Premier projet d'abandonner Rome pour Véies (395)
[V, 24]
(1) L'année qui suivit la prise de Véies eut six tribuns
militaires avec puissance de consuls : les deux Publius Cornélius (Cossus et
Scipion), puis Marcus Valérius Maximus pour la seconde fois, Céson Fabius
Ambustus, pour la seconde, Lucius Furius Médullinus pour la cinquième, Quintus
Servilius, pour la troisième. (2) Aux Cornélius échut la guerre des Falisques; à
Valérius et à Servilius, celle de Capène. Ils n'essayèrent contre les villes ni
assauts, ni sièges; ils se contentèrent de ravager la campagne et d'enlever
toutes les richesses, ne laissant pas sur pied un arbre à fruit, pas une récolte
dans la plaine. (3) Ces ravages domptèrent le peuple de Capène; il demanda la
paix, qui lui fut accordée. Restait la guerre contre les Falisques.
(4) Cependant des séditions multipliées éclataient dans
Rome : on fut d'avis, pour les calmer, d'envoyer chez les Volsques une colonie
de trois mille citoyens romains, et des triumvirs créés à cet effet attribuèrent
à chacun, par tête, trois arpents sept douzièmes de terrain. (5) Cette largesse
ne tarda pas à tomber en discrédit; on la regardait comme un leurre pour faire
renoncer le peuple à de plus hautes prétentions. Pourquoi, en effet, reléguer le
peuple chez les Volsques, quand on a Véies sous les yeux, une si belle ville, et
cette campagne de Véies, plus fertile et plus étendue que le territoire de
Rome ? (6) La ville même, à leur sentiment, était préférable à Rome, et par sa
position, et par la magnificence de ses édifices publics et particuliers, et de
ses places.
(7) On alla même plus loin : on souleva une question qui
devait s'agiter plus vivement encore après la prise de Rome par les Gaulois :
l'émigration à Véies. (8) On parlait d'établir à Véies une moitié du peuple et
une moitié du sénat, de sorte que ces deux villes formeraient la république du
peuple romain. (9) Les patriciens combattirent ce projet. "Ils aimeraient mieux
mourir à la face du peuple romain que d'accéder jamais à rien de semblable.
Lorsqu'il y a déjà tant de troubles dans une seule ville, que serait-ce avec
deux ? Qui pourrait préférer la ville vaincue à la patrie victorieuse, et
permettre à Véies conquise une plus haute fortune qu'à Véies indépendante ? (10)
Enfin, leurs concitoyens sont libres de les laisser seuls dans la patrie, mais
eux, nulle force ne pourra les contraindre à quitter la patrie et leurs
concitoyens, et jamais pour suivre T. Sicinius (c'était le tribun du peuple
auteur du projet de loi), restaurateur de Véies, ils ne laisseront là Romulus
dieu, fils d'un dieu, père et créateur de la ville de Rome."
Consécration d'une partie du butin à Apollon; mécontentement de la plèbe
[V, 25]
(1) Ces questions s'agitaient au milieu de violents débats,
car les patriciens avaient rattaché à leur parti plusieurs tribuns du peuple;
(2) une seule chose empêchait le peuple d'ensanglanter la querelle, c'est
qu'aussitôt qu'un cri s'élevait précurseur du combat, les principaux sénateurs
se jetaient au devant de la multitude, appelant sur eux les coups, les
blessures, la mort même; (3) or, leur âge, leurs dignités, leurs honneurs
faisaient qu'on n'osait porter la main sur eux, et, dans toutes les tentatives
de ce genre, le respect désarmait la fureur.
(4) Cependant Camille allait s'écriant en tous lieux : "Qu'il
ne fallait plus s'étonner du délire d'une ville qui, bien qu'enchaînée par un
serment, préférait tout autre soin à l'acquittement d'une dette sacrée. (5) Il
ne parlait pas de la contribution, qui méritait plutôt le nom d'aumône que celui
de dîme; l'obligation des particuliers avait dégagé la nation. (6) Mais ce que
sa conscience répugnait à taire, c'est qu'on n'avait prélevé la dîme que sur la
partie mobilière du butin, et qu'on ne disait rien de la ville et des terres
conquises que le voeu comprenait également."
(7) Cette nouvelle question parut embarrassante au sénat, qui
en renvoya la solution aux pontifes. Camille appelé et entendu, le collège
décida que tout ce qui était aux Véiens avant que le voeu eût été formé, comme
tout ce qui, après le voeu, était tombé au pouvoir du peuple romain, devait
faire partie de la dîme consacrée à Apollon. (8) En conséquence on fit
l'estimation de la ville et du territoire : on tira du trésor l'argent
nécessaire, et l'on chargea les tribuns militaires d'en acheter de l'or. Comme
on n'en trouvait point assez, les matrones s'étant réunies et consultées,
vinrent, d'un commun accord, offrir aux tribuns leur or et toutes leurs parures,
et les portèrent au trésor. (9) Jamais dévouement n'avait été aussi agréable au
sénat : aussi cette générosité des matrones leur valut, dit-on, l'honneur du
pilentum aux sacrifices et aux jeux, et pour les jours ordinaires, le droit au
carpentum. (10) L'or apporté par chacun fut pesé et compté pour lui être payé en
argent, et on en fit faire une coupe pour être envoyée à Delphes, au temple
d'Apollon.
(11) Dès que les scrupules religieux furent calmés, les
tribuns du peuple recommencent à exciter des troubles : ils excitent la
multitude contre les principaux citoyens, et en particulier contre Camille, (12)
qui, en vendant pour le trésor, et en consacrant une partie du butin de Véies,
l'avait réduit à rien. Absents, ils les déchirent avec furie; présents et
s'offrant d'eux-mêmes à leur ressentiment, ils les respectent. (13) Le peuple,
voyant que cette affaire traînerait au-delà de l'année, réélut tribuns du peuple
pour l'année suivante les auteurs du projet de loi; les patriciens, de leur
côté, s'efforcèrent de maintenir les opposants; de sorte que les mêmes tribuns
du peuple furent presque tous réélus.
Guerre contre les Falisques (394)
[V, 26]
(1) Aux élections des tribuns militaires, la haute influence
des patriciens emporta la nomination de M. Furius Camillus : leur prétexte était
le besoin d'un général pour la guerre; mais, au fond, ils ne voulaient qu'un
adversaire des largesses tribunitiennes. (2) Outre Camille, on créa tribuns
militaires, avec puissance de consuls, Lucius Furius Médullinus pour la sixième
fois; Gaius Aemilius, Lucius Valérius Publicola, Spurius Postumius, Publius
Cornélius pour la seconde fois. (3) Au commencement de l'année, les tribuns du
peuple se tinrent tranquilles, attendant le départ de Marcus Furius Camillus,
chargé de la guerre contre les Falisques; depuis, l'affaire languit dans les
délais; et cependant, Camille, leur adversaire le plus redoutable, grandissait
en gloire chez les Falisques.
(4) En effet, comme l'ennemi avait commencé par s'enfermer
dans ses murailles, croyant ce parti le plus sûr, Camille, par la dévastation de
ses campagnes et l'incendie de ses métairies, le força bientôt de sortir de sa
ville. Mais la crainte empêcha les Falisques de s'avancer bien loin : (5) ils
campent à environ mille pas de la place, persuadés que leur camp est
suffisamment défendu par sa position sur un terrain hérissé de roches et de
ravins, et d'un difficile accès à travers des sentiers étroits et escarpés.
(6) De son côté, Camille suit l'avis d'un prisonnier qu'il
prend comme guide, lève son camp, la nuit déjà fort avancée, et, au point du
jour, apparaît sur les hauteurs qui dominent le camp ennemi. (7) Pendant que
trois divisions de l'armée romaine élevaient des retranchements, le reste
attendait prêt au combat. Les Falisques ayant voulu empêcher les travaux,
Camille les défait et les met en fuite; ils furent même saisis d'un tel effroi,
qu'emportés par la déroute au-delà de leur camp, qui était plus rapproché, ils
rentrèrent dans leur ville. (8) Beaucoup furent tués ou blessés, avant de tomber
tremblants aux portes de la place; le camp fut pris, et le butin dut être remis
aux questeurs malgré le vif chagrin qu'en eurent les soldats, lesquels, vaincus
par l'imposante sévérité du général, haïssaient tout à la fois et admiraient sa
vertu.
(9) On mit ensuite le siège devant la ville, on retrancha le
camp, et parfois les sorties des habitants contre les postes romains amenaient
de légers combats : le temps s'usait ainsi sans qu'il y eût plus de chances pour
un côté que pour l'autre; et même, les assiégés, grâce à leurs réserves, étaient
plus largement pourvus de blé et de vivres que les assiégeants. (10) Tout
faisait entrevoir une résistance non moins longue qu'à Véies; quand la fortune,
favorable au général romain, ajouta un nouveau lustre à sa vertu déjà éprouvée
dans la guerre, et hâta pour lui la victoire.
Le maître d'école de Faléries
[V, 27]
(1) C'était la coutume des Falisques de charger un même
maître de l'instruction et de la garde de leurs fils; plusieurs enfants à la
fois, usage qui subsiste en Grèce aujourd'hui encore, étaient confiés aux soins
d'un seul homme. Les fils des principaux citoyens, comme presque partout,
suivaient les leçons du plus savant et du plus renommé. (2) Cet homme, pendant
la paix, avait coutume de conduire les enfants hors de la ville pour leurs jeux
et leurs exercices. Comme la guerre ne l'avait pas fait renoncer à cette
habitude, il les emmenait à des distances plus ou moins rapprochées des portes
de la ville, en variant leurs jeux et ses entretiens; et, un jour qu il s'était
avancé plus que d'ordinaire, trouvant l'occasion propice, il poussa jusqu'aux
postes et au camp des Romains, et les conduisit droit à la tente de Camille. (3)
Là, ajoutant à son action infâme un langage plus infâme encore, il dit : (4)
"Qu'il remettait Faléries au pouvoir des Romains, en leur livrant les fils des
premiers personnages de la ville."
(5) À peine Camille eut-il entendu ces paroles : "Tu ne
trouveras ici, dit-il, ni un peuple ni un général qui te ressemble, infâme qui
viens avec un infâme présent. (6) Nous ne tenons aux Falisques par aucun de ces
liens qu'établissent les conventions des hommes; mais ceux qu'impose la nature
sont et seront toujours entre eux et nous. La guerre comme la paix a ses lois,
et nous avons appris à les soutenir aussi bien par l'équité que par la
vaillance. (7) Nous avons des armes, mais ce n'est point contre cet âge qu'on
épargne même dans les villes prises d'assaut; c'est contre des hommes armés
comme nous, et qui, sans être insultés ni provoqués par nous, ont attaqué à
Véies le camp romain. (8) Ceux-là, toi, autant qu'il a été en ton pouvoir, tu
les as vaincus par un crime jusqu'ici inconnu; et moi je les vaincrai comme j'ai
vaincu Véies, par le courage, le travail et les armes, comme il convient à un
Romain." (9) Cela dit, il le dépouille, lui attache les mains derrière le dos,
et le fait reconduire à Faléries par ses élèves : il leur avait donné des verges
pour en frapper le traître, en le chassant devant eux dans la ville.
(10) À ce spectacle, le peuple étant accouru, et ensuite le
sénat ayant été invité par les magistrats à délibérer sur cette étrange affaire,
il s'opéra un tel changement dans les esprits, que cette cité, qui naguère,
emportée par la haine et la rage, aurait préféré presque la ruine de Véies à la
paix de Capènes, appelait la paix d'une voix unanime. (11) Au forum, au sénat,
on ne parle que de la foi romaine, de l'équité du général, et, d'un commun
accord, on envoie des députés à Camille dans son camp, et de là, avec
l'autorisation de Camille, à Rome, pour offrir au sénat la reddition de
Faléries.
(12) Introduits dans le sénat, ils parlèrent, dit-on, en ces
termes : "Pères conscrits, c'est par une victoire à laquelle pas un dieu, pas un
homme n'oserait porter envie, que vous nous avez vaincus, vous et votre général;
nous nous rendons à vous, avec l'assurance (ce qui est le plus glorieux éloge
pour un vainqueur) de vivre plus heureux sous votre empire que sous nos lois.
(13) Par l'événement de cette guerre, deux salutaires exemples sont offerts au
genre humain. Vous, vous avez préféré la loyauté dans la guerre à une victoire
certaine; nous, provoqués par votre loyauté, nous vous avons de nous-mêmes
déféré la victoire. (14) Nous sommes à vos ordres. Envoyez prendre les armes,
les otages, et la ville même, dont les portes vous sont ouvertes. Vous n'aurez
pas plus à vous plaindre de notre fidélité que nous de votre empire." (15) Des
actions de grâces furent adressées à Camille, et par l'ennemi et par ses
concitoyens. Afin de décharger du tribut le peuple romain, on imposa aux
Falisques le paiement de la solde militaire de cette année. La paix faite,
l'armée fut ramenée à Rome.
Dépôt de l'offrande à Delphes. Guerre contre les Èques (393)
[V, 28]
(1) Camille reparut à Rome avec une gloire bien plus belle
que le jour où des chevaux blancs l'avaient traîné en triomphe par la ville; ses
seules distinctions, aujourd'hui, c'était sa justice et sa foi, par lesquelles
il avait vaincu l'ennemi. Voyant tant de modestie, le sénat en eut secrètement
des remords, et voulut acquitter son voeu sans délai.
(2) La coupe d'or destinée à Apollon fut remise aux députés
qui devaient la porter à Delphes : c'était Lucius Valérius, Lucius Sergius et
Aulus Manlius. Ils partirent sur un vaisseau long; mais, non loin du détroit de
Sicile, ils furent pris par des pirates liparotes, qui les transportèrent à
Lipari. (3) L'usage de la ville était de partager les prises entre tous, comme
si l'on eût fait du brigandage un revenu public. Par hasard cette année, le
premier magistrat du pays était un certain Timasitheus, lequel avait l'âme d'un
Romain plutôt que d'un pirate : (4) le nom des députés, le présent, le dieu
auquel il était destiné, tout le pénètre de respect : il parvint à inspirer à la
multitude qui, presque toujours, se modèle sur ceux qui la gouvernent, de justes
et religieuses craintes, et après avoir reçu les députés comme hôtes de la
nation, il les fit escorter avec ses navires jusqu'à Delphes, et reconduire
fidèlement à Rome. (5) Il fut admis par un sénatus-consulte au droit
d'hospitalité, et la république lui décerna des présents.
La même année on fit la guerre aux Èques avec des chances
diverses; ce fut au point qu'à Rome et même à l'armée on n'aurait su dire si
l'on était vainqueur ou vaincu. (6) Les généraux romains, Gaius Aemilius et
Spurius Postumius, tous deux tribuns militaires, commencèrent par agir ensemble;
mais, après avoir défait l'ennemi en bataille, ils trouvèrent bon de se séparer,
et Aemilius occupa Verrugo avec une partie des troupes, tandis qu'avec l'autre,
Postumius ravagea les campagnes. (7) Comme il marchait sans ordre, s'assurant
dans sa victoire, les Èques le surprirent, le mirent en déroute, et le
repoussèrent sur les hauteurs voisines : l'alarme se répandit jusqu'à Verrugo,
dans l'autre corps d'armée. (8) Postumius, après avoir mis ses troupes en
sûreté, leur reprocha, dans une assemblée, leur terreur et leur fuite : elles
avaient été battues par l'ennemi le plus lâche, le plus fuyard ! L'armée tout
entière s'écrie qu'elle a mérité ces reproches, qu'elle avoue sa faute et sa
honte; mais elle veut l'expier, et la joie de l'ennemi ne sera pas longue. (9)
Ils demandent qu'on les mène à l'instant contre le camp ennemi, placé sous leurs
yeux dans la plaine, et s'ils ne l'ont emporté avant la nuit, ils se soumettent
d'avance à tous les supplices. (10) Après les avoir félicités, le général leur
commande de prendre du repos et des forces, et d'être prêts à la quatrième
veille.
L'ennemi craignant que les Romains ne profitassent de la nuit
pour quitter leur position et se sauver par la route de Verrugo, voulut la leur
fermer et vint à leur rencontre. Le combat s'engagea de nuit; mais alors, comme
la lune était dans son plein, on n'y vit pas moins clair qu'en un combat de
jour. (11) Cependant, les cris portés à Verrugo, où l'on crut le camp romain
assiégé, y jetèrent tant d'effroi, que nonobstant les efforts et les prières d'Aemilius,
la garnison se dispersa et s'enfuit à Tusculum. (12) Cela fut cause que le bruit
se répandit à Rome que Postumius et son armée avaient été taillés en pièces. Ce
général, dès que le jour permit au soldat d'avancer librement sans craindre
d'embuscade, courut à cheval au milieu des troupes, leur rappela leur promesse,
et leur inspira une telle ardeur, que les Èques ne purent soutenir leur choc.
(13) Ils prirent la fuite, et là, comme partout où c'est la rage qui frappe et
non plus la valeur, il se fit de l'ennemi un affreux carnage. La nouvelle
alarmante de Tusculum, qui avait répandu dans la ville de si vaines terreurs,
fut suivie des dépêches de Postumius, enroulées de lauriers : "La victoire est
au peuple romain; l'armée des Èques est entièrement détruite."
Élections consulaires. Poursuites contre les anciens tribuns de la plèbe,
Verginius et Pomponius
[V, 29]
(1) Comme les tribuns du peuple n'avaient pas encore réussi
dans leurs prétentions, le peuple voulut continuer dans le tribunat les auteurs
du projet de loi, et les patriciens travaillèrent de tous leurs efforts à la
réélection des opposants; mais le peuple l'emporta dans ses comices. (2)
Affligés de ce résultat, les patriciens, pour se venger, décrétèrent, par un
sénatus-consulte, une nomination de consuls, magistrature odieuse au peuple.
Après un intervalle de quinze années, on créa consuls Lucius Lucrétius Flavus et
Sergius Sulpicius Camérinus. (3) Au commencement de cette année, tandis que les
tribuns, libres de toute opposition dans leur collège, réclament hautement
l'adoption de leur loi, que les consuls résistent avec plus de vigueur que
jamais, et que l'attention de toute la ville est absorbée par ces débats, les
Èques attaquent Vitellia, colonie romaine établie sur leurs terres. (4) La plus
grande partie des colons se sauva : la nuit, qui avait favorisé la trahison qui
livrait la place, protégea leur évasion, ils purent fuir par les derrières de la
ville et se réfugier à Rome. (5) Le consul Lucius Lucrétius fut chargé de cette
campagne; partant avec une armée, il battit l'ennemi dans la plaine, et,
vainqueur, il revint à Rome pour de plus rudes combats.
(6) Deux tribuns du peuple des deux années précédentes, Aulus
Verginius et Quintus Pomponius avaient été cités en jugement : il était de la
loyauté des patriciens de placer les accusés sous le patronage du sénat, car le
seul crime de leur vie et de toute leur magistrature était leur dévouement aux
patriciens et leur opposition aux menées tribunitiennes. (7) Le ressentiment du
peuple fut plus puissant que le crédit du sénat; les accusés, malgré leur
innocence, furent, par un jugement d'un déplorable exemple, condamnés à dix
mille livres pesant de cuivre.
(8) Les patriciens en éprouvèrent un vif chagrin. Camille
s'emportait ouvertement contre cette iniquité du peuple, "qui maintenant
s'attaquait aux siens, et ne comprenait point que par ce détestable arrêt il
avait enlevé aux tribuns leur droit d'opposition, et par la suppression du droit
d'opposition détruit la puissance tribunitienne. (9) Ils s'abusaient d'espérer
que les patriciens souffriraient la licence effrénée de leurs magistrats. Si
désormais on n'avait plus l'aide de tribuns pour comprimer les violences
tribunitiennes, les patriciens trouveraient d'autres armes." (10) En même temps
il accusait les consuls d'avoir souffert en silence que la foi publique eût
manqué à des tribuns qui avaient toujours agi sous la direction du sénat. Par
ces reproches, auxquels il s'abandonnait sans réserve, il accroissait chaque
jour le ressentiment des citoyens.
Le projet d'émigrer à Véies est repoussé par le peuple (392)
[V, 30]
(1) D'autre part, il ne cessait d'irriter le sénat contre la
loi. "En descendant au forum le jour où l'on votera sur la loi, ils se
souviendront sans doute qu'ils vont combattre pour leurs autels et leurs foyers,
pour les temples des dieux, pour le sol qui les a vus naître. (2) Quant à lui
particulièrement, s'il lui est permis de se souvenir de sa gloire dans ces
grandes épreuves de la patrie, son orgueil serait flatté de voir refleurir une
ville conquise par lui, d'admirer tous les jours ce monument de sa victoire,
d'avoir sous les yeux une ville qui fut l'ornement de son triomphe, et où l'on
foulerait à chaque pas les vestiges de sa gloire; (3) mais il regarde comme un
crime d'habiter une cité délaissée et désertée par les dieux immortels, de
transporter le peuple romain sur un sol conquis, et d'échanger une patrie
victorieuse contre une patrie vaincue."
(4) Excités par les exhortations de ce grand citoyen, les
patriciens jeunes et vieux, le jour du vote de la loi, descendent en rangs
serrés au forum; ils se répandent dans les tribus, et abordant chacun leurs
tributaires, leur pressent les mains, les supplient avec larmes (5) "de ne pas
abandonner celte patrie pour laquelle, eux et leurs pères, ils avaient combattu
si bravement, si heureusement." Ils leur montrent le Capitole, le palais de
Vesta, et tous les temples des dieux qui les entourent. (6) "Que le peuple
romain ne soit point par eux banni, exilé loin du sol paternel et des dieux
pénates, dans une ville ennemie; qu'ils ne fassent point regretter la prise de
Véies par ceux qui verront l'abandon de Rome !" (7) Comme ils n'usaient point de
violence, qu'ils n'employaient que la prière, et dans la prière que l'autorité
des dieux, ils soulevèrent les scrupules religieux du plus grand nombre, et il y
eut pour le rejet de la loi plus de tribus que pour son admission.
(8) Cette victoire causa tant de joie aux patriciens que, le
jour suivant, sur la proposition des consuls, parut un sénatus-consulte qui
accordait au peuple sept arpents du territoire de Véies. Dans cette distribution
on ne tenait pas compte seulement des pères de famille, mais de toutes les têtes
libres de chaque maison. L'espoir d'un héritage encouragerait ainsi
l'accroissement de la famille.
Épidémie à Rome. Guerre contre Volsinies et contre les Sapinates (391)
[V, 31]
(1) Le peuple, adouci par cette largesse, ne songea plus à
combattre les élections consulaires : (2) on créa consuls Lucius Valérius
Potitus et Marcus Manlius, surnommé depuis Capitolinus. Ces consuls célébrèrent
les grands jeux que le dictateur Marcus Furius avait solennellement voués
pendant la guerre de Véies. (3) La même année, on dédia le temple de Junon
Reine, que le même dictateur avait voué pendant la même guerre, et le concours
empressé des matrones vint encore, dit-on, ajouter à la pompe de cette dédicace.
(4) La guerre que l'on fit aux Èques, au mont Algide, n'eut
rien de remarquable, l'ennemi ayant été battu pour ainsi dire avant d'en venir
aux mains. Le triomphe fut accordé à Valérius, pour l'ardeur qu'il avait mise
dans le massacre des fuyards; à Manlius on décerna l'ovation. (5) Cette année
encore surgit un nouvel ennemi, les Volsiniens : la famine et la peste qui
s'étaient répandues sur le territoire romain, à la suite de sécheresses et de
chaleurs extrêmes, empêchèrent qu'on ne menât contre eux une armée. Encouragés
et enorgueillis par leur impunité, les Volsiniens, auxquels les Salpinates
s'étaient réunis, saccagèrent à plaisir la campagne romaine. (6) La guerre fut
déclarée aux deux peuples.
Un censeur, Gaius Julius, étant mort, on nomma à sa place
Marcus Cornélius; mais depuis, la prise de Rome pendant ce lustre attacha une
idée funeste à ces substitutions, (7) et, par la suite, on ne subrogea personne
au censeur mort en charge. La contagion ayant atteint les deux consuls en même
temps, on décida que les auspices seraient renouvelés par un interroi. (8)
Comme, sur un décret du sénat, les consuls avaient abdiqué, on nomma interroi
Marcus Furius Camillus; celui-ci eut pour successeur Publius Cornélius Scipion,
qui fut à son tour remplacé par Lucius Valérius Potitus. (9) Ce dernier créa six
tribuns militaires, avec puissance de consuls, afin que, dans le cas même où
quelqu'un d'entre eux viendrait à tomber malade, la république ne manquât pas de
magistrats.
Une voix mystérieuse annonce la venue des Gaulois. Camille part en exil
(391)
[V, 32]
(1) Aux calendes de juillet entrèrent en charge Lucius
Lucrétius, Servius Sulpicius, Marcus Aemilius, Lucius Furius Médullinus, pour la
septième fois; Agrippa Furius et Gaius Aemilius, pour la seconde. (2) À Lucius
Lucrétius et Gaius Aemilius échut la campagne contre les Volsiniens; Agrippa
Furius et Servius Sulpicius marchèrent contre les Salpinates. Ce fut aux
Volsiniens qu'on livra d'abord bataille; (3) mais, si la multitude des ennemis
donnait de l'importance à cette guerre, leur courage ne la rendit pas
redoutable. Dès le premier choc ils furent culbutés et mis en fuite; huit mille
de leurs soldats, investis par la cavalerie romaine, mirent bas les armes et se
rendirent. (4) À la nouvelle de cette victoire, les Salpinates, craignant de se
mesurer avec nous, se réfugièrent en armes dans leurs murs. Alors, les Romains
purent dévaster à loisir, sans rencontrer d'obstacles, les terres des Salpinates
et des Volsiniens; (5) mais, à la fin, ces derniers, las de la guerre, s'étant
soumis à restituer ce qu'ils avaient enlevé au peuple romain, et à payer aux
troupes leur solde de l'année, on leur accorda une trêve de vingt ans.
(6) La même année, le plébéien Marcus Caedicius déclara aux
tribuns que, dans la rue Neuve, à l'endroit où s'élève aujourd'hui une chapelle,
au-dessus du temple de Vesta, il avait entendu, dans le silence de la nuit, une
voix plus éclatante que la voix humaine, qui lui ordonnait d'annoncer aux
magistrats l'approche des Gaulois. (7) Comme de coutume, l'humble position de
celui qui avait donné cet avis fut cause qu'on le négligea; et puis ce peuple
était si loin qu'à peine on le connaissait. Ce n'était pas assez que Rome
méprisât les avertissements des dieux : poussée par le destin, elle rejeta de
ses murs le seul homme qui eût pu lui être d'un véritable secours, Marcus Furius.
(8) Cité en jugement par le tribun du peuple Lucius Apuléius pour rendre compte
du butin de Véies, dans le même temps où il venait de perdre son fils
adolescent, Camille convoqua chez lui ses tributaires et ses clients, presque
tous plébéiens, et leur demanda leurs intentions : ceux-ci lui ayant répondu
"Qu'ils paieraient quelle que fût l'amende qu'on lui imposât, mais qu'ils ne
pouvaient l'absoudre," il partit en exil, (9) priant les dieux immortels, "s'il
était innocent, s'il n'avait point mérité cet outrage, de forcer au plus tôt son
ingrate patrie à le regretter." En son absence il fut condamné à quinze mille
livres pesant de cuivre.
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