Le premier interrègne et l'avènement de Numa Pompilius
[I, 17]
(1) Cependant l'ambition du trône et les rivalités agitaient
le sénat. Nul, parmi ce peuple nouveau, n'ayant encore de supériorité constatée,
les prétentions ne s'élevaient pas encore entre les citoyens; la question se
débattait entre les deux races de peuple. (2) Les Sabins d'origine, qui depuis
la mort de Tatius n'avaient pas eu de roi de leur nation, et qui, dans cette
société fondée sur l'égalité des droits, craignaient de perdre ceux qu'ils
avaient à l'empire, exigeaient que le roi fût élu dans le corps des Sabins. Les
vieux Romains, de leur côté, repoussaient un roi étranger. (3) Cependant ce
conflit de volonté n'empêchait pas les citoyens de vouloir unanimement le
gouvernement monarchique. On ignorait encore les douceurs de la liberté. (4)
Mais cette ville sans gouvernement, cette armée sans chef, environnées d'une
foule de petits états toujours en fermentation, faisaient craindre aux sénateurs
l'attaque imprévue de quelque peuple étranger. On sentait le besoin d'un chef,
mais personne ne pouvait se résoudre à céder.
(5) Enfin, il fut convenu que les sénateurs, au nombre de
cent, seraient partagés en dix décuries, dont chacune devrait conférer à l'un de
ses membres l'exercice de l'autorité. La puissance était collective : un seul en
portait les insignes, et marchait précédé des licteurs. (6) La durée en était de
cinq jours pour chaque individu et à tour de rôle. La royauté resta ainsi
suspendue pendant un an, et l'on donna à cette vacance le nom d'interrègne,
encore en usage aujourd'hui. (7) Le peuple, alors, se plaignit vivement de ce
qu'on eût aggravé sa servitude, et qu'au lieu d'un maître il en eut cent. Il
paraissait décidé à ne plus souffrir désormais qu'un roi, et à le choisir
lui-même. (8) Les sénateurs conclurent de ces dispositions du peuple qu'ils
devaient résigner volontairement les pouvoirs qu'on allait leur arracher. (9)
Mais, en abandonnant au peuple la toute-puissance, ils en retinrent
effectivement plus qu'ils n'en accordaient; car ils subordonnèrent l'élection du
roi par le peuple à la ratification du sénat. Cette prérogative usurpée s'est
perpétuée jusqu'ici dans le sénat, pour la sanction des lois et les nominations
aux emplois de la magistrature; mais ce n'est plus qu'une formalité vaine. Avant
que le peuple aille aux voix, le sénat ratifie la décision des comices, quelle
qu'elle soit.
(10) Mais, à cette époque, l'interroi convoqua l'assemblée,
et dit : "Romains, au nom de la gloire, du bien-être et de la prospérité de
Rome, nommez vous-mêmes votre roi : tel est le voeu du sénat. Nous ensuite, si
vous donnez à Romulus un successeur digne de lui, nous ratifierons votre choix."
(11) Le peuple fut si flatté de cette condescendance, que, pour ne pas être
vaincu en générosité, il se contenta d'ordonner que l'élection serait déférée au
sénat.
[I, 18]
(1) Dans ce temps-là vivait Numa Pompilius, célèbre par sa
justice et par sa piété. Il demeurait à Cures, chez les Sabins. C'était un homme
très versé, pour son siècle, dans la connaissance de la morale divine et
humaine. (2) C'est à tort qu'à défaut d'autre on lui a donné pour maître
Pythagore de Samos. Il est avéré que ce fut sous le règne de Servius Tullius,
plus de cent ans après Numa, que Pythagore vint à l'extrémité de l'Italie, dans
le voisinage de Métaponte, d'Héraclée et de Crotone, tenir une école de jeunes
gens voués au culte de ses théories. (3) Et même en admettant qu'il eût été
contemporain de Numa, de quels lieux eût-il attiré des hommes épris de l'amour
de s'instruire ? par quelle voie le bruit de son nom était-il arrivé jusque chez
les Sabins ? quelle langue l'aidait à communiquer? et comment enfin un homme
seul aurait-il pu pénétrer à travers tant de nations, aussi différentes de
moeurs que de langage ? (4) Je pense plutôt que Numa puisait en lui même les
principes de vertu qui réglaient son âme, et que le complément de son éducation
fut moins l'effet de ses études dans les écoles philosophiques étrangères, que
de la discipline mâle et rigoureuse des Sabins, la nation la plus austère de
l'antiquité.
(5) À ce nom de Numa, et bien que l'élection d'un roi parmi
les Sabins dût sembler constituer la prépondérance de ce peuple, personne, parmi
les sénateurs romains, n'osa préférer à un tel homme, ni soi, ni tout autre de
son parti, sénateur ou citoyen, et tous, sans exception, décernèrent la couronne
à Numa Pompilius. (6) Mandé à Rome, il voulut, à l'exemple de Romulus, qui
n'avait jeté les fondements de la ville et pris possession de la royauté
qu'après avoir consulté les augures, interroger les dieux sur son élection. Un
augure, qui dut à cet honneur de conserver à perpétuité ce sacerdoce public,
conduisit Numa sur le mont Capitolin. Là, il fit asseoir sur une pierre le
nouveau roi, la face tournée au midi, (7) et lui-même, ayant la tête voilée, et
dans la main un bâton recourbé, sans noeuds, appelé 'lituus', prit place à sa
gauche. Alors, promenant ses regards sur la ville et la campagne, il adressa aux
dieux ses prières; il traça en idée des limites imaginaires à l'espace compris
centre l'Orient et l'Occident, plaçant la droite au midi et la gauche au nord;
(8) puis, aussi loin que sa vue pouvait s'étendre, il désigna, en face de lui,
un point imaginaire. Enfin, prenant le 'lituus' dans la main gauche, et étendant
la droite sur la tête de Numa, il prononça cette prière : (9) "Grand Jupiter, si
la volonté divine est que Numa, dont je touche la tête, règne sur les Romains,
apprends-nous cette volonté par des signes non équivoques, dans l'espace que je
viens de fixer." (10) Il définit ensuite la nature des auspices qu'il demandait,
et lorsqu'ils se furent manifestés, Numa, déclaré roi, quitta le temple.
Les réalisations de Numa
[I, 19]
(1) Désormais maître du trône, Numa voulut que la ville
naissante, fondée par la violence et par les armes, le fût de nouveau par la
justice, par les lois et la sainteté des moeurs : (2) et comme il lui semblait
impossible, au milieu de guerres perpétuelles, de faire accepter ce nouvel ordre
de choses à des esprits dont le métier des armes avait nourri la férocité, il
crut devoir commencer par adoucir cet instinct farouche, en le privant par
degrés de son aliment habituel. Dans ce but, il éleva le temple de Janus. Ce
temple, construit au bas de l'Argilète, devint le symbole de la paix et de la
guerre. Ouvert, il était le signal qui appelait les citoyens aux armes; fermé,
il annonçait que la paix régnait entre toutes les nations voisines. (3) Deux
fois il a été fermé depuis le règne de Numa, la première, sous le consulat de
Titus Manlius, à la fin de la première guerre punique; la seconde, sous César
Auguste, lorsque, par un effet de la bonté des dieux, nous vîmes, après la
bataille d'Actium, la paix acquise au monde, et sur terre et sur mer.
(4) Quand donc Numa l'eut fermé, quand par des traités et par
des alliances il eut consommé l'union entre Rome et les peuples circonvoisins,
quand il eut dissipé les inquiétudes sur le retour probable de tout danger
extérieur, il redouta l'influence pernicieuse de l'oisiveté sur des hommes que
la crainte de l'ennemi et les habitudes de la guerre avaient contenus
jusqu'alors. Il pensa d'abord qu'il parviendrait plus aisément à adoucir les
moeurs grossières de cette multitude et à dissiper son ignorance, en versant
dans les âmes le sentiment profond de la crainte des dieux. (5) Mais ce but ne
pouvait être atteint sans une intervention miraculeuse. Numa feignit donc
d'avoir des entretiens nocturnes avec la déesse Égérie. Il disait que, pour
obéir à ses ordres, il instituait les cérémonies religieuses les plus agréables
aux dieux, et un sacerdoce particulier pour chacun d'eux.
(6) Avant tout, il divisa l'année suivant les cours de la
lune, en douze mois; mais comme chaque révolution lunaire n'est pas
régulièrement de trente jours, et que par conséquent l'année solaire eût été
incomplète, il suppléa cette lacune par l'interposition des mois intercalaires,
et il les disposa de telle façon que tous les vingt-quatre ans, le soleil se
retrouvant au même point d'où il était parti, chaque lacune annuelle était
réparée. (7) Il établit aussi les jours fastes et les jours néfastes, car il
pressentait déjà l'utilité de suspendre parfois la vie politique.
[I, 20]
(1) Il songea ensuite à créer des prêtres, quoiqu'il remplît
lui-même la plupart des fonctions qu'exerce aujourd'hui le flamine de Jupiter.
(2) Mais il prévoyait que cette cité belliqueuse compterait plus de princes
semblables à Romulus qu'à Numa, de princes faisant la guerre et y marchant en
personne; et, de peur que les fonctions de roi ne gênassent les fonctions de
prêtre, il créa un flamine, avec mission de ne jamais quitter les autels de
Jupiter, le revêtit d'insignes augustes, et lui donna la chaise curule pareille
à celle des rois. Il lui adjoignit deux autres flamines, l'un consacré à Mars,
l'autre à Quirinus. (3) Il fonda ensuite le collège des Vestales, sacerdoce
emprunté aux Albains, et qui n'était point étranger à la famille du fondateur de
Rome. Il leur assigna un revenu sur l'état, afin de les enchaîner exclusivement
et à toujours aux nécessités de leur ministère : le voeu de virginité et
d'autres distinctions achevèrent de leur imprimer un caractère vénérable et
sacré. (4) Il institua aussi en l'honneur de Mars Gradivus douze prêtres, sous
le nom de saliens; il leur donna pour insignes la tunique brodée, recouverte,
sur la poitrine, d'une cuirasse d'airain; leurs fonctions étaient de porter les
boucliers sacrés qu'on nomme anciles, et de courir par la ville en chantant des
vers et en exécutant des danses et des mouvements de corps particulièrement
affectés à cette solennité. (5) Il nomma grand pontife Numa Marcius, fils de
Marcus, sénateur; il lui confia la surveillance de tout ce qui tenait à la
religion. Par des règlements consignés dans des registres spéciaux, il lui
conféra la prérogative de diriger les cérémonies religieuses, de déterminer la
nature des victimes, à quels jours et dans quels temples elles seraient
immolées, quels fonds subviendraient à toutes ces dépenses, (6) et enfin, la
juridiction sur tous les sacrifices célébrés soit publiquement, soit dans
l'intérieur des familles. Ainsi, le peuple savait où venir puiser des lumières,
et la religion ne courait pas le risque d'être offensée par l'oubli des rites
nationaux et l'introduction des rites étrangers. (7) Le grand pontife ne réglait
pas seulement les sacrifices aux dieux du ciel, mais encore les sacrifices aux
dieux mânes, et les cérémonies funéraires, et il apprenait aussi à distinguer,
parmi les prodiges annoncés par la foudre et d'autres phénomènes, ceux qui
demandaient une expiation. Pour obtenir des dieux la connaissance de ces
secrets, Numa dédia, sur le mont Aventin, un autel à Jupiter Elicius, et
consulta le dieu par la voie des augures, sur les prodiges qui étaient dignes
d'attention.
[I, 21]
(1) Ces expiations, ces rapprochements intimes entre le
peuple et les ministres de la religion, cette tendance nouvelle des esprits vers
les exercices pieux, firent perdre à cette multitude ses habitudes de violence
et tomber ses armes; et la constante sollicitude des dieux, qui paraissaient
intervenir dans la direction des destinées humaines, pénétra les coeurs d'une
piété si vive, que la foi et la religion du serment, à défaut de la crainte des
lois et des châtiments, eussent suffi pour contenir les citoyens de Rome. (2)
Tous, d'ailleurs, réglaient leurs moeurs sur celles de Numa, leur unique
exemple; aussi les peuples voisins, qui jusqu'alors avaient vu dans Rome, non
pas une ville, mais un camp planté au milieu d'eux pour troubler la tranquillité
générale, se sentirent peu à peu saisis pour elle d'une telle vénération, qu'ils
eussent considéré comme un sacrilège la moindre hostilité contre une ville
occupée tout entière au service des dieux.
(3) Plus d'une fois, sans témoins, et comme s'il se fût rendu
à une conférence avec la déesse, Numa se retirait dans un bois, traversé par une
fontaine dont les eaux intarissables s'échappaient du fond d'une grotte obscure.
Ce bois fut par lui consacré aux muses, parce qu'elles y tenaient conseil avec
son épouse Égérie. (4) La Bonne Foi eut aussi un temple consacré à elle seule.
Numa voulut que les prêtres de ce temple y allassent montés dans un char
couvert, à deux chevaux, et qu'ils eussent, pendant les cérémonies, la main
enveloppée jusqu'aux doigts; voulant dire que la bonne foi devait être protégée,
et que la main en est le symbole et le siège. (5) Il institua beaucoup d'autres
sacrifices, et les lieux destinés à leur célébration reçurent des prêtres le nom
d'Argées. Mais la plus belle, la plus grande de ses oeuvres, fut d'avoir
maintenu, pendant toute la durée de son règne, la paix et la solidité de ses
institutions. (6) Ainsi deux rois agrandirent successivement la cité romaine,
l'un par la guerre, l'autre par la paix. Romulus avait régné trente-sept ans,
Numa quarante-trois. Rome alors était puissante, et les arts dont elle était
redevable à la fois à la paix et à la guerre, avaient perfectionné sa
civilisation.
|