de six cents chevaliers retenus en otage à
Lucérie n'eût arrêté leur ardeur; (15) s'ils n'eussent craint que les ennemis,
réduits au désespoir, ne les immolassent dans un accès de fureur aveugle, se
faisant une joie de leur donner la mort avant de la recevoir." (16) Les soldats
d'applaudir à ces motifs, de se réjouir qu'on eût arrêté leur colère, et de
confesser qu'il fallait tout souffrir, plutôt que de mettre en péril les jours
d'une si belle partie de la jeunesse romaine.
Le siège de Lucérie (320)
[IX, 15]
(1) Les soldats renvoyés, il se tint un conseil pour décider
si l'on presserait le siège de Lucérie avec toutes les troupes, ou si l'un des
deux consuls irait avec une armée faire une tentative dans l'Apulie, dont les
habitants avaient montré jusqu'alors des dispositions équivoques. (2) Le consul
Publilius se mit en route pour la parcourir, et, dans une seule expédition, il
soumit plusieurs peuples de cette contrée, soit en les réduisant par la force,
soit en les admettant, à certaines conditions, dans l'alliance des Romains. (3)
De son côté, Papirius, qui était resté à faire le siège de Lucérie, vit bientôt
l'événement répondre à ses espérances. Car, ayant fait occuper tous les chemins
par où il arrivait des vivres du Samnium, domptés par la faim, les Samnites qui
formaient la garnison de Lucérie envoyèrent des députés au consul romain, pour
l'engager à lever le siège, lorsqu'on lui aurait rendu les chevaliers qui
faisaient le sujet de la guerre.
(4) Papirius répondit à ces députés: "Qu'ils auraient dû
consulter Pontius, fils d'Herennius, d'après l'avis duquel ils avaient fait
passer les Romains sous le joug, pour savoir à quel traitement il pensait que
devaient s'attendre des vaincus; (5) mais que, puisqu'ils avaient mieux aimé
laisser aux ennemis le soin de leur faire justice, que de se la faire eux-mêmes,
il leur enjoignait d'annoncer à Lucérie qu'il fallait laisser dans la ville
armes, bagages, chevaux, et, en hommes, tous ceux qui n'étaient pas en état de
porter les armes; (6) que, quant au soldat, il le ferait passer sous le joug,
couvert d'un simple vêtement, vengeant ainsi une ignominie qu'eux-mêmes avaient
fait subir, et ne la leur imposant pas le premier."
Aucune de ces conditions ne fut rejetée. (7) Sept mille
soldats passèrent sous le joug; on fit dans Lucérie un grand butin; on reprit
toutes les enseignes et toutes les armes que les Romains avaient perdues à
Caudium; et, ce qui causa plus de joie que tout le reste, on délivra les six
cents chevaliers que les Samnites avaient envoyés à Lucérie, pour y être gardés
comme gage de la paix. (8) Jamais peut-être le peuple romain ne dut à un
changement de fortune si subit une plus éclatante victoire, surtout s'il est
vrai (ce que je trouve dans quelques annales) que Pontius, fils d'Herennius,
général des Samnites, pour expier l'ignominie des consuls, fut obligé de passer
sous le joug avec les autres.
(9) Au reste, je ne trouve pas très étonnant qu'il demeure
incertain si le général des ennemis fut livré, puis contraint de passer sous le
joug; ce qui est plus extraordinaire, c'est qu'il soit douteux si ce fut un
dictateur, Lucius Cornelius, ayant pour général de la cavalerie L. Papirius
Cursor, qui obtint à Caudium et ensuite à Lucérie ces brillants avantages, (10)
et qui, ayant vengé, à lui seul, l'opprobre dont se trouvait couvert le nom
romain, eut les honneurs du triomphe le plus justement décerné peut-être
jusqu'alors après celui de Furius Camillus; ou si cette gloire appartient à des
consuls, notamment à Papirius. (11) À cette incertitude en succède une autre. On
ne sait pas si ce fut Papirius Cursor qui, aux comices suivants, fut, à cause de
sa belle campagne de Lucérie, prorogé dans sa magistrature, et nommé consul pour
la troisième fois, avec Q. Aulius Cerretanus, consul pour la seconde; ou si ce
fut L. Papirius Mugilanus, et s'il a été commis une erreur de surnom.
Libération de Satricum (319).
Éloge de Papirius Cursor
[IX, 16]
(1) Un point sur lequel on tombe d'accord, c'est qu'à partir
de cette époque le reste de la guerre fut achevé par des consuls. Aulius la
termina par un combat unique contre les Frentans, où la victoire se déclara
entièrement pour lui; et il reçut à composition, après avoir exigé des otages,
la ville même où s'était retirée l'armée mise en déroute. (2) L'autre consul vit
réussir avec un pareil bonheur son expédition contre les Satricans, Romains
colonisés, qui, après la catastrophe de Caudium, s'étaient rangés du côté des
Samnites, et avaient reçu dans leur ville une garnison de cette nation. (3) Car,
lorsque l'armée fut sous les murs de Satricum, et que les députés envoyés pour
solliciter humblement la paix eurent rapporté la funeste réponse du consul,
"qu'à moins de massacrer ou de livrer la garnison samnite, ils se dispensassent
de reparaître devant lui," ces paroles jetèrent plus de terreur dans l'âme des
colons, que n'avait fait l'apparition des armes romaines. (4) Comme les députés
insistaient néanmoins à chaque instant auprès du consul, lui demandant comment
il pensait qu'un petit nombre d'habitants sans armes pût entreprendre de réduire
une garnison si nombreuse et si bien armée, celui-ci les renvoya en leur disant
de consulter ceux qui leur avaient conseillé de recevoir cette garnison dans
leur ville; (5) et ce ne fut qu'avec peine qu'ils obtinrent de lui, avant de
retourner vers leurs concitoyens, de pouvoir délibérer de cet objet avec leur
sénat, et de venir lui faire part de la décision qui aurait été prise.
(6) Deux partis divisaient le sénat: l'un, qui avait à sa
tête les auteurs de la défection; l'autre composé des citoyens fidèles au peuple
romain. Toutefois, les uns et les autres se hâtèrent à l'envi de servir le
consul, afin d'en obtenir la paix. (7) Seulement (comme la garnison samnite,
n'ayant rien de prêt pour soutenir un siège, se disposait à sortir la nuit
suivante) l'un de ces partis jugea suffisant de faire savoir au consul à quelle
heure de la nuit et par quelle porte sortirait l'ennemi, et quel chemin il
prendrait; (8) tandis que l'autre, contre l'avis duquel on s'était rangé du côté
des Samnites, ouvrit, durant la même nuit, une porte au consul, et introduisit
secrètement dans la ville les ennemis en armes.
(9) Ainsi, par cette double trahison, une partie des ennemis,
embusquée dans des bois à peu de distance de la route, fondit à l'improviste sur
la garnison samnite, et l'autre remplit la ville en poussant de grands cris, de
sorte qu'en peu d'instants les Samnites furent taillés en pièces, Satricum fut
prise, et tout se trouva au pouvoir du consul. (10) Celui-ci commanda que l'on
instruisît le procès des auteurs de la défection, et tous ceux qu'il reconnut
coupables, il les fit battre de verges et frapper de la hache; puis il désarma
les Satricans, et laissa dans leurs murs une forte garnison.
(11) Les écrivains qui rapportent que ce fut Papirius Cursor
qui reprit Lucérie et fit passer les Samnites sous le joug, placent à ce moment
son retour à Rome, pour y recevoir le triomphe. (12) Au reste, il n'est
assurément point de gloire militaire dont n'ait été digne cet homme, qui
joignait à une très grande vigueur d'âme une prodigieuse force de corps. (13) Il
était d'une agilité extraordinaire; et c'est à cela qu'il dut son surnom. Aucun
de ses contemporains ne put, dit-on, lui disputer le prix de la course; et soit
la force de son tempérament, soit l'effet de l'exercice qu'il prenait presque
sans cesse, il était aussi l'homme qui pouvait contenir le plus d'aliments et de
vin. (14) Nul capitaine (comme il jouissait lui-même d'une constitution robuste
que ne pouvait vaincre le travail) n'assujettit à de plus rudes corvées et les
fantassins et les cavaliers. (15) Un jour, après un combat dans lequel les
cavaliers s'étaient distingués, ceux-ci ayant osé lui demander d'alléger un peu
leurs fatigues, il leur répondit: (16) "Pour que vous ne disiez pas que je ne
vous dispense de rien, je vous dispense de passer la main sur la croupe, quand
vous descendiez de cheval."
L'autorité du commandement se déployait chez lui avec une
extrême énergie, autant contre les alliés que contre les citoyens. (17) Un
préteur de Préneste avait, par crainte, hésité à faire avancer sa troupe de la
réserve à la première ligne; Papirius, se promenant devant sa tente, le fit
appeler, puis ordonna au licteur d'apprêter sa hache. (18) À ces mots, le
Prénestin demeure immobile d'effroi: "Allons, licteur, dit Papirius, coupe cette
racine incommode aux passants." Après avoir fait ressentir de la sorte au
préteur la crainte du dernier supplice, il se contenta de lui infliger une
amende, et le renvoya. (19) Assurément, à cette époque, la plus fertile en
grands hommes, pas un seul ne prêta un plus solide appui à la puissance romaine.
On va même jusqu'à trouver en lui un général qui ne l'eût cédé en rien au grand
Alexandre, si celui-ci, après avoir conquis l'Asie, eût tourné ses armes contre
l'Europe.
Digression sur Alexandre de
Macédoine
[IX, 17]
(1) On peut voir qu'il n'est rien que j'aie plus
soigneusement évité, depuis le commencement de cet ouvrage, que de m'écarter
plus qu'il ne convenait de l'ordre des matières, et de chercher, en semant mon
récit de digressions, à offrir aux lecteurs une sorte de distraction agréable,
et à procurer quelque délassement à mon esprit. (2) Toutefois, en faisant
mention d'un tel roi et d'un tel général, je me sens entraîné à produire au
grand jour des réflexions qui souvent ont roulé dans mon esprit et occupé
secrètement mes pensées. Qu'il me soit donc permis d'examiner, dans le cas où
l'on eût eu la guerre avec Alexandre, quel en eût été le résultat pour la
puissance romaine. (3) Ce qui paraît décider le plus des succès dans la guerre,
ce sont le nombre et le courage des soldats, l'habileté des généraux; c'est la
fortune, qui, ayant une grande influence sur toutes les choses humaines, la fait
sentir principalement dans les opérations militaires. (4) Or, en pesant ces
différentes considérations, et chacune séparément, et toutes ensemble, il est
aisé de se convaincre que l'empire romain n'eût pas été moins invincible pour
Alexandre, que pour les autres rois et peuples.
(5) Et d'abord, pour commencer par la comparaison des chefs,
je ne nierai pas assurément qu'Alexandre n'ait été un excellent général; mais
pourtant ce qui lui donne plus d'éclat, c'est d'avoir eu le commandement à lui
seul, c'est d'être mort jeune, dans l'accroissement de ses prospérités, avant
d'avoir éprouvé l'inconstance de la fortune. (6) Pour ne pas citer d'autres rois
et d'autres généraux fameux, qui ont été de grands exemples des vicissitudes
humaines, Cyrus, à qui les Grecs prodiguent tant d'éloges, quelle autre chose
qu'une longue vie l'a livré à la fortune adverse, comme dans ces derniers temps
le grand Pompée? (7) Maintenant passons en revue les généraux romains, non pas
tous ceux de toutes les époques, mais ceux-là seulement qu'on aurait pu, s'il
eût fallu soutenir la guerre contre Alexandre, avoir pour consuls ou pour
dictateurs, (8) M. Valerius Corvus, C. Marcius Rutilus, C. Sulpicius, T. Manlius
Torquatus, Q. Publilius Philon, L. Papirius Cursor, Q. Fabius Maximus, les deux
Decius, L. Volumnius, Manius Curius. (9) Il eût encore eu de grands hommes pour
adversaires, si, faisant la guerre aux Carthaginois avant de la porter chez les
Romains, il n'eût passé en Italie que sur le déclin de l'âge. (10) Parmi tous
ceux que je viens de nommer, il n'en est pas un seul qui ne fût doué d'autant de
courage et de force d'âme qu'Alexandre, qualités auxquelles il faut joindre la
discipline militaire, qui, transmise de main en main depuis les commencements de
Rome, était venue à former chez les Romains un art assujetti à des principes
invariables. (11) C'étaient ces principes qu'avaient suivis les rois dans leurs
guerres; c'étaient ces principes qu'avaient suivis après eux les auteurs de leur
expulsion, les Junius et les Valerius; ce furent les mêmes que suivirent dans la
suite les Fabius, les Quinctius, les Cornelius; ce furent les mêmes que suivit
Furius Camille, que tous ces jeunes hommes, qui auraient eu Alexandre à
combattre, avaient vu dans ses vieux ans.
(12) Alexandre, dans une action, déployait l'intrépidité du
soldat (et ce n'est pas là un de ses moindres titres de gloire); mais est-il
croyable que, sur le champ de bataille, se trouvant en présence de Manlius
Torquatus ou de Valerius Corvus, il les eût fait reculer, eux qui s'étaient
illustrés comme soldats, avant de s'illustrer comme généraux? (13) Croira-t-on
qu'il eût fait reculer les Decius, qu'un sublime dévouement précipita au milieu
des ennemis? ou Papirius Cursor, doué d'une si grande force de corps et d'un si
ferme courage? (14) Enfin, pour ne pas citer tous les personnages, le génie d'un
seul homme, jeune, eût-il triomphé de ce sénat, dont celui-là seul s'est fait
une image vraie, qui le représentait "comme une assemblée de rois?" (15) Il
était sans doute à craindre qu'Alexandre ne se montrât plus habile que le
premier venu de ceux que j'ai nommés, soit pour choisir ses campements, faire
subsister ses troupes, soit pour se prémunir contre les embûches, soit pour
saisir le moment d'une bataille et en régler toutes les dispositions. (16) Il
eût dit qu'il n'avait plus affaire à Darius, qui, traînant à sa suite une
multitude de femmes et d'eunuques, avec sa pourpre et son or, chargé de tout
l'attirail de sa grandeur, semblait une proie bien plus qu'un ennemi, et qu'il
vainquit sans coup férir; n'ayant eu d'autre mérite que d'avoir su braver un
vain épouvantail. (17) Il eût trouvé l'Italie bien différente de l'Inde, qu'il
parcourut à la tête d'une armée ivre, en se livrant à de continuelles débauches,
lorsqu'il eût aperçu les gorges de l'Apulie, les monts Lucaniens, et les traces
récentes du désastre de sa propre famille, dans ces lieux où son oncle
Alexandre, roi d'Épire, avait récemment trouvé la mort.
Digression sur Alexandre
(suite)
[IX, 18]
(1) Et je parle d'Alexandre non encore enivré par la
prospérité, que jamais personne ne supporta plus mal que lui. (2) Si on le
considère d'après la disposition d'esprit où l'avait mis sa nouvelle fortune,
et, pour ainsi parler, le nouveau caractère qu'il s'était formé après ses
victoires, (3) il serait arrivé en Italie bien plus semblable à Darius qu'à
Alexandre, et y eût amené une armée qui, ne se souvenant plus de la Macédoine,
aurait déjà offert toute la dégénération des Perses. (4) Il me fait peine de
mentionner de honteuses faiblesses dans un si grand roi, ce goût du faste qui
lui fit abandonner le costume de son pays, ces hommages qu'il aimait qu'on lui
rendit en se prosternant jusqu'à terre, genre d'humiliation qu'eussent eu peine
à supporter les Macédoniens vaincus, et qui était capable de révolter des
vainqueurs; les supplices cruels qu'il ordonnait, le meurtre de ses amis au
milieu de la joie d'un festin, et la vanité qui le portait à se dire
mensongèrement de race divine. (5) Qu'eût-il fait, si son penchant pour le vin
se fût accru de plus en plus? Qu'eût-il fait, si ses emportements fussent
devenus plus violents et plus terribles? Pensera-t-on (car je ne rapporte rien
qui ne soit attesté par tous les historiens) que ces vices n'eussent fait aucun
tort à ses talents de général?
(6) Mais peut-être il était à craindre, si l'on en croit ce
qu'ont coutume de dire quelques Grecs d'un esprit très frivole, qui osent
encore, au préjudice du nom romain, vanter jusqu'à la gloire des Parthes, que le
peuple romain ne pût résister à la majesté du nom d'Alexandre (dont je ne pense
pas qu'il ait même entendu parler); (7) et qu'un homme contre qui les Athéniens,
humiliés par les armes des Macédoniens, et voyant tout près d'eux les ruines de
Thèbes encore fumantes, n'hésitaient pas à se donner toute licence dans leurs
discours (ce qui est prouvé par les harangues qui nous restent de ces temps-là),
que cet homme, dis-je, n'eût pas rencontré, parmi tant de Romains d'un rang
éclatant, une voix libre qui s'élevât contre lui.
(8) Quelque idée que l'on se forme de la grandeur
d'Alexandre, ce ne sera pourtant qu'une grandeur individuelle, fruit d'un peu
plus de dix années de prospérité. (9) Ceux qui l'élèvent si haut, parce que le
peuple romain, bien qu'il n'ait été vaincu dans aucune guerre, l'a été néanmoins
dans beaucoup de combats, tandis qu'Alexandre n'en a jamais livré un seul dans
lequel la fortune ne lui ait été favorable, ne songent pas qu'ils opposent des
faits qui n'ont embrassé que la vie d'un homme, et d'un homme mort à la fleur de
l'âge, aux actions d'un peuple combattant déjà depuis huit cents ans. (10) Qu'y
a-t-il d'étonnant si, lorsque l'on compte d'un côté plus de générations que de
l'autre on ne compte d'années, la fortune a plus varié dans un aussi long espace
de temps, que dans une durée de treize ans seulement? (11) Pourquoi ne pas faire
une comparaison d'homme à homme, de général à général, de fortune à fortune?
(12) Combien ne pourrais-je pas citer de généraux romains qui jamais, dans les
combats, n'ont essuyé un seul revers? On peut parcourir, dans les annales et les
fastes des magistrats, les pages concernant les consuls et les dictateurs dont
le peuple romain n'a jamais eu a se plaindre un seul jour ni du courage, ni de
la fortune. (13) Et ce qui les rend plus admirables qu'Alexandre ou tout autre
roi, c'est que plusieurs ne gardèrent que dix ou vingt jours la dictature, et
qu'aucun n'exerça plus d'une année le consulat; (14) c'est que des tribuns du
peuple s'opposaient à ce qu'ils fissent des levées; c'est qu'ils se trouvaient
contraints de partir trop tard pour la guerre; c'est qu'on les rappelait avant
le temps, pour soutenir les comices; c'est qu'au moment même de leurs plus
grands efforts s'achevait leur année; (15) c'est que tantôt la témérité d'un
collègue, tantôt sa malveillance entravait ou ruinait leurs opérations; c'est
qu'il leur arrivait de succéder à des hommes qui avaient maladroitement conduit
les opérations de la guerre; c'est que souvent ils prenaient le commandement
d'une armée composée de recrues, ou de soldats mal disciplinés. (16) Quant aux
rois, certes, non seulement ils sont libres de toute espèce d'entraves, mais ils
sont maîtres des choses et des moments; ils entraînent tout par leurs
résolutions, et ne sont point forcés de se plier à celles des autres. (17)
Alexandre eût donc fait la guerre contre des généraux qui, comme lui, n'avaient
jamais été vaincus, et il n'eût apporté, dans la lutte, d'autres gages de succès
que les leurs. (18) L'épreuve se fût même trouvée pour lui d'autant plus
périlleuse, que les Macédoniens n'auraient eu que lui seul, et l'auraient eu non
seulement exposé aux nombreux hasards de la guerre, mais les cherchant même;
(19) tandis que les Romains se fussent trouvés à même d'opposer à Alexandre une
foule de concurrents, ses égaux, soit par la gloire dont ils s'étaient couverts,
soit par l'importance de leurs exploits, et dont la vie ou la mort n'eussent
influé que sur leur destinée personnelle, sans compromettre celle de la
république.
Digression sur Alexandre (fin)
[IX, 19]
(1) Reste maintenant à comparer les troupes, soit pour la
qualité des soldats, soit pour leur nombre, soit pour celui des auxiliaires. Les
dénombrements, à chaque lustre de cette époque, donnaient deux cent cinquante
mille citoyens. (2) Aussi, tout le temps que dura la défection des alliés du nom
latin, Rome, presque à elle seule, fournit dix légions. (3) On eut souvent,
pendant ces années, quatre et cinq armées, qui faisaient la guerre en Étrurie,
en Ombrie, contre les Gaulois, dans le Samnium, et contre les Lucaniens. (4)
Quant aux auxiliaires, on comptait tout le Latium avec les Sabins, les Volsques,
les Èques, la Campanie entière, une partie de l'Ombrie et de l'Étrurie, les
Picentins, les Marses, les Péligniens, les Vestiniens, les Apuliens, en y
joignant toute la côte des Grecs, sur la mer Inférieure, depuis Thurium jusqu'à
Naples et à Cumes, et de là jusqu'à Antium et Ostie. Alexandre eût trouvé alors
dans les Samnites ou de puissants alliés des Romains, ou des ennemis épuisés par
la guerre. (5) Il n'eût pas lui-même passé la mer avec plus de trente mille
fantassins de ses vieilles bandes macédoniennes, et de quatre mille cavaliers,
Thessaliens la plupart; ce qui faisait la force de son armée. S'il y eût joint
les Perses, les Indiens et autres nations de l'Asie, il eût traîné à sa suite un
embarras bien plutôt qu'un secours. (6) Ajoutez que les Romains, étant chez eux,
auraient eu sous la main des recrues; au lieu qu'Alexandre, faisant la guerre en
terre étrangère, eût vu (ce qui arriva dans la suite à Hannibal) son armée
s'affaiblir de jour en jour.
(7) Les Macédoniens avaient pour armes l'écu et la sarisse;
les Romains un bouclier qui, plus grand, protégeait davantage le corps, et la
javeline, arme de trait, qui frappait bien plus violemment et avait une tout
autre portée que la lance. (8) L'une et l'autre troupe combattait de pied ferme,
en gardant ses rangs: mais la phalange était immobile, et ne renfermait qu'une
seule espèce de combattants; au lieu que les légions romaines se composaient da
plusieurs sortes de soldats, qu'au besoin il était aisé de diviser ou de réunir.
(9) Et puis, qui, pour le travail, valait le soldat romain?
qui était plus propre à supporter la fatigue? Vaincu dans un seul combat,
Alexandre ne pouvait plus songer à continuer la guerre. Quelle bataille perdue
eût découragé les Romains, que ne purent abattre les journées de Caudium et de
Cannes? (10) Certes, Alexandre, eût-il dans les commencements obtenu quelques
succès, aurait regretté les Perses, les Indiens et l'Asie si peu belliqueuse;
(11) il eût dit que, jusqu'alors, il n'avait eu à combattre que des femmes: ce
qui fut dit aussi, à ce qu'on rapporte, par Alexandre, roi d'Épire, lorsque
atteint du coup dont il mourut, il comparait avec la sienne la chance de ce même
jeune souverain dans ses guerres d'Asie.
(12) En vérité, quand je songe que la première guerre punique
a coûté vingt-quatre ans de combats sur mer avec les Carthaginois, je me
persuade que la vie d'Alexandre eût à peine suffi pour une seule guerre. (13) Et
peut-être que d'anciens traités unissant les intérêts de Carthage à ceux de
Rome, et des craintes pareilles armant contre un ennemi commun deux cités si
puissantes parleurs moyens guerriers, Alexandre eût été écrasé à la fois par les
forces des Carthaginois et par celles des Romains. (14) À la vérité les
Macédoniens n'avaient point alors pour chef Alexandre, et n'étaient point dans
le temps de leur splendeur; mais c'était toutefois ce même ennemi que les
Romains trouvèrent devant eux dans leurs guerres contre Antiochus, Philippe,
Persée, guerres où non seulement ils n'essuyèrent aucun revers, mais où la
victoire ne leur fit même courir aucun péril.
(15) Que l'on soit impartial, qu'il ne soit pas question des
guerres civiles, et l'on conviendra que jamais cavalerie ennemie, jamais
infanterie, jamais bataille rangée ne nous causa d'embarras, pas plus dans les
positions également avantageuses pour les deux partis, que dans celles qui nous
étaient exclusivement favorables. (16) Sans doute le soldat pesamment armé peut
craindre le cavalier, les flèches, les défilés impraticables, les lieux où l'on
ne saurait amener de convois: (17) mais mille corps de bataille, plus
redoutables que celui des Macédoniens commandés par Alexandre, il les a culbutés
et les culbutera toujours; pourvu toutefois que l'amour de cette paix intérieure
dont nous jouissons, et le zèle pour le maintien de la concorde civile, ne
cessent jamais de régner parmi nous.
Pacification de l'Apulie (318)
et de la Lucanie (317). Création de deux nouvelles tribus
[IX, 20]
(1) Ensuite furent nommés consuls M. Follius Flaccina, et L.
Plautius Venox. (2) Cette année arrivèrent, pour le renouvellement du traité,
des députés de presque tous les peuples du Samnium. S'étant prosternés contre
terre, ils avaient touché le sénat; mais, renvoyés devant le peuple, leurs
supplications furent loin d'être aussi efficaces. (3) Le renouvellement du
traité leur ayant été refusé, ils obtinrent toutefois, par les importunités dont
pendant quelques jours ils fatiguèrent chaque citoyen séparément, une trêve de
deux ans. (4) Dans l'Apulie, les habitants de Teanum et de Canusium, découragés
par la dévastation de leur territoire, livrèrent des otages au consul L.
Plautius, et se soumirent aux Romains. (5) Cette même année, on créa pour la
première fois des préfets, qui furent envoyés à Capoue, pour y gouverner d'après
les lois rédigées par le préteur L. Furius. C'était les Capouans eux-mêmes qui
en avaient fait la demande, regardant ces magistrats et ces lois comme le remède
aux dissensions intestines qui ruinaient leurs affaires. (6) On ajouta deux
tribus à Rome, l'Ufentine et la Falérine.
(7) Le premier mouvement une fois donné en Apulie, les Téates,
autre peuple de cette contrée, députèrent vers les nouveaux consuls, C. Junius
Bubulcus et Q. Aemilius Balbula, pour leur demander un traité d'alliance,
s'engageant à amener l'Apulie entière à la paix avec le peuple romain. (8)
L'assurance avec laquelle ils garantirent l'accomplissement de cette promesse,
leur fit obtenir le traité. Les conditions toutefois ne furent pas égales de
part et d'autre, car il fut stipulé qu'ils seraient sous la dépendance du peuple
romain.
(9) L'Apulie entièrement soumise (car Junius s'était emparé
de Forentum, autre ville pareillement forte), on marcha contre les Lucaniens,
chez qui le consul Aemilius, arrivant tout à coup, prit d'emblée Nerulum. (10)
Quand la renommée eut divulgué, parmi les alliés, que l'ordre s'était trouvé
rétabli à Capoue au moyen de la discipline romaine, les Antiates aussi, qui se
plaignaient de n'avoir ni lois fixes, ni magistrats, sollicitèrent et obtinrent
du sénat, pour leur donner des institutions, des patrons qui furent pris dans la
colonie même. Ainsi les lois des Romains se propageaient au loin comme leurs
armes.
Victoire romaine sur les Samnites devant Saticula (316)
[IX, 21]
(1) À la fin de l'année, les consuls C. Junius Bubulcus et Q.
Aemilius Balbula remirent les légions, non pas aux consuls créés par eux, Sp.
Nautius et M. Popillius, mais au dictateur L. Aemilius. (2) Celui-ci, ayant
entrepris avec L. Fulvius, son général de la cavalerie, le siège de Saticula,
fournit aux Samnites un prétexte pour reprendre les armes. (3) Les Romains
eurent alors une double alarme. D'un côté, les Samnites, ayant rassemblé une
nombreuse armée pour délivrer leurs alliés de ce siège, vinrent asseoir leur
camp à peu de distance du camp romain; d'un autre, les Saticulans, ouvrant tout
à coup leurs portes, fondirent avec un grand tumulte sur les postes ennemis; (4)
puis, les uns et les autres s'enhardissant par l'espoir qu'ils allaient être
secourus, plus que par la confiance en leurs propres forces, il s'engagea
bientôt un combat régulier, où les Romains se trouvèrent serrés de près.
Toutefois, quoique l'issue de la lutte fût douteuse, le
dictateur ne se laissa entamer sur aucun point. D'abord il avait pris une
position où il n'était pas facile de l'envelopper, ensuite il fit face des deux
côtés en même temps. (5) Il dirigea néanmoins ses plus grands efforts contre
ceux qui avaient fait la sortie, et parvint sans beaucoup de peine à les
repousser dans leurs murs. Alors il tourna toutes ses forces contre les
Samnites. (6) Là, il trouva plus de résistance. Mais la victoire, pour être
tardive, ne fut ni chancelante ni incertaine. Les Samnites, repoussés en
désordre dans leur camp, se retirèrent la nuit furtivement, après avoir éteint
leurs feux; et, renonçant à l'espoir de défendre Saticula, pour rendre à
l'ennemi un pareil déplaisir, ils allèrent eux-mêmes assiéger Plistica, dont les
habitants étaient alliés des Romains.
Combats autour de Saticula: mort du maître de la cavalerie (315)
[IX, 22]
(1) L'année révolue, un autre dictateur, Q. Fabius, continua
cette guerre. Les nouveaux consuls, comme les précédents, demeurèrent à Rome.
Fabius se rendit avec du renfort devant Saticula, pour y recevoir d'Aemilius le
commandement de l'armée. (2) Toutefois les Samnites n'étaient point restés
devant Plistica, mais, ayant tiré de leur pays de nouvelles troupes, forts de
leur nombre, ils revinrent camper au même endroit qu'auparavant; et, harcelant
les Romains, ils s'efforçaient de les distraire du siège.
(3) Le dictateur n'en porta que plus d'attention sur les murs
des ennemis: car il ne voyait véritablement de guerre que dans le siège de cette
ville. S'inquiétant peu des entreprises des Samnites, il se contentait d'avoir
de ce côté quelques postes, pour empêcher qu'ils n'attaquassent son camp. (4)
Les Samnites faisaient avancer leur cavalerie avec d'autant plus d'audace jusque
sous les palissades, et ne laissaient point de repos aux Romains. Dans un moment
où l'ennemi était déjà prêt pour ainsi dire à franchir les portes du camp, le
général de la cavalerie, Q. Aulius Cerretanus, sans prendre aucunement avis du
dictateur, sort en grand tumulte avec toute sa cavalerie, et le repousse. (5)
Ici la fortune, dans le genre de combat qui donne le moins de prise à
l'animosité, se plut à exercer sa puissance de manière à la signaler, de part et
d'autre, par des pertes éclatantes et par la mort glorieuse des généraux
eux-mêmes. (6) Le premier qui périt fut le général samnite. Voyant avec dépit
qu'après s'être avancé si fièrement, on l'eût vaincu et mis en fuite, à force de
conjurer et d'exhorter ses cavaliers, il parvient à rétablir le combat. (7)
Tandis qu'il se distingue au milieu des siens par son intrépidité, le général de
la cavalerie romaine court sur lui, la lance en avant, avec une telle rapidité,
que d'un seul coup il le renverse de cheval, privé de vie.
La mort du chef, loin de décourager la troupe, comme il
arrive en pareil cas, ne fit que lui donner de la colère. (8) Tous ceux qui
étaient autour lancèrent des traits contre Aulius, ainsi engagé témérairement au
milieu des escadrons ennemis; (9) mais ils laissèrent au frère du général
samnite l'honneur de venger sa mort. Celui-ci, après avoir précipité de son
cheval le général de la cavalerie déjà victorieux, plein de douleur et de
colère, le massacre. Peu s'en fallut que les Samnites ne s'emparassent même de
son corps, qui était tombé au milieu des cavaliers ennemis. (10) Mais
sur-le-champ les Romains mirent pied à terre, et les Samnites se trouvèrent dans
la nécessité d'en faire autant. Alors ces corps, devenus tout à coup infanterie,
engagent autour des cadavres des généraux un choc de fantassins, genre de combat
dans lequel la supériorité se trouve incontestablement du côté du soldat romain.
Le cadavre d'Aulius est donc recouvré, et les vainqueurs l'emportent dans leur
camp, avec un mélange de douleur et de joie. (11) Les Samnites, après la perte
de leur chef, et après cet essai de leurs forces dans un combat de cavalerie,
renoncent à Saticula, qu'ils désespèrent entièrement de sauver, et vont
reprendre le siège de Plistica. Au bout de quelques jours, Saticula se rendit
aux Romains, et Plistica fut prise de vive force par les Samnites.
Le dictateur décide de livrer bataille devant Sora et fait mettre le feu au
camp (315)
[IX, 23]
(1) De ce moment, le théâtre de la guerre se trouva changé.
Du Samnium et de l'Apulie, les légions furent portées sur Sora. (2) Les
habitants de cette ville s'étaient donnés aux Samnites, après avoir égorgé les
colons Romains. Impatiente de venger le meurtre de ses concitoyens et de
recouvrer une colonie, l'armée romaine avait, par des marches forcées, prévenu
l'arrivée des ennemis. (3) Elle était sous les murs de Sora, lorsque les
éclaireurs répandus le long des chemins vinrent annoncer coup sur coup que les
légions étaient suivies par les Samnites, qui n'étaient plus qu'à peu de
distance. (4) On alla au devant de l'ennemi; et il se livra, près de Lautulae,
un combat qui ne fut pas décisif. Ce ne furent ni les pertes ni la retraite de
l'une ou de l'autre armée, mais ce fut la nuit qui sépara les combattants,
incertains s'ils étaient vainqueurs ou vaincus. (5) Je trouve chez quelques
historiens que, dans ce combat, le désavantage fut du côté des Romains, et que
Q. Aulius, général de la cavalerie, y trouva la mort. (6) C. Fabius, créé
général de la cavalerie à la place d'Aulius, arriva de Rome avec une nouvelle
armée. Comme il avait expédié d'avance des courriers au dictateur, pour savoir
de lui où il devait s'arrêter, en quel temps et de quel côté il lui faudrait
attaquer l'ennemi, après avoir pris toutes ses mesures d'exécution, il se plaça
en embuscade.
(7) Le dictateur, qui, depuis l'engagement, avait tenu,
pendant quelques jours, ses soldats enfermés dans le camp, où ils avaient plus
l'air d'assiégés que d'assiégeants, fit arborer tout à coup le signal du combat;
(8) et, persuadé qu'il n'y avait rien de plus propre à enflammer le courage de
gens de coeur, que de ne laisser à chacun d'autre espoir qu'en lui-même, il
cacha à ses soldats l'arrivée du général de la cavalerie avec une nouvelle
armée. (9) Puis, comme s'ils n'avaient d'autre ressource que de fondre sur les
ennemis: "Soldats, leur dit-il, resserrés dans un espace étroit, nous n'avons
d'autre issue que celle que nous nous ouvrirons par la victoire. (10) Notre camp
est suffisamment protégé par ses retranchements; mais nous nous y trouvons
menacés de la disette. Car toutes les contrées environnantes, d'où il était
possible de tirer des vivres, ont fait défection; et quand nous aurions pour
nous les habitants, nous avons contre nous les lieux. (11) Je ne vous abuserai
donc point en laissant ici un camp, où, comme l'autre jour, vous puissiez vous
retirer, si vous n'avez pas achevé de remporter la victoire. Ce sont les armes
qui doivent garantir les retranchements, et non pas les retranchements qui
doivent garantir les armes. (12) Qu'ils aient un camp et qu'ils s'y retirent,
ceux qui ont intérêt à prolonger la guerre. Pour nous, ne songeons point à
trouver de ressources ailleurs que dans la victoire. (13) Marchez à l'ennemi.
Dès que l'armée sera hors des retranchements, que ceux qui en ont reçu l'ordre,
mettent le feu au camp. Vos pertes, soldats, le butin de tous les peuples
révoltés qui nous entourent vous en dédommagera."
(14) Enflammés par ce discours du dictateur, qui indiquait
qu'on était réduit à la dernière extrémité, les soldats fondent sur l'ennemi; et
l'aspect même du camp livré aux flammes, quoiqu'on n'eût toutefois mis le feu
qu'à la partie la plus proche (car le dictateur l'avait ordonné ainsi), n'était
pas un médiocre encouragement. (15) Aussi, comme emportés d'un mouvement de
fureur, du premier choc ils rompent la ligne ennemie; et, de son côté, le
général de la cavalerie, lorsqu'il voit de loin les flammes qui s'élevaient du
camp (c'était le signal convenu), tombe à propos sur les arrières de l'ennemi.
Ainsi enveloppés, les Samnites se mettent à fuir de divers côtés, chacun par où
il peut. (16) Une immense multitude, que la frayeur aggloméra sur un seul point,
et qui se faisait obstacle à elle-même par son trop grand nombre, fut taillée en
pièces au milieu des armées romaines. (17) Le camp ennemi fut pris et pillé. Le
dictateur ramena dans le camp romain, chargé du butin fait sur les Samnites, le
soldat qui, quoique enchanté de sa victoire, éprouva une joie bien autrement
vive en retrouvant intact, contre son espoir, ce qu'il y avait laissé, à
l'exception d'un très petit nombre d'objets qu'avait endommagés l'incendie.
La prise de Sora (314)
[IX, 24]
(1) On retourna ensuite devant Sora. Après avoir reçu du
dictateur Fabius le commandement de l'armée, les nouveaux consuls, M. Poetelius
et C. Sulpicius, congédièrent une grande partie des anciens soldats, et les
remplacèrent par de nouvelles cohortes amenées à cet effet. (2) Cependant vu les
difficultés que présentait la situation de la ville, on n'avait pas encore
d'idée bien arrêtée sur le plan d'attaque, et la victoire semblait devoir coûter
beaucoup de temps et de péril.
(3) C'est alors qu'un transfuge de Sora, qui était sorti de
la place furtivement, ayant pénétré jusqu'aux sentinelles romaines, demande à
être conduit sur-le-champ aux consuls, et, arrivé devant eux, promet de livrer
la ville. (4) Bientôt (quand, sur la demande des consuls, il les instruisit de
la manière dont il effectuerait son projet) les éclaircissements qu'il donna
firent croire à la possibilité du succès; et, d'après son avis, on éloigna de
six milles le camp romain, qui touchait presque aux murs de la place. (5) Il
devait résulter de là que, de nuit comme de jour, les postes garderaient la
ville avec moins de vigilance. Lui-même, la nuit suivante, après avoir demandé
que des cohortes se tinssent cachées dans des bois à peu de distance de la
place, prend avec lui dix soldats d'élite, qu'il conduit, par des escarpements
presque inaccessibles, jusque dans la citadelle, où l'on avait rassemblé des
projectiles et des traits pour une troupe bien plus nombreuse. (6) En outre, là
se trouvaient des pierres, soit celles dont le terrain était semé naturellement,
comme il arrive dans les endroits escarpés, soit celles que les habitants y
avaient amassées à dessein, pour ajouter à la défense du lieu.
(7) Dès que le transfuge y eut établi les Romains, et qu'il
leur eut montré un sentier étroit et ardu, qui montait de la ville à la
citadelle: "Cette voie escarpée, leur dit-il, certes il suffirait de trois
hommes armés pour la fermer à la multitude la plus nombreuse. (8) Vous, vous
êtes au nombre de dix; et, ce qui est plus, vous êtes Romains, et les plus
braves des Romains. Vous aurez pour vous le lieu, la nuit, qui, dans
l'incertitude où elle laisse, grossit tous les objets aux yeux de ceux que
tourmente la frayeur. Pour moi, je vais, de ce pas, répandre partout la terreur;
vous, gardez avec soin la citadelle."
(9) Il se met alors à courir en manifestant le plus
d'épouvante qu'il lui était possible, et en criant: "Aux armes, au nom des
dieux, citoyens!, la citadelle est prise par les ennemis; allez, défendez-vous."
(10) Il fait retentir en chemin ces paroles aux portes des magistrats, aux
oreilles de ceux qu'il rencontre, de ceux que la frayeur précipite hors de leur
maisons. L'alarme qu'un seul a donnée, un grand nombre la répandent par la
ville. (11) Les magistrats, hors d'eux-mêmes, envoient reconnaître l'état de la
citadelle; et les rapports leur multipliant le nombre d'hommes armés qui
l'occupaient, ils font perdre aux habitants l'espoir de la recouvrer. (12) La
fuite encombre tout; et des hommes à moitié endormis, et sans armes pour la
plupart, enfoncent les portes. Averti par les cris, le détachement des Romains
pénètre par l'une de ces portes, et égorge la multitude remplie d'effroi, qui
parcourait les rues.
(13) Sora était déjà prise, lorsque les consuls arrivèrent au
point du jour. Ils reçoivent à composition tout ce qui restait encore de ce
carnage et de cette fuite nocturnes. (14) Parmi ce nombre, ils en font charger
de chaînes deux cent vingt-cinq, qu'un cri général désignait comme les auteurs
de l'affreux massacre des colons et de la défection, puis les envoient à Rome.
Ils font grâce à tous les autres, et les laissent dans Sora, où ils mettent une
garnison. (15) Tous ceux qui avaient été conduits à Rome furent battus de verges
dans le Forum, et frappés de la hache, à la grande joie du peuple, auquel il
importait surtout que la multitude des citoyens qu'on envoyait en colonie de
divers côtés, se trouvât partout en sûreté.
Extermination du peuple ausone (314)
[IX, 25]
(1) Les consuls, après avoir quitté Sora, portèrent la guerre
sur le territoire et dans les villes des Ausones; (2) car tout ce pays s'était
soulevé à l'arrivée des Samnites, au moment où se donna la bataille de Lautulae.
En outre, il s'était formé des ligues de divers côtés dans la Campanie, et
Capoue elle-même ne resta pas à l'abri de tout reproche. (3) Bien plus, cette
contagion gagna jusque dans Rome, où l'on informa contre plusieurs personnages
de haut rang.
Au reste, la nation des Ausones, par la trahison de ses
villes, tomba, comme Sora, au pouvoir des Romains. (4) Ces villes étaient
Ausone, Minturnes et Vescia. Douze jeunes gens des premières familles de chacune
d'elles, ayant comploté de les livrer, viennent trouver les consuls. (5) Ils
leur apprennent "que leurs concitoyens désirant depuis longtemps l'arrivée des
Samnites, n'avaient pas plus tôt été informés du combat de Lautulae qu'ils
avaient regardé les Romains comme vaincus, et envoyé aux Samnites des troupes et
des armes; (6) que, depuis la déroute des Samnites, ils restaient dans un état
de paix équivoque, ne fermant pas leurs portes aux Romains, pour ne point
s'attirer la guerre, mais bien résolus à les fermer, s'ils voyaient approcher
une armée; que, dans cette fluctuation des esprits, une attaque imprévue pouvait
réussir." (7) Sur l'avis de ces jeunes gens, on alla camper plus près; puis l'on
envoya dans le même temps, autour des trois places, des soldats, les uns armés,
qui s'embusquèrent à proximité des murs, les autres en toges, avec des épées
cachées sous leur vêtement, qui entrèrent dans les villes le matin, quand on eut
ouvert les portes. (8) Ces derniers, aussitôt qu'ils commencèrent à égorger les
sentinelles, donnèrent à ceux qui étaient armés le signal d'accourir de leur
embuscade. De cette manière, on s'empara des portes; et les trois places, à la
même heure et par la même ruse, se trouvèrent enlevées. (9) Mais comme les
généraux n'étaient pas présents lorsqu'elles furent emportées, il n'y eut aucune
borne aux massacres; et la nation des Ausones, dont le crime de défection était
à peine constant, fut exterminée comme si elle eût fait aux Romains une guerre à
mort
Envoi d'une nouvelle colonie à Lucérie. Campagne de dénigrement à Rome (314)
[IX, 26]
(1) La même année, par une trahison qui livra aux ennemis la
garnison romaine, Lucérie retomba au pouvoir des Samnites; (2) mais les traîtres
ne jouirent pas longtemps de l'impunité. L'armée romaine n'était pas loin de là:
à la première attaque, elle reprend la ville, située dans une plaine. Les
Lucériens et les Samnites furent tous passés au fil de l'épée; (3) et
l'animosité alla si loin, qu'à Rome même, lorsqu'un envoi de colons à Lucérie
fut mis en délibération dans le sénat, beaucoup furent d'avis qu'on rasât la
ville. (4) Outre la haine implacable qu'avaient excitée ces deux défections,
l'éloignement aussi forçait d'envisager avec dégoût le projet de reléguer des
citoyens à une pareille distance de Rome, au milieu de nations tellement
hostiles. (5) L'avis d'envoyer des colons prévalut cependant: il en fut envoyé
deux mille cinq cents.
Cette même année, où, de toutes parts, on était infidèle aux
Romains, à Capoue aussi les principaux citoyens tramaient sourdement des
conspirations. (6) Un rapport ayant été fait à leur sujet au sénat, on ne
négligea aucunement la chose. Des enquêtes furent décrétées, et l'on crut devoir
nommer un dictateur pour les diriger. (7) Ce dictateur fut C. Maenius; il
choisit M. Folius pour général de la cavalerie. Cette magistrature causait une
grande terreur; et, soit l'effet de la crainte qu'elle inspirait, soit la
conscience de leur faute, Calavius, Ovius et Novius (ces personnages avaient été
chefs de la conjuration) n'attendirent pas qu'on les citât devant le dictateur,
et une mort qu'indubitablement ils se donnèrent eux-mêmes les déroba à son
jugement.
(8) Quand ensuite la Campanie cessa d'offrir matière à
enquête, on vint continuer les investigations à Rome. La commission se fondait
sur ce que le sénat avait ordonné qu'il serait informé contre ceux qui auraient,
non pas à Capoue nommément, mais en quelque lieu, en quelque circonstance que ce
fût, comploté, conjuré contre la république; (9) et sur ce que les complots
formés en vue d'arriver aux honneurs menaçaient la république. Par cette
interprétation, elle se mit à même d'embrasser plus d'objets et de personnes; et
le dictateur se prêtait volontiers à cet accroissement sans bornes de sa
juridiction. (10) Les hommes de condition élevée se trouvaient donc sommés de
comparaître, et, bien qu'ils en appelassent aux tribuns, personne ne venait à
leur secours pour empêcher leurs noms d'être portés sur la liste. (11) Enfin la
noblesse, non pas seulement ceux contre qui se dirigeaient les accusations, mais
le corps entier, de protester que ce crime n'était pas celui des nobles,
auxquels, si aucune fraude n'y apportait obstacle, la voie était ouverte aux
honneurs, mais des hommes nouveaux, (12) à commencer par le dictateur et le
général de la cavalerie, qui, dans cette instruction, devraient bien plutôt
figurer comme accusés que comme juges; et qu'ils comprendraient qu'il en était
ainsi, aussitôt qu'ils seraient sortis de magistrature.
(13) Alors Maenius, plus jaloux de sa réputation que de son
autorité, se présenta devant l'assemblée du peuple, et parla en ces termes: (14)
"J'ai dans vous tous des témoins de ma vie passée, Romains, et cet honneur même
qui m'a été déféré atteste mon innocence. Car, en créant un dictateur pour
diriger les présentes enquêtes, il vous a fallu choisir, non pas comme tant
d'autres fois, parce que les conjonctures dans lesquelles se trouvait la
république le demandaient ainsi, le personnage le plus éminent par ses qualités
guerrières, mais l'homme qui, durait sa vie entière, s'était tenu le plus loin
de ces cabales. (15) Mais puisque certains nobles (par des motifs à l'égard
desquels il me sied moins, dans l'exercice d'une magistrature, d'émettre quelque
opinion hasardée, que de vous les laisser apprécier) (16) se sont d'abord
efforcés de tout leur pouvoir d'anéantir les enquêtes elles-mêmes; puis, voyant
qu'il ne leur était guère aisé d'y réussir, ont, pour éviter de présenter leur
défense, cherché un refuge parmi leurs adversaires, et invoqué, eux patriciens,
le secours des tribuns; (17) qu'enfin, repoussés de ce côté, ils en sont venus
(tant entreprendre de prouver leur innocence semblait le parti le moins sûr de
tous!) à nous attaquer nous-mêmes, et n'ont pas eu honte de donner l'exemple
d'un dictateur signalé comme coupable par des individus sans caractère public;
(18) moi, afin de convaincre tous les dieux et tous les hommes que, tandis
qu'ils ont recours même aux plus illicites moyens pour éviter de rendre compte
de leur vie, je veux aller au-devant de l'accusation, et m'offrir aux attaques
de mes ennemis, j'abdique la dictature. (19) Je vous prie, consuls, si le sénat
vous confère cette mission, de diriger vos enquêtes contre moi d'abord, et
contre M. Folius ici présent, afin qu'il soit visible que c'est notre innocence,
et non la majesté de nos dignités qui nous met au dessus de pareilles
inculpations."
(20) Ces mots prononcés, il abdique la dictature, et aussitôt
après Folius se démet de sa charge de général de la cavalerie; puis, traduits
les premiers devant les consuls (car ce fut à eux que le sénat remit le soin de
ces poursuites), ils sont, malgré les dépositions des nobles, absous d'une
manière éclatante. (21) Publilius Philon, qui tant de fois avait été élevé aux
suprêmes honneurs, qui avait rendu tant de signalés services comme magistrat et
comme général, mais qui était mal u de la noblesse, plaida aussi sa cause, et
fut également absous. (22) Au reste, comme il arrive d'ordinaire, ce fut
seulement dans les commencements que la commission des enquêtes déploya quelque
vigueur vis-à-vis des noms illustres: bientôt ses investigations n'allèrent plus
chercher que des individus obscurs, jusqu'au moment où les cabales et les
factions, contre lesquelles on l'avait établie, finirent par la renverser.
Victoire de l'armée romaine devant Malevent (314)
[IX, 27]
(1) Le bruit de ces dissensions, mais plus encore l'espoir de
la défection de la Campanie, premier objet de la conjuration, ramena de nouveau
vers Caudium les Samnites, qui s'étaient avancés dans l'Apulie; (2) ils
voulaient être à portée, si quelque mouvement leur en fournissait l'occasion,
d'enlever Capoue aux Romains. (3) Les consuls se dirigèrent sur ce point avec
une forte armée. D'abord ils perdirent quelque temps auprès des défilés, les
chemins pour arriver à l'ennemi étant partout fort difficiles; (4) mais bientôt
les Samnites, prenant un léger détour par des endroits découverts, firent
descendre leur armée en plat pays, dans les plaines de la Campanie, où, pour la
première fois, les Romains eurent la vue de leur camp. (5) Alors les deux partis
essayèrent leurs forces dans de petits combats, plus souvent de cavalerie que
d'infanterie.
Les Romains n'avaient lieu d'être mécontents ni de l'issue de
ces escarmouches, ni du système de temporisation adopté par eux dans cette
guerre. (6) Les généraux Samnites, au contraire, sentaient que ces petites
pertes diminuaient chaque jour leurs forces, et que les lenteurs de la guerre
les minaient insensiblement. (7) Ils s'avancent dont au combat, après avoir
réparti sur les ailes leur cavalerie, à laquelle il était recommandé de
s'occuper du camp, pour empêcher qu'il ne fût attaqué, plutôt que de l'action,
l'infanterie devant suffire à la sûreté de l'armée. (8) Quant aux consuls,
Sulpicius prend le commandement de l'aile droite, Poetelius celui de l'aile
gauche. Il fut donné un plus grand front à la première, côté où les Samnites,
soit dans le dessein d'envelopper leurs ennemis, soit dans la crainte d'être
enveloppés eux-mêmes, avaient beaucoup étendu leurs lignes. (9) À la gauche, la
ligne de bataille, outre qu'elle était plus serrée, acquit encore de la force
par le parti que prit tout à coup le consul Poetelius de faire avancer tout de
suite aux premiers rangs les cohortes subsidiaires, que l'on réservait
ordinairement en entier pour les chances d'une longue action. Portant ainsi
toutes ses forces contre l'ennemi dès le premier choc, il le fit plier.
(10) La cavalerie samnite, voyant l'infanterie ébranlée,
s'avance à son tour au combat. Tandis qu'elle se portait en travers entre les
deux lignes de bataille, la cavalerie romaine accourt de son côté, culbute
cavalerie et infanterie, confond leurs enseignes et leurs rangs, tant qu'enfin
elle met toute l'armée en déroute sur ce point. (11) Cette aile n'avait pas été
encouragée seulement par Poetelius, mais encore par Sulpicius, qui, aux premiers
cris partis de la gauche, laissant les siens qui ne combattaient pas encore, y
était accouru. (12) Voyant la victoire assurée de ce côté, il retourne, à la
tête de douze cents hommes d'élite, à son aile droite, où il trouve une fortune
bien contraire: les Romains délogés de leur position, l'ennemi vainqueur, et
poursuivant des troupes découragées. (13) Au reste, le retour du consul changea
tout en un moment: car la vue du chef rendit le courage aux soldats; l'arrivée
des hommes d'élite fut un plus puissant secours que leur nombre ne semblait le
promettre; et la nouvelle de la victoire remportée sur l'autre point, et dont
ils virent bientôt les effets, rétablit le combat. (14) Bientôt les Romains
furent vainqueurs sur toute l'étendue de la ligne; et les Samnites, renonçant à
se défendre, se laissèrent tuer ou emmener prisonniers Il n'échappa que ceux qui
coururent se réfugier dans Malevent, ville que l'on nomme aujourd'hui Bénevent.
Les historiens portent à trente mille le nombre des Samnites pris ou tués dans
cette affaire.
Siège et prise de Nole (313)
[IX, 28]
(1) Les consuls, après cette belle victoire, conduisent
sur-le-champ les légions devant Bovianum, pour en faire le siège. (2) Ils y
passèrent l'hiver, jusqu'au moment où les nouveaux consuls L. Papirius Cursor et
C. Junius Bubulcus, qui l'étaient, Papirius pour la cinquième fois et Cursor
pour la seconde, remirent l'armée à C. Poetelius, nommé dictateur, et ayant M.
Folius pour général de la cavalerie. (3) Poetelius, apprenant que la place de
Fregellae était tombée au pouvoir des Samnites, laissa Bovianum et marcha vers
Fregellae, qui fut reprise sans combat, les Samnites l'ayant abandonnée pendant
la nuit. Après y avoir mis une forte garnison, il revint dans la Campanie, où il
se proposait principalement de prendre Nola.
(4) À la nouvelle de l'arrivée du dictateur, toutes les
troupes samnites et tous les habitants de son territoire s'étaient réfugiés dans
ses murs. (5) Le dictateur, après avoir reconnu la position de la ville, afin
que l'accès jusqu'au pied des murailles fût plus libre, fit incendier toutes les
maisons (et le nombre en était considérable) qui se trouvaient en avant des
remparts. Nola fut prise au bout de fort peu de temps, soit par le dictateur
Poetelius, soit (car cette conquête est attribuée à l'un et à l'autre) par le
consul C. Junius. (6) Ceux qui attribuent au consul l'honneur de la prise de
Nola ajoutent qu'il se rendit aussi maître d'Atina et de Calatia. Selon eux,
Poetelius fut nommé dictateur, à l'occasion d'une peste qui se manifesta, pour
ficher le clou.
(7) Cette même année, furent établies les colonies de Suessa
et de Pontiae. Suessa avait appartenu aux Aurunces, et Pontiae, île située
vis-à-vis de leur littoral, aux Volsques. (8) Il fut aussi promulgué un
sénatus-consulte ordonnant que des colonies seraient conduites à Interamna
Casina; mais ce furent les consuls suivants, M. Valerius et P. Decius, qui
créèrent les triumvirs et envoyèrent les colons au nombre de quatre mille.
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