La censure d'Appius Claudius Caecus (312)
[IX, 29]
(1) Au moment où la guerre des Samnites était presque
terminée, avant toutefois que le sénat de Rome fût entièrement délivré de ce
soin, se répandit le bruit d'une guerre avec les Étrusques. (2) Il n'y avait
point, à cette époque, de nation dont les armes, après celles des Gaulois,
fussent plus redoutées, soit à cause de sa proximité soit à cause de sa
nombreuse population. (3)Aussi, tandis que l'un des consuls demeurait dans le
Samnium pour y poursuivre les restes de la guerre, P. Decius, qu'une grave
maladie avait retenu à Rome, nomma, par ordre du sénat, un dictateur, qui fut C.
Junius Bubulcus. (4) Celui-ci, ainsi que l'exigeait la gravité du péril, enrôle
toute la jeunesse, fait préparer, avec la plus grande activité, des armes et
tout ce qui est nécessaire; et, sans se laisser éblouir par de si grands
préparatifs, il suspend tout projet d'agression, bien décidé à rester
tranquille, à moins que les Étrusques ne viennent attaquer d'eux-mêmes. (5) Les
Étrusques, de leur côté, s'attachèrent de la même manière à préparer et à
suspendre la guerre. Ni les uns ni les autres ne franchirent les limites de leur
territoire.
Cette année fut signalée aussi par la censure mémorable d'Ap.
Claudius et de C. Plautius. C'est toutefois le nom d'Appius qui réveillera chez
la postérité de plus beaux souvenirs, (6) parce qu'il construisit une route et
fit arriver de l'eau dans Rome, travaux qu'il acheva à lui seul. (7) Son
collègue, n'osant pas lutter plus longtemps contre le blâme né de l'odieuse et
partiale révision du sénat, avait abdiqué sa magistrature. (8) Appius, qui
conservait cette opiniâtreté de tout temps héréditaire dans sa famille, garda
seul la censure. (9) C'était d'après l'autorisation de ce même Appius, que les
Potitius, famille qui était en possession du sacerdoce particulier, consistant à
desservir le très grand autel d'Hercule, avaient, pour se débarrasser d'un
ministère qui les gênait, formé des esclaves publics aux cérémonies de ce culte.
(10) Les écrivains rapportent, à ce sujet, une chose qu'il est impossible de
lire sans étonnement, et qui est bien faite pour réprimer la hardiesse des
novateurs en fait de rites et de cultes: c'est que la famille des Potitius, qui
alors formait douze branches et comptait jusqu'à trente mâles en âge de puberté,
périt entière dans l'année, et se trouva éteinte. (11) La colère des dieux ne se
borna pas à anéantir le nom des Potitius; elle atteignit même le censeur Appius,
qui, quelques années après, perdit entièrement la vue.
La grève des joueurs de flûte (311)
[IX, 30]
(1) Aussi les consuls de l'année suivante, C. Junius Bubulcus
et Q. Aemilius Barbula, qui étaient revêtus de cette dignité, Bubulcus pour la
troisième fois et Barbula pour la seconde, ne furent pas plus tôt entrés en
charge, qu'ils se plaignirent au peuple de ce qu'on avait dégradé le sénat par
une révision pleine d'injustice, en rejetant des personnages recommandables,
pour leur substituer des hommes peu estimés; (2) ils déclarèrent qu'ils ne
tiendraient aucun compte de ces choix, faits sans distinction du bon et du
mauvais, et qui étaient l'ouvrage du caprice et de la passion; puis ils
reproduisirent à l'instant l'ancienne liste du sénat, telle qu'elle existait
avant la censure d'Ap. Claudius et de C. Plautius. (3) Cette année aussi le
peuple nomma pour la première fois à deux commandements, l'un et l'autre pour le
service de l'armée. L'un était celui des tribuns des soldats; il fut décidé que
le peuple en créerait seize pour quatre légions, tandis qu'auparavant, à
l'exception de quelques-uns dont l'élection lui était abandonnée, ils étaient au
choix des dictateurs et des consuls. Cette loi fut présentée par les tribuns du
peuple L. Atilius et C. Marcius. (4) L'autre était celui des duumvirs maritimes,
chargés de l'équipement et de la réparation de la flotte, dont il fut
pareillement décidé que le choix appartiendrait au peuple: l'auteur de ce
plébiscite fut le tribun du peuple M. Decius.
(5) Il arriva la même année un événement peu digne d'être
raconté, et que je passerais sous silence, s'il n'eût paru intéresser la
religion. Les joueurs de flûte, mécontents de ce que les derniers censeurs leur
avaient interdit de prendre part aux banquets dans le temple de Jupiter, ce qui
était consacré par un antique usage, se retirèrent tous à Tibur. en sorte qu'il
ne resta personne à Rome pour jouer pendant les sacrifices. (6) Cet incident
alarma la religion du sénat, et les sénateurs envoyèrent engager les habitants
de Tibur à faire leur possible pour que ces hommes fussent rendus aux Romains.
(7) Les Tiburtins, ayant protesté de leur bon vouloir, font d'abord venir les
joueurs de flûte dans le lieu où s'assemblait leur sénat, et les exhortent à
retourner à Rome. Voyant qu'ils ne pouvaient les y décider, ils usent envers eux
d'un stratagème en rapport avec le caractère de cette espèce d'hommes.
(8) Un jour de fête, sous prétexte que la musique ajouterait
à la joie des festins, chacun les invite séparément, et le vin, dont les gens de
cette profession sont ordinairement avides, leur est prodigué à tel point,
qu'ils s'endorment profondément; (9) et quand ils sont ainsi plongés dans le
sommeil, on les jette sur des chariots, et on les transporte à Rome. Ils ne s'en
aperçurent que le lendemain, lorsque le jour les surprit, pleins d'ivresse, sur
les chariots, laissés au milieu du Forum. (10) Alors il se fit un grand concours
de peuple, et l'on obtint d'eux qu'ils resteraient à Rome. Il leur fut accordé
de se promener chaque année, durant trois jours, par la ville, en chantant et en
se livrant à cette joie licencieuse qu'ils font éclater encore aujourd'hui. On
leur rendit aussi le droit de prendre part aux banquets dans le temple du dieu,
toutes les fois qu'ils joueraient pendant les sacrifices.
Ces choses se passaient durant les préparatifs de deux
grandes guerres.
Les Romains sortent vainqueurs d'une embuscade tendue par les Samnites (311)
[IX, 31]
(1) Les consuls se partagèrent leurs provinces: le Samnium
échut à Junius, la nouvelle guerre d'Étrurie à Aemilius. (2) Les Samnites, qui
n'avaient pu emporter de vive force Cluviae, ville du Samnium, après l'avoir
réduite par la famine, avaient déchiré de verges d'une manière barbare la
garnison romaine, qui s'était rendue à discrétion, puis l'avaient massacrée. (3)
Junius, indigné de cette cruauté, et n'ayant rien de plus pressé que d'assiéger
à son tour Cluviae, enleva cette place le jour même où il attaqua ses murs, et
fit main basse sur tous ceux qui étaient en âge de porter les armes. (4) De
Cluviae, l'armée victorieuse fut dirigée sur Bovianum. C'était la capitale des
Samnites Pentri, et la cité infiniment la plus riche du Samnium, et la mieux
pourvue d'armes et de soldats. (5) Là, comme il n'existait pas autant de
ressentiment, on enflamme par l'espoir du butin les soldats, qui s'emparent de
la ville. Les ennemis furent donc traités avec moins de rigueur. On recueillit
plus de butin qu'on n'en avait jamais tiré de tout le Samnium, et il fut
généreusement abandonné tout entier au soldat.
(6) Comme il n'y avait point de lignes de bataille, point de
camp, point de villes qui pussent arrêter le soldat romain tout puissant par ses
armes, les chefs des Samnites s'appliquèrent unanimement à chercher un lieu
propre aux embuscades, où l'armée romaine, attirée en désordre par l'espoir du
pillage se laisserait aisément surprendre et envelopper. (7) Des paysans se
donnant pour transfuges, quelques prisonniers, dont les uns étaient tombés par
hasard entre les mains des soldats, et dont les autres s'étaient laissé prendre
à dessein, annoncèrent au consul qu'une immense quantité de bétail se trouvait
rassemblée dans des pâturages écartés, au milieu d'un bois; et l'uniformité de
ces rapports, qui d'ailleurs étaient vrais, le détermina à conduire promptement
les légions s'emparer de cette proie. (8) Là, une nombreuse armée de Samnites
s'était postée en embuscade le long du chemin; et, dès qu'elle vit les Romains
engagés dans le défilé, elle se leva tout à coup en poussant des cris, et fondit
avec un grand bruit sur les légions, qui n'étaient nullement sur leurs gardes.
(9) D'abord la surprise causa un trouble qui dura tout le
temps qu'on mit à s'armer, et à rassembler au centre les bagages: mais après que
chacun se fut débarrassé de sa charge, et eut pris ses armes, de toutes parts
les troupes se rallièrent autour de leurs enseignes, formant leurs rangs en
soldats depuis longtemps habitués au service; et d'elle-même sans le
commandement de personne, l'armée se mettait déjà en ligne de bataille.
(10) Le consul, arrivé à l'endroit où le combat devait
présenter les chances les plus hasardeuses, saute à bas de son cheval, puis
atteste Jupiter, Mars et les autres dieux, que ce n'était nullement le soin de
sa gloire, mais le désir de procurer du butin au soldat, qui l'avait conduit en
ce lieu, (11) et qu'on ne pouvait le blâmer que d'avoir eu trop à coeur
d'enrichir le soldat aux dépens de l'ennemi; que ce blâme, le courage des
soldats pouvait seul l'en justifier; (12) qu'il leur suffirait de faire un
commun effort, et de se porter tous d'un même esprit contre cet ennemi, vaincu
en bataille rangée, dépouillé de ses camps, de ses villes, qui cherchait une
dernière ressource dans le stratagème des embûches, et qui mettait sa confiance
dans le lieu, non dans les armes. (13) Mais quelle position, ajouta-t-il, était
désormais inexpugnable à la valeur romaine? Il rappela les forteresses de
Fregellae, de Sora, et toutes les circonstances où l'on avait triomphé des
obstacles du lieu.
(14) Animé par ces paroles, le soldat, oubliant toutes les
difficultés, marche contre l'armée ennemie suspendue sur sa tête. Les légions ne
furent pas sans essuyer quelques pertes, tout le temps qu'il leur fallut gravir
la hauteur qu'elles avaient en face. (15) Une fois aussi que les premières
enseignes eurent atteint le sommet du plateau, et que le corps d'armée sentit
qu'il était parvenu à prendre position sur un sol uni, l'épouvante repassa dans
l'âme des traîtres, qui, se dispersant et jetant leurs armes, cherchèrent à
regagner ces mêmes retraites où ils s'étaient tenus cachés peu auparavant; (16)
mais, victimes alors de leur propre ruse, les lieux difficiles où ils s'étaient
empressés d'attirer l'ennemi les arrêtaient eux-mêmes. Il y en eut donc fort peu
qui trouvèrent une issue pour fuir. Vingt mille hommes environ furent taillés en
pièces, et le Romain vainqueur courut à ce butin de troupeaux que l'ennemi avait
de lui-même pris soin de lui offrir.
Victoire romaine sur une coalition étrusque (311)
[IX, 32]
(1) Tandis que ces événements se passent dans le Samnium,
tous les peuples de l'Étrurie, à l'exception des Arrétins, avaient déjà pris les
armes; et l'attaque de Sutrium, ville alliée des Romains, qui était comme la
clef de l'Étrurie, avait été le début de cette grande guerre. (2) Aemilius;
l'autre consul, s'y rendit avec son armée, pour délivrer les alliés de ce siège.
À l'arrivée des Romains, les Sutriniens s'empressèrent de faire transporter des
vivres dans leur camp, placé sous les murs de la ville. (3) Les Étrusques
passèrent le premier jour à délibérer s'ils traîneraient la guerre en longueur,
ou s'ils en hâteraient les opérations. Les chefs ayant mieux aimé agir que
temporiser, le lendemain, au lever du soleil, le signal du combat est arboré, et
l'armée s'avance en bataille.
(4) Lorsque le consul est averti, il fait distribuer
sur-le-champ des ordres pour que le soldat mange, et que, ses forces affermies
par la nourriture, il prenne les armes. Ces ordres sont exécutés. (5) Le consul,
quand il vit les troupes en armes et bien disposées, les fit sortir du camp, et
les rangea en bataille à peu de distance de l'ennemi. On s'observa quelque temps
des deux côtés, chacun des deux partis attendant que ses adversaires fissent
retentir le cri d'attaque et engageassent le combat; (6) et il était déjà plus
de midi, qu'il n'avait pas encore été lancé un seul trait de part ni d'autre.
Enfin, ne voulant pas se retirer sans avoir combattu, les Étrusques poussent le
cri d'attaque, leurs trompettes sonnent la charge, et leurs enseignes se portent
en avant. Les Romains, de leur côté, ne s'avancent pas au combat avec moins de
promptitude: (7) les deux armées se choquent avec animosité. L'ennemi l'emporte
par le nombre, le Romain par la valeur.
(8) Tant que le combat resta indécis, il moissonna de part et
d'autre un grand nombre de soldats, et c'étaient les plus braves. La balance ne
commença à pencher que lorsque la réserve des Romains se fut portée aux
premières lignes, et qu'à des troupes fatiguées succédèrent des troupes
fraîches. (9) Les Étrusques, dont les premières lignes ne se trouvèrent appuyées
par aucunes réserves fraîches, furent tous tués en avant et autour de leurs
enseignes. Jamais aucun combat n'eût offert moins de déroute, ni plus de
carnage, si la nuit ne fût venue protéger les Étrusques obstinés à mourir; et
même les vainqueurs abandonnèrent le champ de bataille avant les vaincus. (10)
Le signal de la retraite ne fut donné qu'après le coucher du soleil, et les deux
armées se retirèrent de nuit dans leur camp.
(11) De tout le reste de l'année, il ne se passa rien de
mémorable auprès de Sutrium; car, du côté de l'armée ennemie, toute la première
ligne avait été détruite dans une seule affaire, les troupes laissées alors en
réserve étant à peine suffisantes pour la défense du camp; (12) et, de celui des
Romains, il y eut tant de blessures, qu'il périt beaucoup plus de monde par
leurs suites après le combat, qu'il n'en avait été tué dans le combat même.
Poursuites contre le censeur Appius Claudius (310)
[IX, 33]
(1) Q. Fabius, consul de l'année suivante, retrouva la guerre
sous les murs de Sutrium: on lui avait donné pour collègue C. Marcius Rutilus.
(2) Au reste, Fabius amena de Rome du renfort, et il arriva aux Étrusques une
nouvelle armée tirée de leur pays.
(3) Il y avait déjà bien des années qu'on ne voyait plus
naître aucune querelle entre les magistrats patriciens et les tribuns, lorsqu'il
s'en éleva une, suscitée par un membre de cette famille, qui était alors comme
fatale aux tribuns et au peuple. (4) Le censeur Ap. Claudius, quand ses dix-huit
mois furent révolus, espace de temps fixé pour la censure par la loi Aemilia,
bien que son collègue C. Plautius eût abdiqué sa magistrature, ne put être
contraint par aucun moyen à abdiquer. (5) P. Sempronius, qui était tribun du
peuple, lui intenta une action pour qu'il eût à se démettre de la censure à
l'époque déterminée, acte non moins juste que populaire, et qui fut aussi
agréable à tout excellent citoyen qu'à la multitude. (6) Comme ce tribun
relisait à différentes reprises le texte de la loi Aemilia, et qu'il comblait
d'éloges son auteur, le dictateur Mam. Aemilius, pour avoir resserré dans
l'espace de dix-huit mois la censure auparavant quinquennale, et restreint un
pouvoir que cette longue durée rendait exorbitant, (7) " Dis-nous donc,
ajouta-t-il, Ap. Claudius, ce que tu aurais fait si tu eusses été censeur à
l'époque où le furent C. Furius et M. Geganius?" (8) Appius de soutenir, que
l'interpellation du tribun avait fort peu de rapport à son affaire; (9) car,
bien que la loi Aemilia eût obligé ces censeurs, puisqu'elle fut portée durant
leur magistrature, que le peuple en avait ordonné l'exécution depuis qu'ils
avaient été créés censeurs, et que ce qui avait été ordonné par le peuple en
dernier lieu était ce qui faisait règle et autorité; cependant ni lui, ni aucun
de ceux qui avaient été créés censeurs postérieurement à la promulgation de
cette loi, ne pouvaient être tenus de s'y soumettre.
Procès d'Appius Claudius (suite)
[IX, 34]
(1) Ce sophisme d'Appius n'obtenant l'approbation de
personne, le tribun reprit: "Le voilà, Romains, le descendant de cet Appius,
qui, créé décemvir pour une année, se nomma lui-même pour la seconde; et, la
troisième, sans avoir été nommé ni par lui-même, ni par qui que ce fût, retint,
simple particulier, les faisceaux et le pouvoir, (2) et qui ne se démit de sa
magistrature qu'écrasé par ce pouvoir mal acquis, mal géré, mal prorogé.
(3) "C'est cette même famille, Romains, dont la violence et
les injustices vous contraignirent de quitter votre patrie, et d'occuper le mont
Sacré. C'est contre elle que vous vous ménageâtes l'assistance tribunitienne;
(4) c'est à cause d'elle que deux armées du peuple s'établirent sur l'Aventin;
c'est elle qui s'opposa toujours aux lois contre l'usure et aux lois agraires;
(5) elle qui prohiba les mariages entre personnes de classe patricienne et de
classe plébéienne; elle qui ferma au peuple l'accès aux magistratures curules:
c'est là un nom bien plus ennemi de votre liberté que celui des Tarquins."
(6) Ainsi donc, Ap. Claudius, depuis déjà cent ans que Mam.
Aemilius fut dictateur, de tant de personnages du rang le plus élevé et du
caractère le plus ferme que Rome a eus pour censeurs, pas un n'a lu la loi des
Douze-Tables? pas un ne savait que ce qui fait loi, c'est ce que le peuple a
ordonné en dernier lieu? (7) Loin de là, ils le savaient tous; et voilà pourquoi
ils ont obéi à la loi Aemilia plutôt qu'à cette antique loi qui créa pour la
première fois des censeurs, parce que le peuple l'avait votée la dernière, et
que, lorsqu'il y a deux lois contraires, la nouvelle abroge toujours l'ancienne.
(8) Prétends-tu, Appius, que le peuple n'est pas lié par la loi Aemilia? ou
qu'il l'est, et que toi seul tu ne l'es pas? (9) La loi Aemilia tenait lié C.
Furius et M. Geganius, ces fougueux censeurs, qui montrèrent quel mal une
pareille magistrature pouvait faire à la république, quand, par dépit de voir
leur puissance limitée, ils privèrent du droit de suffrage Mam. Aemilius, le
premier homme de son temps durant la guerre comme durant la paix. (10) Depuis,
elle a lié pendant cent ans tous les censeurs, et lie aujourd'hui C. Plautius,
ton collègue, créé sous les mêmes auspices, en vertu du même plébiscite. (11)
Est-ce que le peuple ne l'avait pas créé censeur pour jouir de tous les droits
attachés à sa dignité? ou serais-tu l'être par excellence, à qui cette
prérogative unique soit dévolue? (12) Celui que tu créeras roi des sacrifices,
parce qu'il aura le titre de roi, se dira-t-il créé roi très légitime de Rome?
Qui crois-tu que contentera une dictature de six mois, un interrègne de cinq
jours? Qui auras-tu l'audace de créer dictateur pour ficher le clou, ou pour
donner des jeux? (13) combien ne dois-tu pas trouver sots et ineptes ceux qui,
dans l'intervalle de vingt jours, après avoir fait de grandes choses,
abdiquaient la dictature, ou qui se démettaient d'une magistrature pour quelque
vice dans leur élection?"
(14) "Mais qu'ai-je besoin de remonter aux temps reculés?
Naguère, il n'y a pas dix ans, le dictateur C. Maenius, faisant des enquêtes
avec une sévérité qui menaçait la sûreté de quelques personnages puissants, fut
accusé par ses ennemis d'être lui même coupable du crime qui était la matière de
ses poursuites; et, pour pouvoir aller au-devant de cette accusation, en
redevenant particulier, il abdiqua la dictature. (15) Je n'exige pas de toi
cette modération; car tu dégénérerais de la famille la plus impérieuse et la
plus hautaine. Ne sors pas de charge un jour, une heure plus tôt qu'il n'est
nécessaire, pourvu que tu n'excèdes pas le temps déterminé: (16) c'est assez
d'ajouter un jour, un mois à la censure. Je gérerai la censure, dit-il, trois
ans et six mois de plus que ne le permet la loi Aemilia, et je la gérerai seul.
Certes, voilà déjà qui ressemble à la royauté."
(17) "Subrogeras-tu un collègue, que tu n'as même pas le
droit de subroger à la place d'un censeur mort? (18) Tu te repens sans doute,
religieux censeur, d'avoir fait passer des mains des plus nobles pontifes dans
des mains d'esclaves le ministère de notre plus antique solennité, de la seule
qu'ait instituée le dieu même qui en est l'objet? (19) Une famille plus ancienne
que l'origine de cette ville, famille sanctifiée par l'hospitalité des dieux
immortels, s'est, grâce à toi et à ta censure, entièrement éteinte, dans
l'année: si même, par cet attentat, ce que je frémis à l'idée de présager, tu
n'as pas compromis la république entière."
(20) "La ville fut prise le lustre, où, pour ne pas sortir de
magistrature, L. Papirius Cursor se donna un nouveau collègue en subrogeant M.
Cornelius Maluginensis au censeur C. Junius, son collègue décédé. (21) Et
combien son ambition ne fut-elle pas plus modérée que la tienne, Appius? L.
Papirius ne géra la censure ni seul, ni au-delà du temps fixé par la loi;
cependant il n'a trouvé personne qui, dans la suite, l'ait pris pour exemple:
tous les censeurs ont depuis abdiqué leur magistrature après la mort de leur
collègue. (22) Toi, ni le terme de ta censure expiré, ni la renonciation de ton
collègue à sa magistrature, ni la loi, ni la pudeur, ne t'arrêtent. Tu places la
fermeté dans l'orgueil, dans l'audace, dans le mépris des dieux et des hommes."
(23) "Pour moi, Ap. Claudius, par respect pour la majesté de
cette magistrature que tu as gérée, je voudrais non seulement qu'on ne portât
pas sur toi la main, mais que tu n'eusses pas encouru ce langage sévère. (24)
Mais ces paroles que je viens de faire entendre, ton obstination et ton orgueil
n'ont forcé de les prononcer, et, si tu n'obéis à la loi Aemilia, j'ordonnerai
qu'on te conduise en prison; (25) car nos aïeux ayant statué, pour les comices
censoriaux, que, si deux candidats ne réunissent pas le nombre de suffrages
exigé par la loi, les comices seront ajournés sans qu'on en proclame aucun, je
ne souffrirai pas que toi, qui ne pourrais être créé censeur seul, tu gères seul
la censure."
(26) Après avoir parlé à peu près en ces mots, il donna
l'ordre d'arrêter le censeur et de le conduire en prison. Six tribuns
approuvèrent l'action de leur collègue; mais trois reçurent l'appel d'Appius,
et, au très grand mécontentement de tous les ordres, il géra seul la censure.
L'armée consulaire met les Étrusques en déroule (310)
[IX, 35]
(1) Tandis que ces choses se passent à Rome, déjà les Étrusques
faisaient le siège de Sutrium. Le consul Fabius avait pris sa route par
le bas des montagnes, pour porter secours aux alliés, et tenter de
franchir, s'il le pouvait, sur quelque point, les lignes des
assiégeants, lorsqu'il rencontra l'armée ennemie s'avançant en ordre de
bataille. (2) La vaste plaine qu'il avait sous les yeux lui laissant
découvrir l'immense multitude d'hommes qui la composaient, le consul,
pour suppléer au petit nombre des siens par l'avantage de la position,
détourne un peu la marche de ses troupes, leur fait gagner le penchant
des hauteurs (dont le sol, raboteux, était semé de pierres), puis de là
fait face à l'ennemi. (3) Les Étrusques, ne voyant que leur multitude,
en laquelle seule ils mettaient leur confiance, et oubliant tout le
reste, s'apprêtent au combat avec une telle précipitation et une telle
ardeur, que, jetant de côté leurs armes de trait pour en venir plus
promptement aux mains, ils tirent leurs épées en marchant à l'ennemi.
(4) Les Romains, au contraire, de lancer et des traits et des pierres,
que le lieu leur fournissait en grande quantité. (5) Cette grêle de
projectiles donc, lors même qu'elle ne frappait que les boucliers et les
casques, troublant ceux qu'elle ne blessait pas (il n'était pas facile
aux ennemis de gravir la hauteur pour engager l'affaire de plus près, et
ils n'avaient plus d'armes de trait pour combattre de loin), (6) les
soldats restaient à la même place, exposés aux coups, n'ayant déjà plus
une seule partie de leur armure qui fût en état de les garantir
suffisamment. Comme quelques-uns même lâchaient pied, et qu'il y avait
de l'instabilité et de la fluctuation dans le corps de bataille, les
hastats et les princes, renouvelant le cri de charge, fondent sur les
Étrusques l'épée à la main. (7) Ceux-ci ne purent soutenir cette
impétueuse attaque: ils tournent le dos et regagnent leur camp en fuyant
dans le plus grand désordre. Mais les cavaliers romains, qui avaient
traversé obliquement la plaine, s'étant présentés à leur rencontre, ils
abandonnent le chemin du camp, et gagnent les montagnes. (8) De là, ces
troupes, presque sans armes et criblées de blessures, pénètrent dans la
forêt ciminienne. Le Romain, après avoir tué plusieurs milliers
d'Étrusques, prit trente-huit étendards, s'empara aussi du camp des
ennemis, où il trouva un butin considérable. On s'occupa ensuite des
moyens de poursuivre l'ennemi.
La traversée de la forêt ciminienne
[IX, 36]
(1) La forêt ciminienne était alors plus impénétrable et d'un
aspect plus effrayant, que ne l'étaient, dans ces derniers temps, les forêts de
la Germanie; et jusque-là pas un individu, même parmi la classe des marchands,
n'avait osé s'y aventurer. Dans l'armée, il n'y avait presque personne qui se
sentît la hardiesse d'y pénétrer, excepté le général lui-même. Quant à tous les
autres, ils n'avaient pas encore perdu le souvenir de la funeste journée des
Fourches Caudines. (2) Alors un de ceux qui se trouvaient présents (c'était un
frère du consul, que les uns nomment M. Fabius, les autres Céson, que d'autres
enfin appellent C. Claudius, et qu'ils donnent comme son frère utérin seulement)
prit l'engagement d'aller reconnaître les lieux, et d'en rapporter avant peu des
nouvelles certaines en tout point. (3) Élevé à Caeré chez des hôtes, il y avait
puisé la connaissance des lettres étrusques, et la langue étrusque lui était
familière. J'ai vu, dans des auteurs, qu'à cette époque il était aussi commun
d'instruire les jeunes Romains dans les lettres étrusques, qu'il l'est
aujourd'hui de les instruire dans les lettres grecques; (4) mais il est plus
vraisemblable que la connaissance de la langue étrusque était quelque chose de
particulier à celui-là qui, par un déguisement si audacieux, s'exposa au milieu
des ennemis. Il avait, dit-on, pour unique compagnon un esclave élevé avec lui,
et sachant par conséquent la même langue. (5) À leur départ, ils se bornèrent à
prendre de courtes notions sur la nature du pays où ils allaient entrer, et à
graver dans leur mémoire les noms des principales peuplades, de peur que, dans
la conversation, leur hésitation sur quelque point important ne vînt à les
déceler.
(6) Ils se mirent en chemin, déguisés en bergers avec des
armes de paysans, des faux et deux gésum. Mais ni la connaissance de la langue,
ni la nature du vêtement et des armes, ne les cachèrent comme le peu d'apparence
qu'il y avait que quelque étranger pût se hasarder à entrer dans la forêt
ciminienne. (7) Ils pénétrèrent, dit-on, jusque chez les Camertes ombriens. Là,
le Romain osa avouer qui ils étaient: introduit dans le sénat, il proposa, de la
part du consul, un pacte d'alliance et d'amitié. (8) Après avoir été
cordialement accueilli, il fut invité à annoncer aux Romains que l'armée, si
elle entrait dans ces lieux, trouverait des vivres pour trente jours, et que la
jeunesse des Camertes Ombriens, sous les armes, serait prête à obéir aux ordres
du général. (9)
Quand ces particularités eurent été rapportées au consul,
faisant partir, à l'entrée de la nuit, les bagages, et les faisant suivre par
les légions, il demeura avec la cavalerie, (10) et le lendemain, après le lever
du soleil, il alla se montrer aux postes ennemis disposés en dehors de la forêt.
Lorsqu'il eut tenu assez longtemps l'ennemi en alarme, il se retira dans son
camp, et aussitôt, sortant par une porte opposée, il atteignit le gros de
l'armée avant la nuit. (11) Le lendemain, dès le point du jour, il occupait les
sommets des montc ciminiens. Découvrant de là les riches campagnes de l'Étrurie,
il y répand ses soldats. (12) Déjà l'on avait enlevé un butin considérable,
lorsque les cohortes de paysans étrusques, levées à la hâte, viennent tout à
coup, à l'instigation des principaux habitants de cette contrée, attaquer les
romains; mais elles le font avec si peu d'ordre, que ces hommes sans discipline,
en voulant recouvrer leur butin, faillirent devenir eux-mêmes la proie de
l'ennemi. (13) Après les avoir taillés en pièces ou mis en fuite, après avoir
dévasté une grande étendue de pays, le Romain, vainqueur et chargé de toutes
sortes de richesses, rentre dans le camp. (14) Il s'y trouvait par hasard cinq
députés et deux tribuns du peuple, venus signifier à Fabius, de la part du
sénat, de ne pas s'engager dans la forêt ciminienne: enchantés d'être arrivés
trop tard pour arrêter le cours de la guerre, ils s'en retournèrent à Rome
porter la nouvelle d'une victoire.
Nouvelle victoire des Romains sur les Étrusques. Conclusion d'une trève de
trente ans (310)
[IX, 37]
(1) Cette expédition du consul, loin d'avoir mis fin à la
guerre, n'avait fait que l'étendre; car tout le pays situé au pied des monts
ciminiens avait souffert de la dévastation, et ses malheurs avaient soulevé
d'indignation non seulement les peuples de l'Étrurie, mais encore ceux de
l'Ombrie qui les avoisinaient. (2) Aussi une armée, comme on n'en avait jamais
vu auparavant de si considérable, vint prendre position devant Sutrium. Non
contents de lever le camp qu'ils avaient an milieu de la forêt, les Étrusques,
dans l'impatience de combattre, se hâtent de porter leurs troupes en rase
campagne. (3) Lorsqu'elles sont rangées en bataille, ils ne bougent pas de la
position qu'ils ont choisie d'abord, ayant laissé aux Romains un espace
vis-à-vis pour ranger aussi les leurs; puis, s'apercevant que l'ennemi
n'acceptait point le combat, ils s'approchent de ses palissades. (4) Quand les
troupes voient que les premiers postes eux-mêmes ont été retirés dans
l'intérieur des retranchements, elles crièrent tout à coup à leurs généraux de
donner ordre qu'on leur apporte là du camp la nourriture de ce jour; qu'elles
demeureront sous les armes, et que la nuit, ou du moins à la pointe du jour,
elles envahiront le camp ennemi.
(5) L'armée romaine ne montre pas moins d'impatience; mais
elle est contenue par l'autorité du général. Vers la dixième heure du jour, le
consul ordonne aux soldats de prendre de la nourriture; il leur enjoint d'être
armés, à quelque heure du jour ou de la nuit qu'il leur donne le signal. (6)
Dans une courte allocution qu'il leur adresse, il vante les guerres des
Samnites, et rabaisse les Étrusques: « Il ne fallait, dit-il, comparer cet
ennemi à l'autre, ni pour la bravoure, ni pour le nombre. De plus, il tenait en
réserve un moyen de succès qu'ils connaîtraient quand il en serait temps, mais
qui, pour le moment, ne devait pas être divulgué." (7) Il tâchait de faire
croire, par ces paroles ambiguës, qu'on trahissait les ennemis, afin de relever
le courage des soldats, effrayés de leur nombre; et comme les Étrusques
restaient ainsi sans se retrancher, cette supposition paraissait plus
vraisemblable. Leur repas fini, les soldats se livrent au sommeil; puis, environ
trois heures avant le jour, on les éveille sans bruit, et ils prennent les
armes. (8) On distribue des haches aux valets d'armée, pour abattre les
palissades et combler les fossés; les troupes sont rangées en bataille dans
l'intérieur des retranchements; des cohortes d'élite sont placées au passage des
portes.
(9) Ensuite, le signal étant donné un peu avant le jour,
moment qui, dans les nuits d'été, est celui du plus profond sommeil, les
palissades sont renversées, et l'armée sort en bataille. Elle fond sur les
ennemis étendus çà et là; il se fait un massacre général de ces hommes surpris,
les uns sans mouvement, les autres à moitié endormis dans leurs gîtes, la
plupart courant tumultueusement aux armes. Un petit nombre eut le temps de
s'armer; (10) et ceux-là même, n'ayant point de signal certain, point de chef
pour se rallier, sont mis en déroute par le Romain, et poursuivis par sa
cavalerie. Ils dirigèrent leur fuite les uns vers le camp, les autres vers la
forêt. Ce fut là qu'ils trouvèrent le refuge le plus sûr; car le camp, placé en
rase campagne, fut pris le même jour. Le consul se fit remettre l'or et
l'argent; le reste du butin fut abandonné au soldat. Soixante mille ennemis
environ furent tués ou pris dans cette journée.
(11) Selon quelques historiens, ce combat si mémorable fut
livré au-delà de la forêt ciminienne, près de Pérouse; et l'on craignit beaucoup
à Rome que l'armée, ayant sa retraite coupée par cette forêt si dangereuse, ne
se trouvât enveloppée par les Étrusques et les Ombriens qui s'étaient levés de
toutes parts. (12) Mais, en quelque endroit que se soit livré ce combat,
l'avantage demeura aux Romains. Par suite de cette victoire, Péruse, Cortone et
Arretium, cités qui, en ce temps-là, formaient à peu près la tête de la
confédération étrusque, envoyèrent des députés demander aux Romains paix et
alliance, et obtinrent une trêve de trente ans.
Opérations dans le Samnium; défaite romaine (310)
[IX, 38]
(1) Tandis que ces événements se passent en Étrurie, l'autre
consul, C. Marcius Rutilus, enleva aux Samnites Allifae, qu'il emporta de vive
force. Beaucoup d'autres places et de bourgades furent détruites
impitoyablement, ou tombèrent en notre pouvoir sans coup férir.
(2) Dans le même temps, la flotte romaine, sous les ordres de
P. Cornelius, que le sénat avait préposé à la côte maritime, se rendit à Pompéi,
d'où elle fit une descente en Campanie. Les troupes navales, étant parties de ce
point pour ravager le territoire de Nuceria, se bornèrent d'abord à dévaster
précipitamment la partie la plus voisine de la mer, pour pouvoir regagner en
sûreté leurs vaisseaux; mais l'appât du butin les ayant, comme il arrive en
pareil cas, entraînés plus loin, ils donnèrent l'éveil aux ennemis. (3) Personne
ne s'offrit à leur rencontre, tandis que, dispersés de tous côtés dans les
champs, ils auraient pu être exterminés jusqu'au dernier; ce fut seulement à
leur retour que, marchant sans précaution, parce qu'ils n'étaient plus qu'à peu
de distance de la flotte, ils furent atteints par des paysans, qui leur
reprirent le butin, et leur tuèrent même une partie de leur monde: ceux qui
échappèrent au massacre furent repoussés en désordre vers les vaisseaux.
(4) Autant l'expédition de Q. Fabius au-delà de la forêt
ciminienne avait causé d'effroi à Rome, autant, lorsque la nouvelle en était
parvenue dans le Samnium, elle avait causé de joie aux ennemis. Ils publiaient:
"Que l'armée romaine, investie, était tenue en échec, qu'elle se trouvait dans
une aussi funeste situation qu'aux Fourches Caudines; (5) que la même témérité
avait conduit dans d'impraticables défilés une nation toujours avide de
conquêtes, et que là, les obstacles des lieux, autant que les armes des ennemis,
lui opposaient une barrière infranchissable." (6) Déjà se mêlait à leur joie une
sorte d'envie, de ce que la fortune avait transporté des Samnites aux Étrusques
l'honneur d'humilier les Romains dans leurs guerres. (7) Ils rassemblent donc au
plus vite ce qu'ils avaient d'armes et de soldats, pour écraser le consul C.
Marcius, décidés à passer sur-le-champ en Étrurie au travers des Marses et des
Sabins, si Marcius ne leur offrait pas la possibilité de le combattre. (8) Le
consul se porta au-devant d'eux; on se battit de part et d'autre avec un
acharnement extrême, et le succès fut indécis. Quoique le carnage eût été à peu
près le même des deux côtés, cette affaire eut cependant pour les Romains la
couleur d'une défaite, parce qu'ils avaient perdu quelques chevaliers, des
tribuns des soldats, un lieutenant, et (ce qui était plus remarquable) parce que
le consul avait lui-même reçu une blessure.
(9) Comme à tout cela se joignaient encore (ainsi qu'il
arrive ordinairement) les exagérations de la renommée, une vive terreur s'empara
des sénateurs, et ils voulaient nommer un dictateur. Personne ne doutait que le
choix ne dût tomber sur Papirius Cursor, qui était alors regardé comme le plus
habile des généraux; (10) mais on ne pouvait pas faire parvenir sûrement un
message dans le Samnium, où se présentaient partout des dangers, et l'on n'avait
pas la certitude que le consul Marcius vécût encore. Fabius, l'autre consul,
était personnellement ennemi de Papirius. (11) Le sénat, dans la crainte que
cette haine ne devînt un obstacle au bien public, fut d'avis de lui envoyer une
députation prise parmi les personnages consulaires. (12) Il fut recommandé à ces
députés de ne pas se borner à des considérations de voeu public, mais d'user
aussi de leur propre influence pour le déterminer à faire à la patrie le
sacrifice de ses ressentiments.
(13) Les députés s'étant rendus auprès de Fabius, et, en lui
remettant le sénatus-consulte, y ayant joint des instances conformes à leurs
instructions, le consul, les yeux baissés vers la terre, ne proféra pas une
parole, et se retira en les laissant dans l'incertitude de ce qu'il allait
faire. (14) Ensuite, durant le silence de la nuit (comme c'est l'usage), il
nomma L. Papirius dictateur. Comme les députés le félicitaient de cette belle
victoire remportée sur lui-même, il garda obstinément le silence, et, sans leur
répondre, sans parler de ce qu'il avait fait, il les congédia, d'un air fait
pour annoncer qu'il comprimait dans sa grande âme une extrême douleur.
(15) Papirius nomma général de la cavalerie C. Junius
Bubulcus. Comme il présentait aux curies la loi qui devait lui conférer
l'autorité sur les troupes, il se trouva que la curie Faucia fut la première à
donner son suffrage, ce qui étant d'un fâcheux augure, lui fit remettre
l'assemblée à un autre jour; car cette curie était décriée à cause de deux
grandes calamités, la prise de Rome et la paix Caudine, qui eurent lieu les deux
années où elle avait voté la première. (15) Licinius Macer Macer jette encore
sur cette curie l'odieux d'une troisième catastrophe, la perte essuyée sur les
bords de la Cremera.
Victoire romaine près du lac Vadimon (310)
[IX, 39]
(1) Le lendemain, le dictateur, après avoir pris de nouveau
les auspices, fit passer la loi. S'étant ensuite mis en route avec les légions
levées récemment sous l'impression de la terreur qu'avait excitée le passage de
l'armée au-delà de la forêt ciminienne, il arriva à Longula; et, le consul
Marcius lui ayant remis les anciens soldats, il conduisit ses troupes présenter
la bataille aux ennemis, (2) qui n'eurent pas l'air de la refuser ; mais la nuit
(comme on n'engageait le combat ni d'une part ni de l'autre) les surprit en
ligne et sous les armes. (3) Ils restèrent quelque temps tranquilles, sans
défiance de leurs forces, comme sans mépris pour l'ennemi, ayant leur camp à peu
de distance.
(4) Durant ce temps-là, il se passa des événements en
Étrurie. D'abord on livra une bataille à l'armée des Ombriens (affaire dans
laquelle toutefois la perte de l'ennemi fut moindre que sa déroute, parce que,
s'il s'était montré plein d'ardeur au commencement du combat, il renonça bientôt
à le soutenir); (5) puis il y eut, près du lac Vadimon, un autre engagement dans
lequel les Étrusques, dont l'armée, levée d'après la loi sacrée, se composait de
guerriers ayant chacun un compagnon d'armes de son choix, combattirent à la fois
et en plus grand nombre et avec plus d'intrépidité que jamais. (6) Les choses se
passèrent avec une telle animosité de chaque part, qu'il ne fut pas lancé un
seul trait d'un côté ni de l'autre. L'affaire s'engagea à l'épée; et l'action,
commencée avec une extrême chaleur, s'échauffa de plus en plus par le combat
même, dont le succès fut quelque temps douteux, au point que les Romains ne
croyaient pas se mesurer avec ces Étrusques tant de fois vaincus, mais avec
quelque nation toute nouvelle. (7) D'aucun côté, pas la moindre velléité de
fuite: les hastaires sont tués; et pour que les enseignes ne restent pas sans
défenseurs, la seconde ligne prend la place de la première. Ensuite, on fait
donner tout le reste des troupes.
(8) L'on en vint à cet excès de détresse et de péril, que les
cavaliers romains, laissant leurs chevaux, arrivèrent en première ligne
d'infanterie, se faisant jour à travers des amas d'armes et de cadavres. Ce
corps, apparaissant comme une nouvelle armée au milieu de troupes accablées de
fatigues, jeta quelque désordre parmi les Étrusques. (9) Son impétuosité
entraînant le reste des combattants, malgré l'excès de leur épuisement, ils
parviennent ensemble à enfoncer les rangs des ennemis. (10) Alors l'opiniâtreté
de ceux-ci commença à se laisser vaincre, et quelques-uns de leurs manipules à
lâcher pied. Une fois qu'ils se mirent à tourner le dos, leur déroute ne tarda
pas à être complète. (11) Cette journée porta un premier coup à la puissance des
Étrusques, fondée sur une longue suite de prospérités. Toute la force de la
nation fut détruite dans cette bataille; du même coup le camp fut pris et pillé.
Victoire romaine sur les Samnites. Capitulation de Pérouse (310)
[IX, 40]
(1) Chez les Samnites, la guerre, avec un péril égal, offrait
des résultats non moins glorieux. Entre autres préparatifs guerriers, ils
s'étaient appliqués à faire briller leurs combattants par une nouvelle armure
éclatante. (2) Il y avait deux corps d'armée; ils donnèrent à l'un des boucliers
ciselés en or, à l'autre des boucliers ciselés en argent. Voici quelle était la
forme du bouclier : plus évasé vers l'endroit qui couvre la poitrine et les
épaules, sa partie supérieure offrait une largeur égale; sa partie inférieure se
rétrécissait en coin, pour qu'il fût plus maniable. (3) La poitrine du soldat
était garantie par un tissu de feutre et sa jambe gauche par une bottine. Les
casques étaient surmontés d'un panache, pour qu'ils fissent paraître plus grands
ceux qui les portaient. Le vêtement des soldats aux boucliers dorés était de
diverses couleurs; celui des soldats aux boucliers argentés était blanc. Ceux-ci
formaient l'aile droite, les autres la gauche.
(4) Les Romains avaient déjà connaissance de cet appareil
d'armes éclatantes; et ils savaient de leurs généraux, qu'un soldat devait être
sans parure, n'avoir point d'armes brillantes d'or et d'argent, mais compter sur
le fer et sur son courage; (5) car véritablement elles étaient moins des armes
qu'une proie pour l'ennemi, ces armes luisantes avant l'action, et bientôt
ternies au milieu du sang et des blessures ; (6) que la valeur était l'ornement
du soldat; que toutes ces belles choses seraient le prix de la victoire, et
passeraient de l'ennemi riche au vainqueur indigent."
(7) Cursor mène au combat ses soldats animés par ces paroles.
Il prend pour lui le commandement de la droite, et donne celui de la gauche au
général de la cavalerie. (8) Dès que l'on s'est joint, il s'engage avec l'ennemi
une lutte terrible, et elle ne fut pas moindre entre le dictateur et le général
de la cavalerie, pour décider qui des deux donnerait l'exemple de la victoire.
(9) Le hasard fit que Junius ébranla le premier l'ennemi, dont l'aile droite se
trouvait opposée à son aile gauche. L'éclatante blancheur des vêtements et des
armes des soldats de cette partie de l'armée ennemie semblant annoncer que les
Samnites les avaient dévoués à leur manière, Junius dit et répète qu'il va les
immoler au dieu des enfers. Faisant ensuite avancer contre eux son aile, il jeta
le désordre dans leurs rangs; et, dès ce moment, ce corps éprouva un désavantage
prononcé.
(10) Dès que le dictateur s'en aperçut: "La victoire
commencera-t-elle par l'aile gauche? dit-il; et l'aile droite, la partie de
l'armée commandée parle dictateur, ne fera-t-elle, dans le combat, que suivre
l'exemple d'autrui, et laissera-t-elle à d'autres la principale gloire du
succès?" (11) Il excite les soldats. Ni les cavaliers ne le cèdent aux
fantassins pour le courage, ni les lieutenants aux généraux pour le zèle. (12)
M. Valerius à droite, P. Decius à gauche, tous deux personnages consulaires, se
portent vers les cavaliers rangés sur les deux ailes; et, les exhortant à venir
avec eux prendre une part à la gloire du combat, ils se jettent en travers sur
les flancs de l'ennemi. (13) À cette nouvelle attaque, il y eut un mouvement de
terreur qui, des deux extrémités, alla se propageant sur toute l'étendue de la
ligne ennemie; et, pour augmenter cet effroi, les légions romaines s'ébranlent
en poussant de nouveau le cri de charge. Alors les Samnites se mettent à fuir;
(14) la campagne se couvre de leurs morts et de leurs magnifiques armures. Dans
leur épouvante, leur camp fut d'abord un refuge; mais ils ne surent par même le
conserver: avant la nuit, il fut pris, pillé et incendié.
(15) Le dictateur triompha en vertu d'un sénatus-consulte;
les armes prises sur les ennemis prêtèrent à cette solennité un éclat
extraordinaire. On les trouva d'une telle magnificence, que les boucliers dorés
furent distribués aux orfèvres pour l'ornement du Forum. C'est de là, dit-on,
que vint pour les édiles l'usage d'orner le Forum, lorsque l'on promenait les
statues des dieux. (17) Toutefois, ces brillantes armes des ennemis, les Romains
ne s'en servirent que pour honorer les dieux; mais les Campaniens, par orgueil à
la fois et par haine des Samnites, en parèrent leurs gladiateurs (spectacle qui
faisait leur amusement pendant les repas), et donnèrent à ces gladiateurs le nom
de Samnites.
(18) Cette même année, le consul Fabius combattit, aux
environs de Pérouse, les restes de l'armée étrusque, qui elle-même avait rompu
la trêve; et la victoire ne fut ni douteuse ni difficile. (19) La prise de
Pérouse eût infailliblement suivi (car le vainqueur était déjà sous ses murs),
si des députés ne fussent sortis pour notifier la soumission de cette cité. (20)
Après avoir mis garnison dans Pérouse, et envoyé devant lui à Rome, vers le
sénat, des députations de l'Étrurie chargées de solliciter l'amitié des Romains,
le consul revint, et entra triomphalement dans la ville, à l'occasion d'une
victoire encore plus éclatante que celle du dictateur. (21) L'honneur même de la
défaite des Samnites fut reporté en grande partie sur les lieutenants P. Decius
et M. Valerius, que le peuple, aux comices suivants, nomma à une grande majorité
l'un consul, l'autre préteur.
Victoire romaine sur les Ombriens (308)
[IX, 41]
(1) Le consulat est continué à Fabius, pour prix de la
glorieuse soumission de l'Étrurie; on lui donne pour collègue Decius. Valerius
est créé préteur pour la quatrième fois. (2) Les consuls procédèrent au partage
de leurs provinces. L'Étrurie échut à Decius, le Samnium à Fabius. (3) Celui-ci,
s'étant dirigé sur Nuceria Alfaterna, refusa aux habitants la paix qu'ils lui
demandaient alors, pour les punir de n'avoir point voulu l'accepter lorsqu'on la
leur avait offerte, et, attaquant cette ville avec vigueur, la contraignit de se
rendre. (4) Il y eut contre les Samnites un combat, dans lequel les ennemis
furent vaincus sans beaucoup d'efforts; et l'on n'eût même pas fait mention de
cette affaire, si elle n'était la première où les Marses se trouvèrent aux
prises avec les Romains. Les Péligniens, dont la défection suivit celle des
Marses, éprouvèrent le même sort.
(5) Les chances de la guerre étaient pareillement favorables
à Decius, l'autre consul. Il avait contraint, par la frayeur, l'habitant de
Tarquinies à fournir du blé à l'armée, et à demander une trêve de quarante ans.
(6) Il prit de vive force plusieurs places des Volsiniens, en détruisit
quelques-unes, de peur qu'elles ne servissent de retraite aux ennemis; et,
promenant la guerre de tous côtés, il se fit tellement redouter, que la
confédération entière des Étrusques demanda au consul un traité d'alliance. Mais
il ne lui fut rien accordé à cet égard. Elle obtint une trêve d'un an, (7) à
condition que la solde de l'armée romaine serait, pour cette année, à la charge
de l'ennemi, qui fournirait en outre deux tuniques à chaque soldat. Voilà quel
fut le prix de la trêve.
(8) La tranquillité dont on commençait à jouir du côté des
Étrusques fut troublée par la soudaine défection des Ombriens, nation qui, si
l'on excepte le passage de l'armée romaine sur son territoire, ne s'était
aucunement ressentie des malheurs de la guerre. (9) Ayant mis sur pied toute
leur jeunesse, et poussé à la révolte une grande partie des Étrusques, ils
avaient créé une armée si puissante, que, laissant derrière eux Decius dans
l'Étrurie, ils publiaient hautement qu'ils allaient marcher sur Rome pour
l'assiéger, parlant d'eux-mêmes avec emphase, et des Romains avec mépris.
(10) Dès que le consul Decius est informé de leur projet, il
quitte l'Étrurie, marche à grandes journées vers Rome, et prend position sur le
territoire de Pupinia, l'oei1 ouvert sur tous les mouvements de l'ennemi. (11) À
Rome, on ne méprisait pas non plus cette guerre des Ombriens; et leurs menaces
seules avaient alarmé des habitants, à qui l'invasion des Gaulois avait appris
combien leur ville était difficile à défendre. (12) Aussi envoya-t-on des
députés au consul Fabius pour qu'il conduisît promptement son armée en Ombrie,
dans le cas où la guerre des Samnites lui laisserait quelque relâche. (13) Le
consul obéit, et gagna à marches forcées Mevania, où étaient alors les troupes
des Ombriens.
(14) La soudaine arrivée du consul, qu'ils s'étaient figuré
loin de l'Ombrie, retenu dans le Samnium par une autre guerre, épouvanta
tellement les Ombriens, qu'ils étaient d'avis, les uns de se retirer vers leurs
places fortes, les autres de renoncer à la guerre. (15) Un de leurs cantons (ils
l'appellent Materina) non seulement contint les autres en armes, mais les
entraîna sur-le-champ au combat. Ils attaquèrent Fabius comme il entourait son
camp de palissades. (16) Dès que le consul vit cette multitude en désordre
fondre sur ses retranchements, il fit quitter aux soldats les travaux, et les
rangea en bataille, selon que le permettaient la nature du lieu et la
circonstance. Pour toute exhortation, leur dépeignant, ce qui était vrai, la
gloire qu'ils s'étaient acquise et chez les Étrusques et dans le Samnium, il
leur enjoint d'en finir avec ce misérable reste de la guerre d'Étrurie, et de
punir les insolents qui avaient menacé d'assiéger la ville de Rome.
(17) Ces paroles excitèrent un si vif transport chez les
soldats, qu'un cri parti involontairement interrompit la harangue du général; et
bientôt, sans en attendre l'ordre, tous les instruments guerriers sonnant à la
fois, ils fondent précipitamment sur l'ennemi. (18) Il semble qu'ils n'aient
affaire ni à des hommes, ni à des combattants; ils commencent (chose étonnante!)
par arracher les enseignes des mains des porte-étendards; puis, saisissant les
porte-étendards eus-mêmes, ils les traînent vers le consul. Ils en font autant
de chaque soldat, qu'ils vont prendre tout armé dans sa ligne, pour l'amener
dans la leur; et, s'il y a quelque part de la résistance, l'affaire se termine
avec le bouclier plutôt qu'avec l'épée. Du choc du bouclier et d'un coup
d'épaule, ils jettent les ennemis par terre. (19) Il y a plus de monde de pris
que de tué; et un seul cri de mettre bas les armes est à l'instant porté dans
toute la ligne ennemie. (20) Ce fut au milieu même du combat que la soumission
fut jurée par ceux-là qui avaient les premiers conseillé la guerre. Le lendemain
et les jours suivants, les autres peuples de l'Ombrie se rendent. Les Ocriculans
seuls reçoivent la promesse d'un traité d'alliance.
Victoire sur les Samnites et les Herniques (307-306)
[IX, 42]
(1) Fabius, vainqueur d'un ennemi que le sort avait assigné à
un autre, ramena son armée dans sa province. (2) Pour prix de si heureux succès,
le sénat, à l'exemple du peuple, qui, l'année précédente, lui avait continué le
consulat, lui prorogea le commandement de l'armée pour l'année suivante, où
furent consuls Ap. Claudius et L. Volumnius, mesure qui éprouva une violente
opposition de la part d'Appius.
(3) Je trouve, dans quelques annales, qu'Appius demanda le
consulat étant censeur, et que L. Furius, tribun du peuple, s'opposa à son
élection, jusqu'à ce qu'il eût abdiqué la censure. (4) Arrivé au consulat, comme
son collègue fut chargé de la guerre qu'on avait à soutenir pour la première
fois contre les Sallentins, il resta à Rome pour accroître son influence par les
voies politiques, puisque d'autres se trouvaient en possession de la gloire
militaire.
(5) Volumnius n'eut pas lieu d'être mécontent de sa province:
il livra plusieurs combats heureux, et enleva de vive force plusieurs villes à
l'ennemi: il était prodigue du butin; et à cette libéralité déjà si agréable par
elle-même, il ajoutait du prix par ses manières affables; aussi était-il
parvenu, par cette conduite, à rendre le soldat avide de périls et de fatigues.
(6) Le proconsul Q. Fabius livra, près de la ville d'Allifae,
à l'armée des Samnites, une bataille dont le succès ne fut aucunement douteux.
Les ennemis furent mis en déroute et repoussés jusque dans leur camp, où ils
n'auraient pu se maintenir, si le jour n'eût été très avancé. Toutefois le camp
fut cerné avant la nuit, et gardé étroitement pendant toute sa durée, pour que
personne ne pût s'en échapper. (7) Le lendemain, le jour paraissait à peine, que
les ennemis commencèrent à capituler. Il fut stipulé que ce qu'il y avait de
Samnites sortirait avec un simple vêtement. On les fit tous passer sous le joug.
(8) Quant aux alliés des Samnites, il ne fut rien statué à leur égard: ils
furent vendus à l'encan, au nombre d'environ sept mille. Ceux qui s'étaient
déclarés citoyens herniques furent mis en réserve et veillés de près. (9) Fabius
les envoya tous à Rome, au sénat; et, après une enquête pour savoir si c'était
comme soldats fournis par leur pays, ou comme volontaires qu'ils avaient fait la
guerre pour les Samnites contre les Romains, (10) on les répartit chez les
différents peuples du Latium pour y être gardés. Les nouveaux consuls, P.
Cornelius Arvina et Q. Marcius Tremulus (car ils étaient déjà nommés), eurent
ordre de mettre toute cette affaire en délibération dans le sénat. (11) Cette
mesure blessa fortement les Herniques. Il se tint une assemblée de tous les
peuples de ce nom à Anagnia, dans le cirque appelé Maritime; et là, tous les
Herniques, excepté ceux d'Aletriurn, de Ferentinum et de Verulae, déclarèrent la
guerre au peuple romain.
Reprise de l'agitation dans le Samnium. Soumission du peuple hernique (306)
[IX, 43]
(1) Dans le Samnium aussi, il éclata de nouveaux mouvements,
provenant de ce que Fabius s'en était éloigné. Calatia et Sora furent emportées,
les garnisons romaines tombèrent au pouvoir de l'ennemi, qui exerça d'horribles
cruautés sur les soldats prisonniers. (2) P. Cornelius y fut donc envoyé avec
une armée. On assigne à Marcius de nouveaux ennemis (car déjà la guerre contre
les Anagniens, les Herniques et autres peuples était chose décidée). (3)
D'abord, les ennemis occupèrent avec tant de soin tous les points de
communication entre les camps des consuls, qu'il eût été impossible au courrier
le plus leste de passer; (4) et, pendant plusieurs jours, chacun des deux
consuls resta dans une complète ignorance de ce qui se passait, éprouvant
beaucoup d'inquiétude sur la situation de son collègue. L'alarme gagna même
jusqu'à Rome, où elle fut si vive, que l'on enrôla sous la foi du serment tous
ceux qui étaient en âge de supporter les fatigues de la guerre, et que l'on
forma deux nouvelles armées prêtes à entrer en campagne au premier événement
imprévu.
(5) Au reste, la guerre des Herniques n'était pas faite, à
beaucoup près, pour inspirer la terreur qu'elle causait en ce moment, et fut
loin de répondre à l'ancienne gloire de cette nation. (6) Ils n'osèrent pas
hasarder une seule tentative digne d'être mentionnée: dans l'espace de quelques
jours, ils se laissèrent dépouiller trois fois de leur camp; et pour s'assurer
une trêve de trente jours, afin d'envoyer à Rome une députation vers le sénat,
ils s'engagèrent à fournir deux mois de solde et du blé, plus une tunique pour
chaque soldat. (7) Le sénat les renvoya devant Marcius, auquel un
sénatus-consulte conféra le pouvoir de décider du sort de ce peuple, et Marcius
reçut à discrétion les Herniques.
Cependant, dans le Samnium, l'autre consul, supérieur en
forces, avait le désavantage des lieux. (8) Les ennemis avaient fermé tous les
chemins, et s'étaient assurés des passages, pour qu'il ne pût arriver par là de
convois. Bien que le consul leur présentât chaque jour la bataille, il ne
pouvait les attirer au combat; (9) et il était aisé de voir que, si le Samnite
avait tout à craindre d'une affaire, il serait funeste au Romain que la guerre
traînât en longueur. (10) L'arrivée de Marcius, qui, après avoir soumis les
Herniques, se hâta de venir au secours de son collègue, ôta à l'ennemi la
possibilité d'éviter plus longtemps une action; (11) car les Samnites sentirent
bien que, s'ils ne s'étaient pas jugés suffisamment en forces, même contre une
seule armée, la jonction de deux armées consulaires, s'ils la laissaient
s'effectuer, leur enlèverait toute espérance. Ils attaquent donc Marcius au
moment où il arrivait avec son armée encore dans tout le désordre de la marche.
(12) Marcius fait transporter promptement les bagages au
centre, et range ses troupes en bataille autant que la circonstance le
permettait. D'abord les cris qui parvinrent jusqu'au camp, ensuite la vue de la
poussière qui s'élevait au loin, jetèrent l'alarme dans le camp de l'autre
consul. (13) Celui-ci donne ordre de prendre les armes sur-le-champ, fait sortir
promptement ses troupes en bataille, et arrive en travers de l'armée ennemie,
qu'il trouve occupée d'un autre combat. (14) Il crie alors aux siens que ce
serait le comble de l'ignominie, s'ils souffraient que l'autre armée eût pour
elle l'une et l'autre victoire, et s'ils ne faisaient tourner à leur gloire
personnelle la guerre dont ils étaient personnellement chargés. (15) Il se fait
jour à l'endroit où il avait porté son attaque, perce à travers les ennemis,
marche droit à leur camp, et, le trouvant vide de défenseurs, le prend et y met
le feu.
(16) Dès que les flammes sont aperçues par les soldats de
Marcius, et que l'ennemi, en se retournant, les voit derrière lui, la déroute
devient générale parmi les Samnites; mais, sur tous les points, leur fuite est
arrêtée par le carnage, et nulle part ils n'ont de refuge assuré. (17) Déjà
trente mille ennemis avaient été taillés en pièces, et les consuls, après avoir
donné le signal de la retraite, rassemblaient leurs troupes en un seul corps
d'armée, s'adressant mutuellement des félicitations, lorsque apparurent tout à
coup dans l'éloignement de nouvelles cohortes ennemies. C'étaient des recrues
levées pour compléter l'armée. Alors le carnage recommença. (18) Sans attendre
l'ordre des consuls, sans avoir reçu le signal, les vainqueurs s'avancent contre
elles en criant qu'il faut donner au Samnite novice une rude leçon. (19) Les
consuls cèdent à l'ardeur des légions, sachant bien que des soldats nouveaux,
joints à des vétérans abattus par leur déroute, n'auraient pas même la hardiesse
de tenter un combat. (20) Ils ne furent pas trompés dans leur attente. Toutes
les troupes des Samnites, les anciennes comme les nouvelles, gagnent en fuyant
les montagnes voisines. L'armée romaine gravit ces montagnes; il n'est plus
nulle part de lieu sûr pour les vaincus, et ils sont précipités des sommets
qu'ils avaient occupés. Dès ce moment, tous, d'une commune voix, demandèrent la
paix. (21) Alors on les obligea à fournir à l'armée du blé et la solde d'une
année, et à donner une tunique pour chaque soldat; après quoi, ils envoyèrent au
sénat des députés, chargés de solliciter un traité.
(22) Cornelius fut laissé dans le Samnium. Marcius revint à
Rome où il triompha des Herniques. On lui décerna une statue équestre dans le
Forum: c'est celle qui est placée devant le temple de Castor. (23) On rendit à
trois peuples du nom hernique, ceux d'Aletrium, de Verulae et de Férentinum,
leurs lois, qu'ils préférèrent au droit de cité; on leur accorda aussi la
permission de se marier entre eux, privilège qui resta quelque temps affecté à
ces trois peuples, seulement, dans toute la nation hernique. (24) Quant à ceux
d'Anagnia, et aux autres qui avaient pris les armes contre les Romains, on leur
accorda le droit de cité, mais sans y joindre le droit de suffrage; et on leur
ôta leurs assemblées, ainsi que la liberté de former des mariages d'une cité à
une autre. De plus, les fonctions de leurs magistrats furent réduites à la seule
inspection sur les sacrifices.
(25) Cette même année, le censeur C. Junius Bubulcus
entreprit la construction du temple de la déesse Salus, qu'il avait fait voeu
d'élever étant consul, pendant la guerre des Samnites. Conjointement avec son
collègue M. Valerius Maximus, il fit faire des chemins vicinaux, dont le trésor
public supporta la dépense. (26) Ce fut encore cette même année qu'on renouvela,
pour la troisième fois, le traité avec les Carthaginois. Les ambassadeurs qui
étaient venus à cet effet de Carthage, furent traités avec bienveillance et
comblés de présents.
Triomphe des consuls pour leurs victoires dans le Samnium (305)
[IX, 44]
(1) La même année, il y eut aussi un dictateur, P. Cornelius
Scipion, avec un général de la cavalerie, P. Decius Mus. (2) Ils furent nommés
pour tenir les comices consulaires, qu'ils tinrent en effet, parce qu'aucun des
deux consuls n'avait pu abandonner les opérations de la guerre. (3) Les nouveaux
consuls furent L. Postumius et Ti. Minucius. Pison place ces consuls
immédiatement après Q. Fabius et P. Decius, supprimant les deux années où furent
élevés au consulat, ainsi que nous l'avons rapporté, Claudius avec Volumnius, et
Cornelius avec Marcius. (4) On ne sait si c'est par un défaut de mémoire en
rédigeant ses annales, ou si c'est à dessein, les regardant comme apocryphes,
qu'il n'a point fait mention de ces deux consulats.
(5) Cette année, les Samnites firent des incursions dans la
plaine de Stella, partie du territoire de la Campanie. (6) Les consuls qui
furent envoyés tous deux à cette occasion dans le Samnium, prirent chacun une
route différente: Postumius gagna Tifernum, et Minucius Bovianum. Postumius fut
le premier qui en vint aux mains avec l'ennemi, près de Tifernum. (7) Les uns
rapportent que les Samnites furent complètement vaincus, et qu'on leur prit
vingt mille hommes; (8) les autres qu'on se retira des deux côtés avec un
avantage égal.
Postumius, feignant la crainte, fit, par une marche de nuit,
gagner secrètement les montagnes à ses troupes et que les ennemis, l'ayant
suivi, prirent position à deux mille pas de lui, sur des hauteurs également
fortifiées. (9) Le consul, afin de leur persuader que son intention n'avait été
que de se ménager un campement sûr et avantageux pour les subsistances (comme il
l'était en effet), n'eut pas plus tôt achevé de retrancher son camp, qu'il le
pourvut abondamment de toutes les choses utiles: (10) mais, à la troisième
veille, laissant à sa garde un fort détachement, et emmenant ses légions,
auxquelles il ne fait prendre que leurs armes, il les conduit, par le plus court
chemin, à son collègue, qui restait aussi dans l'inaction vis-à-vis d'un autre
corps de troupes ennemies.
(11) Alors Minucius, par le conseil de Postumius, en vient
aux mains avec les ennemis. Le combat s'étant prolongé fort avant dans le jour,
sans que la chance se prononçât, Postumius tombe tout à coup, avec ses légions
fraîches, sur l'armée ennemie déjà épuisée de lassitude, (12) et a bientôt
exterminé ces troupes, que l'excès de la fatigue et leurs blessures empêchaient
même de fuir. On prit vingt et un étendards; et l'on se porta ensuite vers le
camp de Postumius. (13) Là, deux armées victorieuses, attaquant un ennemi déjà
abattu par la nouvelle qu'il venait de recevoir, ne tardent pas à l'enfoncer et
à le mettre en fuite. Vingt-six étendards, le général des Samnites, Statius
Gellius, et une multitude considérable d'ennemis, tombèrent au pouvoir des
vainqueurs, qui s'emparèrent aussi des deux camps.
(14) Le lendemain, on commença le siège de Bovianum, qui fut
bientôt emportée; et la gloire de ces brillants avantages fut couronnée par le
triomphe des deux consuls. (15) Quelques historiens disent que le consul
Minucius, rapporté dans son camp, grièvement blessé, mourut de sa blessure; que
M. Fulvius fut nommé à sa place, et que ce fut lui qui, envoyé prendre le
commandement de l'armée de Minucius, s'empara de Bovianum. (16) La même année,
Sora, Arpinum, Cesennia, furent reprises sur les Samnites. On plaça dans le
Capitole une grande statue d'Hercule, dont on fit la dédicace.
Fin de la guerre contre les Èques (304)
[IX, 45]
(1) Sous le consulat de P. Sulpicius Saverrio et de P.
Sempronius Sophus, les Samnites, soit pour mettre fin à la guerre, soit pour
gagner du temps, envoyèrent à Rome des députés demander la paix. (2) Il fut
répondu à ces députés, qui parlaient d'un ton suppliant, que si les Samnites
n'avaient pas maintes fois demandé la paix lorsqu'ils se préparaient à la
guerre, on aurait pu, en discutant de part et d'autre les conditions, parvenir à
un accommodement; mais que, pour le présent, les Romains, abusés jusqu'à ce jour
par de vaines paroles, ne pouvaient s'en rapporter qu'à des faits; (3) que le
consul P. Sempronius serait bientôt dans le Samnium avec une armée; qu'il ne
serait pas possible de le tromper sur la disposition des esprits soit à la
guerre, soit à la paix; qu'il instruirait le sénat de tout ce qu'il aurait
découvert par lui-même; que les députés n'auraient qu'à suivre le consul lorsque
celui-ci quitterait le Samnium. (4) Cette année, l'armée romaine, en parcourant
le Samnium, ayant rencontré partout des dispositions pacifiques, et de
l'empressement à lui fournir des vivres, on renouvela l'ancien traité avec les
Samnites.
(5) Les armes romaines se tournèrent ensuite contre les
Èques, de tout temps ennemis des Romains, mais qui, restés dans l'inaction
pendant beaucoup d'années, avaient caché leur haine sous les apparences d'une
paix qu'ils trahissaient sourdement. Tant qu'avait subsisté la confédération des
Herniques, ils avaient fourni, de concert avec ceux-ci, des secours aux
Samnites; (6) après la réduction des Herniques, la nation presque entière, sans
être aucunement désavouée en cela par son conseil public, avait pris du service
chez les ennemis; et depuis que les féciaux, après le traité conclu à Rome avec
les Samnites, étaient venus leur demander satisfaction, (7) ils disaient
hautement qu'on voulait les éprouver, afin que la peur de la guerre les fît
consentir à devenir Romains: que les Herniques avaient fait voir combien cette
condition était désirable, puisque tous ceux d'entre eux auxquels avaient été
conféré le droit de cité romaine avaient beaucoup mieux aimé garder leurs lois;
(8) et que ceux, à qui l'on n'avait pas laissé la liberté de choisir ce qu'ils
préféraient, regarderaient toujours le droit de cité romaine comme un châtiment.
Ces propos insolents, jetés publiquement dans leurs
assemblées, déterminèrent le peuple romain à faire la guerre aux Èques. (9) Les
deux consuls, partis pour cette nouvelle guerre, allèrent se poster à quatre
milles du camp des ennemis. (10) L'armée des Èques (comme depuis un grand nombre
d'années ils n'avaient point fait la guerre en leur nom), ressemblait à des
troupes levées à la hâte; ayant à peine des chefs, elle était sans
subordination, et la confusion y régnait. (11) Les uns veulent que l'on marche
au combat, les autres qu'on se borne à défendre le camp; la plupart songent à
leurs terres qui vont être dévastées, à leurs villes dans lesquelles il n'a été
laissé que de faibles garnisons, et dont la ruine est certaine. (12) Aussi,
lorsque, parmi un grand nombre d'avis, il en fut proposé un qui, sacrifiant
l'intérêt général, tournait chacun vers la considération de ses intérêts
particuliers: (13) lorsqu'il fut question de sortir du camp à la première
veille, chacun de son côté, pour tout transporter dans les villes et s'y
défendre à l'abri des murailles, cet avis reçut une approbation aussi vive que
générale.
(14) Pendant que les ennemis se dispersaient dans les
campagnes, les Romains, au point du jour, sortent de leur camp et se forment en
bataille, et, n'apercevant personne s'avancer à leur rencontre, marchent à
grands pas vers le camp des ennemis. (15) Mais là, ne voyant point de postes en
avant des portes, et n'entendant point ce bruit confus de voix ordinaire dans
les camps, ce silence inaccoutumé les étonne, ils s'arrêtent dans la crainte
d'une embuscade. (16) Ayant ensuite franchi la palissade et trouvé tout
abandonné, ils se mettent sur les traces de l'ennemi: mais, comme il s'était
dispersé de tous côtés, ces traces qui se prolongeaient également dans toutes
les directions, les embarrassèrent d'abord. (17) Ils ne tardèrent pas à être
instruits par leurs éclaireurs du parti qu'avaient pris les ennemis; et alors
promenant successivement la guerre d'une ville à l'autre, ils prirent de vive
force quarante et une places dans l'espace de cinquante jours. La plupart furent
rasées et brûlées, et la nation des Èques fut presque entièrement détruite. (18)
On triompha des Èques, dont les désastres furent un exemple pour les
Marruciniens, les Marses, les Péligniens et les Frentins, qui envoyèrent à Rome
des députés demander paix et amitié. On accorda à ces peuples l'alliance qu'ils
sollicitaient.
L'édilité curule de Cneius Flavius (304)
[IX, 46]
(1) La même année, le scribe Cn. Flavius, fils de Cneius, né
d'un père affranchi, avec très peu de fortune, mais homme plein de finesse et de
faconde, fut élevé à l'édilité curule. (2) Je trouve dans quelques annales que,
comme il exerçait les fonctions d'appariteur auprès des édiles, voyant que la
tribu appelée la première à donner son suffrage, le nommait édile lui-même, et
qu'on ne voulait point recevoir sa nomination, à cause de sa profession de
scribe, il vint déposer son greffe, et affirmer par serment qu'il ne le
reprendrait jamais. (3) Licinius Macer soutient qu'il l'avait abandonnée quelque
temps auparavant; il se fonde sur ce qu'antérieurement Flavius avait été tribun,
et qu'il avait exercé deux sortes de triumvirats, le triumvirat de nuit, et un
autre pour l'établissement d'une colonie. (4) Au reste (et c'est là un point sur
lequel on se trouve d'accord), il disputa toujours de hauteur avec les nobles,
qui méprisaient sa basse extraction. (5) Il dévoila au public les formules de
jurisprudence qui étaient en réserve entre les mains des pontifes, comme au fond
d'un sanctuaire; et, pour mettre les citoyens à portée de connaître par
eux-mêmes les jours où la religion permettait de vaquer aux procès, il fit
placer autour du Forum le tableau des fastes. (6) La dédicace qu'il fit d'un
temple de la Concorde, élevé sur l'emplacement d'un ancien temple de Vulcain,
souleva surtout l'orgueil des nobles. Le souverain pontife, Cornelius Barbatus,
se trouva forcé, par une décision unanime du peuple, de lui dicter les formules
sacrées, bien qu'il soutînt que, d'après la coutume des anciens Romains, il
n'appartenait qu'à un consul ou à un général de faire la dédicace d'un temple.
(7) C'est pourquoi, d'après un arrêté du sénat, il fut présenté à la sanction du
peuple une loi dont les dispositions étaient, qu'on ne pourrait jamais faire la
dédicace d'un temple ou d'un autel sans un ordre exprès du sénat ou de la
majorité des tribuns du peuple.
(8) Voici une particularité qui aurait peu d'intérêt par
elle-même, si elle ne servait à montrer la fierté que les plébéiens savaient
opposer à l'orgueil des nobles. (9) Flavius étant venu visiter son collègue
malade, et une troupe de jeunes nobles, qui se trouvaient dans l'appartement de
celui-ci, étant, d'un commun accord, restée assise au moment de son arrivée, il
fit apporter là sa chaise curule, et, du siège de sa dignité, il contempla
l'embarras et le dépit de ses ennemis.
(10) Au reste, Flavius avait été nommé édile par la faction
du Forum, qu'avait beaucoup fortifiée la censure d'Ap. Claudius. Celui-ci avait,
le premier, dégradé le sénat en y introduisant des fils d'affranchis. (11) Du
moment que ces choix, odieux à tous, eurent été repoussés, et qu'il se vit
privé, dans le sénat, du crédit qu'il s'était flatté d'y acquérir, il corrompit
le Forum et le Champ de Mars, en répandant le menu peuple par toutes les tribus;
(12) et les comices où fut nommé Flavius se trouvèrent si mal composés, que la
plupart des nobles quittèrent leurs anneaux d'or et leurs colliers. (13) À dater
de cette époque, Rome fut divisée en deux partis: l'un des gens de bien, aimant
les bons citoyens et cherchant à les porter aux emplois; l'autre composé de la
faction du Forum. (14) Cette scission dura jusqu'à la censure de Q. Fabius et de
P. Decius, ou Fabius, et pour le rétablissement de la concorde, et pour que les
comices ne fussent pas dans la main de ce qu'il y avait de plus abject, écuma
toute cette lie du Forum, et la jeta dans quatre tribus, qu'il appela les tribus
de la ville. (15) Cette sage mesure, comme nous l'apprennent les historiens, fut
accueillie avec une si vive reconnaissance, que Fabius, pour avoir ainsi rétabli
l'équilibre entre les différents ordres, reçut le surnom de Maximus, que tant de
victoires n'avaient pu lui acquérir. C'est le même, dit-on, qui institua, pour
l'ordre équestre, la cavalcade des ides de Quinctilis.
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