Traditions diverses concernant l'arrivée des Gaulois en Italie
[V, 33]
(1) Après l'expulsion de ce citoyen, qui, autant qu'on peut
compter sur les choses humaines, eût, en restant, empêché la prise de Rome, les
destins précipitèrent la ruine de cette ville. Des députés de Clusium vinrent
demander du secours contre les Gaulois. (2) Cette nation, à ce que la tradition
rapporte, séduite par la douce saveur des fruits de l'Italie et surtout de son
vin, volupté qui lui était encore inconnue, avait passé les Alpes et s'était
emparée des terres cultivées auparavant par les Étrusques. (3) Arruns de Clusium
avait, dit-on, transporté du vin dans la Gaule pour allécher ce peuple, et
l'intéresser dans sa vengeance contre le ravisseur de sa femme, Lucumon, dont il
avait été le tuteur, riche et puissant jeune homme qu'il ne pouvait punir qu'à
l'aide d'un secours étranger. (4) Il se mit à leur tête, leur fit passer les
Alpes, et les mena assiéger Clusium.
Pour moi, j'admettrais volontiers que les Gaulois furent
conduits devant Clusium par Arruns ou par tout autre Clusien; (5) mais il est
constant que ceux qui assiégèrent Clusium n'étaient pas les premiers qui eussent
passé les Alpes : car deux cents ans avant le siège de Clusium et la prise de
Rome, les Gaulois étaient descendus en Italie; (6) et longtemps avant les
Clusiens, d'autres Étrusques, qui habitaient entre l'Apennin et les Alpes,
eurent souvent à combattre les armées gauloises.
(7) Les Étrusques, avant qu'il ne fût question de l'empire
romain, avaient au loin étendu leur domination sur terre et sur mer; les noms
mêmes de la mer Supérieure et de la mer Inférieure qui ceignent l'Italie comme
une île, attestent la puissance de ce peuple : (8) les populations italiques
avaient appelé l'une mer de Toscane, du nom même de la nation, l'autre mer
Adriatique, du nom d'Adria, colonie des Étrusques. Les Grecs les appellent mer
Tyrrhénienne et mer Adriatique. (9) Maîtres du territoire qui s'étend de l'une à
l'autre mer, les Étrusques y bâtirent douze villes, et s'établirent d'abord en
deçà de l'Apennin vers la mer Inférieure; ensuite de ces villes capitales furent
expédiées autant de colonies (10) qui, à l'exception de la terre des Vénètes,
enfoncée à l'angle du golfe, envahirent tout le pays au-delà du Pô jusqu'aux
Alpes. (11) Toutes les nations alpines ont eu, sans aucun doute, la même
origine, et les Rètes avant toutes : c'est la nature sauvage de ces contrées qui
les a rendus farouches au point que de leur antique patrie ils n'ont rien
conservé que l'accent, et encore bien corrompu.
Premières invasions gauloises (VIe siècle)
[V, 34]
(1) Pour ce qui est du passage des Gaulois en Italie, voici
ce qu'on en raconte : à l'époque où Tarquin l'Ancien régnait à Rome, la
Celtique, une des trois parties de la Gaule, obéissait aux Bituriges, qui lui
donnaient un roi. (2) Sous le gouvernement d'Ambigatus, que ses vertus, ses
richesses et la prospérité de son peuple avaient rendu tout-puissant, la Gaule
reçut un tel développement par la fertilité de son sol et le nombre de ses
habitants, qu'il sembla impossible de contenir le débordement de sa population.
(3) Le roi, déjà vieux, voulant débarrasser son royaume de cette multitude qui
l'écrasait, invita Bellovèse et Ségovèse, fils de sa soeur, jeunes hommes
entreprenants, à aller chercher un autre séjour dans les contrées que les dieux
leur indiqueraient par les augures : (4) ils seraient libres d'emmener avec eux
autant d'hommes qu'ils voudraient, afin que nulle nation ne pût repousser les
nouveaux venus.
Le sort assigna à Ségovèse les forêts Hercyniennes; à
Bellovèse, les dieux montrèrent un plus beau chemin, celui de l'Italie. (5) Il
appela à lui, du milieu de ses surabondantes populations, des Bituriges, des
Arvernes, des Héduens, des Ambarres, des Carnutes, des Aulerques; et, partant
avec de nombreuses troupes de gens à pied et à cheval, il arriva chez les
Tricastins. (6) Là, devant lui, s'élevaient les Alpes; et, ce dont je ne suis
pas surpris, il les regardait sans doute comme des barrières insurmontables;
car, de mémoire d'homme, à moins qu'on ne veuille ajouter foi aux exploits
fabuleux d'Hercule, nul pied humain ne les avait franchies.
(7) Arrêtés, et pour ainsi dire enfermés au milieu de ces
hautes montagnes, les Gaulois cherchaient de tous côtés, à travers ces roches
perdues dans les cieux, un passage par où s'élancer vers un autre univers, quand
un scrupule religieux vint encore les arrêter; ils apprirent que des étrangers,
qui cherchaient comme eux une patrie, avaient été attaqués par les Salyes. (8)
Ceux-là étaient les Massiliens qui étaient venus par mer de Phocée. Les Gaulois
virent là un présage de leur destinée : ils aidèrent ces étrangers à s'établir
sur le rivage où ils avaient abordé et qui était couvert de vastes forêts. Pour
eux, ils franchirent les Alpes par des gorges inaccessibles, traversèrent le
pays des Taurins, et, (9) après avoir vaincu les Étrusques, près du fleuve
Tessin, ils se fixèrent dans un canton qu'on nommait la terre des Insubres. Ce
nom, qui rappelait aux Héduens les Insubres de leur pays, leur parut d'un
heureux augure, et ils fondèrent là une ville qu'ils appelèrent Médiolanum.
Seconde vague d'envahisseurs
[V, 35]
(1) Bientôt, suivant les traces de ces premiers Gaulois, une
troupe de Cénomans, sous la conduite d'Étitovius, passe les Alpes par le même
défilé, avec l'aide de Bellovèse, et vient s'établir aux lieux alors occupés par
les Libuens, et où sont maintenant les villes de Brixia et de Vérone. (2) Après
eux, les Salluviens se répandent le long du Tessin, près de l'antique peuplade
des Lèves Ligures. Ensuite, par les Alpes Pennines. arrivent les Boies et les
Lingons, qui, trouvant tout le pays occupé entre le Pô et les Alpes, traversent
le Pô sur des radeaux, et chassent de leur territoire les Étrusques et les
Ombriens : toutefois, ils ne passèrent point l'Apennin. (3) Enfin, les Sénons,
qui vinrent en dernier, prirent possession de la contrée qui est située entre le
fleuve Utens et l'Aesis. Je trouve dans l'histoire que ce fut cette nation qui
vint à Clusium et ensuite à Rome; mais on ignore si elle vint seule ou soutenue
par tous les peuples de la Gaule Cisalpine.
(4) Tout, dans cette nouvelle guerre, épouvanta les Clusiens;
et la multitude de ces hommes, et leur stature gigantesque, et la forme de leurs
armes, et ce qu'ils avaient ouï dire de leurs nombreuses victoires, en deçà et
au-delà du Pô, sur les légions étrusques : aussi, quoiqu'ils n'eussent d'autre
titre d'alliance ou d'amitié auprès de la république, que leur refus de défendre
contre les Romains les Véiens, leurs frères, ils envoyèrent des députés à Rome
pour demander du secours au sénat. (5) Ce secours ne leur fut point accordé;
mais trois députés, tous trois fils de Marcus Fabius Ambustus, furent chargés
d'aller, au nom du sénat et du peuple romain, inviter les Gaulois à ne pas
attaquer une nation dont ils n'avaient reçu aucune injure, et d'ailleurs alliée
du peuple romain et son amie. (6) Les Romains, au besoin, les protégeront aussi
de leurs armes; mais ils trouvent sage de n'avoir recours à ce moyen que le plus
tard possible, et pour faire connaissance avec les Gaulois, nouveau peuple,
mieux vaut la paix que la guerre.
L'ambassade des trois Fabius (391)
[V, 36]
(1) Cette mission était toute pacifique; mais elle fut
confiée à des députés d'un caractère farouche, et qui étaient plus Gaulois que
Romains. Lorsqu'ils eurent exposé leur message au conseil des Gaulois, on leur
fit cette réponse : (2) "Bien qu'on entende pour la première fois parler des
Romains, on les estime vaillants hommes, puisque les Clusiens, dans des
circonstances critiques, ont imploré leur appui; (3) et, puisque ayant à
protéger contre eux leurs alliés, ils ont mieux aimé avoir recours à une
députation qu'à la voie des armes, on ne repoussera point la paix qu'ils
proposent, si aux Gaulois, qui manquent de terres, les Clusiens, qui en
possèdent plus qu'ils n'en peuvent cultiver, cèdent une partie de leur
territoire; autrement, la paix ne sera pas accordée. (4) C'est en présence des
Romains qu'ils veulent qu'on leur réponde : et s'ils n'obtiennent qu'un refus,
c'est en présence des mêmes Romains qu'ils combattront, afin que ceux-ci
puissent annoncer chez eux combien les Gaulois surpassent en bravoure les autres
hommes."
(5) Les Romains leur ayant alors demandé "De quel droit ils
venaient exiger le territoire d'un autre peuple et menacer de la guerre, et ce
qu'ils avaient affaire, eux Gaulois, en Étrurie;" et les Gaulois ayant répondu
fièrement "Qu'ils portaient leur droit dans leurs armes, et que tout appartenait
aux hommes de courage," les esprits s'échauffent, on court aux armes et la lutte
s'engage. (6) Alors, les destins contraires l'emportent sur Rome : les députés,
au mépris du droit des gens, prennent les armes, et ce combat de trois des plus
vaillants et des plus nobles enfants de Rome, à la tête des enseignes étrusques,
ne put demeurer secret; ils furent trahis par l'éclat de leur bravoure
étrangère. (7) Bien plus, Quintus Fabius, qui courait à cheval en avant de
l'armée, alla contre un chef des Gaulois qui se jetait avec furie sur les
enseignes étrusques, lui perça le flanc de sa lance et le tua : pendant qu'il le
dépouillait, il fut reconnu par les Gaulois, et signalé sur toute la ligne comme
étant l'envoyé de Rome.
(8) On dépose alors tout ressentiment contre les Clusiens, et
l'on sonne la retraite en menaçant les Romains. Plusieurs même émirent l'avis de
marcher droit sur Rome; mais les vieillards obtinrent qu'on enverrait d'abord
des députés porter plainte de cet outrage et demander qu'en expiation de cette
atteinte au droit des gens, on leur livrât les Fabius.
(9) Les députés gaulois étant arrivés exposèrent leur
message : mais, bien que le sénat désapprouvât la conduite des Fabius, et
trouvât juste la demande des Barbares, il n'osait point prononcer contre les
coupables un arrêt mérité, empêché qu'il était par la faveur attachée à des
hommes aussi considérables. (10) Ainsi, pour n'avoir pas à répondre des malheurs
que pourrait entraîner une guerre avec les Gaulois, il renvoya au peuple la
connaissance de leur réclamation. Là, le crédit et les largesses eurent tant
d'influence, que ceux dont on poursuivait le châtiment furent créés tribuns
militaires, avec puissance de consuls pour l'année suivante. (11) Cela fait, les
Gaulois, justement indignés d'une pareille insulte, retournèrent au camp, en
prononçant tout haut des menaces de guerre. Avec les trois Fabius, on créa
tribuns des soldats Quintus Sulpicius Longus, Quintus Servilius pour la
quatrième fois, Servius Cornélius Maluginensis.
L'armée gauloise envahit le territoire de Rome (390)
[V, 37]
(1) En présence de l'immense péril qui la menaçait (tant la
fortune aveugle les esprits, quand elle veut rendre ses coups irrésistibles !),
cette cité, qui, ayant affaire aux Fidénates, aux Véiens et aux autres peuples
voisins, avait eu recours aux mesures extrêmes, et tant de fois nommé un
dictateur, (2) aujourd'hui, attaquée par un ennemi étranger et inconnu, qui lui
apportait la guerre des rives de l'Océan et des dernières limites du monde, elle
ne recourut ni à un commandement ni à des moyens de défense extraordinaires. (3)
Les tribuns, dont la témérité avait amené cette guerre, dirigeaient les
préparatifs; et, affectant de mépriser l'ennemi, ils n'apportaient à la levée
des troupes ni plus de soin ni plus de surveillance que s'il se fût agi d'une
guerre ordinaire.
(4) Cependant les Gaulois avaient appris que l'on s'était
complu à conserver des honneurs aux violateurs des droits de l'humanité, et
qu'on s'était joué de leur députation; bouillant de colère, et d'un naturel
impuissant à la contenir, ils arrachent leurs enseignes, et s'avancent d'une
marche rapide sur le chemin de Rome. (5) Comme, au bruit de leur passage, les
villes épouvantées couraient aux armes, et que les habitants des campagnes
prenaient la fuite, les Gaulois annonçaient partout à grands cris qu'ils
allaient sur Rome; et, dans tous les endroits qu'ils traversaient, cette confuse
multitude d'hommes et de chevaux occupait au loin un espace immense. (6) La
renommée qui marchait devant eux, les courriers de Clusium et de plusieurs
autres villes avaient porté l'effroi dans Rome; leur venue impétueuse augmenta
encore la terreur : (7) l'armée partit au-devant eux à la hâte et en désordre;
et, à peine à onze milles de Rome, les rencontra à l'endroit où le fleuve Allia,
roulant du haut des monts de Crustumérie, creuse son lit, et va, un peu
au-dessous du chemin, se jeter dans le Tibre. (8) Partout, en face et autour des
Romains, le pays était couvert d'ennemis; et cette nation, qui se plaît par goût
au tumulte, faisait au loin retentir l'horrible harmonie de ses chants sauvages
et de ses bizarres clameurs.
Honteuse déroute de l'armée romaine (18 juillet 390)
[V, 38]
(1) Là, les tribuns militaires, sans avoir d'avance choisi
l'emplacement de leur camp, sans avoir élevé un retranchement qui pût leur
offrir une retraite, et ne se souvenant pas plus des dieux que des hommes,
rangent l'armée en bataille, sans prendre les auspices et sans immoler de
victimes. Afin de ne pas être enveloppés par l'ennemi, ils étendent leurs ailes;
(2) mais ils ne purent égaler le front des Gaulois, et leur centre affaibli ne
forma plus qu'une ligne sans consistance. Sur leur droite était une éminence où
ils jugèrent à propos de placer leur réserve, et si par ce point commença la
terreur et la déroute, là aussi se trouva le salut des fuyards.
(3) En effet, Brennus, qui commandait les Gaulois, craignant
surtout un piège de la part d'un ennemi si inférieur en nombre, et persuadé que
leur intention, en s'emparant de cette hauteur, était d'attendre que les Gaulois
en fussent venus aux mains avec le front des légions pour lancer la réserve sur
leur flanc et sur leur dos, marcha droit à ce poste; (4) il ne doutait pas que,
s'il parvenait à s'en emparer, l'immense supériorité du nombre ne lui donnât une
victoire facile; et ainsi la science militaire aussi bien que la fortune se
trouva du côté des Barbares.
(5) Dans l'armée opposée, il n'y avait rien de romain, ni
chez les généraux ni chez les soldats; les esprits n'étaient préoccupés que de
leur crainte et de la fuite; et, dans leur égarement, la plupart se sauvèrent à
Véies, ville ennemie dont ils étaient séparés par le Tibre, au lieu de suivre la
route qui les aurait menés droit à Rome vers leurs femmes et leurs enfants. (6)
La réserve fut un moment défendue par l'avantage du poste; mais dans le reste de
l'armée, à peine les plus rapprochés eurent-ils entendu sur leurs flancs, et les
plus éloignés derrière eux, le cri de guerre des Gaulois, que, presque avant de
voir cet ennemi qu'ils ne connaissaient pas encore, avant de tenter la moindre
résistance, avant même d'avoir répondu au cri de guerre, intacts et sans
blessures ils prirent la fuite.
(7) On n'en vit point périr en combattant; l'arrière-garde
éprouva quelque perte, empêchée qu'elle fut dans sa fuite par les autres corps
qui se sauvaient sans ordre. (8) Sur la rive du Tibre, où l'aile gauche s'était
enfuie tout entière après avoir jeté ses armes, il en fut fait un grand carnage;
et une foule de soldats qui ne savaient pas nager, ou à qui le poids de leur
cuirasse et de leurs vêtements en ôtait la force, furent engloutis dans le
fleuve. (9) Le plus grand nombre cependant purent sains et saufs gagner Véies,
d'où ils n'envoyèrent à Rome ni le moindre renfort pour la garder ni même un
courrier pour annoncer leur défaite. (10) L'aile droite, placée loin du fleuve
et presque au pied de la montagne, se retira vers Rome, et sans se donner le
temps d'en fermer les portes se réfugia dans la citadelle.
La population romaine se réfugie au Capitole
[V, 39]
(1) Les Gaulois, de leur côté, étaient comme stupéfaits d'une
victoire si prodigieuse et si soudaine; eux-mêmes ils restèrent d'abord
immobiles de peur, sachant à peine ce qui venait d'arriver; puis ils craignirent
qu'il n'y eût là quelque piège; enfin ils se mirent à dépouiller les morts, et,
suivant leur coutume, entassèrent les armes en monceaux. (2) Après quoi,
n'apercevant nulle part rien d'hostile, ils se mettent en marche et arrivent à
Rome un peu avant le coucher du soleil. La cavalerie qui marchait en avant leur
apprit que les portes n'étaient point fermées; qu'il n'y avait point de postes
pour les couvrir, point de soldats sur les murailles : ce nouveau prodige, si
semblable au premier, les arrêta encore; (3) la crainte de la nuit et
l'ignorance des lieux les décidèrent à camper entre la ville et l'Anio, après
avoir envoyé autour des remparts et vers les autres portes des éclaireurs qui
devaient tâcher de découvrir quelle était dans cette situation désespérée
l'intention des ennemis.
(4) La plus grande partie de l'armée romaine avait gagné
Véies, mais à Rome on ne croyait échappés de la bataille que ceux qui étaient
venus se réfugier dans la ville, et les citoyens désolés, pleurant les vivants
aussi bien que les morts, remplirent presque toute la ville de cris lamentables.
(5) Les douleurs privées se turent devant la terreur générale, quand on annonça
l'arrivée de l'ennemi; et bientôt l'on entendit les hurlements, les chants
discordants des Barbares qui erraient par troupes autour des remparts.
(6) Pendant tout le temps qui s'écoula depuis lors, les
esprits demeurèrent en suspens; d'abord, à leur arrivée, on craignit de les voir
d'un moment à l'autre se précipiter sur la ville, car si tel n'eût pas été leur
dessein, ils se seraient arrêtés sur les bords de l'Allia; (7) puis, au coucher
du soleil, comme il ne restait que peu de jour, on pensa que l'attaque aurait
lieu avant la nuit; et ensuite, que le projet était remis à la nuit même pour
répandre plus de terreur. (8) Enfin, à l'approche du jour, tous les coeurs
étaient glacés d'effroi; et cette crainte sans intervalle fut suivie de
l'affreuse réalité, quand les enseignes menaçantes des Barbares se présentèrent
aux portes.
Cependant il s'en fallut de beaucoup que cette nuit et le
jour suivant Rome se montrât la même que sur l'Allia où ses troupes avaient fui
si lâchement. (9) En effet, comme on ne pouvait pas se flatter avec un si petit
nombre de soldats de défendre la ville, on prit le parti de faire monter dans la
citadelle et au Capitole, outre les femmes et les enfants, la jeunesse en état
de porter les armes et l'élite du sénat; (10) et, après y avoir réuni tout ce
qu'on pourrait amasser d'armes et de vivres, de défendre, de ce poste fortifié,
les dieux, les hommes et le nom romain. (11) Le flamine et les prêtresses de
Vesta emportèrent loin du meurtre, loin de l'incendie, les objets du culte
public, qu'on ne devait point abandonner tant qu'il resterait un Romain pour en
accomplir les rites. (12) Si la citadelle, si le Capitole, séjour des dieux, si
le sénat, cette tête des conseils de la république, si la jeunesse en état de
porter les armes venaient à échapper à cette catastrophe imminente, on pourrait
se consoler de la perte des vieillards qu'on laissait dans la ville abandonnés à
la mort. (13) Et pour que la multitude se soumît avec moins de regret, les vieux
triomphateurs, les vieux consulaires déclarèrent leur intention de mourir avec
les autres, ne voulant point que leurs corps, incapables de porter les armes et
de servir la patrie, aggravassent le dénuement de ses défenseurs.
Exode des plébéiens. Départ des prêtres pour Caeré
[V, 40]
(1) Ainsi se consolaient entre eux les vieillards destinés à
la mort. Ensuite ils adressent des encouragements à la jeunesse, qu'ils
accompagnent jusqu'au Capitole et à la citadelle, en recommandant à son courage
et à sa vigueur la fortune, quelle qu'elle dût être, d'une cité victorieuse
pendant trois cent soixante ans dans toutes ses guerres. (2) Mais au moment où
ces jeunes gens, qui emportaient avec eux tout l'espoir et toutes les ressources
de Rome, se séparèrent de ceux qui avaient résolu de ne point survivre à sa
ruine, (3) la douleur de cette séparation, déjà par elle-même si triste, fut
encore accrue par les pleurs et l'anxiété des femmes, qui, courant incertaines
tantôt vers les uns, tantôt vers les autres, demandaient à leurs maris et à
leurs fils à quel destin ils les abandonnaient : ce fut le dernier trait à ce
tableau des misères humaines.
(4) Cependant une grande partie d'entre elles suivirent dans
la Citadelle ceux qui leur étaient chers, sans que personne les empêchât ou les
rappelât; car cette précaution qui aurait eu pour les assiégés l'avantage de
diminuer le nombre des bouches inutiles, semblait trop inhumaine. (5) Le reste
de la multitude, composé surtout de plébéiens qu'une colline si étroite ne
pouvait contenir et qu'il était impossible de nourrir avec d'aussi faibles
provisions, sortant en masse de la ville, gagna le Janicule; (6) de là, les uns
se répandirent dans les campagnes, les autres se sauvèrent vers les villes
voisines, sans chef, sans accord, ne suivant chacun que son espérance et sa
pensée personnelle, alors qu'il n'y avait plus ni pensée, ni espérance commune.
(7) Cependant le flamine de Quirinus et les vierges de Vesta,
oubliant tout intérêt privé, ne pouvant emporter tous les objets du culte
public, examinaient ceux qu'elles emporteraient, ceux qu'elles laisseraient, et
à quel endroit elles en confieraient le dépôt : (8) le mieux leur paraît de les
enfermer dans de petits tonneaux qu'elles enfouissent dans une chapelle voisine
de la demeure du flamine de Quirinus, lieu où même aujourd'hui on ne peut
cracher sans profanation : pour le reste, elles se partagent le fardeau, et
prennent la route qui, par le pont de bois, conduit au Janicule.
(9) Comme elles en gravissaient la pente, elles furent
aperçues par Lucius Albinius, plébéien, qui sortait de Rome avec la foule des
bouches inutiles, conduisant sur un chariot sa femme et ses enfants. (10) Cet
homme, faisant même alors la différence des choses divines et des choses
humaines, trouva irréligieux que les pontifes de Rome portassent à pied les
objets du culte public, tandis qu'on le voyait lui et les siens dans un chariot.
Il fit descendre sa femme et ses enfants, monter à leur place les vierges et les
choses saintes, et les conduisit jusqu'à Caeré, où elles avaient dessein de se
rendre.
Entrée des Gaulois dans Rome
[V, 41]
(1) Cependant à Rome, toutes les précautions une fois prises,
autant que possible, pour la défense de la citadelle, les vieillards, rentrés
dans leurs maisons, attendaient, résignés à la mort, l'arrivée de l'ennemi; (2)
et ceux qui avaient rempli des magistratures curules, voulant mourir dans les
insignes de leur fortune passée, de leurs honneurs et de leur courage,
revêtirent la robe solennelle que portaient les chefs des cérémonies religieuses
ou les triomphateurs, et se placèrent au milieu de leurs maisons, sur leurs
sièges d'ivoire. (3) Quelques-uns même rapportent que, par une formule que leur
dicta le grand pontife Marcus Folius, ils se dévouèrent pour la patrie et pour
les citoyens de Rome.
(4) Pour les Gaulois, comme l'intervalle d'une nuit avait
calmé chez eux l'irritation du combat, que nulle part on ne leur avait disputé
la victoire, et qu'alors ils ne prenaient point Rome d'assaut et par force, ils
y entrèrent le lendemain sans colère, sans emportement, par la porte Colline,
laissée ouverte, et arrivèrent au forum, promenant leurs regards sur les temples
des dieux et la citadelle qui, seule, présentait quelque appareil de guerre. (5)
Puis, ayant laissé près de la forteresse un détachement peu nombreux pour
veiller à ce qu'on ne fît point de sortie pendant leur dispersion, ils se
répandent pour piller dans les rues où ils ne rencontrent personne : les uns se
précipitent en foule dans les premières maisons, les autres courent vers les
plus éloignées, les croyant encore intactes et remplies de butin.
(6) Mais bientôt, effrayés de cette solitude, craignant que
l'ennemi ne leur tendît quelque piège pendant qu'ils erraient çà et là, ils
revenaient par troupes au forum et dans les lieux environnants. (7) Là, trouvant
les maisons des plébéiens fermées avec soin, et les cours intérieures des
maisons patriciennes tout ouvertes, ils hésitaient encore plus à mettre le pied
dans celles-ci qu'à entrer de force dans les autres. (8) Ils éprouvaient une
sorte de respect religieux à l'aspect de ces nobles vieillards qui, assis sous
le vestibule de leur maison, semblaient à leur costume et à leur attitude, où il
y avait je ne sais quoi d'auguste qu'on ne trouve point chez des hommes, ainsi
que par la gravité empreinte sur leur front et dans tous leurs traits,
représenter la majesté des dieux. (9) Les Barbares demeuraient debout à les
contempler comme des statues; mais l'un d'eux s'étant, dit-on, avisé de passer
doucement la main sur la barbe de Marcus Papirius, qui, suivant l'usage du
temps, la portait fort longue, celui-ci frappa de son bâton d'ivoire la tête du
Gaulois, dont il excita le courroux : ce fut par lui que commença le carnage, et
presque aussitôt tous les autres furent égorgés sur leurs chaises curules. (10)
Les sénateurs massacrés, on n'épargna plus rien de ce qui respirait; on pilla
les maisons, et, après les avoir dévastées, on les incendia.
Le pillage et l'incendie de Rome
[V, 42]
(1) Au reste, soit que tous n'eussent point le désir de
détruire la ville, soit que les chefs gaulois n'eussent voulu incendier quelques
maisons que pour effrayer les esprits, dans l'espoir que l'attachement des
assiégés pour leurs demeures les amènerait à se rendre, (2) soit enfin qu'en ne
brûlant pas la ville entière ils voulussent se faire, de ce qu'ils auraient
laissé debout, un moyen de fléchir l'ennemi, le feu ne marcha le premier jour ni
sur une aussi grande étendue, ni avec autant de rapidité qu'il est d'usage dans
une ville conquise. (3) Pour les Romains, voyant de la citadelle l'ennemi
remplir la ville, et courir çà et là par toutes les rues; témoins à chaque
instant, d'un côté ou d'un autre, d'un nouveau désastre, ils ne pouvaient plus
ni maîtriser leurs âmes ni suffire aux diverses impressions que la vue et l'ouïe
leur apportaient. (4) Partout où les cris de l'ennemi, les lamentations des
femmes et des enfants, le bruit de la flamme et le fracas des toits croulants,
appelaient leur attention, effrayés de toutes ces scènes de deuil, ils
tournaient de ce côté leur esprit, leur visage et leurs yeux, comme si la
fortune les eût placés là pour assister au spectacle de la chute de leur patrie,
en ne leur laissant rien que leur corps à défendre; (5) d'autant plus à plaindre
que ne le furent jamais d'autres assiégés, que bien qu'investis hors de leur
ville, ils voyaient tout ce qu'ils possédaient au pouvoir de l'ennemi.
(6) La nuit ne fut pas plus calme que l'affreuse journée
qu'elle suivait; ensuite le jour succéda à cette nuit agitée, et il ne se passa
pas un moment où ils n'eussent à contempler quelque nouveau désastre. (7)
Cependant, malgré les maux dont ils étaient accablés et écrasés, leurs âmes ne
plièrent point; et quand la flamme eut tout détruit, tout nivelé, ils songèrent
encore à défendre bravement cette pauvre et faible colline qu'ils occupaient,
dernier rempart de leur liberté; (8) puis, s'habituant à des maux qui
renaissaient chaque jour, ils finirent par en perdre le sentiment, et par
concentrer leurs regards sur ces armes, leur dernière espérance, sur ce fer
qu'ils avaient dans leurs mains.
Assaut du Capitole
[V, 43]
(1) Les Gaulois, après avoir, pendant plusieurs jours, fait
une folle guerre contre les maisons de la ville, voyant debout encore, au milieu
de l'incendie et des ruines de la cité conquise, des ennemis en armes que tant
de désastres n'avalent pas effrayés, et qu'on ne pourrait réduire que par la
force, résolurent de tenter une dernière épreuve, et d'attaquer la citadelle.
(2) Au lever du jour, à un signal donné, toute cette
multitude se rassemble au forum, où elle se range en bataille; puis, poussant un
cri et formant la tortue, ils montent vers la citadelle. Les Romains se
préparent avec ordre et prudence à les recevoir; ils placent des renforts à tous
les points accessibles, opposent leur plus vaillante jeunesse partout où les
enseignes s'avancent, et laissent monter l'ennemi, persuadés que plus il aura
gravi de ces roches ardues, plus il sera facile de l'en faire descendre. (3) Ils
s'arrêtent vers le milieu de la colline, et, de cette hauteur, dont la pente les
portait d'elle-même sur l'ennemi, s'élançant avec impétuosité, ils tuent et
renversent les Gaulois, de telle sorte que jamais depuis, ni ensemble, ni
séparément, ils ne tentèrent une attaque de ce genre.
(4) Renonçant donc à tout espoir d'emporter la place par la
force des armes, ils se disposent à en faire le siège : mais, dans leur
imprévoyance, ils venaient de brûler avec la ville tout le blé qui se trouvait à
Rome, et pendant ce temps, tous les grains des campagnes avaient été recueillis
et transportés à Véies. (5) En conséquence, l'armée se partage; une partie
s'éloigne et va butiner chez les nations voisines; l'autre demeure pour assiéger
la citadelle, et les fourrageurs de la campagne sont tenus de fournir à sa
subsistance.
(6) La fortune elle-même conduisit à Ardée, pour leur faire
éprouver la valeur romaine, ceux des Gaulois qui partirent de Rome; Ardée était
le lieu d'exil de Camille. (7) Tandis que plus affligé des maux de sa patrie que
de son propre sort, il usait là ses jours à accuser les dieux et les hommes,
s'indignant et s'étonnant de ne plus retrouver ces soldats intrépides qui, avec
lui, avaient pris Véies et Faléries, et qui, toujours, dans les autres guerres,
s'étaient fait distinguer encore plus par leur courage que par leur bonheur, (8)
tout à coup il apprend qu'une armée gauloise s'avance, et qu'effrayés de son
approche, les Ardéates tiennent conseil. Comme entraîné par une inspiration
divine, lui, qui jusqu'alors s'était abstenu de paraître dans toutes les
réunions de ce genre, il accourut au milieu de leur assemblée.
Discours de Camille à l'assemblée des Ardéates
[V, 44]
"(1) Ardéates, dit-il, mes vieux amis, et mes nouveaux
concitoyens, puisqu'ainsi l'ont voulu vos bienfaits et ma fortune, n'allez pas
croire que j'aie oublié ma situation en venant ici; mais l'intérêt et le péril
commun font un devoir à chacun, dans ces circonstances critiques, de contribuer,
autant qu'il est en son pouvoir, au salut général. (2) Et quand pourrai-je
reconnaître les immenses services dont vous m'avez comblé, si j'hésite
aujourd'hui ? Où pourrai-je vous servir, sinon dans la guerre ?"
"C'est par cet unique talent que je me suis soutenu dans ma
patrie; et, invaincu à la guerre, c'est durant la paix que j'ai été chassé par
mes ingrats concitoyens. (3) Pour vous, Ardéates, l'occasion se présente et de
reconnaître les anciens et importants bienfaits du peuple romain, que vous
n'avez point oubliés, et qu'il n'est pas besoin de rappeler à vos mémoires, et
d'acquérir en même temps à votre ville des alliés qui s'en souviennent, une
grande gloire militaire aux dépens de l'ennemi commun. (4) Ces hommes dont les
hordes confuses arrivent vers nous, tiennent de la nature une taille et un
courage au-dessus de l'ordinaire, mais ils manquent de constance, et sont dans
le combat plus effrayants que redoutables. (5) Le désastre même de Rome en est
la preuve : elle était ouverte quand ils l'ont prise : de la citadelle et du
Capitole, une poignée d'hommes les arrête; et, déjà vaincus par l'ennui du
siège, ils s'éloignent et se jettent errants sur les campagnes. Chargés de
viandes et de vins, dont ils se gorgent avidement, (6) quand la nuit survient,
ils se couchent au bord des ruisseaux, sans retranchements, ni gardes, ni
sentinelles, comme des bêtes sauvages; et maintenant leur imprévoyance
habituelle est encore augmentée par le succès."
"(7) Si vous avez à coeur de défendre vos murailles, si vous
ne voulez pas souffrir que tout ce pays devienne la Gaule, à la première veille,
prenez tous les armes, et suivez-moi, je ne dis pas au combat, mais au carnage :
si je ne vous les livre enchaînés par le sommeil et bons à égorger comme des
moutons, je consens à recevoir d'Ardée la même récompense que j'ai reçue de
Rome."
Les Ardéates, sous la conduite de Camille, partent au secours de Rome
[V, 45]
(1) Amis et ennemis savaient que Camille était le premier
homme de guerre de cette époque. L'assemblée levée, ils réparent leurs forces,
se tiennent prêts, et, au signal donné, dans le silence de la première nuit, ils
viennent tous aux portes se ranger sous les ordres de Camille. (2) Ils sortent,
et, non loin de la ville, comme il avait prédit, trouvant le camp des Gaulois
sans défense, sans gardes, ils s'y élancent en poussant des cris. (3) Nulle part
il n'y a combat, c'est partout un carnage : on égorge des corps nus et engourdis
de sommeil; et si les plus éloignés se réveillent et s'arrachent de leur couche,
ignorant de quel côté vient l'attaque, ils fuient épouvantés, et plusieurs même
vont aveuglément se jeter au milieu des ennemis; un grand nombre s'étant échappé
sur le territoire d'Antium, où ils se dispersent, les habitants font une sortie
et les enveloppent.
(4) Il y eut sur le territoire de Véies pareil massacre des
Étrusques, qui, sans pitié pour une ville depuis près de quatre cents ans leur
voisine, écrasée par un ennemi jusqu'alors inconnu, avaient choisi ce moment
pour faire des incursions sur le territoire de Rome, et qui chargés de butin, sa
proposaient d'attaquer Véies, où était la garnison, dernier espoir du nom
romain. (5) Les soldats romains les avaient vus errer dans les campagnes,
revenir en une seule troupe en poussant leur butin devant eux, et ils
apercevaient leur camp placé non loin de Véies : (6) ils éprouvèrent d'abord un
sentiment d'humiliation, puis ils s'indignèrent de cet outrage, et la colère les
prit : "Les Étrusques, desquels ils avaient détourné la guerre gauloise pour
l'attirer sur eux, osaient se jouer de leur malheur."
(7) N'étant plus maîtres d'eux-mêmes, ils voulaient faire à
l'instant une sortie; mais, contenus par le centurion Quintus Caedicius qu'ils
avaient choisi pour les commander, ils remirent leur vengeance à la nuit. (8) Il
n'y manqua qu'un chef égal à Camille; du reste, ce fut la même marche et le même
succès. Ensuite, prenant pour guides des prisonniers échappés au massacre de la
nuit, ils se dirigent contre une autre troupe d'Étrusques vers les Salines, les
surprennent la nuit suivante, en font un plus grand carnage encore, et, après
cette double victoire, rentrent triomphants dans Véies.
Exploit de Gaius Fabius Dorso. Camille est désigné comme dictateur (390)
[V, 46]
(1) Cependant, à Rome, le siège continuait mollement, et des
deux côtés on s'observait sans agir, les Gaulois se contentant de surveiller
l'espace qui séparait les postes, et d'empêcher par ce moyen qu'aucun des
ennemis ne pût s'échapper; quand tout à coup un jeune Romain vint appeler sur
lui l'admiration de ses compatriotes et celle de l'ennemi. (2) Un sacrifice
annuel avait été institué par la famille Fabia sur le mont Quirinal. Voulant
faire ce sacrifice, Gaius Fabius Dorso, la toge ceinte à la manière des Gabiens,
et tenant ses dieux à la main, descend du Capitole, sort et traverse les postes
ennemis, et sans s'émouvoir de leurs cris, de leurs menaces, arrive au mont
Quirinal; (3) puis, l'acte solennel entièrement accompli, il retourne par le
même chemin, le regard et la démarche également assurés, s'en remettant à la
protection des dieux dont il avait gardé le culte au mépris de la mort même; il
rentre au Capitole auprès des siens, à la vue des Gaulois étonnés d'une si
merveilleuse audace, ou peut-être pénétrés d'un de ces sentiments de religion
auxquels ce peuple est loin d'être indifférent.
(4) À Véies, cependant, le courage et même les forces
augmentaient de jour en jour : à chaque instant y arrivaient non seulement des
Romains accourus des campagnes où ils erraient dispersés depuis la défaite
d'Allia et la prise de Rome, mais encore des volontaires accourus en foule du
Latium, afin d'avoir leur part du butin. (5) L'heure semblait enfin venue de
reconquérir la patrie et de l'arracher aux mains de l'ennemi; nais à ce corps
vigoureux une tête manquait. (6) Le lieu même leur rappelait Camille; là se
trouvaient la plupart des soldats qui sous ses ordres et sous ses auspices
avaient obtenu tant de succès; et Caedicius déclarait qu'il n'avait pas besoin
que quelqu'un des dieux ou des hommes lui retirât le commandement, qu'il n'avait
pas oublié ce qu'il était, et qu'il réclamait un chef. (7) On résolut d'une
commune voix de rappeler Camille d'Ardée, après avoir consulté au préalable le
sénat qui était à Rome; tant on conservait, dans une situation presque
désespérée, de respect pour la distinction des pouvoirs.
(8) Mais ce n'était qu'avec de grands dangers qu'on pouvait
passer à travers les postes ennemis. Pontius Cominus, jeune homme entreprenant,
s'étant fait donner cette commission, se plaça sur des écorces que le courant du
Tibre porta jusqu'à la ville; (9) là, gravissant le rocher le plus rapproché de
la rive, et que, par cette raison même, l'ennemi avait négligé de garder, il
pénètre au Capitole, et, conduit vers les magistrats, il leur expose le message
de l'armée. (10) Ensuite, chargé d'un décret du sénat, par lequel il était
ordonné aux comices assemblés par curies de rappeler de l'exil et d'élire
sur-le-champ, au nom du peuple, Camille dictateur, afin que les soldats eussent
le général de leur choix, Pontius, reprenant le chemin par où il était venu,
retourna à Véies. (11) Des députés qu'on avait envoyés à Camille le ramenèrent
d'Ardée à Véies; ou plutôt (car il est plus probable qu'il ne quitta point Ardée
avant d'être assuré que la loi était rendue, puisqu'il ne pouvait rentrer sur le
territoire romain sans l'ordre du peuple, ni prendre les auspices à l'armée
qu'il ne fût dictateur) la loi fut portée par les curies, et Camille élu
dictateur en son absence.
Les oies du Capitole
[V, 47]
(1) Tandis que ces choses se passaient à Véies, à Rome la
citadelle et le Capitole furent en grand danger. (2) En effet, les Gaulois, soit
qu'ils eussent remarqué des traces d'homme à l'endroit où avait passé le
messager de Véies, soit qu'ils eussent découvert d'eux-mêmes que près du temple
de Carmentis la roche était d'accès facile, profilant d'une nuit assez claire,
et se faisant précéder d'un homme non armé pour reconnaître le chemin, ils
s'avancèrent en lui tendant leurs armes dans les endroits difficiles; et
s'appuyant, se soulevant, se tirant l'un l'autre, suivant que les lieux
l'exigeaient, ils parvinrent jusqu'au sommet. (3) Ils gardaient d'ailleurs un si
profond silence, qu'ils trompèrent non seulement les sentinelles, mais même les
chiens, animal qu'éveille le moindre bruit nocturne. (4) Mais ils ne purent
échapper aux oies sacrées de Junon, que, malgré la plus cruelle disette, on
avait épargnées; ce qui sauva Rome.
Car, éveillé par leurs cris et par le battement de leurs
ailes, Marcus Manlius, qui trois ans auparavant avait été consul, et qui s'était
fort distingué dans la guerre, s'arme aussitôt, et s'élance en appelant aux
armes ses compagnons : et, tandis qu'ils s'empressent au hasard, lui, du choc de
son bouclier, renverse un Gaulois qui déjà était parvenu tout en haut. (5) La
chute de celui-ci entraîne ceux qui le suivaient de plus près; et pendant que
les autres, troublés, et jetant leurs armes, se cramponnent avec les mains aux
rochers contre lesquels ils s'appuient, Manlius les égorge. Bientôt, les Romains
réunis accablent l'ennemi de traits et de pierres qui écrasent et précipitent
jusqu'en bas le détachement tout entier.
(6) Le tumulte apaisé, le reste de la nuit fut donné au
repos; autant du moins que le permettait l'agitation des esprits, que le péril,
bien que passé, ne laissait pas d'émouvoir. (7) Au point du jour, les soldats
furent appelés et réunis pat le clairon autour des tribuns militaires; et comme
on devait à chacun le prix de sa conduite, bonne ou mauvaise, Manlius le premier
reçut les éloges et les récompenses que méritait sa valeur; et cela non
seulement des tribuns, mais de tous les soldats ensemble (8) qui lui donnèrent
chacun une demi-livre de farine et une petite mesure de vin qu'ils portèrent
dans sa maison située près du Capitole. Ce présent paraît bien chétif, mais dans
la détresse où l'on se trouvait, c'était une très grande preuve d'attachement,
chacun retranchant sur sa nourriture et refusant à son corps une subsistance
nécessaire, afin de rendre honneur à un homme.
(9) Ensuite on cita les sentinelles peu vigilantes qui
avaient laissé monter l'ennemi. Quintus Sulpicius, tribun des soldats, avait
annoncé qu'il les punirait tous suivant la coutume militaire; mais, sur les
réclamations unanimes des soldats, qui s'accordaient à rejeter la faute sur un
seul, il fit grâce aux autres : le vrai coupable fut, avec l'approbation
générale, précipité de la roche Tarpéienne. (11) Dès ce moment, les deux partis
redoublèrent de vigilance; les Gaulois, parce qu'ils connaissaient maintenant le
secret des communications entre Véies et Rome; les Romains, par le souvenir du
danger de cette surprise nocturne.
L'armée romaine du Capitole se libère moyennant rançon
[V, 48]
(1) Mais parmi tous les maux divers qui sont inséparables de
la guerre et d'un long siège, c'est la famine qui faisait le plus souffrir les
deux armées : (2) les Gaulois étaient, de plus, en proie aux maladies
pestilentielles. Campés dans un fond entouré d'éminences, sur un terrain brûlant
que tant d'incendies avaient rempli d'exhalaisons enflammées, et où le moindre
souffle du vent soulevait non pas de la poussière, mais de la cendre, (3)
l'excès de cette chaleur suffocante, insupportable pour une nation accoutumée à
un climat froid et humide, les décimait comme ces épidémies qui ravagent les
troupeaux. Ce fut au point que, fatigués d'ensevelir les morts l'un après
l'autre, ils prirent le parti de les brûler pêle-mêle; et c'est de là que ce
quartier a pris le nom de "Quartier des Gaulois".
(4) Ils firent ensuite avec les Romains une trêve pendant
laquelle les généraux permirent les pourparlers entre les deux partis : et comme
les Gaulois insistaient souvent sur la disette, qui, disaient-ils, devait forcer
les Romains à se rendre, on prétend que pour leur ôter cette pensée, du pain fut
jeté de plusieurs endroits du Capitole dans leurs postes. (5) Mais bientôt il
devint impossible de dissimuler et de supporter plus longtemps la famine. Aussi
tandis que le dictateur fait en personne des levées dans Ardée, qu'il ordonne à
Lucius Valérius, maître de la cavalerie, de partir de Véies avec l'armée, et
qu'il prend les mesures et fait les préparatifs nécessaires pour attaquer
l'ennemi sans désavantage, (6) la garnison du Capitole, qui, épuisée de gardes
et de veilles, avait triomphé de tous les maux de l'humanité, mais à qui la
nature ne permettait pas de vaincre la faim, regardait chaque jour au loin s'il
n'arrivait pas quelque secours amené par le dictateur. (7) Enfin, manquant
d'espoir aussi bien que de vivres, les Romains, dont le corps exténué
fléchissait presque, quand ils se rendaient à leurs postes, sous le poids de
leurs armes, décidèrent qu'il fallait, à quelque condition que ce fût, se rendre
ou se racheter; et d'ailleurs les Gaulois faisaient entendre assez clairement
qu'il ne faudrait pas une somme bien considérable pour les engager à lever le
siège.
(8) Alors le sénat s'assembla, et chargea les tribuns
militaires de traiter. Une entrevue eut lieu entre le tribun Quintus Sulpicius
et Brennus, chef des Gaulois; ils convinrent des conditions, et mille livres
d'or furent la rançon de ce peuple qui devait bientôt commander au monde. (9) À
cette transaction déjà si honteuse, s'ajouta une nouvelle humiliation : les
Gaulois ayant apporté de faux poids que le tribun refusait, le Gaulois insolent
mit encore son épée dans la balance, et fit entendre cette parole si dure pour
des Romains : "Malheur aux vaincus !"
Arrivée providentielle de Camille
[V, 49]
(1) Mais les dieux et les hommes ne permirent pas que les
Romains vécussent rachetés. En effet, par un heureux hasard, cet infâme marché
n'était pas entièrement consommé, et, à cause des discussions qui avaient eu
lieu, tout l'or n'était pas encore pesé, quand survient !e dictateur : il
ordonne aux Romains d'emporter l'or, aux Gaulois de se retirer. (2) Comme
ceux-ci résistaient en alléguant le traité, Camille répond qu'un traité conclu
depuis sa nomination à la dictature, sans son autorisation, par un magistrat
d'un rang inférieur, est nul, et annonce aux Gaulois qu'ils aient à se préparer
au combat. (3) Il ordonne aux siens de jeter en monceau tous les bagages et
d'apprêter leurs armes : c'est par le fer et non par l'or qu'ils doivent
recouvrer la patrie; ils ont devant les yeux leurs temples, leurs femmes, leurs
enfants, le sol de la patrie dévasté par la guerre, en un mot tout ce qu'il est
de leur devoir de défendre, de reconquérir et de venger.
(4) Il range ensuite son armée, suivant la nature du terrain,
sur l'emplacement inégal de la ville à demi détruite; et de tous les avantages
que l'art militaire pouvait choisir et préparer, il n'en oublie aucun pour ses
troupes. (5) Les Gaulois, dans le désordre d'une surprise, prennent les armes et
courent sur les Romains avec plus de fureur que de prudence. Mais la fortune
avait tourné, et désormais la faveur des dieux et la sagesse humaine étaient
pour Rome; aussi, dès le premier choc, les Gaulois sont aussi promptement
défaits qu'eux-mêmes avaient vaincu sur les bords de l'Allia.
(6) Ensuite une autre action plus régulière s'engage près de
la huitième borne du chemin de Gabies où ils s'étaient ralliés dans leur
déroute, et, sous la conduite et les auspices de Camille, ils sont encore
vaincus. Là le carnage n'épargna rien; le camp fut pris, et pas un seul homme
n'échappa pour porter la nouvelle de ce désastre. (7) Le dictateur, après avoir
recouvré Rome sur l'ennemi, revint en triomphe dans la ville; et au milieu des
naïves saillies que les soldats improvisent, ils l'appellent Romulus, et père de
la patrie, et second fondateur de Rome : titres aussi glorieux que mérités.
(8) Après avoir sauvé Rome dans la guerre, il la sauva encore
pendant la paix, en empêchant qu'on émigrât à Véies, projet que les tribuns
appuyaient plus vivement que jamais depuis l'incendie de la ville, et pour
lequel le peuple n'était que trop porté. (9) Ce fut là le motif qui le détourna
d'abdiquer la dictature après son triomphe, le sénat le conjurant de ne pas
laisser la république dans cette position incertaine.
Règlement des affaires religieuses
[V, 50]
(1) Avant toute chose, comme il était observateur zélé des
pratiques religieuses, il occupa le sénat des devoirs que l'on avait à remplir
envers les dieux immortels, et fit rendre ce sénatus-consulte : (2) "Tous les
temples, parce que l'ennemi les a possédés, seront retracés, reconstruits,
purifiés par l'expiation; et les duumvirs chercheront dans les livres saints les
formules de ces cérémonies expiatoires. (3) On admettra les Caerites au droit
d'hospitalité en reconnaissance de ce qu'ils ont recueilli les objets du culte
et les prêtres du peuple romain, et de ce que, par le bienfait de ce peuple, le
culte des dieux immortels s'est continué sans interruption. (4) On célébrera des
jeux Capitolins, en reconnaissance de ce que Jupiter, très bon, très grand, a,
dans un péril extrême, protégé sa demeure et la citadelle du peuple romain; et à
cet effet, Marcus Furius, dictateur, établira un collège de prêtres choisis
parmi ceux qui habitent au Capitole et dans la citadelle."
(5) Une expiation fut également ordonnée en mémoire de cette
voix qu'on avait entendue, avant la guerre gauloise, annoncer pendant la nuit
les désastres de Rome, et qu'on n'avait pas écoutée; on décréta qu'un temple
serait élevé dans la rue Neuve en l'honneur d'Aius Locutius. (6) Comme l'or
repris sur les Gaulois, et celui des temples qu'on avait transporté à la hâte
dans une chapelle de Jupiter, ne pouvait, à cause de la confusion des souvenirs,
être remis en sa première place, on le déclara tout entier sacré, et l'on décida
qu'il serait déposé sous le trône de Jupiter. (7) Déjà auparavant l'esprit
religieux de la ville s'était manifesté de la même façon, quand, l'or manquant
an trésor pour compléter la rançon promise aux Gaulois, les matrones
recueillirent et offrirent leur or afin qu'il ne fût point touché à celui des
dieux. Des actions de grâces furent rendues aux matrones, auxquelles ou accorda
en outre un honneur jusque là réservé aux hommes : le droit à un éloge solennel
après leur mort.
(8) Ayant accompli ces pieux devoirs et terminé toutes les
choses pour lesquelles il avait eu besoin du concours du sénat, Camille, voulant
en finir avec les tribuns qui ne cessaient d'agiter le peuple en l'engageant à
laisser là des ruines et à émigrer à Véies, prête à le recevoir, se rend à
l'assemblée, accompagné de l'ordre entier du sénat, monte à la tribune et
prononce ces paroles :
Discours de Camille à l'assemblée du peuple
[V, 51]
"(1) Il m'est si pénible, Romains, d'avoir à disputer avec
les tribuns du peuple, que, tant que j'ai vécu à Ardée, je n'ai eu, dans cet
exil si triste, d'autre consolation que de me voir loin de tous ces débats; et
pour cet unique motif, alors même que j'eusse été rappelé par une décision du
sénat et par l'ordre du peuple, je ne serais jamais rentré dans Rome. (2)
Aujourd'hui même si je suis revenu parmi vous, ce n'est pas ma volonté qui a
changé, c'est votre fortune qui m'a ramené; il s'agissait de maintenir la patrie
dans son antique siège, et non pas d'y reprendre ma place."
"Et maintenant j'aurais plaisir à me reposer et à me taire,
si je n'avais encore à lutter pour la patrie : lui manquer, avec une vie à lui
offrir, pour tout autre ce serait une honte; ce serait un crime pour Camille.
(3) Pourquoi donc, en effet, l'avons-nous reconquise ? Pourquoi l'avons-nous
arrachée aux mains de l'ennemi qui l'assiégeait, si, après l'avoir recouvrée,
nous l'abandonnons ? Lorsque les Gaulois étaient vainqueurs, lorsqu'ils avaient
en leur pouvoir toute la ville, le Capitole et la citadelle ont eu pour hôtes,
pour défenseurs, les dieux et les enfants de Rome; et à présent que les Romains
sont vainqueurs, que la ville est affranchie, l'on déserterait la citadelle et
le Capitole; et nos succès causeraient plus de désolation dans cette ville, que
n'en ont causé nos revers ! (4) Certes, alors même que nous n'aurions pas des
coutumes religieuses établies en même temps que cette ville, et transmises de
main en main jusqu'à nous, l'intervention de la divinité a été si manifeste dans
cette crise de Rome, que seule, à mon sens, elle aurait dû guérir en nous toute
indifférence pour les dieux et pour leur culte. (5) Considérez en effet les
événements heureux ou malheureux de ces dernières années, vous verrez toujours
le succès accompagner le respect des dieux, et le revers l'irréligion. (6)
D'abord, cette guerre de Véies, qui nous a coûté tant d'années et de travaux,
elle n'a fini qu'alors seulement que, d'après l'avis des dieux, on a desséché le
lac d'Albe. (7) Et pour parler des derniers malheurs de notre ville, sont-ils
venus avant que nous eussions méprisé cette voix envoyée du ciel pour lui
prédire l'arrivée des Gaulois, avant que le droit des gens eût été violé par nos
députés, avant qu'en présence d'un attentat qu'il fallait punir, nous eussions
montré un si lâche oubli des dieux ?"
"(8) Aussi, vaincus, asservis, rachetés, nous avons été si
durement châtiés par les dieux et par les hommes que nos malheurs ont été un
enseignement pour le monde. Enfin l'adversité nous a fait penser à la religion.
(9) Nous nous sommes réfugiés au Capitole, auprès des dieux, dans le séjour de
Jupiter, très bon, très grand; et, dans la ruine de nos fortunes, ne songeant
qu'à nos trésors sacrés, nous les avons cachés sous terre, ou transportés dans
les villes voisines et dérobés à la vue de l'ennemi. Le culte des dieux, malgré
l'abandon des dieux et des hommes, n'a pas été interrompu par nous. (10) En
récompense ils nous ont rendu la patrie, la victoire, et cette antique gloire de
nos armes que nous avions perdue; et à l'ennemi, qui, aveuglé par l'avarice,
trahissait pour un peu d'or ses traités et sa foi, ils ont envoyé la terreur, la
fuite et le massacre.
Discours de Camille à l'assemblée du peuple (suite)
[V, 52]
"(1) Eh quoi ! Romains, vous voyez les effets merveilleux de
la religion ou de l'impiété dans les choses humaines, et, à peine arrachés à ce
premier naufrage de nos fautes et de nos malheurs, vous ne pressentez pas à quel
abîme nous courons encore ! (2) Nous avons une ville fondée sur la foi des
auspices et des augures; il n'y a pas un seul endroit dans ses murs qui ne soit
plein des dieux et de leur culte; nos sacrifices solennels ont leurs jours aussi
fixes que les lieux où ils doivent s'accomplir. (3) Pourriez-vous, Romains,
délaisser tous ces dieux de la patrie et des familles ? Que vous imitez mal
Gaius Fabius, ce noble jeune homme, qui, naguère, durant le siège, excita si
fort l'admiration de l'ennemi et la vôtre, quand, sortant de la citadelle, il
alla à travers les traits des Gaulois, accomplir le sacrifice solennel de la
famille Fabia sur le mont Quirinal ! (4) Comment ! tandis que la religion d'une
famille a triomphé des obstacles de la guerre même, vous consentiriez à
délaisser en pleine paix la religion de la patrie et les dieux de Rome ! et les
pontifes et les flamines auraient moins de souci des saintes solennités de la
république, qu'un simple citoyen des pieuses pratiques de sa maison !"
"(5) Mais, dira-t-on peut-être, ou nous remplirons à Véies
tous ces devoirs, ou nous enverrons nos prêtres ici pour les remplir. L'un et
l'autre de ces deux partis violerait également des coutumes sacrées; (6) et,
pour ne pas énumérer toutes nos fêtes et tous nos dieux, est-ce que, au banquet
de Jupiter, le pulvinar peut être placé ailleurs qu'au Capitole ? (7) Que
dirai-je des feux éternels de Vesta, et de cette statue gardée en son temple
comme gage de la durée de l'empire ? Rappellerai-je vos boucliers, Mars Gradivus,
et toi, Quirinus, père des Romains ?"
"Abandonnerons-nous aux profanations toutes ces choses
consacrées, aussi anciennes que notre ville, et dont quelques-unes le sont plus
que notre ville même ? (8) Voyez quelle différence entre nous et nos ancêtres !
Ils nous ont transmis l'obligation de célébrer certaines cérémonies qu'ils
trouvèrent établies sur le mont Albain et dans Lavinium. Est-ce que ces
institutions religieuses que leur piété craignit de transférer des cités
ennemies dans Rome et au milieu de nous, nous pourrions sans profanation les
transférer à Véies, dans une ville ennemie ?"
"(9) Recueillez vos souvenirs, et comptez combien de
sacrifices nous avons recommencés, parce qu'il y avait eu dans les rites des
ancêtres quelque omission fortuite ou causée par la négligence. Récemment
encore, lors du prodige du lac d'Albe, n'est-ce point la restauration des
saintes cérémonies et la reprise des auspices qui sauvèrent la république que la
guerre de Véies avait épuisée ? (10) Que dis-je ? n'est-ce point par un pieux
souvenir de nos vieilles traditions religieuses que nous avons transporté à Rome
des dieux étrangers et que nous en avons institué de nouveaux ? Avec quelle
pompe et quel éclat, au milieu de quel admirable concours de matrones, Junon
Reine, ramenée de Véies, a été naguère placée sur l'Aventin ! (11) Nous avons
aussi décrété un temple à Aius Locutius en mémoire de cette voix céleste
entendue dans la rue Neuve. Aux autres solennités nous avons ajouté les jeux
Capitolins, pour lesquels nous avons établi, avec l'autorisation du sénat, un
nouveau collège. Qu'était-il besoin de tout cela, si nous devions suivre les
Gaulois et déserter les murs de Rome, si ce n'est pas de notre plein gré que
nous sommes demeurés au Capitole pendant ce siège de plusieurs mois, si c'est la
crainte seule de l'ennemi qui nous y a retenus ?"
"(13) Je vous parle du culte et des temples; que dirai-je des
prêtres ! ne songez-vous donc pas combien leur déplacement serait sacrilège ?
Les Vestales n'ont que leur temple pour demeure, et la prise seule de la ville a
pu les en faire sortir. Le flamine de Jupiter ne peut rester une seule nuit hors
de la ville sans crime, (14) et ces prêtres, de Romains qu'ils sont, vous les
ferez Véiens ! et tes Vestales t'abandonneront, ô Vesta ! et le flamine, en
habitant la terre étrangère, se rendra chaque nuit coupable d'un crime dont
l'expiation retombera sur lui et sur la république ! (15) Que dirai-je des
diverses pratiques consacrées par les auspices et presque toutes célébrées dans
l'enceinte de nos murs, que nous livrons à l'oubli ou au mépris ? Les comices
par curies pour l'administration de la guerre, les comices par centuries pour
l'élection des consuls et des tribuns militaires, où les tenir avec les
auspices, sinon dans le lieu accoutumé ? (17) les transporterons-nous à Véies ?
ou faudra-t-il que pour se rendre aux comices, le peuple revienne à grand-peine
dans cette ville délaissée des dieux et des hommes ?"
Discours de Camille à l'assemblée du peuple (suite)
[V, 53]
"(1) Mais, dit-on, c'est la nécessité qui nous force
d'abandonner une ville dévastée par l'incendie et en ruines, et d'émigrer à
Véies, où tout est prêt à nous recevoir : il ne faut pas que la reconstruction
de Rome soit un sujet de vexation pour le pauvre peuple. (2) Cette objection est
plus spécieuse que fondée, je n'ai pas besoin de le dire, vous le sentez de
reste, Romains; car vous n'avez pas oublié qu'avant l'arrivée des Gaulois, alors
que nos édifices publics et privés n'avaient encore éprouvé aucun dommage, alors
que Rome était encore debout et vivante, on avait déjà proposé d'émigrer à
Véies."
"(3) Et voyez quelle différence entre mes sentiments et les
vôtres, tribuns ! Vous, ce qu'on n'a point dû faire, même alors, vous pensez
qu'on doit à tout prix le faire aujourd'hui; moi, au contraire (et ne vous
récriez pas avant d'avoir entendu ce que j'ai à dire), alors même qu'il eût été
bon d'émigrer quand Rome était tout entière intacte, je soutiendrais que nous ne
devons pas aujourd'hui abandonner ses ruines. (4) Car alors la victoire nous
autorisait à émigrer dans une ville que nous avions conquise : ce prétexte était
glorieux pour nous et pour nos descendants; aujourd'hui, cette émigration serait
pour nous une tache et une honte, et une gloire pour les Gaulois. (5) On ne dira
point que, vainqueurs, nous avons quitté notre patrie; mais que, vaincus, nous
l'avons perdue; que la déroute sur l'Allia, que la prise de la ville, que le
siège du Capitole nous ont mis dans la nécessité d'abandonner nos pénates, de
fuir et de nous exiler d'un lieu que nous ne pouvions plus défendre; on dira que
cette Rome, que les Gaulois ont pu détruire, les Romains n'ont pas pu la
relever !"
"(6) Il ne manque plus rien, sinon qu'ils reviennent avec de
nouvelles troupes (car on dit leur multitude innombrable), qu'ils aient la
fantaisie d'habiter cette ville prise par eux, abandonnée par vous, et que vous
les laissiez faire ! (7) Mais, sans parler des Gaulois, s'il plaisait à vos
vieux ennemis, aux Èques et aux Volsques de venir s'établir dans Rome,
souffririez-vous qu'ils se fissent Romains, tandis que vous seriez Véiens ?
Aimez-vous mieux garder à vous ce désert de ruines que d'y voir rebâtir une
ville par l'ennemi ?"
"En vérité, je ne sais lequel de ces deux partis serait le
plus sacrilège. Ces crimes, ces opprobres, vous êtes prêts à les accepter pour
vous éviter les ennuis d'une reconstruction. (8) Quand même, en toute la ville,
il ne pourrait se trouver un séjour plus commode ou plus spacieux que cette
cabane de notre fondateur, ne vaudrait-il pas mieux encore, comme des bergers et
des paysans, habiter des cabanes où vous seriez entourés de vos dieux et de vos
pénates, que de vous condamner, vous, nation, à l'exil ? (9) Nos ancêtres, qui
n'étaient qu'une troupe d'étrangers et de pasteurs, dans un temps où l'on ne
voyait sur ces plages que des bois et des marais, ont bâti en quelques jours une
ville nouvelle; et nous, quand le Capitole et la citadelle sont encore intacts,
quand les temples des dieux sont encore debout, il nous répugne de rebâtir
quelques maisons incendiées ! Et ce que ferait chacun de nous en particulier, si
le feu dévorait son logis, nous refusons en masse de le faire après l'incendie
de la cité !"
Discours de Camille à l'assemblée du peuple (suite et fin)
[V, 54]
"(1) Mais, pour finir, si la malveillance, si le hasard
allume un incendie dans Véies, et que, chassées par le vent (ce qui est
possible), les flammes consument une grande partie de la ville, irons-nous
chercher un autre séjour, irons-nous émigrer à Fidènes, à Gabies, ou dans
quelque autre ville ? (2) Ainsi ce n'est pas au sol de la patrie, à cette terre
que nous appelons notre mère, que nous sommes attachés; ce que nous aimons comme
la patrie, c'est un terrain où s'élèvent des maisons ! (3) Pour moi, je vous
l'avoue, si j'ai oublié votre injustice, je me rappelle mon malheur; dans mon
exil, toutes les fois que la patrie se représentait à ma pensée, c'était
toujours avec le regret de ne plus trouver devant moi ces collines, ce Tibre, ce
paysage, ces plaines, auxquels mes yeux étaient si accoutumés, et ce ciel qui
avait éclairé mon berceau et les heureux jours de mon enfance."
"Ah ! croyez-moi, puissiez-vous plutôt être retenus
aujourd'hui par l'attachement qu'inspire des objets si doux, que languir quelque
jour du regret de les avoir abandonnés ! (4) Ce n'est pas sans raison que les
dieux et les hommes ont choisi ce lieu pour l'emplacement de Rome : l'extrême
salubrité de ses coteaux, les grands avantages d'une rivière par où descendent
d'un côté les récoltes du continent, et par où arrivent de l'autre les
approvisionnements de la mer; cette mer, suffisamment proche pour les facilités
du commerce, et trop éloignée pour nous exposer aux insultes des flottes
étrangères; une position au centre de l'Italie, et qui semble se prêter
d'elle-même aux accroissements de notre puissance."
"(5) Aussi voyez le rapide agrandissement d'une cité si
nouvelle. Voilà trois cent soixante-cinq ans, Romains, que cette ville existe;
durant ce temps, vous n'avez cessé d'avoir la guerre avec toutes les antiques
nations qui vous entourent, et cependant, sans parler des villes isolées, ni les
Èques unis aux Volsques, ni leurs cités puissantes, ni l'Étrurie entière, si
redoutable sur terre et sur mer, et qui embrasse d'une mer à l'autre toute la
largeur de l'Italie, n'ont pu lutter contre vous."
"(6) Après tant d'épreuves si heureuses, quelle raison
funeste vous pousserait à en recommencer d'autres ? Vous pourriez emporter
ailleurs avec vous votre courage; mais vous ne pourriez emporter la fortune de
ces lieux. (7) Ici est le Capitole, où fut jadis trouvée cette tête d'homme qui,
au dire des devins, annonçait qu'à cette place serait la tête du monde, la
souveraine des empires : ici la Jeunesse et le dieu Terme, lorsque les augures
transportèrent ailleurs les dieux du Capitole, refusèrent de quitter leur place,
à la grande joie de nos pères; ici sont les feux de Vesta, les boucliers sacrés
descendus du ciel, et tous ces dieux dont la faveur vous quitte du moment que
vous les quittez."
Reconstruction de Rome
[V, 55]
(1) D'autres discours de Camille, mais principalement ces
considérations tirées de la religion, faisaient impression sur la multitude. Un
mot, qui sembla tomber du ciel, acheva de lever toutes les incertitudes. Presque
au sortir de l'assemblée, le sénat s'était rendu dans la curie Hostilia. Pendant
la délibération, comme des cohortes qu'on ramenait de leur garnison traversaient
le forum, en ordre de marche, un centurion s'écria sur la place des comices :
(2) "Porte-drapeau, plante l'enseigne; nous ne saurions être mieux qu'ici." À ce
mot, le sénat, sortant de la salle, s'écria qu'il acceptait l'augure, et toute
cette multitude répandue autour de la curie n'eut qu'un cri d'approbation.
La proposition de loi fut donc rejetée, et de toutes parts on
se mit à l'ouvrage. (3) La tuile fut fournie par l'état, et l'on eut permission
de prendre la pierre et le bois où l'on voudrait, pourvu qu'on s'engageât à
finir le travail dans l'année. (4) Chacun, sans s'inquiéter s'il bâtissait sur
son terrain ou sur celui d'un autre, s'empara de la première place vacante; et
la précipitation fit qu'on ne prit aucun soin d'aligner les rues. (5) C'est pour
cela que d'anciens égouts, qu'on avait eu l'attention de diriger sous les rues
et les places publiques, se retrouvent aujourd'hui sous les maisons des
particuliers; et qu'en général Rome paraît plutôt bâtie au hasard par le premier
occupant que tracée d'après un plan régulier.
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