Avènement de Servius Tullius
[I, 41]
(1) Tarquin tombe mourant dans les bras de ceux qui
l'entourent; mais les meurtriers, qui fuient, sont arrêtés par les licteurs. Des
cris s'élèvent; le peuple accourt et demande avec étonnement ce qui se passe. Au
milieu du tumulte, Tanaquil donne l'ordre de fermer les portes du palais, et
écarte les témoins. En même temps elle prescrit les secours que réclame la
blessure de son mari, comme si elle espérait encore le sauver, et elle se ménage
d'autres ressources si cet espoir vient à lui manquer. (2) Faisant appeler
Servius, et lui montrant Tarquin près d'expirer, elle le conjure, en lui prenant
la main, de venger la mort de son beau-père, et ne pas souffrir que sa
belle-mère devienne le jouet de ses ennemis. (3) "Si tu es un homme,
ajoute-t-elle, le trône est à toi, Servius, et non pas à ceux qui ont recouru à
des mains étrangères pour consommer le plus affreux de tous les crimes.
Lève-toi, obéis aux dieux qui t'ont destiné à la puissance royale, toi, dont ils
annoncèrent la haute fortune par la flamme céleste qui brilla jadis autour de ta
tête. Que cette flamme t'échauffe aujourd'hui; qu'aujourd'hui ton réveil
commence. Et nous aussi, quoique étrangers, n'avons-nous pas régné? Songe qui
tu es, et non d'où tu sors. Si l'imprévu empêche ta résolution, du moins
laisse-moi te conduire."
(4) Cependant la multitude redouble ses cris; son
empressement devient irrésistible. Alors, d'une fenêtre élevée qui dominait la
rue Neuve (car le roi habitait près du temple de Jupiter Stator), Tanaquil
harangue le peuple, (5) et l'exhorte à se rassurer. "La soudaineté du coup a
étourdi le roi, dit-elle, mais la plaie n'est pas profonde; il a déjà repris ses
sens; sa blessure a été examinée, le sang étanché, et le prince est hors de
danger. Elle se flatte que dans peu ils le verront lui-même. En attendant, il
leur ordonne d'obéir à Servius Tullius. C'est Tullius qui rendra la justice, et
remplira les autres fonctions royales." (6) Servius sort revêtu de la trabée,
et, précédé des licteurs, s'assied sur le trône, prononce sur quelques affaires,
et feint de vouloir, sur d'autres, consulter le roi. Ainsi, Tarquin, depuis
quelques jours, avait cessé de vivre, et Servius, cachant cette mort,
affermissait sa puissance, sous prétexte d'exercer celle d'un autre. Enfin, la
vérité est déclarée, et, au milieu des lamentations qui retentissent dans le
palais, Servius, entouré d'une garde sûre, s'empare de la royauté. Ce fut le
premier exemple d'un roi nommé par le sénat seul et sans la participation du
peuple. (7) Les fils d'Ancus, sur la nouvelle que les assassins avaient été
pris, que le roi vivait, et que l'autorité de Servius était plus solide que
jamais, s'étaient exilés volontairement à Suessa Pométia.
Mariages, constitution servienne, census et grands travaux
[I, 42]
(1) Servius, après avoir mis sa puissance à l'abri de toute
opposition de la part du peuple, voulut aussi la préserver des accidents
domestiques; et, afin de n'être pas traité par les enfants du feu roi comme
celui-ci l'avait été par les fils d'Ancus, il fait épouser ses deux filles aux
deux jeunes Tarquins, Lucius et Arruns. (2) Mais la prudence de l'homme fut
déjouée par l'inflexible loi du destin, et la soif de régner fit naître de
toutes parts, au sein de la maison royale, des ennemis et des traîtres.
Heureusement pour la tranquillité présente de Servius, la trêve avec les Véiens
et les autres peuples de l'Étrurie était expirée, et la guerre recommença. (3)
Dans cette guerre, le bonheur de Servius éclata comme son courage. Il tailla les
ennemis en pièces, malgré leur nombre, et revint à Rome, roi désormais reconnu,
soit qu'il en appelât aux sénateurs, soit qu'il en appelât au peuple.
(4) Ce fut alors que, dans le loisir de la paix, il entreprit
une oeuvre immense; et si Numa fut le fondateur des institutions religieuses, la
postérité attribue à Servius la gloire d'avoir introduit dans l'état l'ordre qui
distingue les rangs, les fortunes et les dignités, en établissant le cens, la
plus salutaire des institutions, pour un peuple destiné à tant de grandeur. (5)
Ce règlement imposait à chacun l'obligation de subvenir aux besoins de l'état,
soit en paix, soit en guerre, non par des taxes individuelles et communes comme
auparavant, mais dans la proportion de son revenu. Servius forma ensuite les
diverses classes des citoyens et les centuries, ainsi que cet ordre, fondé sur
le cens lui-même, aussi admirable pendant la paix que pendant la guerre.
[I, 43]
(1) La première classe était composée de ceux qui possédaient
un cens de cent mille as et au-delà; elle était partagée en quatre-vingts
centuries, quarante de jeunes gens et quarante d'hommes plus mûrs. (2) Ceux-ci
étaient chargés de garder la ville, ceux-là de faire la guerre au dehors. On
leur donna pour armes défensives, le casque, le bouclier, les jambières et la
cuirasse, le tout en bronze; et pour armes offensives, la lance et l'épée. (3) À
cette première classe, Servius adjoignit deux centuries d'ouvriers, qui
servaient sans porter d'armes, et devaient préparer les machines de guerre. (4)
La seconde classe comprenait ceux dont le cens était au-dessous de cent mille
as, jusqu'à soixante-quinze mille, et se composait de vingt centuries de
citoyens, jeunes et vieux. Leurs armes étaient les mêmes que celles de la
première classe, si ce n'est que le bouclier était plus long et qu'ils n'avaient
pas de cuirasse. (5) Le cens exigé pour la troisième classe était de cinquante
mille as : le nombre des centuries, la division des âges, l'équipement de
guerre, sauf les jambières, que Servius supprima, tout était le même que pour la
seconde classe. (6) Le cens de la quatrième classe était de vingt-cinq mille as,
et le nombre des centuries égal à celui de la précédente; mais les armes
différaient. La quatrième classe n'avait que la lance et le dard. (7) La
cinquième classe, plus nombreuse, se composait de trente centuries : elle était
armée de frondes et de pierres, et comprenait aussi les cors et les trompettes,
répartis en deux centuries. Le cens de cette classe était de onze mille as. (8)
Le reste du menu peuple, dont le cens n'allait pas jusque-là, fut réuni en une
seule centurie, exempte du service militaire.
Après avoir ainsi composé et équipé son infanterie, il leva,
parmi les premiers de la ville, douze centuries de cavaliers; (9) et des trois
que Romulus avait organisées, il en forma six, en leur laissant les noms
qu'elles avaient reçus au moment de leur institution. Le trésor public fournit
dix mille as pour achat de chevaux, dont l'entretien fut assuré par une taxe
annuelle de deux mille as, payée par les veuves. Ainsi retombaient sur le riche
toutes les charges, dont le pauvre était soulagé (10) mais le riche trouva des
dédommagements dans les privilèges honorifiques que lui conféra Tullius; car si,
jusque-là, suivant l'exemple de Romulus et la tradition des rois ses
successeurs, les suffrages avaient été recueillis par tête, sans distinction de
valeur ni d'autorité, de quelque citoyen qu'ils vinssent, un nouveau système de
gradation dans la manière d'aller aux voix concentra toute la puissance aux
mains des premières classes, sans paraître toutefois exclure qui que ce fût du
droit de suffrage. (11) On appelait d'abord les chevaliers, puis les
quatre-vingts centuries de la première classe. S'ils ne s'accordaient pas, ce
qui arrivait rarement, ou prenait les voix de la seconde classe; mais on ne fut
presque jamais obligé de descendre jusqu'à la dernière. (12) Il ne faut pas
s'étonner que le nombre des centuries, porté maintenant à trente-cinq, et par
conséquent doublé, et celui des centuries de jeunes gens et de vieillards, ne se
rencontrent plus avec le nombre anciennement fixé par Tullius; (13) car il avait
divisé la ville en quatre quartiers, formés des quatre collines alors habitées,
et c'est lui qui donna à ces quartiers le nom de tribus, à cause, j'imagine,
d'un tribut qu'il leur imposa et dont il proportionna la quotité aux moyens de
chaque particulier. Ces tribus n'avaient rien de commun avec la division et le
nombre des centuries.
[I, 44]
(1) Lorsqu'à l'aide de la loi, qui menaçait de prison et de
mort ceux qui négligeraient de se faire inscrire, Tullius eut accéléré le
dénombrement, il ordonna, par un édit, à tous les citoyens, cavaliers et hommes
de pied, de se rendre au Champ de Mars, dès la pointe du jour, chacun dans sa
centurie. (2) Là, il rangea les troupes en bataille, et les purifia en immolant
à Mars un 'suouetaurile'. Ce sacrifice, qui marquait la fin du recensement,
s'appelait la clôture du lustre. On dit que le nombre des citoyens inscrits
alors fut de quatre-vingt mille. Fabius Pictor, le plus ancien des historiens
romains, ajoute que ce nombre ne comprenait que les hommes en état de porter les
armes.
(3) Cet accroissement de population obligea Tullius à donner
aussi plus d'étendue à la ville. Il y enferma d'abord les monts Quirinal et
Viminal, et après eux les Esquilies; puis il fixa lui-même sa demeure dans ce
quartier, afin d'en relever l'importance. Il entoura la ville de boulevards, de
fossés et d'un mur, et en conséquence porta plus loin le pomerium. (4) Ce mot, à
n'en regarder que l'étymologie, désigne la partie située au-delà des murs :
c'est plutôt un espace libre que les Étrusques laissaient autrefois en deçà des
murs, lorsqu'ils bâtissaient une ville; consacrant toujours par une inauguration
solennelle toute la partie du terrain qu'ils avaient marquée, et autour de
laquelle devait s'étendre leur muraille. Ainsi, au dedans, les maisons ne
pouvaient être contiguës aux remparts, ce qui ne s'observe généralement plus
aujourd'hui, et au dehors, restait une portion du sol interdite aux profanes
envahissements des hommes. (5) Il n'était permis ni de bâtir sur ce terrain, ni
d'y labourer. Les Romains l'appelèrent pomerium autant parce qu'il était en deçà
du mur, que parce que le mur était au-delà. Cet espace consacré reculait à
mesure que la ville s'agrandissait et que les remparts recevaient un
développement.
[I, 45]
(1) Servius, après avoir augmenté la force matérielle de Rome
et sa grandeur morale, après avoir formé tous les citoyens aux exercices de la
guerre et aux travaux utiles de la paix, résolut, pour ne pas devoir
l'accroissement de sa puissance au succès seul de ses armes, de l'étendre encore
par la politique, tout en continuant à embellir la ville. (2) Déjà, dès cette
époque, le temple de Diane, à Éphèse, avait une grande célébrité. On disait
qu'il était l'oeuvre de la piété commune de toutes les cités de l'Asie. Servius,
à force de vanter aux principaux chefs latins, avec lesquels il avait contracté
à dessein des liaisons d'amitié et d'hospitalité publiques et particulières, cet
accord parfait dans le culte des mêmes dieux et de la même religion, finit par
les engager à se joindre aux Romains, pour construire à Rome un temple de Diane,
commun aux deux peuples. (3) C'était proclamer la suprématie de Rome, cette
prétention qui avait causé tant de guerres.
Les Latins, après tant d'inutiles efforts pour conquérir
cette suprématie, semblaient y avoir renoncé, lorsqu'un Sabin crut avoir trouvé
l'occasion de la revendiquer et de la rendre à sa patrie. (4) Une génisse, d'une
beauté extraordinaire, était née, dit-on, chez cet homme : ses cornes,
suspendues pendant plusieurs siècles dans le vestibule du temple de Diane
attestèrent l'existence de cette merveille. (5) On la regarda comme un prodige,
et avec raison, et les devins annoncèrent que celui qui immolerait cette victime
à Diane assurerait l'empire à sa nation. Cette prédiction était venue à la
connaissance du ministre du temple de la déesse. (6) Lorsque le Sabin jugea que
le jour convenable pour le sacrifice était arrivé, il vint à Rome présenter sa
génisse au temple. Le prêtre romain, frappé de la grandeur extraordinaire de
cette victime, que la renommée avait déjà rendue célèbre, et se rappelant la
prédiction, interpelle ainsi le Sabin : "Étranger, que vas-tu faire ? Offrir à
Diane, sans avoir d'abord pris soin de te purifier, un sacrifice impie ? Que ne
vas-tu auparavant te tremper dans les eaux du fleuve ? Le Tibre coule au fond de
la vallée" (7) À ces paroles, des scrupules s'éveillent dans l'âme de
l'étranger. Voulant d'ailleurs que tout fût accompli selon les rites, afin que
l'événement répondît au prodige, il quitte le temple et descend vers le Tibre.
Pendant ce temps, le prêtre immole la génisse : cette supercherie remplit
d'allégresse le roi, et la ville entière.
[I, 46]
(1) Un si long exercice de la royauté pouvait faire croire à
Servius qu'elle lui était irrévocablement acquise; mais, apprenant que le jeune
Tarquin contestait quelquefois son élection, comme ayant eu lieu sans le
concours du peuple, il s'attacha d'abord à gagner la faveur de la multitude, en
lui partageant des terres prises sur l'ennemi. Bientôt après il osa lui demander
si sa volonté et l'ordre des Romains étaient qu'il régnât sur eux. Il ne lui
manqua aucun des suffrages qu'avaient eus ses prédécesseurs. (2) Tarquin n'en
perdit pas pour cela l'espérance de remonter sur le trône de son père; et, comme
il s'était aperçu des dispositions hostiles du sénat contre le partage des
terres, il crut le moment favorable pour se plaindre à cette compagnie, et pour
y établir son crédit, en ruinant, par ses attaques, celui du roi. Son âme était
dévorée d'ambition; et Tullia, sa femme, irritait encore ses turbulentes
inquiétudes.
(3) Le palais des rois de Rome devint alors le théâtre de
tragiques horreurs, comme si l'on eût voulu hâter par le dégoût de la monarchie
l'arrivée de la liberté, et que celui-là fût le dernier règne qui devait
s'ouvrir par un crime. (4) Ce Lucius Tarquin, fils ou petit-fils de Tarquin
l'Ancien (ce qui n'est pas suffisamment établi; mais, sur la foi de la plupart
des auteurs, je le suppose fils de ce dernier), avait un frère, Arruns Tarquin,
jeune homme d'un caractère doux et inoffensif. (5) Les deux Tulliae, aussi
remarquables que les Tarquins eux-mêmes par une grande différence de moeurs,
avaient, comme je l'ai dit plus haut, épousé ces deux princes. Mais le hasard,
et aussi, je pense, la fortune de Rome, voulurent que le mariage ne réunit pas
dans la même destinée les deux naturels violents. Ce fut, sans doute, afin de
prolonger le règne de Servius et de donner aux moeurs romaines tout le temps de
se former. (6) L'altière Tullia s'indignait de ne trouver dans son époux ni
ambition ni courage. Toute sa sollicitude était tournée sur l'autre Tarquin,
tout son enthousiasme était pour lui; lui seul était un homme, le vrai sang des
rois. Elle méprisait sa soeur, qui était l'épouse de cet homme et qui en
empêchait les généreuses pensées par la timidité de ses conseils. (7) Cette
conformité de goûts ne tarda pas à rapprocher le beau-frère et la belle-soeur,
car le mal appelle toujours le mal. Mais ici ce fut la femme qui provoqua le
désordre.
Dans les entretiens secrets qu'elle s'était ménagés, de
longue main, avec l'homme qui n'était point son époux, elle n'épargne aucune
invective, ni à son mari, ni à sa soeur : ajoutant qu'il vaudrait mieux pour
elle d'être veuve, et pour lui, de vivre dans le célibat, que d'être unis l'un
et l'autre à des êtres si indignes d'eux, et de languir honteusement sous
l'influence de la lâcheté d'autrui. (8) Si, disait-elle, les dieux lui eussent
donné l'époux qu'elle méritait, elle verrait bientôt dans ses mains le sceptre
qu'elle voyait encore dans celles de son père. Elle ne tarda pas à remplir le
jeune homme de son audace. (9) Enfin, la mort presque simultanée d'Arruns et de
la soeur de Tullia permet à celle-ci et à son complice de contracter un nouveau
mariage, que Servius n'approuva point mais qu'il n'osa empêcher.
Le renversement de Servius Tullius
[I, 47]
(1) Dès ce moment la vieillesse de Tullius leur fut de jour
en jour plus odieuse, et son règne plus pesant. Impatiente de passer d'un crime
à un autre, Tullia nuit et jour harcèle son mari, et le presse de recueillir le
fruit de leurs premiers parricides. (2) Ce qui lui avait manqué, disait-elle, ce
n'était pas un époux, un esclave qui partageât en silence sa servitude; c'était
un homme qui se crût digne de régner, qui se souvînt qu'il était fils de Tarquin
l'Ancien, et qui aimât mieux saisir la puissance que l'attendre. (3) "Si,
ajoutait-elle, tu es vraiment cet homme que j'ai cherché, que je pensais avoir
trouvé, je te reconnais pour mon époux et pour mon roi; sinon, mon sort est pire
qu'auparavant, puisque le crime s'y joint à la lâcheté. (4) Que tardes-tu? Il ne
t'a pas fallu, comme ton père, arriver de Corinthe et de Tarquinies, pour
enlever, par l'intrigue, un trône étranger. Tes dieux pénates, ceux de ta
patrie, l'image de ton père, ce palais qu'il habita, ce trône où il s'assit, le
nom de Tarquin, tout annonce que tu es roi, tout te convie à l'être. (5) Si ton
coeur est froid en présence de ces hautes destinées, pourquoi tromper Rome plus
longtemps ? Pourquoi souffrir qu'on te regarde comme le fils d'un roi ? Va à
Tarquinies ou à Corinthe; rentre dans l'état obscur d'où tu es sorti, digne
frère d'Arruns, fils indigne de Tarquin." (6) Ces reproches, et d'autres encore,
enflamment le jeune homme. Elle-même ne pouvait se contenir à l'idée de Tanaquil,
de cette étrangère qui réussit deux fois, par le seul ascendant de son courage,
à faire deux rois, de son mari et de son gendre; tandis qu'elle, Tullia, issue
du sang royal, serait impuissante à donner la couronne aussi bien qu'à l'ôter.
(7) Dominé bientôt lui-même par l'ambition effrénée de sa
femme, Tarquin commence à s'insinuer auprès des sénateurs, ceux de la dernière
création surtout; il les flatte, il leur rappelle les bienfaits de son père, et
en réclame le prix. Ses libéralités lui gagnent les jeunes gens; ses magnifiques
promesses, ses accusations contre Servius grossissent de toutes parts le nombre
de ses partisans. (8) Enfin, quand il juge le moment favorable pour exécuter son
projet, il se fait suivre d'une troupe de gens armés, et s'élance tout à coup
dans le Forum. Au milieu de la terreur universelle, il monte sur le siège du
roi, en face du sénat, et fait sommer ensuite, par un héraut, tous les sénateurs
de se rendre auprès du roi Tarquin. (9) Ils accourent aussitôt; les uns comme
étant dès longtemps préparés à ce coup de main; les autres, de peur qu'on ne
leur fasse un crime de leur absence, étonnés d'ailleurs de cet étrange
événement, et persuadés que c'en est déjà fait de Servius.
(10) Tarquin commence par attaquer avec amertume la basse
extraction de Servius. "Cet esclave, dit-il, fils d'une esclave, après l'indigne
assassinat de Tarquin l'Ancien, sans qu'il y eût d'interrègne, suivant l'usage,
sans qu'on eût, pour son élection, assemblé les comices, et obtenu les suffrages
du peuple et le consentement du sénat, a reçu, des mains d'une femme, ce sceptre
comme un présent. (11) Les effets de son usurpation répondent à la bassesse de
son origine. Ses prédilections pour la classe abjecte dont il est sorti, et sa
haine pour tous les hommes honorables, lui ont inspiré l'idée d'arracher aux
grands ce sol qu'il a partagé aux plus vils citoyens. (12) Toutes les charges de
l'état, autrefois communes à tous, il les a fait peser uniquement sur les
premières classes : et il n'a établi le cens qu'afin de signaler la fortune du
riche à l'envie du pauvre, et de savoir où prendre, quand il le voudrait, de
quoi fournir à ses largesses envers des misérables."
[I, 48]
(1) Averti par un messager, dont l'émotion le fait hâter,
Servius arrive, pendant ce discours, et s'écrie, du vestibule même du sénat :
"Qu'est-ce cela, Tarquin ? Qui te rend si audacieux de convoquer le sénat, moi
vivant, et de t'asseoir sur mon trône ?" (2) Tarquin répond avec fierté qu'il
occupe la place de son père, place plus digne du fils d'un roi, d'un héritier du
trône, que d'un esclave; que depuis assez longtemps Servius insulte à ses
maîtres, et se passe insolemment de leur concours. À ces mots, les partisans des
deux rivaux poussent des cris confus; le peuple se porte en foule vers la salle
d'assemblée; il est aisé de voir que celui qui régnera sera celui qui aura
vaincu. (3) Tarquin, entraîné par sa position critique à tout oser, plus jeune
d'ailleurs et plus vigoureux que Servius, saisit ce prince par le milieu du
corps, l'emporte hors du sénat, et le précipite du haut des degrés. Il rentre
ensuite pour rallier les sénateurs. (4) Les appariteurs du roi, les officiers
qui l'entourent, prennent la fuite. Servius lui-même, à demi mort, et suivi de
ses gens épouvantés, se réfugiait vers son palais, lorsque des assassins,
envoyés à sa poursuite par Tarquin, l'atteignent et le tuent. (5) On croit que
ce crime (ceux qu'elle avait déjà commis rendent le fait assez vraisemblable)
fut le résultat des conseils de Tullia. Ce qui n'est pas douteux, c'est que,
montée sur son char, elle pénétra jusqu'au milieu du Forum, et là, sans se
déconcerter à l'aspect de tant d'hommes rassemblés, elle appela hors du sénat
son mari, et la première le salua du nom de roi; (6) mais, sur l'ordre que lui
donna Tarquin de s'éloigner de toutes ces scènes de tumulte, elle reprit le
chemin de sa maison. Arrivée en haut du faubourg Ciprius, à l'endroit où
s'élevait jadis un petit temple de Diane, le conducteur de son char, tournant
par la côte Virbia, pour gagner le quartier des Esquilies, arrêta les chevaux,
et, tout pâle d'horreur, lui montra le cadavre de son père étendu sur le sol :
(7) on dit qu'alors elle commit un acte infâme, et d'une affreuse barbarie. Le
nom de la rue, qui depuis s'est appelée 'la rue du crime', a perpétué jusqu'à
nous cet horrible souvenir. Cette femme égarée, en proie à toutes les furies
vengeresses qui la poursuivaient depuis le meurtre de sa soeur et de son mari,
fit passer, dit-on, les roues de son char sur le corps de son père. Puis, toute
couverte et toute dégouttante du sang paternel, elle poussa ses roues souillées
jusqu'aux pieds des dieux pénates, qui lui étaient communs avec son mari. Mais
la colère de ces dieux préparait à ce règne infâme une catastrophe digne de son
commencement.
(8) Servius Tullius régna quarante-quatre ans, avec une telle
sagesse, qu'il eût été difficile, même à un successeur bon et modéré, de
balancer sa gloire. Ce qui ajoute encore à cette gloire, c'est qu'avec lui périt
la monarchie légitime; (9) et cependant, cette autorité si douce, si modérée, il
avait, dit-on, la pensée de l'abdiquer, parce qu'elle était dans la main d'un
seul; et ce dessein généreux il l'aurait accompli, si un crime domestique ne
l'eût empêché de rendre la liberté à son pays.
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