Avènement de Tullus Hostilius. La déclaration de guerre
avec Albe
[I, 22]
(1) La mort de Numa ramena un interrègne. Mais le peuple élut
roi Tullus Hostilius, petit-fils de cet Hostilius qui s'était illustré contre
les Sabins, dans le combat au pied de la citadelle. Le sénat ratifia l'élection.
(2) Ce prince, loin de ressembler à son prédécesseur, était d'une nature plus
belliqueuse encore que Romulus. Sa jeunesse, sa vigueur et la gloire de son
aïeul, animaient son courage. Persuadé qu'un état s'énerve dans l'inaction, il
cherchait de toutes parts des prétextes de guerre.
(3) Le hasard voulut que des laboureurs des pays de Rome et
d'Albe se livrassent les uns envers les autres à des déprédations réciproques.
(4) Albe alors était gouvernée par Caius Cluilius. Chaque parti envoya, presque
dans le même temps, des ambassadeurs pour demander réparation. Tullus avait
ordonné aux siens d'exposer, avant tout, leur requête; il s'attendait à un refus
de la part des Albains, ce qui lui fournissait un légitime sujet de guerre. (5)
Les Albains mirent plus de lenteur dans la négociation. Accueillis par Tullus,
admis à sa table, ils rivalisèrent avec le prince de prévenance et de
courtoisie. Dans cet intervalle, les députés romains avaient présenté leurs
réclamations, et sur le refus des Albains, ils leur avaient déclaré la guerre
pour le trentième jour. Tullus en est informé. (6) Il mande alors à une
conférence les députés d'Albe, et les requiert d'expliquer le motif de leur
voyage. Ceux-ci, ne sachant pas encore ce qui s'est passé, et afin de gagner du
temps, allèguent de vaines excuses : "C'est bien malgré eux qu'ils s'exposent à
déplaire à Tullus; mais ils subissent la loi de leurs instructions. Ils viennent
réclamer la restitution de ce qu'on leur a enlevé, et, s'ils ne l'obtiennent,
ils ont ordre de déclarer la guerre." (7) À cela, Tullus répond : "Annoncez donc
à votre roi que le roi des Romains atteste les dieux que celui des deux peuples
qui le premier a dédaigné de faire droit à la requête des députés doit être
responsable des conséquences funestes de cette guerre."
[I, 23]
(1) Les Albains portent chez eux cette réponse. Des deux
côtés on se prépare avec ardeur à la guerre. Ce conflit avait tout le caractère
d'une guerre civile, car il mettait, pour ainsi dire, aux prises les pères et
les enfants. Les deux peuples étaient de sang troyen; Lavinium tirait son
origine de Troie; Albe de Lavinium; et les Romains descendaient des rois d'Albe.
(2) Cependant l'issue de la guerre rendit la querelle moins déplorable. On ne
combattit point en bataille rangée; on détruisit seulement les maisons de l'une
des deux villes, et la fusion s'opéra entre les deux peuples.
(3) Les Albains envahirent les premiers, avec une armée
formidable, le territoire de Rome. Leur camp n'en était pas à plus de cinq
milles; ils l'avaient entouré d'un fossé, lequel fut, pendant quelques siècles,
appelé du nom de leur chef, 'le fossé Cluilius', jusqu'à ce que le temps eût
fait disparaître et la chose et le nom. (4) Cluilius, étant mort dans le camp,
les Albains créent dictateur Mettius Fufétius. Mais le fougueux Tullus, dont
l'audace s'était accrue par la mort de Cluilius, s'en va publiant partout que la
vengeance des dieux, après s'être manifestée d'abord sur la personne du chef,
menace de punir du crime de cette guerre impie quiconque porte le nom Albain.
Puis, à la faveur de la nuit, il tourne le camp ennemi, et envahit à son tour le
territoire d'Albe. (5) Ce coup de main fait sortir Mettius de ses
retranchements. Il s'approche le plus possible de l'ennemi, et de là il envoie
un émissaire à Tullus, avec ordre d'exposer au roi l'utilité d'une entrevue
avant d'engager l'action; que s'il accorde cette entrevue, il a, lui Mettius, à
faire des propositions dont la teneur intéresse Rome et Albe tout ensemble. (6)
Tullus ne se refuse point à l'entrevue, quoiqu'il en attende peu de fruit, et
range son armée en bataille. Le même mouvement s'exécute parmi les Albains.
Alors le général albain prend la parole : (7) "Des attaques
injustes, dit-il, du butin enlevé contre la foi des traités, réclamé et non
rendu, sont les causes de cette guerre. Ce sont celles du moins que j'ai entendu
donner par notre roi Cluilius, celles que tu produiras sans doute aussi
toi-même, ô Tullus ! Mais, sans recourir à des raisons spécieuses, et pour
déclarer ici la vérité, je dis que l'ambition seule arme l'un contre l'autre
deux peuples voisins, deux peuples unis par les liens du sang. (8) Si nous
faisons bien ou mal, c'est ce dont je ne décide pas; ce soin regarde les auteurs
de la querelle. Quant à cette guerre, comme chef des Albains, je dois la
soutenir. Je veux, Tullius. te soumettre un simple avis. Nous sommes environnés,
toi et les miens, par la nation étrusque; le danger est grand pour tous, plus
grand même pour vous; et vous le savez d'autant mieux que vous êtes plus
voisins. Les Étrusques sont tout-puissants sur terre, et plus encore sur mer.
(9) Souviens-toi qu'au moment où tu donneras le signal du combat, ce peuple, les
yeux fixés sur les deux armées, attendra que nous soyons épuisés et affaiblis
pour attaquer à la fois le vainqueur et le vaincu. Puis donc qu'au lieu de nous
contenter d'une liberté assurée, nous courons les chances de la servitude, en
convoitant la conquête d'une domination douteuse; au nom des dieux, trouvons un
moyen qui, sans dommage sérieux pour les deux peuples et sans effusion de sang,
puisse décider enfin lequel des deux doit commander à l'autre." (10) Tullus,
bien que l'espérance de la victoire le rendît plus intraitable, agréa néanmoins
cette proposition. Mais, tandis que les deux chefs cherchaient ce moyen, la
fortune prit soin de le leur fournir.
La conclusion du premier traité et le combat des Horaces
et des Curiaces
[I, 24]
(1) Il y avait par hasard dans chacune des deux armées trois
frères jumeaux, à peu près de même force et de même âge. C'étaient les Horaces
et les Curiaces. L'exactitude de leur nom est suffisamment constatée, et les
annales de l'antiquité offrent peu d'actions aussi illustres que la leur.
Toutefois cette illustration même n'a pas prévalu contre l'incertitude qui
subsiste encore aujourd'hui, de savoir à quelle nation les Horaces, à laquelle
les Curiaces appartenaient. Les auteurs varient là-dessus. J'en trouve cependant
un plus grand nombre qui font les Horaces Romains; et j'incline vers cette
opinion. (2) Chacun des deux rois charge donc ces trois frères de combattre pour
la patrie. Là où sera la victoire, là sera l'empire. Cette condition est
acceptée, et l'on convient du temps et du lieu du combat. (3) Préalablement, un
traité conclu entre les Romains et les Albains porte cette clause principale,
que celui des deux peuples qui resterait vainqueur exercerait sur le vaincu un
empire doux et modéré.
Dans tous les traités, les conditions varient; la formule de
tous est la même. (4) Voici l'acte de cette espèce le plus ancien qui nous ait
été transmis. Le fécial, s'adressant à Tullus lui dit : "Roi, m'ordonnes-tu de
conclure un traité avec le père patrat du peuple albain ?" Et sur la réponse
affirmative, il ajouta : "Je te demande l'herbe sacrée. -- Prends-la pure,
répliqua Tullus." (5) Alors le fécial apporta de la citadelle l'herbe pure, et
s'adressant de nouveau à Tullus : "Roi, dit-il, me nommes-tu l'interprète de ta
volonté royale et de celle du peuple romain des Quirites ? Agrées-tu les vases
sacrés, les hommes qui m'accompagnent ? -- Oui, répondit le roi, sauf mon droit
et celui du peuple romain."
(6) Le fécial était Marcus Valérius : il créa 'père patrat'
Spurius Fusius, en lui touchant la tête et les cheveux avec la verveine. Le père
patrat prêta le serment et sanctionna le traité. Il employa, à cet effet, une
longue série de formules consacrées qu'il est inutile de rapporter ici. (7) Ces
conditions lues, le fécial reprit : "Écoute, Jupiter, écoute, père patrat du
peuple albain; écoute aussi, peuple albain. Le peuple romain ne violera jamais
le premier les conditions et les lois. Les conditions inscrites sur ces
tablettes ou sur cette cire viennent de vous être lues, depuis la première
jusqu'à la dernière, sans ruse ni mensonge. Elles sont, dès aujourd'hui, bien
entendues pour tous. Or, ce ne sera pas le peuple romain qui s'en écartera le
premier. (8) S'il arrivait que, par une délibération publique ou d'indignes
subterfuges, il les enfreignit le premier, alors, grand Jupiter, frappe le
peuple romain comme je vais frapper aujourd'hui ce porc; et frappe-le avec
d'autant plus de rigueur que ta puissance et ta force sont plus grandes." (9) Il
finit là son imprécation, puis frappa le porc avec un caillou. De leur côté, les
Albains, par l'organe de leur dictateur et de leurs prêtres, répétèrent les
mêmes formules, et prononcèrent le même serment.
[I, 25]
(1) Le traité conclu, les trois frères, de chaque côté,
prennent leurs armes, suivant les conventions. La voix de leurs concitoyens les
anime. Les dieux de la patrie, la patrie elle-même, tout ce qu'il y a de
citoyens dans la ville et dans l'armée ont les yeux fixés tantôt sur leurs
armes, tantôt sur leurs bras. Enflammés déjà par leur propre courage, et enivrés
du bruit de tant de voix qui les exhortaient, ils s'avancent entre les deux
armées. (2) Celles-ci étaient rangées devant leur camp, à l'abri du péril, mais
non pas de la crainte. Car il s'agissait de l'empire, remis au courage et à la
fortune d'un si petit nombre de combattants. Tous ces esprits tendus et en
suspens attendent avec anxiété le commencement d'un spectacle si peu agréable à
voir. (3) Le signal est donné. Les six champions s'élancent comme une armée en
bataille, les glaives en avant, portant dans leur coeur le courage de deux
grandes nations. Tous, indifférents à leur propre danger, n'ont devant les yeux
que le triomphe ou la servitude, et cet avenir de leur patrie, dont la fortune
sera ce qu'ils l'auront faite.
(4) Au premier choc de ces guerriers, au premier cliquetis de
leurs armes, dès qu'on vit étinceler les épées, une horreur profonde saisit les
spectateurs. De part et d'autre l'incertitude glace la voix et suspend le
souffle. (5) Tout à coup les combattants se mêlent; déjà ce n'est plus le
mouvement des corps, ce n'est plus l'agitation des armes, ni les coups
incertains, mais les blessures, mais le sang qui épouvantent les regards. Des
trois Romains, deux tombent morts l'un sur l'autre; les trois Albains sont
blessés. (6) À la chute des deux Horaces, l'armée albaine pousse des cris de
joie : les Romains, déjà sans espoir, mais non sans inquiétude, fixent des
regards consternés sur le dernier Horace déjà enveloppé par les trois Curiaces.
(7) Par un heureux hasard, il était sans blessure. Trop
faible contre ses trois ennemis réunis, mais d'autant plus redoutable pour
chacun d'eux en particulier, pour diviser leur attaque il prend la fuite,
persuadé qu'ils le suivront selon le degré d'ardeur que leur permettront leurs
blessures. (8) Déjà il s'était éloigné quelque peu du lieu du combat, lorsque,
tournant la tête, il voit en effet ses adversaires le poursuivre à des distances
très inégales, et un seul le serrer d'assez près. Il se retourne brusquement et
fond sur lui avec furie. (9) L'armée albaine appelle les Curiaces au secours de
leur frère; mais, déjà vainqueur, Horace vole à un second combat. Alors un cri,
tel qu'en arrache une joie inespérée, part du milieu de l'armée romaine; le
guerrier s'anime à ce cri, il précipite le combat, (10) et, sans donner au
troisième Curiace le temps d'approcher de lui, il achève le second.
(11) Ils restaient deux seulement, égaux par les chances du
combat, mais non par la confiance ni par les forces. L'un, sans blessure et fier
d'une double victoire, marche avec assurance à un troisième combat : l'autre,
épuisé par sa blessure, épuisé par sa course, se traînant à peine, et vaincu
d'avance par la mort de ses frères, tend la gorge au glaive du vainqueur. Ce ne
fut pas même un combat. (12) Transporté de joie, le Romain s'écrie : "Je viens
d'en immoler deux aux mânes de mes frères : celui-ci, c'est à la cause de cette
guerre, c'est afin que Rome commande aux Albains que je le sacrifie." Curiace
soutenait à peine ses armes. Horace lui plonge son épée dans la gorge, le
renverse et le dépouille.
(13) Les Romains accueillent le vainqueur et l'entourent en
triomphe, d'autant plus joyeux qu'ils avaient été plus près de craindre. Chacun
des deux peuples s'occupe ensuite d'enterrer ses morts, mais avec des sentiments
bien différents. L'un conquérait l'empire, l'autre passait sous la domination
étrangère. (14) On voit encore les tombeaux de ces guerriers à la place où
chacun d'eux est tombé; les deux Romains ensemble, et plus près d'Albe; les
trois Albains du côté de Rome, à quelque distance les uns des autres, suivant
qu'ils avaient combattu.
[I, 26]
(1) Mais, avant qu'on se séparât, Mettius, aux termes du
traité, demande à Tullus ce qu'il ordonne : "Que tu tiennes la jeunesse albaine
sous les armes, répond Tullus; je l'emploierai coutre les Véiens, si j'ai la
guerre avec eux." Les deux armées se retirent ensuite.
Horatia et le procès de perduellio
[I, 26]
(2) Horace, chargé de son triple trophée, marchait à la tête
des Romains. Sa soeur, qui était fiancée à l'un des Curiaces, se trouve sur son
passage, près de la porte Capène; elle a reconnu sur les épaules de son frère la
cotte d'armes de son amant, qu'elle-même avait tissée de ses mains : alors,
s'arrachant les cheveux, elle redemande son fiancé et l'appelle d'une voix
étouffée par les sanglots. (3) Indigné de voir les larmes d'une soeur insulter à
son triomphe et troubler la joie de Rome, Horace tire son épée, et en perce la
jeune fille en l'accablant d'imprécations : (4) "Va, lui dit-il, avec ton fol
amour, rejoindre ton fiancé, toi qui oublies et tes frères morts, et celui qui
te reste, et ta patrie. Périsse ainsi toute Romaine qui osera pleurer la mort
d'un ennemi."
(5) Cet assassinat révolte le peuple et le sénat. Mais
l'éclat de sa victoire semblait en diminuer l'horreur. Toutefois il est traîné
devant le roi, et accusé. Le roi, craignant d'assumer sur sa tête la
responsabilité d'un jugement, dont la rigueur soulèverait la multitude;
craignant plus encore de provoquer le supplice qui suivrait le jugement,
convoque l'assemblée du peuple : "Je nomme, dit-il, conformément à la loi, des
duumvirs pour juger le crime d'Horace." (6) La loi était d'une effrayante
sévérité : "Que les duumvirs jugent le crime, disait-elle; si l'on appelle du
jugement, qu'on prononce sur l'appel. Si la sentence est confirmée, qu'on voile
la tête du coupable, qu'on le suspende à l'arbre fatal, et qu'on le batte de
verges dans l'enceinte ou hors de l'enceinte des murailles." (7) Les duumvirs,
d'après cette formule de la loi, n'auraient pas cru pouvoir absoudre même un
innocent, après l'avoir condamné. "Publius Horatius, dit l'un d'eux, je déclare
que tu as mérité la mort. Va, licteur, attache-lui les mains." (8) Le licteur
s'approche; déjà il passait la corde, lorsque, sur l'avis de Tullus, interprète
clément de la loi, Horace s'écrie : "J'en appelle."
La cause fut alors déférée au peuple. (9) Tout le monde était
ému, surtout entendant le vieil Horace s'écrier que la mort de sa fille était
juste; qu'autrement il aurait lui-même, en vertu de l'autorité paternelle, sévi
tout le premier contre son fils, et il suppliait les Romains, qui l'avaient vu
la veille père d'une si belle famille, de ne pas le priver de tous ses enfants.
(10) Puis, embrassant son fils et montrant au peuple les dépouilles des
Curiaces, suspendues au lieu nommé encore aujourd'hui le Pilier d'Horace :
"Romains, dit-il, celui que tout à l'heure vous voyiez avec admiration marcher
au milieu de vous, triomphant et paré d'illustres dépouilles, le verrez-vous lié
à un infâme poteau, battu de verges et supplicié ? Les Albains eux-mêmes ne
pourraient soutenir cet horrible spectacle ! (11) Va, licteur, attache ces mains
qui viennent de nous donner l'empire : va, couvre d'un voile la tête du
libérateur de Rome; suspends-le à l'arbre fatal; frappe-le, dans la ville si tu
le veux, pourvu que ce soit devant ces trophées et ces dépouilles; hors de la
ville, pourvu que ce soit parmi les tombeaux des Curiaces. Dans quel lieu
pourrez-vous le conduire où les monuments de sa gloire ne s'élèvent point contre
l'horreur de son supplice ?"
(12) Les citoyens, vaincus et par les larmes du père, et par
l'intrépidité du fils, également insensible à tous les périls, prononcèrent
l'absolution du coupable, et cette grâce leur fut arrachée plutôt par
l'admiration qu'inspirait son courage, que par la bonté de sa cause. Cependant,
pour qu'un crime aussi éclatant ne restât pas sans expiation, on obligea le père
à racheter son fils, en payant une amende. (13) Après quelques sacrifices
expiatoires, dont la famille des Horaces conserva depuis la tradition, le
vieillard plaça en travers de la rue un poteau, espèce de joug sous lequel il
fit passer son fils, la tête voilée. Ce poteau, conservé et entretenu à
perpétuité par les soins de la république, existe encore aujourd'hui. On
l'appelle le Poteau de la Soeur. On éleva un tombeau en pierre de taille, à
l'endroit où celle-ci reçut le coup mortel.
La guerre contre Véies et la trahison de Mettius Fufétius
[I, 27]
(1) La paix avec les Albains ne fut pas de longue durée. Le
dictateur n'eut pas assez de fermeté pour résister à la haine du peuple, qui lui
reprochait d'avoir abandonné le sort de l'état à trois guerriers; l'événement
ayant trompé ses bonnes intentions, il eut recours à la perfidie pour recouvrer
la faveur populaire. (2) De même qu'il avait cherché la paix dans la guerre, de
même il chercha la guerre dans la paix. Mais, trouvant dans les siens plus de
courage que de force, il fait un appel aux autres peuples; il les pousse à
déclarer la guerre à Rome, à la lui faire ouvertement. Il se réserve, à lui et
aux siens, la faculté de trahir, tout en conservant les apparences d'une union
sincère. (3) Les Fidénates, colonie romaine, associent les Véiens au complot;
et, encouragés par les assurances de Mettius, qui promettait de se joindre à
eux, ils prennent les armes, et se préparent à la guerre.
(4) Quand la révolte a éclaté, Tullus donne ordre à Mettius
de venir avec ses troupes, marche ensuite aux ennemis, traverse l'Anio, et vient
camper au confluent de cette rivière et du Tibre. Les Véiens avaient passé le
Tibre entre ce point et la ville de Fidènes. (5) Leurs lignes formaient l'aile
droite, et se déployaient sur les bords du fleuve; à l'aile gauche étaient les
Fidénates, plus rapprochés des montagnes. Tullus conduit ses soldats contre les
Véiens, et oppose les Albains au corps d'armée des Fidénates. Mettius n'était
pas plus brave que fidèle; aussi, n'osant ni garder le poste qui lui est confié,
ni passer ouvertement à l'ennemi, il se rapproche insensiblement des montagnes.
(6) Lorsqu'il se croit assez loin des Romains, il commande halte à sa troupe;
puis, ne sachant plus que faire, il déploie ses colonnes, pour gagner du temps.
Son dessein était de porter ses forces du côté où tournerait la fortune.
(7) Les Romains, qui gardent leur position, s'étonnent
d'abord d'un mouvement qui laisse leur flanc à découvert; mais bientôt un
cavalier accourt à toute bride informer Tullus que les Albains se retirent en
effet. Tullus, épouvanté, fait voeu de consacrer à Mars douze prêtres saliens,
et de bâtir un temple à la 'Pâleur' et à la 'Peur'. (8) Il ordonne ensuite au
cavalier d'une voix menaçante, et assez haute pour être entendue de l'ennemi, de
retourner au combat, et de ne point s'alarmer; ajoutant que le mouvement des
Albains s'exécute d'après son ordre, pour prendre à dos les Fidénates. Il lui
commande en même temps d'enjoindre aux cavaliers de tenir les lances hautes. (9)
Cette manoeuvre habile dérobait à la plus grande partie de l'infanterie romaine
la vue de la retraite des Albains. Quant à ceux qui avaient aperçu cette
retraite, trompés par les paroles du roi, qu'ils croyaient sincères, ils en
combattent avec plus d'ardeur. La terreur gagne les Fidénates. Ils avaient
entendu aussi la réponse du roi, et l'avaient comprise; car, la plupart d'entre
eux, ayant été détachés de Rome pour fonder la colonie, savaient la langue
latine. (10) Craignant que les Albains, descendus brusquement des hauteurs, ne
leur coupent le chemin de la ville, ils lâchent pied et tournent le dos. Tullus
les presse, met en déroute le corps des Fidénates, et revient avec plus d'audace
contre les Véiens, étourdis déjà de la défaite de leurs alliés. Les Véiens ne
peuvent soutenir le choc; ils se débandent et prennent la fuite. Mais le fleuve,
qui coule sur leurs derrières, les arrête. (11) Arrivés sur ses bords, les uns
jettent lâchement leurs armes et s'élancent au hasard dans les flots, les
autres, hésitant entre la fuite et le combat, sont égorgés au milieu de leurs
irrésolutions. Dans aucune bataille les Romains n'avaient encore versé tant de
sang ennemi.
L'écartèlement de Mettius Fufétius
[I, 28]
(1) Alors, l'armée albaine, qui était demeurée spectatrice du
combat, descend dans la plaine. Mettius félicite Tullus de sa victoire, et
Tullus le remercie avec bonté. Pour assurer les heureux effets de cette journée,
Tullus ordonne aux Albains de réunir leur camp à celui des Romains, et prépare,
pour le lendemain, un sacrifice lustral.
(2) Dès qu'il fait jour, et que tout est prêt, il convoque,
suivant la coutume, les deux armées à une assemblée générale. les hérauts,
commençant l'appel par les derniers rangs, font avancer les Albains les
premiers. Ceux-ci, curieux de voir ce qui allait se passer, et d'entendre la
harangue du roi des Romains, se tiennent tout près de sa personne. (3) La légion
romaine, aux ordres de Tullus, se range, tout armée, autour des Albains. Les
centurions avaient ordre d'exécuter avec promptitude tout ce qui leur serait
commandé. (4) Tullus, alors, commence en ces termes:
"Romains, si jamais, dans aucune guerre, vous avez dû rendre
grâces d'abord aux dieux immortels, et ensuite à votre courage, ce fut dans le
combat d'hier. En effet, vous avez eu à vous défendre, non seulement contre les
armes de vos ennemis, mais, chose bien plus dangereuse, contre la trahison et la
perfidie de vos alliés; (5) car, afin que vous ne demeuriez pas plus longtemps
dans l'erreur, sachez que je n'avais point ordonné aux Albains de gagner les
montagnes. Il est vrai que je feignis d'avoir donné cet ordre; mais c'était par
prudence, et pour ne pas vous décourager, en vous dévoilant la désertion de
Mettius; c'était encore pour effrayer les ennemis et les mettre en désordre, en
leur faisant croire qu'ils allaient être enveloppés. (6) Je n'accuse pas tous
les Albains; ils ont suivi leur chef, comme vous m'auriez suivi moi-même si
j'avais voulu changer mes dispositions. Mettius seul a dirigé le mouvement;
Mettius, le machinateur de cette guerre, Mettius, le violateur du traité juré
par les deux nations. Mais je veux désormais qu'on imite son exemple, si je ne
donne pas aujourd'hui, en sa personne, une éclatante leçon aux mortels."
(7) Alors les centurions armés entourent Mettius. Tullus
continue : "Pour le bonheur, la gloire, la prospérité du peuple romain, et de
vous aussi, peuple d'Albe, j'ai résolu de transporter à Rome tous les habitants
d'Albe, de donner le droit de cité au peuple, et aux grands le droit de siéger
au sénat; de ne faire, en un mot, qu'une seule ville, un seul état. Albe s'était
jadis partagée en deux peuples. Eh bien ! qu'elle se réunisse maintenant en un
seul."
(8) À ces mots, les Albains, sans armes, au milieu de cette
troupe armée, sont agités par des sentiments divers; mais, contenus par la
terreur, ils gardent le silence. (9) Tullus reprend : "Mettius Fufétius, si tu
pouvais encore apprendre à garder la foi des traités, je te laisserais vivre,
pour recevoir de moi cette leçon; mais la perfidie est un mal incurable; que ton
supplice enseigne donc aux hommes à croire à la sainteté des lois que tu as
violées. De même que tu as partagé ton coeur entre Rome et Fidènes, de même ton
corps sera partagé, et ses lambeaux dispersés." (10) On fait approcher ensuite
deux chars, attelés de quatre chevaux, et Tullus y fait lier Mettius. Les
chevaux, lancés en sens contraire, entraînent chacun, avec l'un des chars, les
membres déchirés et sanglants de Mettius. (11) Tous les regards se détournent de
cet horrible spectacle. C'était le premier, et ce fut le dernier exemple, parmi
les Romains, d'un supplice où les lois humaines aient été méconnues. C'est même
un de leurs titres de gloire d'avoir préféré toujours les châtiments plus doux.
La destruction d'Albe et ses incidences sur Rome
[I, 29]
(1) Cependant on avait déjà détaché la cavalerie, pour
transporter à Rome tous les habitants d'Albe. On y conduisit ensuite les légions
pour détruire la ville. (2) À leur entrée, elles ne virent point ce tumulte ni
cette terreur qui trouble d'ordinaire les villes conquises, lorsque les portes
ont été brisées, les murs renversés par le bélier, et la citadelle emportée
d'assaut; lorsque l'ennemi pousse des cris de mort, court et se répand dans les
rues, et porte partout le fer et la flamme; (3) une tristesse morne et
silencieuse serrait tous les coeurs. On ne savait que laisser, que prendre; la
crainte leur avait ôté le conseil. On s'interrogeait les uns les autres :
ceux-ci restaient immobiles sur le seuil de leurs portes; ceux-là erraient à
l'aventure, au sein même de leurs maisons, pour les revoir une dernière fois.
(4) Mais quand la voix menaçante des cavaliers leur enjoignit de sortir; quand
le fracas des maisons abattues se fit entendre de toutes les extrémités de la
ville; que la poussière, soulevée de toutes parts et du milieu des ruines,
enveloppa l'espace d'un nuage épais, chacun emporta précipitamment ce qu'il put,
et s'éloigna, abandonnant ses lares, ses pénales, le toit sous lequel il était
né, sous lequel il avait grandi.
(5) De longues files d'émigrants remplissaient les rues. Le
spectacle de leurs misères communes renouvelait leurs larmes; on entendait aussi
des cris lamentables, ceux des femmes, surtout, lorsqu'elles voyaient, en
passant, les temples des dieux investis de soldats, et les dieux eux-mêmes
qu'elles laissaient, pour ainsi dire, en captivité. (6) Dès que les Albains
furent sortis, les édifices publics, les maisons privées, furent indistinctement
rasés. Albe existait depuis quatre cents ans : une heure suffit à sa dévastation
et à sa ruine. On épargna pourtant les temples des dieux; Tullus l'avait ainsi
ordonné.
[I, 30]
(1) Cependant Rome s'augmentait des débris de sa rivale, et
doublait le nombre de ses habitants. Le mont Célius est ajouté à la ville; et,
pour y attirer la population, Tullus y bâtit son palais et y fixe sa demeure.
(2) Il veut aussi que le sénat ait sa part dans l'agrandissement de l'état, et
il ouvre les portes de ce conseil auguste aux Tullius, aux Servilius, aux
Quinctius, aux Geganius, aux Curiatius et aux Cloelius. Pour les membres du
sénat, devenus ainsi plus nombreux, Tullus fait construire un édifice qu'il
destine à leurs assemblées, et qu'on appelle encore aujourd'hui le palais
Hostilius. (3) Enfin, pour que l'adjonction du nouveau peuple fût profitable en
quelque chose à tous les ordres de l'état, il crée dix compagnies de chevaliers,
choisis tous parmi les Albains. Il complète ainsi ses anciennes légions, et il
en forme de nouvelles, tirées du sein de cette même population.
Guerre contre les Sabins
[I, 30]
(4) Alors, plein de confiance dans ses forces, il déclare la
guerre aux Sabins, la nation la plus considérable à cette époque, et la plus
belliqueuse, après les Étrusques. Les deux peuples se plaignaient réciproquement
de quelques injures, dont on avait inutilement demandé la réparation de part et
d'autre. (5) Tullus alléguait que, près du temple de Féronie, des marchands
romains avaient été arrêtés en plein marché; les Sabins, qu'on avait retenu
quelques-uns de leurs concitoyens prisonniers à Rome, quoiqu'ils se fussent
réfugiés dans le bois sacré. C'étaient là les prétextes de la guerre. (6) Les
Sabins, qui n'avaient pas oublié que Tatius avait transporté à Rome une partie
de leurs forces, et que la puissance romaine venait encore de s'accroître par la
réunion des Albains, cherchèrent autour d'eux des secours étrangers.
(7) Voisins de l'Étrurie, ils confinaient au territoire des
Véiens, lesquels, dominés encore par le ressentiment d'anciennes défaites,
n'étaient que trop portés à une rupture. Toutefois les Sabins n'en purent tirer
que quelques volontaires; l'argent leur amena aussi quelques aventuriers de la
dernière classe du peuple. La cité elle-même ne leur fournit aucun secours, et
(chose moins surprenante de la part de tout autre peuple), le respect pour la
trêve conclue avec Romulus arrêta les Véiens.
(8) On faisait donc de part et d'autre les plus grands
préparatifs Mais, comme le succès pouvait dépendre beaucoup de la promptitude
avec laquelle on préviendrait l'ennemi, Tullus entre le premier sur le
territoire des Sabins. (9) Un combat sanglant eut lieu près de la forêt
Malitiosa. L'excellence de leur infanterie, et surtout l'augmentation récente de
leur cavalerie, y servirent puissamment les Romains. (10) La cavalerie, par une
charge soudaine, mit les Sabins en désordre; ils ne purent ni soutenir le choc,
ni se rallier, ni s'ouvrir un chemin pour fuir; on en fit un grand carnage.
La mort de Tullus Hostilius
[I, 31]
(1) Rome goûtait déjà les fruits de cette victoire si
glorieuse pour le règne de Tullus, et pour elle si féconde, lorsqu'on annonça au
roi et aux sénateurs qu'une pluie de pierres était tombée sur le mont Albain.
(2) Comme on avait peine à croire ce prodige, on envoya sur les lieux pour s'en
assurer. Ceux qui furent chargés de ce soin virent en effet tomber du ciel une
grande quantité de pierres, aussi pressées que la grêle, lorsque le vent la
chasse sur la terre. (3) Ils crurent même entendre sortir d'un bois sacré, au
sommet de la montagne, une voix retentissante, qui ordonnait aux Albains de
faire des sacrifices suivant le rite de leur pays : car ce devoir avait été
négligé, comme si, en quittant leur patrie, les Albains eussent aussi abandonné
leurs dieux, soit pour adopter ceux des Romains, soit par mépris de toute
religion, ce qui est l'effet ordinaire du ressentiment contre la mauvaise
fortune. (4) Les Romains, de leur côté, en expiation de ce prodige, célébrèrent
des sacrifices publics qui durèrent neuf jours; et, soit que la voix céleste du
mont Albain eût, au rapport de la tradition, prescrit cet usage, soit que les
aruspices l'eussent conseillé, il est certain qu'il fut maintenu, et que des
fêtes se succédaient pendant neuf jours, toutes les fois que le même prodige se
répétait.
(5) Peu de temps après, Rome fut désolée par une maladie
pestilentielle qui inspira le dégoût absolu de la guerre à ses habitants. Mais
le belliqueux Tullus ne leur donnait point de relâche. Il estimait le séjour des
camps plus propice que celui des villes à maintenir le corps en santé. Enfin, il
ressentit lui-même les atteintes du fléau. (6) L'épuisement de ses forces
accabla cet esprit turbulent, et ce prince, qui trouvait indigne d'un roi de
s'occuper de religion, donna tout à coup dans les superstitions, même les plus
frivoles, et remplit la ville de cérémonies religieuses. (7) À son exemple, les
Romains, revenant aux habitudes qui avaient marqué le règne de Numa, crurent que
l'unique remède à leurs maux était d'apaiser et de fléchir les dieux. (8) On dit
même que Tullus, ayant découvert, en feuilletant les livres de Numa, le récit de
certains sacrifices secrets institués en l'honneur de Jupiter Elicius, se cacha
pour vaquer à ces mystérieuses cérémonies; mais qu'ayant négligé, soit dans les
préparatifs, soit dans la célébration, certains rites essentiels, il n'évoqua le
fantôme d'aucune divinité; que Jupiter, irrité, au contraire, de semblables
profanations, frappa de sa foudre le prince et le palais, et les consuma tous
deux. Tullus régna trente-deux ans, et laissa une glorieuse réputation
militaire.
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