Élection des tribuns militaires (370-368). Revendications de la plèbe
[VI, 36]
(1) Partout ailleurs, heureusement, la guerre dormait.
Cependant les colons de Vélitres, enchantés de l'inaction de Rome, qui n'avait
pas d'armée, firent plusieurs incursions sur les terres de la république, et
osèrent assiéger Tusculum. (2) À cette nouvelle et à la voix des Tusculans, de
ces vieux alliés, de ces nouveaux concitoyens qui demandaient secours, un vif
sentiment de honte toucha les patriciens et le peuple lui-même. (3) Les tribuns
du peuple ayant relâché leur rigueur, un interroi tint des comices, et créa
tribuns militaires L. Furius, A. Manlius, Ser. Sulpicius, Ser. Cornelius, P. et
C. Valerius.
Le peuple fut moins docile aux levées qu'aux comices, (4) et
leur disputa longtemps l'enrôlement d'une armée. Ils partirent enfin et
repoussèrent de Tusculum l'ennemi, qu'ils refoulèrent même jusqu'au sein de ses
remparts; (5) et Vélitres fut assiégée avec plus de vigueur encore que ne
l'avait été Tusculum. Cependant ceux qui commencèrent le siège de Vélitres ne
purent l'achever. (6) On créa auparavant de nouveaux tribuns militaires: Q.
Servilius, C. Veturius, A. et M. Cornelius, Q. Quinctius, M. Fabius; et ces
tribuns même ne firent rien de mémorable à Vélitres.
(7) De plus violents combats s'élevaient dans Rome. De
concert avec Sextius et Licinius, qui avaient proposé les projets de lois, et
qu'on avait renommés huit fois déjà tribuns du peuple, un tribun militaire,
beau-père de Stolon, Fabius, premier auteur de ces lois, s'en proclamait sans
hésiter le défenseur. (8) Dans le collège des tribuns du peuple, il s'était
trouvé d'abord huit opposants; il en restait cinq encore, et ces tribuns (comme
presque toujours ceux qui trahissent leur parti), embarrassés, interdits,
n'appuyaient leur opposition que de cette leçon que des voix étrangères, à
domicile, leur avaient apprise: (9) "Une grande partie du peuple est loin de
Rome, à l'armée, devant Vélitres; jusqu'au retour des soldats, on doit différer
les comices, afin que tout le peuple puisse voter sur ses intérêts".
(10) Sextius et Licinius au contraire, soutenus de leurs
collègues et du tribun militaire Fabius, et devenus, par une expérience de tant
d'années déjà, habiles à manier les esprits de la multitude, prenaient à partie
les chefs des patriciens et les fatiguaient de questions sur chacune des lois
proposées au peuple: (11) Oseraient-ils réclamer, quand on distribuait deux
arpents de terre aux plébéiens, la libre jouissance pour eux de plus de cinq
cents arpents? chacun d'eux posséderait-il les biens de près de trois cents
citoyens, quand le plébéien aurait à peine assez d'espace en son champ pour un
logis bien juste, ou la place de sa tombe! (12) Leur plairaient-ils donc à voir
le peuple écrasé par l'usure, et forcé, quand le paiement du capital devrait
l'acquitter, de livrer son corps aux verges et aux supplices? et chaque jour,
les débiteurs adjugés, traînés en masse loin du Forum? et les maisons des
patriciens remplies de prisonniers, et, partout où demeure un noble, un cachot
pour des citoyens?
Les tribuns de la plèbe demandent qu'un des consuls soit obligatoirement
choisi dans la plèbe (369)
[VI, 37]
(1) Après avoir ainsi tonné contre ces déplorables abus
devant la multitude tremblant pour elle-même, et plus indignée que les tribuns,
ils poursuivaient, (2) affirmant que les patriciens ne cesseraient d'envahir les
biens du peuple, de le tuer par l'usure, si le peuple ne tirait de lui-même un
consul, gardien de sa liberté. (3) "On méprise désormais les tribuns du peuple:
cette puissance a brisé ses forces avec son opposition. (4) L'égalité est
impossible quand pour ceux-là est l'empire, pour les tribuns le seul droit de
défense: si on ne l'associe à l'empire, jamais le peuple n'aura sa juste part de
pouvoir dans l'État. Personne ne peut se contenter de l'admission des plébéiens
aux comices consulaires; si on ne fait une nécessité de toujours prendre un des
consuls parmi le peuple, jamais on n'aura de consul plébéien. (5) A-t-on donc
oublié déjà que, depuis qu'on s'était avisé de remplacer les consuls par des
tribuns militaires, afin d'ouvrir au peuple une voie aux dignités suprêmes, pas
un plébéien, pendant quarante-quatre ans, n'avait été nommé tribun militaire?
(6) Comment croire à présent que, sur deux places, ils
voudront bien faire sa part d'honneur au peuple, eux qui d'ordinaire ont occupé
huit places aux élections de tribuns militaires? et qu'ils lui permettront
d'arriver au consulat, après avoir muré le tribunat si longtemps? (7) Il faut
emporter par une loi ce que le crédit ne peut obtenir aux comices, mettre hors
de concours un des deux consulats, pour en assurer l'accès au peuple: s'ils
restent au concours, ils seront toujours la proie du plus puissant.
(8) Les patriciens ne peuvent plus dire à cette heure ce
qu'ils allaient répétant sans cesse, qu'il n'y avait pas dans les plébéiens
d'hommes propres aux magistratures curules. La république a-t-elle donc été plus
mollement ou plus sottement servie depuis P. Licinius Calvus, premier tribun
tiré du peuple, que durant ces années, où nul autre qu'un patricien ne fut
tribun militaire? Au contraire, on a vu des patriciens condamnés après leur
tribunat, jamais un plébéien. (9) Les questeurs aussi, comme les tribuns
militaires, sont, depuis quelques années, choisis parmi le peuple, et pas une
seule fois le peuple romain ne s'en est repenti. (10) Le consulat manque seul
aux plébéiens: c'est le dernier rempart, c'est le couronnement de la liberté: si
on y arrive, alors le peuple romain pourra vraiment croire les rois chassés de
la ville et sa liberté affermie. (11) Car de ce jour viendront au peuple toutes
ces distinctions qui grandissent tant les patriciens: l'autorité, les honneurs,
la gloire des armes, la naissance, la noblesse, biens immenses pour eux-mêmes,
et qu'ils lègueront plus immenses à leurs enfants."
(12) Lorsqu'ils virent de tels discours accueillis, ils
publièrent un nouveau projet de loi qui remplaçait les duumvirs chargés des
rites sacrés par des décemvirs moitié plébéiens, moitié patriciens. Pour la
discussion de toutes ces propositions, on différa les comices jusqu'à la rentrée
de l'armée qui assiégeait Vélitres.
Luttes à propos du vote des lois. Démission du dictateur Camille (368)
[VI, 38]
(1) L'année s'écoula avant le retour des légions. Ainsi
suspendue, l'affaire concernant cette loi passa à de nouveaux tribuns
militaires; car les tribuns du peuple étaient toujours les mêmes: le peuple
s'obstinait à les réélire, surtout les deux auteurs des projets de lois. (2) On
créa tribuns militaires T. Quinctius, Ser. Cornelius, Ser. Sulpicius, Sp.
Servilius, L. Papirius, L. Veturius. (3) Dès les premiers jours de l'année, on
en vint à la lutte dernière au sujet des lois; et comme leurs auteurs avaient
convoqué les tribus sans s'arrêter à l'opposition de leurs collègues, les
patriciens alarmés recoururent aux deux remèdes extrêmes, au premier pouvoir, au
premier citoyen de Rome. (4) Ils résolurent de nommer un dictateur, et nommèrent
M. Furius Camille, qui choisit pour maître de la cavalerie L. Aemilius.
De leur côté, les auteurs des lois, en présence de ces
redoutables préparatifs de leurs adversaires, arment de grands courages la cause
du peuple: l'assemblée de la plèbe convoquée, ils appellent les tribus aux
votes. (5) Le dictateur, environné d'une troupe de patriciens, plein de colère
et de menaces, prend place au Forum: l'affaire s'engage par cette première lutte
des tribuns du peuple qui proposent la loi, et de ceux qui s'y opposent; mais si
l'opposition l'emportait par le droit, elle était vaincue par le crédit des lois
et de leurs auteurs. Déjà les premières tribus avaient dit: "Ainsi que tu le
requiers".
(6) Alors Camille: "Puisque désormais, Romains, dit-il, c'est
le caprice des tribuns, et non plus la souveraineté du tribunat qui fait loi
pour vous, et que ce droit d'opposition, cette antique conquête de la retraite
du peuple, vous l'anéantissez aujourd'hui par les mêmes voies qui vous l'ont
acquis; dans l'intérêt de la république tout entière, non moins que dans le
vôtre, je viendrai, dictateur, en aide à l'opposition, et ce droit, qui est à
vous et qu'on détruit, mon autorité le protégera. (7) Si donc C. Licinius et L.
Sextius cèdent à l'intervention de leurs collègues, je n'interposerai point la
magistrature patricienne dans une assemblée populaire; mais si, en dépit de
l'intervention, ils prétendent imposer ici des lois comme dans une ville prise,
je ne souffrirai point que la puissance tribunicienne s'anéantisse elle-même. "
(8) Au mépris de ces paroles, les tribuns du peuple n'en
poursuivent pas moins vivement leur opération. Transporté de colère, Camille
envoie des licteurs dissiper la foule, et menace, si on persiste, de contraindre
toute la jeunesse au serment militaire, et d'emmener à l'instant cette armée
hors de la ville. (9) Il avait imprimé au peuple une grande terreur: quant aux
chefs, son attaque avait plutôt enflammé qu'abattu leur courage.
Mais, avant que le succès se fût décidé de part ou d'autre,
il abdiqua sa magistrature, soit qu'il y ait eu vice dans son élection, comme on
l'a écrit, soit que les tribuns aient proposé au peuple, et que le peuple ait
accepté, de punir M. Furius, s'il faisait acte de dictateur, d'une amende de
cinq cent mille as. (10) Mais, à mon avis, les auspices l'inquiétèrent plus que
cette proposition sans exemple; ce qui me porte à le croire, c'est d'abord le
caractère même de l'homme, c'est ensuite le choix immédiat d'un autre dictateur,
de P. Manlius, à sa place: (11) or, à quoi bon ce nouveau choix, si M. Furius
eût déjà succombé dans la lutte? D'ailleurs, ce même Furius fut, l'année
suivante, réélu dictateur; et certes il eût rougi de reprendre une autorité
brisée entre ses mains l'année précédente; (12) puis, au temps même où cette
prétendue amende fut proposée, il pouvait ou résister à cette loi, qui tendait,
il le voyait bien, à réduire son autorité, ou renoncer à combattre les autres,
qui servaient de prétexte à cette mesure. (13) Enfin, de tout temps et jusqu'à
nos jours, depuis qu'il y a lutte entre les forces tribunicienne et consulaire,
la dictature a conservé sa haute souveraineté.
Chantage exercé par les tribuns de la plèbe Licinius et Sextius
[VI, 39]
(1) Entre l'abdication du premier dictateur et l'entrée de
Manlius en fonctions, les tribuns profitèrent d'une espèce d'interrègne pour
convoquer une assemblée du peuple. On put voir alors celles des propositions que
préférait le peuple et celles que préféraient leurs auteurs. (2) Il acceptait
les lois sur l'usure et les terres, et repoussait le consulat plébéien, et il
allait se prononcer séparément sur l'une et l'autre affaire, si les tribuns
n'eussent réclamé pour le tout une seule et même décision. (3) P. Manlius, le
dictateur, fit pencher ensuite le succès vers la cause du peuple, en nommant
maître de la cavalerie le plébéien C. Licinius, qui avait été tribun militaire.
(4) Le sénat, dit-on, en fut mécontent: le dictateur s'excusa auprès des
sénateurs sur la parenté qui l'unissait à Licinius, et nia en même temps que la
dignité de maître de la cavalerie fût supérieure à celle de tribun consulaire.
(5) Licinius et Sextius, une fois fixée la date des comices
pour l'élection des tribuns du peuple, firent si bien que, tout en déclarant
qu'ils ne voulaient plus du tribunat, ils excitèrent vivement le peuple à leur
accorder un honneur que leur refus menteur sollicitait encore. (6) "Depuis neuf
ans déjà, ils sont là comme en bataille contre la noblesse, et toujours à leur
très grand risque personnel, sans aucun profit pour la république; avec eux ont
vieilli déjà et les lois qu'ils ont proposées et toute la vigueur de la
puissance tribunicienne. (7) On a combattu leurs lois d'abord par l'intervention
de leurs collègues, puis par l'envoi de la jeunesse à la guerre de Vélitres;
enfin la foudre dictatoriale s'est dirigée contre eux.
(8) Maintenant que ni leurs collègues ni la guerre ne font
obstacle, ni le dictateur, qui même a présagé le consulat au peuple en nommant
un plébéien maître de la cavalerie, c'est le peuple qui se nuit à lui-même et à
ses intérêts. (9) Il peut tenir la ville et le Forum libres de créanciers, les
champs libres de leurs injustes maîtres, et sur l'heure, s'il le veut. (10) Mais
ces bienfaits, quand donc enfin les saura-t-il assez reconnaître et apprécier,
si, tout en accueillant des lois qui lui sont profitables, il enlève l'espoir
des honneurs à ceux qui les ont faites?
Il serait peu délicat au peuple romain de revendiquer
l'allègement de ses dettes et sa mise en possession de terres injustement
usurpées par les grands, pour laisser là, vieillards tribunitiens, sans
honneurs, sans espoir même des honneurs, ceux qui l'auraient servi. (11) Il doit
donc déterminer d'abord en son esprit ce qu'il veut, puis aux comices
tribunitiens déclarer sa volonté. Si on veut accueillir conjointement toutes les
lois proposées, on peut réélire les mêmes tribuns du peuple, car ils
poursuivront leur oeuvre; (12) si, au contraire, on ne veut accepter que ce qui
peut servir l'intérêt privé de chacun, ils n'ont que faire d'être maintenus dans
une dignité si mal voulue: ils n'auront point le tribunat, ni le peuple les lois
proposées".
Discours d'Appius Claudius au sénat
[VI, 40]
(1) Pour répondre à ce discours effronté des tribuns, dont
les indignes prétentions tenaient dans la stupeur et le silence les autres
sénateurs, (2) Ap. Claudius Crassus, petit-fils du décemvir, s'avança, dit-on,
avec plus de haine et de colère que d'espoir; s'avança pour répliquer et parla à
peu près en ces termes:
(3) "Il n'y aurait rien de neuf ou d'imprévu pour moi,
Romains, à m'entendre adresser encore aujourd'hui cet unique reproche que des
tribuns séditieux n'ont jamais épargné à notre famille, à savoir que la gens
Claudia, depuis son origine, n'eut rien plus à coeur dans la république que la
majesté des patriciens; que toujours ils ont combattu les intérêts du peuple.
(4) Le premier de ces griefs, je ne le nie ici, ni ne le désavoue: oui, depuis
que nous avons été élevés tout ensemble au rang de citoyens et de patriciens,
nous avons tâché de mériter qu'on pût vraiment dire que, grâce à nous, s'était
accrue plutôt qu'affaiblie la majesté de ces familles au sein desquelles vous
avez voulu nous admettre. (5) Quant au second grief, j'oserai, en mon nom, au
nom de mes ancêtres, soutenir, Romains, que jamais (à moins qu'on n'estime
nuisibles au peuple, comme s'il habitait à part une autre ville, des mesures
profitables à la république tout entière) nous n'avons, hommes privés ou
magistrats, fait sciemment dommage au peuple; et qu'on ne pourrait vraiment
citer un acte, un mot de nous contraires à votre intérêt (si parfois il en fut
de contraires à vos désirs)."
(6) "Après tout, quand je ne serais ni de la famille Claudia
ni d'un sang patricien, mais un Romain, n'importe lequel, si je sais que je suis
né de père et mère indépendants, que je vis dans une cité libre, puis-je me
taire, (7) alors que ce L. Sextius, ce C. Licinius, tribuns à perpétuité, si les
dieux vous laissent faire, ont pris, depuis neuf ans qu'ils règnent, un tel
empire, qu'ils refusent de vous accorder le libre droit de suffrages et pour les
comices et pour l'acceptation des lois? (8) - C'est sous condition, dit l'autre,
que vous nous réélirez tribuns une dixième fois. Qu'est-ce à dire, sinon: "Ce
que sollicitent les autres, nous le dédaignons si bien que, sans un grand
profit, nous ne l'accepterons point". - (9) Mais à quel prix enfin pourrons-nous
vous avoir à jamais tribuns du peuple? "Le voici: que nos propositions,
répond-il, vous plaisent ou vous déplaisent, vous servent ou vous desservent,
vous les accepterez toutes en masse".
(10) "Je vous en conjure, Tarquins tribuns du peuple,
prenez-moi pour un citoyen qui, du milieu de l'assemblée, vous crie: "Avec votre
permission, qu'il nous soit permis de choisir dans vos lois celles que nous
jugerons salutaires pour nous, et de repousser les autres." - Non, dit-il, cela
ne se peut. (11) Tu voterais les lois sur l'usure et sur les terres, qui vous
conviennent à tous, et jamais, ce qui pourtant ferait merveille dans la ville de
Rome, tu ne voudrais voir consuls L. Sextius et ce C. Licinius que tu as en
horreur, en abomination! Ou prends tout, ou je n'accorde rien. (12) C'est
présenter du poison et du pain à celui que la faim presse, et lui enjoindre de
renoncer à l'aliment qui le fera vivre, ou y mêler ce qui le tuera. En vérité,
si cette ville était libre, de partout ne t'aurait-on pas crié: Va-t'en avec tes
tribunats et tes projets de lois! Quoi! parce que tu refuses de présenter des
lois utiles au peuple, n'y aura-t-il personne qui les présente? (13) Si un
patricien, si (ce qui, à leur sens, est plus exécrable encore) un Claudius
venait dire: "Ou prenez tout, ou je n'accorde rien," qui de vous, Romains, le
souffrirait? (14) Ne ferez-vous donc jamais plus d'état des choses que des
hommes? prêterez-vous toujours une oreille facile à tout ce que dira ce
magistrat, pour la fermer quand parlera quelqu'un des nôtres!"
(15) "- Mais, dites-vous, par Hercule! ce langage n'est pas
d'un bon citoyen. - Quoi donc! et cette proposition qu'ils s'indignent de vous
voir repousser? en tout conforme au langage, Romains. - Je demande, dit-le
tribun, qu'il ne vous soit pas permis de faire consuls qui bon vous semble. -
(16) N'est-ce pas là ce qu'il demande, lui qui vous ordonne de choisir un des
consuls parmi le peuple, sans vous laisser le pouvoir de nommer deux patriciens?
(17) Vienne une guerre aujourd'hui comme celle des Étrusques, lorsque Porsenna
prit pied au Janicule, ou comme celle des Gaulois naguère, lorsque tout ceci,
moins le Capitole et la citadelle, était à l'ennemi, et qu'avec M. Furius ou
tout autre patricien, ce L. Sextius sollicitât le consulat, pourriez-vous
souffrir que L. Sextius fût assuré d'être consul, et que Camille luttât contre
un refus?"
(18) "Est-ce là mettre en commun les honneurs, que de laisser
faire deux plébéiens consuls, et deux patriciens jamais? que d'appeler
nécessairement un plébéien à l'une des deux places, et de laisser exclure les
patriciens de toutes deux? Quel genre de partage, quelle communauté est cela?
C'est peu que d'avoir ta part d'un droit où tu n'eus jamais de part; tu demandes
une part pour emporter le tout. (19) - Je crains, dit-il, que, s'il était permis
d'élire deux patriciens, vous ne nommiez jamais un plébéien. - N'est-ce pas
dire: Comme vous n'éliriez point volontairement des indignes, je vous imposerai
la nécessité de les élire malgré vous. Que suit-il de là, sinon que le plébéien
qui aura concouru seul avec deux patriciens ne devra aucune reconnaissance au
peuple, et se dira nommé par la loi, et non par vos suffrages?"
Suite du discours
d'Appius Claudius
[VI, 41]
(1) "Ils cherchent les moyens d'extorquer, non de mériter les
honneurs, et ils obtiendront ainsi les plus hautes charges, sans vous devoir
rien, même pour les moindres; ils aiment mieux tenir les honneurs des chances de
la loi, que de leur mérite. (2) Ainsi voilà quelqu'un qui dédaigne d'être
examiné, apprécié; qui trouve juste de s'assurer les honneurs quand d'autres
luttent pour les conquérir; qui s'affranchit de votre dépendance, qui veut
contraindre vos suffrages volontaires, asservir vos votes libres. (3) Sans
parler de Licinius et de Sextius, dont vous comptez les années de perpétuelle
magistrature comme celles des rois au Capitole, quel est aujourd'hui dans Rome
le citoyen si humble à qui les chances de cette loi ne donnent un plus facile
accès au consulat qu'à nous et à nos enfants; puisque enfin nous, vous ne
pourrez pas toujours, quand vous le voudriez même, nous admettre, et que
ceux-là, vous devrez les prendre en dépit de vous-mêmes?"
(4) "En voilà assez sur l'indignité de cette mesure (car la
dignité est une question purement humaine): mais que dire de la religion et des
auspices dont la violation est un mépris, un outrage direct aux dieux immortels?
Les auspices ont fondé cette ville; les auspices, en paix et en guerre, à Rome
et aux armées, règlent toute chose: qui l'ignore? (5) Or, en quelles mains sont
les auspices, de par la loi des ancêtres? aux mains des patriciens, je pense;
car pas un magistrat plébéien ne se nomme avec les auspices. (6) Les auspices
sont à nous, et si bien, que non seulement le peuple, s'il crée des magistrats
patriciens, ne peut les créer autrement qu'avec les auspices, mais que
nous-mêmes encore c'est avec les auspices que nous nommons un interroi sans le
suffrage du peuple: nous avons, pour notre usage privé, ces auspices dont ils
n'usent même pas pour leurs magistratures. (7) N'est-ce donc pas abolir dans
cette cité les auspices que de les ravir, en nommant des plébéiens consuls, aux
patriciens qui en sont les seuls maîtres?"
(8) "Qu'ils se jouent à présent, s'ils veulent, de nos
pieuses pratiques. Qu'importe au fait que les poulets ne mangent pas? qu'ils
sortent trop lentement de la cage? ou comment un oiseau chante? Ce sont misères
que tout cela! mais c'est en ne méprisant pas ces misères-là, que nos ancêtres
ont fait si grande cette république. (9) Et nous, comme s'il n'était plus
aujourd'hui besoin d'être en paix avec les dieux, nous profanons toutes les
cérémonies. Qu'on prenne donc dans la foule les pontifes, les augures, les rois
des sacrifices; mettons au front du premier venu, pourvu qu'il ait face d'homme,
l'aigrette du flamine; livrons les anciles, les sanctuaires, les dieux, le culte
des dieux, à des mains sacrilèges; (10) plus d'auspices pour la sanction des
lois, pour l'élection des magistrats; plus d'approbation du sénat dans les
comices par centuries et par curies! Que Sextius et Licinius, comme Romulus et
Tatius, soient rois dans la ville de Rome, puisqu'ils donnent pour rien et
l'argent et les terres d'autrui! (11) Il est si doux de piller le bien des
autres! Et il ne vous vient pas à l'esprit qu'une de ces lois porte en vos
champs la dévastation et la solitude, en chassant de leurs domaines les anciens
maîtres, et que l'autre abolit la foi, avec qui périt toute société humaine?"
(12) "Pour tous ces motifs, je pense que vous devez repousser
les lois proposées. Quoi que vous fassiez, veuillent les dieux lui assurer bonne
fortune!"
Élection du premier consul plébéien (366); création de la préture et de
l'édilité curule (367)
[VI, 42]
(1) Le discours d'Appius ne réussit qu'à différer pour un
temps l'acceptation des lois. (2) Réélus tribuns pour la dixième fois, Sextius
et Licinius firent admettre la loi qui créait pour les cérémonies sacrées des
décemvirs en partie plébéiens. On en choisit cinq parmi les patriciens et cinq
parmi le peuple: c'était un pas de fait dans la voie du consulat. (3) Content de
cette victoire, le peuple accorda aux patriciens que, sans parler de consuls
pour le moment, on nommerait des tribuns militaires. On nomma A. et M. Cornelius
pour la deuxième fois. M. Geganius, P. Manlius, L. Veturius, P. Valerius pour la
sixième.
(4) À l'exception du siège de Vélitres, dont le succès
tardait, sans être douteux, rien n'occupait les Romains au-dehors. Soudain
l'annonce d'une irruption des Gaulois se répandit dans la ville, et l'obligea de
créer dictateur pour la cinquième fois M. Furius, qui nomma T. Quinctius Pennus
maître de la cavalerie. (5) Ce fut cette année, selon Claudius, qu'on livra
bataille aux Gaulois près du fleuve Anio, et que s'engagea sur un pont ce combat
célèbre, où T. Manlius, provoqué par un Gaulois, marcha à sa rencontre à la vue
des deux armées, le tua et le dépouilla de son collier. (6) De plus nombreuses
autorités m'amènent à croire que ce ne fut pas moins de dix ans plus tard que
ces faits se passèrent: cette année, ce fut dans la campagne d'Albe que M.
Furius. dictateur, en vint aux mains avec les Gaulois. (7) La victoire ne fut ni
douteuse ni difficile pour les Romains, malgré l'immense terreur que leur
inspirait cet ennemi par le souvenir de leurs anciens revers. Plusieurs milliers
de Barbares périrent dans la plaine, plusieurs à la prise du camp. (8) Les
autres, en désordre, gagnèrent l'Apulie pour la plupart: grâce à ce refuge
éloigné, au trouble et à la frayeur qui les avaient dispersés de côté et
d'autre, ils échappèrent aux coups de l'ennemi. Au dictateur, du consentement du
sénat et du peuple, fut décerné le triomphe.
(9) À peine eut-il mis fin à cette guerre, qu'une plus atroce
sédition l'accueillit dans Rome. Après de violents débats, où le dictateur et le
sénat succombèrent, on adopta les lois tribuniciennes; puis, en dépit de la
noblesse, s'ouvrirent des élections consulaires, et là, pour la première fois,
un plébéien, L. Sextius, fut créé consul. (10) Les débats n'étaient point encore
à leur terme. Les patriciens refusaient d'approuver l'élection, et le peuple
faillit en venir à une retraite, après avoir fait d'ailleurs d'effroyables
menaces de guerre civile. (11) Cependant le dictateur présenta des conditions
qui apaisèrent les discordes; la noblesse accordait au peuple un consul
plébéien, et le peuple à la noblesse un préteur, qui administrerait la justice
dans Rome et serait patricien.
(12) Les longues querelles cessèrent enfin, et la paix revint
parmi les ordres: en mémoire de ce digne événement, le sénat proposa (car jamais
à plus juste titre on n'aurait rendu ce libre hommage aux dieux immortels) de
célébrer les grands jeux et d'ajouter un jour aux trois jours de cette
solennité. (13) Les édiles du peuple reculèrent devant cette charge: les jeunes
patriciens s'écrièrent alors qu'ils consentaient à tout faire pour honorer les
dieux immortels: ils voulaient être édiles. (14) On leur adressa d'universelles
actions de grâces; un sénatus-consulte ordonna que le dictateur demanderait au
peuple la création de deux édiles patriciens: le sénat approuverait toutes les
élections de l'année.
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