Soumission de Compsa; embuscade près de Naples (fin août
216)
[XXIII, 1]
(1) Hannibal, après la bataille de Cannes, avait pris et
pillé le camp des Romains, et s'était porté sans retard de l'Apulie dans le
Samnium: il était appelé chez les Hirpins par Statius qui lui promettait de lui
livrer Compsa. (2) Trébius Statius était un des citoyens les plus distingués de
Compsa; mais il était forcé de plier devant la faction des Mopsiens, famille
puissante par la faveur des Romains. (3) À la nouvelle de la bataille de Cannes,
au bruit de l'arrivée d'Hannibal, que répandait partout Trébius, les Mopsiens
étaient sortis de la ville. Compsa se rendit donc sans résistance aux
Carthaginois, et reçut une garnison. (4) Hannibal y laisse tout son butin et
tous ses bagages, et, divisant son armée en deux corps, il charge Magon de
recevoir la soumission de celles des villes de ce pays qui abandonneraient la
cause de Rome, et de forcer celles qui s'y refuseraient. (5) Lui-même il
traverse le territoire campanien, et se dirige vers la mer inférieure, dans
l'intention d'assiéger Naples pour s'assurer d'une ville maritime.
(6) Sitôt qu'il eut franchi la frontière napolitaine, il
plaça une partie de ses Numides en embuscade aux endroits qui lui semblaient s'y
prêter le plus, ce pays étant rempli de chemins creux et de défilés
impénétrables. Il ordonne à d'autres de chasser devant eux, avec affectation,
les bestiaux qu'ils ont enlevés dans la campagne, et de pousser leurs chevaux
jusqu'aux portes de la ville. (7) En les voyant ainsi peu nombreux et tout en
désordre, une troupe de cavaliers fait une sortie; les Numides, reculant exprès
devant eux, les attirent dans l'embuscade où ils sont entourés; (8) et pas un
n'eût échappé, si le voisinage de la mer et de quelques barques, pour la plupart
destinées à la pêche, qu'ils apercevaient assez près du rivage, n'eût offert un
refuge à ceux qui savaient nager. (9) Quelques jeunes gens de distinction furent
faits prisonniers ou tués, entre autres Hégéas, le chef de ces cavaliers, qui
périt en poursuivant avec trop d'ardeur les fuyards. (10) Quant au siège de la
ville, Hannibal y renonça, à la vue de ces murailles qu'il lui eût été trop
difficile d'emporter d'assaut.
La situation à Capoue: Pacuvius Calavius
[XXIII, 2]
(1) Il dirigea alors sa marche sur Capoue, ville énervée par
une longue prospérité, par les faveurs de la fortune, mais surtout par la
licence du peuple, qui, au milieu de la corruption générale, jouissait d'une
liberté sans frein. (2) Pacuvius Calavius avait asservi le sénat à ses volontés
et à celles du peuple. Noble à la fois et populaire, c'était du reste à de
mauvais moyens qu'il devait sa puissance. (3) Or, il se trouvait premier
magistrat de la ville, l'année même où les Romains furent vaincus auprès du
Trasimène. Il savait bien que le peuple, depuis longtemps déjà ennemi du sénat,
saisirait cette occasion de faire une révolution, et que, si Hannibal se
présentait à la tête d'une armée victorieuse, il ne reculerait pas devant un
grand crime, et massacrerait les sénateurs pour livrer Capoue aux Carthaginois.
(4) Pacuvius était un homme méchant, mais non pas complètement perdu de sens; il
aimait mieux exercer sa puissance sur Capoue que sur ses ruines, et il savait
qu'il n'est pas d'existence possible pour une ville privée d'un conseil public.
Il imagina donc un moyen de conserver le sénat et d'en faire en même temps
l'esclave de ses volontés et de celles du peuple.
(5) Il convoqua les sénateurs, et commença par déclarer
qu'une révolte contre Rome n'aurait son approbation qu'autant qu'elle serait
nécessaire; (6) "qu'il avait en effet des enfants de la fille d'Ap. Claudius, et
que sa propre fille était mariée à Rome avec Livius; mais qu'un malheur bien
autrement terrible les menaçait; (7) que le peuple ne pensait pas à se révolter
pour ôter le pouvoir au sénat, mais à le massacrer et à livrer à Hannibal et aux
Carthaginois une ville sans gouvernement; (8) qu'il peut cependant les sauver de
ce péril s'ils veulent s'abandonner à lui, et, oubliant tout débat politique,
ajouter foi à sa parole." Vaincus par la crainte, ils consentent tous. (9) "Je
vous enfermerai dans la curie, dit alors Pacuvius, et comme si moi-même je
prenais part au complot, en donnant mon approbation à un crime auquel je
m'opposerais en vain, je trouverai moyen de vous sauver. Vous recevrez de moi
toutes les garanties que vous voudrez." (10) Ayant ainsi engagé sa parole, il
fait fermer la curie, et laisse dans le vestibule une garde qui ne doit laisser
entrer ni sortir personne sans un ordre.
Le sénat capouan est soumis au verdict populaire
[XXIII, 3]
(1) Il convoque alors une assemblée du peuple. "Campaniens,
dit-il, vous avez souvent désiré de pouvoir punir cet infâme et détestable
sénat; (2) vous le pouvez aujourd'hui, sans obstacle ni danger, sans avoir à
courir les périls d'une émeute où il vous faudrait emporter d'assaut chacune de
leurs maisons, défendues par une garnison de clients et d'esclaves. (3) Je vous
les livre tous enfermés dans la curie, seuls, sans armes; et vous n'aurez pas à
agir avec précipitation et au hasard. Je vous donnerai le droit de prononcer sur
le sort de chacun d'eux, afin que chacun subisse le supplice qu'il aura mérité.
(4) Mais avant tout, il ne faut satisfaire votre colère qu'à condition de lui
préférer votre conservation, votre propre intérêt. Vous détestez ces sénateurs,
mais vous ne voulez pas, ce semble, abolir entièrement le sénat; (5) car il vous
faut ou un roi, pensée abominable! ou un sénat, seul conseil d'un état libre.
Vous avez donc deux choses à faire en même temps: détruire l'ancien sénat, et en
créer un nouveau. (6) Je vais faire appeler l'un après l'autre tous les
sénateurs; je vous consulterai sur le sort de chacun, et ce que vous prononcerez
sera exécuté. Mais à la place du condamné vous choisirez un nouveau sénateur, un
homme de coeur et de bien, avant que le coupable soit livré au supplice."
(7) Il s'assied alors, fait jeter les noms dans une urne, et
le premier dont le sort amène le nom, il ordonne qu'on l'aille chercher dans la
curie et qu'on l'amène devant le peuple. (8) Le nom à peine entendu, tous
s'écrient que c'est un méchant, un misérable, digne du supplice. (9) Alors
Pacuvius: "Je vois que vous vous êtes prononcés sur son compte. Maintenant, à la
place de ce méchant, de ce misérable, nommez un sénateur, homme de bien et
vertueux." (10) D'abord il y eut un moment de silence; on n'en trouvait pas de
meilleur pour le remplacer. Enfin, quelqu'un s'enhardit à prononcer un nom au
hasard, et un cri bien plus fort s'éleva aussitôt. (11) Les uns disaient qu'ils
ne le connaissaient pas, les autres lui reprochaient ses actions déshonorantes,
sa basse condition, sa honteuse pauvreté, son métier, ses gains infâmes. (12) La
scène se renouvela avec bien plus de violence quand on eut cité un second et un
troisième sénateur; il était bien évident qu'on n'en voulait plus, mais il ne se
trouvait personne que l'on pût élire à leur place. (13) On ne pouvait proposer
ceux qui déjà n'avaient été nommés que pour s'entendre accabler d'injures, et
quant aux autres, ils étaient bien plus méprisables, bien plus obscurs que ceux
dont les noms s'étaient présentés les premiers. (14) Le peuple se sépara donc,
disant que le mal le mieux connu était le plus supportable, et il ordonna que
les sénateurs fussent mis en liberté.
La vie quotidienne à Capoue
[XXIII, 4]
(1) En sauvant la vie des sénateurs, Pacuvius les avait mis
dans sa dépendance bien plus que dans celle du peuple. Ainsi, sans violence, et
du consentement de tous, il était maître souverain. (2) Dès lors les sénateurs,
laissant de côté tout souvenir d'honneur et de liberté, commencèrent à flatter
les gens du peuple, (3) à les saluer, à les inviter avec bonté, à leur offrir
des festins magnifiques. La cause dont ils se chargeaient, le parti qu'ils
favorisaient, la décision à laquelle ils amenaient les juges, était toujours la
plus populaire, la plus propre à gagner la bienveillance de la multitude. (4) Au
sénat, rien ne se faisait plus qui n'eût été fait en assemblée du peuple.
Portée de tout temps à l'extrême mollesse, non seulement par
la dépravation des esprits, mais encore par l'affluence de voluptés et l'action
énervante des délices que lui offraient la terre et la mer, (5) Capoue alors,
grâce à la bassesse complaisante des premiers citoyens, à la licence de la
populace, s'abandonnait avec une telle fureur à tous les excès, qu'il n'y avait
de bornes ni à ses caprices ni à ses dépenses. (6) À ce mépris des lois, des
magistrats, du sénat, ajoutez le mépris où, après la bataille de Cannes, tomba
la puissance romaine, seul frein qu'ils eussent respecté jusqu'alors. (7) Il y
avait encore un obstacle qui les empêchait de se déclarer sans délai contre
Rome: c'est que d'anciennes alliances avaient uni à des familles romaines de
nobles et puissantes familles de Capoue, (8) outre le lien puissant de plusieurs
de leurs compatriotes servant dans l'armée romaine et de trois cents cavaliers,
les plus nobles de la Campanie, lesquels avaient été, par un choix exprès,
envoyés en garnison dans les villes de Sicile.
Une délégation campanienne est reçue par Varron
[XXIII, 5]
(1) Leurs parents obtinrent, non sans beaucoup de peine,
qu'une députation fût envoyée au consul romain. Les députés le trouvèrent à
Vénouse, (il n'était pas encore parti pour Canusium), accompagné de quelques
soldats à demi armés, dans un état digne de toute la compassion d'alliés
fidèles, mais qui ne devaient qu'exciter le mépris d'alliés orgueilleux et
perfides comme l'étaient les Campaniens; (2) et ce mépris qu'ils conçurent alors
pour sa position et pour lui-même, le consul ne fit qu'y ajouter, en ne
dissimulant rien, en confessant au contraire le désastre dans toute son étendue.
(3) Lorsque les députés lui dirent combien le sénat et le peuple de Capoue
ressentaient vivement le malheur qui accablait les Romains, ajoutant qu'ils
subviendraient à tous les besoins de la guerre,
(4) "Campaniens, leur répondit-il, vous venez de parler comme
le font des alliés, en nous engageant à vous demander ce qu'il nous fallait pour
la guerre; mais ce n'est pas là le langage qui convient dans l'état actuel de
nos affaires. (5) Que nous est-il resté à Cannes, pour que nous demandions à nos
alliés de nous fournir ce qui nous manque, comme si nous avions encore quelque
chose? Vous demanderons-nous de l'infanterie comme s'il nous restait de la
cavalerie? Dirons-nous que l'argent nous manque, comme si l'argent seul nous
manquait? (6) La fortune ne nous a rien laissé, pas même des cadres à remplir.
Légions, cavalerie, armes, enseignes, chevaux et soldats, argent, provisions,
nous avons tout perdu dans le combat, ou le lendemain, à la prise des deux
camps.
(7) Ce qu'il nous faut donc, Campaniens, ce n'est pas que
vous nous aidiez dans cette guerre, c'est presque que vous entrepreniez la
guerre à notre place. (8) Rappelez-vous comment vos ancêtres, qui jadis, pleins
de frayeur derrière leurs murs où ils avaient été repoussés, tremblaient devant
les armes, je ne dirai pas des Samnites, mais des Sidiciniens, furent reçus sous
notre protection; comment nous les défendîmes à Saticula, entreprenant ainsi
pour vous, contre les Samnites, une guerre qui a duré près de cent ans, avec des
succès si divers. (9) Bien plus, vous étiez à notre discrétion, et nous vous
avons traités en égaux. Vous avez conservé vos lois; et ce qui, avant le
désastre de Cannes, était un bienfait plus grand que tout le reste, nous avons
accordé le droit de cité romaine à un grand nombre d'entre vous.
(10) Considérez donc cette défaite, Campaniens, comme
atteignant également les deux peuples; pensez que vous avez à défendre notre
commune patrie. (11) Nous n'avons pas affaire aux Samnites et aux Étrusques;
l'empire qu'ils pourraient nous enlever resterait du moins en Italie. Le
Carthaginois, notre ennemi, traîne à sa suite des soldats, non pas même
africains, mais partis des extrémités du monde, de l'Océan et des colonnes
d'Hercule, sans lois, sans droits, presque sans langage humain. (12) Ces
soldats, naturellement féroces et sauvages, leur chef les a rendus plus sauvages
encore, en leur faisant élever des ponts avec des digues de cadavres humains
amoncelés, et, ce qu'on ne peut dire sans horreur, en leur apprenant à se
repaître de chair humaine. (13) Ces hommes, nourris de mets infâmes, ces hommes
qu'on ne pourrait même toucher sans horreur, il faudrait les regarder, les
considérer comme nos maîtres! il faudrait demander nos lois à l'Afrique, à
Carthage, souffrir que l'Italie fût une province des Numides et des Maures!
Est-il un seul Italien qui puisse y penser sans indignation?
(14) Il sera beau, Campaniens, que l'empire romain, sur le
penchant de sa ruine, ait trouvé son soutien, son salut, dans votre fidélité,
dans votre puissance. (15) La Campanie, je pense, peut lever une armée de trente
mille fantassins, et de quatre mille cavaliers. L'argent, le blé y sont en
abondance. Si votre fidélité est égale à votre fortune, Hannibal ne s'apercevra
pas qu'il soit vainqueur, ni les Romains qu'ils aient été vaincus."
Défection de Capoue
[XXIII, 6]
(1) Après le discours du consul, les députés se retirent et
retournent dans leur patrie. Pendant la route, l'un d'eux, Vibius Virrius, leur
déclare "que le temps est venu pour les Campaniens, non seulement de reprendre
possession du territoire que les Romains leur ont autrefois ravi injustement,
mais même de se rendre maîtres de toute l'Italie. (2) Qu'en effet ils pourraient
traiter avec Hannibal aux conditions qu'ils voudraient. La guerre une fois
terminée, Hannibal, vainqueur, se retirerait en Afrique, emmenant avec lui son
armée, et les laisserait, sans contestation, maîtres de l'Italie."
(3) Tous les députés se rangent à l'avis de Virrius. Ils
rendent compte de leur ambassade de manière à faire croire à tous que le nom
romain est à jamais anéanti. (4) Aussitôt le peuple et la plus grande partie du
sénat ne songent plus qu'à changer de parti. Toutefois, les plus vieux sénateurs
obtiennent un délai de quelques jours. (5) Il fut enfin décidé à la majorité que
les mêmes députés qui avaient été envoyés au consul romain seraient envoyés à
Hannibal.
(6) Je lis dans certains auteurs qu'avant le départ de ces
députés, et quand il n'était pas arrêté encore que l'on dût abandonner les
Romains, une ambassade fut envoyée à Rome pour demander que l'un des deux
consuls fût choisi parmi les Campaniens; que les secours de Capoue étaient à ce
prix. (7) L'indignation fut générale: ils reçurent ordre de sortir du sénat; un
licteur, chargé de les conduire hors de la ville, dut veiller à ce que le même
jour ils quittassent le territoire romain. (8) Comme les Latins avaient fait
autrefois une demande tout à fait semblable, et que Coelius et d'autres encore
n'en ont rien dit, sans doute pour quelque motif, je n'ai pas voulu donner ce
fait comme certain.
Decius Magius, chef de la résistance à Capoue
[XXIII, 7]
(1) Les ambassadeurs vinrent trouver Hannibal, et conclurent
la paix avec lui à ces conditions: "que nul général ou magistrat carthaginois
n'aurait de droit sur un citoyen campanien; qu'aucun citoyen campanien ne serait
soumis au service ni à aucune charge; (2) que les Campaniens auraient à part
leurs lois et leurs magistrats; que parmi les captifs romains, le général
carthaginois en donnerait aux Campaniens trois cents, qu'ils choisiraient
eux-mêmes, pour les échanger contre les cavaliers campaniens qui servaient en
Sicile." (3) Tel fut le traité. Voici les crimes que les Campaniens y
ajoutèrent: les préfets des alliés et les autres citoyens romains, chargés de
quelques foncions militaires, ou engagés dans des affaires privées, furent
aussitôt saisis par le peuple, qui, sous prétexte de les garder en prison, les
fit enfermer dans les bains: étouffés par la vapeur qui les suffoquait, ils y
périrent misérablement.
(4) À toutes ces horreurs, ainsi qu'au traité avec Hannibal,
Décius Magius avait opposé la plus vive résistance. Magius était un homme auquel
il n'avait manqué, pour exercer la plus haute autorité sur ses concitoyens, que
de trouver en eux des esprits plus sensés. (5) Dès qu'il apprit qu'Hannibal
envoyait une garnison, cherchant des exemples dans le passé, il rappela à ses
concitoyens l'orgueilleuse domination de Pyrrhus, et le déplorable
asservissement des Tarentins; et il s'écria hautement qu'il ne fallait pas
recevoir cette garnison. (6) Plus tard, quand elle eut été reçue, il conseilla
de la chasser, ou, s'ils voulaient par une action hardie et mémorable expier
leur défection impie envers d'anciens alliés, unis à eux par les liens du sang,
de mettre à mort les Carthaginois, et de retourner aux Romains.
(7) Ces discours qu'il prononçait tout haut furent rapportés
à Hannibal. Il envoya d'abord à Magius l'ordre de venir le trouver dans son
camp. Magius refusa avec hauteur de s'y rendre, disant qu'Hannibal n'avait aucun
droit sur un citoyen campanien. Le Carthaginois, transporté de colère, voulut le
faire saisir et traîner devant lui chargé de chaînes. (8) Mais, craignant que
cette violence ne causât du tumulte, et que l'agitation des esprits ne fît
éclater quelque rixe inattendue, lui-même, après avoir fait prévenir Marius
Blossius, le préteur campanien, que le jour suivant il serait à Capoue, il part
du camp avec une escorte peu nombreuse. (9) Marius convoque l'assemblée du
peuple et ordonne par un édit que les citoyens iraient en foule avec leurs
femmes et leurs enfants au-devant d'Hannibal. Le peuple tout entier obéit, et il
obéit avec enthousiasme, avec entraînement: on voulait voir ce général, illustré
déjà par tant de victoires. (10) Décius Magius ne sortit pas à sa rencontre;
bien plus, pour qu'on ne pût pas le soupçonner de quelque sentiment secret de
terreur, il ne voulut pas se renfermer chez lui, et se promena tranquillement
sur la place publique avec son fils et quelques clients, tandis que la
population entière était en mouvement pour recevoir et contempler le général
carthaginois.
(11) Hannibal, dès qu'il fut entré, demanda que le sénat fût
convoqué, puis il céda à la prière des principaux Campaniens, qui le suppliaient
de ne pas penser pour l'instant à des affaires sérieuses, et de célébrer
lui-même avec bienveillance et bonne grâce ce jour dont son arrivée faisait un
jour de fête; (12) et, quoique naturellement porté à satisfaire sans délai sa
colère, pour ne pas repousser leur première demande, il passa une grande partie
de la journée à visiter la ville.
Calavius père et fils
[XXIII, 8]
(1) Il s'établit chez deux membres de la famille des Ninnius
Céler, Sthénius et Pacuvius, distingués tous deux par leur naissance et par
leurs richesses. (2) Pacuvius Calavius, dont nous avons parlé plus haut, le chef
de la faction qui avait entraîné le peuple dans le parti d'Hannibal, y amena son
jeune fils, qu'il avait arraché des côtés de Decius Magius, (3) avec lequel ce
jeune homme s'était prononcé hautement pour l'alliance du Romain contre le
Carthaginois. Ni la faveur avec laquelle Capoue avait adopté l'opinion
contraire, ni l'autorité paternelle, n'avaient pu l'ébranler. (4) Son père
apaisa Hannibal plutôt par des prières que par une justification; et, vaincu par
les instances et les larmes de Pacuvius, Hannibal fit inviter le jeune homme
avec son père (5) à un repas où il ne devait admettre aucun Campanien que ses
hôtes et Vibellius Tauréa, guerrier de la plus haute distinction.
(6) On se mit à table de jour. Le festin ne se ressentait
nullement de la frugalité carthaginoise, et encore moins de la discipline
militaire: il fut digne d'une ville et d'une maison où abondaient toutes les
séductions de la volupté. (7) Seul, le fils de Calavius, Pérolla, ne céda ni aux
invitations des maîtres de la maison, ni à celles qu'Hannibal y joignait de
temps en temps. Lui-même il s'excusait sur sa santé, et son père alléguait le
trouble bien naturel où il devait se trouver. (8) Vers le coucher du soleil,
Calavius sortit, Pérolla le suivit, et dès qu'ils se trouvèrent sans témoins
(c'était dans un jardin sur les arrières de la maison):
(9) "Mon père, dit-il, je suis venu ici avec un dessein qui
peut, non pas seulement nous obtenir auprès des Romains le pardon de notre
défection, mais même placer Capoue dans un degré de faveur et de dignité bien
plus élevé que jamais." (10) Son père, plein d'étonnement, lui demanda quel
était ce dessein. Alors Pérolla, rejetant sa toge de dessus son épaule, lui
montre une épée qu'il porte à sa ceinture: (11) "Je vais, dit-il, sceller du
sang d'Hannibal notre alliance avec Rome; j'ai voulu t'en avertir pour le cas où
tu voudrais être absent pendant que j'exécuterai ce que j'ai résolu."
Le jeune Calavius renonce à son projet
[XXIII, 9]
(1) À cette vue, à ces paroles, le vieillard, comme s'il
voyait s'accomplir sous ses yeux ce qu'il ne faisait qu'entendre: (2) "Mon fils,
s'écrie-t-il, par tous les droits qui unissent les enfants à leurs parents, je
t'en prie, je t'en supplie, ne rends pas ton père témoin de ton crime et de ton
supplice. (3) Il y a quelques heures à peine, unissant notre main à celle
d'Hannibal, nous lui avons, au nom de tous les dieux, engagé notre foi. Tout à
l'heure encore nous nous entretenions avec lui: était-ce donc pour que cette
main, qu'enchaîne notre serment, s'armât aussitôt contre sa vie? (4) Tu te lèves
de la table hospitalière, où seul, avec deux autres Campaniens, tu as été admis
par Hannibal, et c'est pour la couvrir du sang de ton hôte? J'ai pu, moi, ton
père, obtenir d'Hannibal la grâce de mon fils, et je ne pourrai pas obtenir de
mon fils la grâce d'Hannibal?
(5) Mais que parlé-je de choses sacrées, d'honneur, de
religion, de piété filiale? Ose un crime monstrueux, pourvu que ce crime
n'entraîne pas avec lui notre perte. (6) Seul, tu vas attaquer Hannibal? et
cette foule d'hommes libres et d'esclaves, et tous ces yeux fixés sur lui seul,
et tous ces bras qui sont à lui, ton acte insensé va-t-il les paralyser? (7) Et
le regard d'Hannibal lui-même, que des armées ne peuvent soutenir sur le champ
de bataille, devant lequel tremble le peuple romain, toi, tu le soutiendras sans
crainte? Et quand tout autre secours lui manquerait, oseras-tu me frapper
moi-même, moi qui ferai de mon corps un bouclier au corps d'Hannibal? (8) C'est
à travers ma poitrine qu'il te faut lui adresser tes coups. Laisse-toi donc
détourner ici de ton projet, plutôt que d'y échouer en sa présence. Que mes
prières aient auprès de toi quelque puissance, comme aujourd'hui elles en ont eu
pour toi-même."
(9) Puis, voyant le jeune homme en larmes, il le prend dans
ses bras, le couvre de baisers, et ne cesse de le supplier qu'après avoir obtenu
qu'il déposera son glaive, et lui donnera sa parole de ne rien tenter de
semblable. (10) "Eh bien! s'écrie alors le jeune homme, cet amour que je dois à
mon pays, c'est à mon père que je vais en donner une preuve. Je te plains, car
il te faudra soutenir le reproche d'avoir trahi trois fois la patrie; (11) la
première en conseillant la révolte contre Rome, la seconde en faisant alliance
avec Hannibal, la troisième en m'empêchant aujourd'hui même de rendre Capoue aux
Romains. (12) Et toi, ô ma patrie! reçois ce fer dont je m'armai pour toi quand
j'entrai dans cette maison, refuge de tes ennemis, reçois-le, puisque mon père
l'arrache de mes mains." (13) Alors, il jette son épée sur la voie publique
par-dessus le mur du jardin, et, pour ne pas exciter de soupçon, il rentre
lui-même dans la salle du festin.
Condamnation de Decius Magus
[XXIII, 10]
(1) Le jour suivant, Hannibal fut introduit dans le sénat,
devant une assemblée nombreuse. Son discours fut d'abord plein de flatteries et
de douces paroles; il rendit grâce aux Campaniens de ce qu'ils avaient préféré
son amitié à l'alliance de Rome. (2) Entre autres promesses magnifiques, il jura
que bientôt Capoue serait la capitale de toute l'Italie, et que le peuple romain
subirait ses lois, ainsi que tous les autres. (3) De cette amitié, de cette
alliance entre Capoue et Carthage, un seul homme était excepté, Decius
Magius, qui n'était pas Campanien, qui ne devait pas être appelé de ce
nom. Il demandait donc que Magius lui fût livré; que devant lui, Hannibal, on
délibérât sur son sort, et que le sénat prononçât. (4) Tous se rangèrent à
l'avis d'Hannibal; et cependant beaucoup d'entre eux sentaient bien que Decius
ne méritait pas un pareil traitement, et que c'était là une grave atteinte
portée tout d'abord à leur liberté.
(5) En sortant du sénat, le magistrat alla se placer sur son
tribunal. Magius, saisi et amené à ses pieds, reçut de lui l'ordre de se
défendre. (6) Mais, toujours aussi fier, il protesta contre cette violence que
rien, dans le traité, ne pouvait autoriser. On le chargea de chaînes, et on le
conduisit, suivi d'un licteur, au camp des Carthaginois. (7) Tant qu'on lui
laissa la tête découverte, il marcha, haranguant le peuple qui se pressait de
toutes parts, ne cessant de s'écrier: "Vous en jouissez, Campaniens, de cette
liberté tant désirée! Au milieu du forum, en plein jour, à vos yeux, moi, qui ne
suis le second de personne à Capoue, je suis chargé de chaînes et traîné à la
mort! (8) Qu'auriez-vous de plus odieux à souffrir, si Capoue eût été prise
d'assaut? Allez au-devant d'Hannibal, décorez votre ville, consacrez le jour de
son arrivée, et venez le voir triomphant d'un de vos concitoyens."
(9) Comme le peuple semblait s'émouvoir à ses cris, on lui
enveloppa la tête, on l'emmena rapidement hors de la ville, et de là au camp. On
l'embarqua aussitôt pour Carthage; (10) car Hannibal craignait qu'une violence
si révoltante ne soulevât le peuple de Capoue, et que le sénat même se repentant
de lui avoir livré l'un des premiers citoyens de la ville, une députation ne fût
envoyée pour le réclamer. Il aurait fallu ou qu'il indisposât contre lui de
nouveaux alliés en leur refusant leur première demande, ou qu'en y cédant il
donnât un chef aux mécontents et aux séditieux de Capoue.
(11) La tempête porta le vaisseau à Cyrène, alors sous la
domination des rois d'Égypte. Là Magius se réfugia au pied d'une statue du roi
Ptolémée. Saisi par des gardes et conduit à Alexandrie devant le roi, (12) il
lui apprit qu'Hannibal l'avait chargé de chaînes contre le droit des traités.
Ptolémée le fit aussitôt mettre en liberté, et lui donna le choix de retourner à
Rome ou à Capoue, selon ses préférences. (13) Magius répondit qu'il ne serait
pas en sûreté à Capoue; qu'à Rome, pendant une guerre entre les Romains et les
Campaniens, il serait reçu comme un transfuge plutôt que comme un hôte; qu'il
aimait donc mieux vivre auprès du roi, son vengeur et son libérateur.
La réponse de l'oracle de Delphes. Rapport de victoire à
Carthage
[XXIII, 11]
(1) Cependant Q. Fabius Pictor, qui avait été envoyé à
Delphes, revint à Rome et lut la réponse écrite de l'oracle. L'oracle disait à
quels dieux il fallait adresser des supplications et d'après quels rites. (2)
Puis il ajoutait: "Si vous vous soumettez à ces ordres, Romains, votre position
en deviendra meilleure et plus facile; les affaires en iront plus à votre gré,
et, dans ce combat entre Hannibal et vous, la victoire restera au peuple romain.
(3) Lorsque la république sera hors de tout danger, et dans un état prospère,
envoyez à Apollon Pythien une offrande bien méritée; payez-lui un tribut prélevé
sur le butin, sur les dépouilles, sur le produit de la vente, et gardez-vous de
l'orgueil."
(4) Fabius ayant lu cet oracle qu'il avait traduit du grec,
il ajouta qu'aussitôt après avoir quitté le temple il avait offert des libations
d'encens et de vin à tous les dieux, (5) et que la prêtresse d'Apollon lui avait
ordonné de monter sur son vaisseau, avec la couronne de laurier qu'il portait en
consultant l'oracle et pendant le sacrifice, et de ne pas la déposer avant
d'être arrivé à Rome. (6) Qu'il avait exécuté tous ces ordres avec un soin
religieux, et déposé la couronne sur l'autel d'Apollon. Le sénat décréta que ces
sacrifices et ces supplications seraient accomplis au plus tôt, et avec la plus
grande exactitude.
(7) Pendant que tout cela se passait à Rome et en Italie,
Magon, fils d'Hamilcar, avait apporté à Carthage la nouvelle de la victoire de
Cannes. Il arrivait, non pas envoyé du champ de bataille même par son frère,
mais après avoir été occupé pendant quelques jours à recevoir la soumission des
villes du Bruttium, qui abandonnaient le parti des Romains.
(8) Introduit au sénat, il raconte tout ce qu'a fait son
frère en Italie: "Il a combattu en bataille rangée avec six généraux en chef,
dont quatre consuls, un dictateur et un maître de la cavalerie, avec six armées
consulaires. (9) Il a tué plus de deux cent mille hommes à l'ennemi, et lui a
fait plus de cinquante mille prisonniers. Des quatre consuls, deux sont morts,
un autre a été blessé; le dernier, après avoir perdu toute son armée, a pris la
fuite, accompagné à peine de cinquante hommes. (10) Le maître de la cavalerie,
dignité égale à celle de consul, a été battu et mis en fuite. Le dictateur, pour
ne s'être pas une seule fois hasardé à combattre, ne passe pas pour un général
excellent. (11) Les Bruttiens, les Apuliens, une partie du Samnium et de la
Lucanie ont embrassé le parti de Carthage. Capoue, la capitale, non seulement de
la Campanie, mais de l'Italie tout entière, depuis que la puissance romaine a
péri à Cannes, Capoue s'est donnée à Hannibal. (12) Pour tant et de si grandes
victoires, il est juste de rendre aux dieux immortels de solennelles actions de
grâces."
Discussion au sénat de Carthage
[XXIII, 12]
(1) Pour preuve de si glorieux triomphes, il fit verser dans
le vestibule de la curie un tel monceau d'anneaux d'or, que certains auteurs
prétendent qu'on en mesura trois boisseaux et demi. (2) L'opinion qui a prévalu
et qui se rapproche le plus de la vérité est qu'il n'y en eut qu'un boisseau.
Magon ajouta, pour faire supposer un plus grand désastre, que les chevaliers
seuls, et seulement les premiers d'entre eux, portaient ce signe de distinction.
(3) Le résumé de son discours fut celui-ci: "Que plus on était en droit
d'espérer la fin de la guerre, plus on devait mettre de zèle à secourir
Hannibal; qu'il faisait en effet la guerre loin de sa patrie, au coeur même du
pays ennemi; (4) qu'il se consommait beaucoup de vivres, beaucoup d'argent. Que
tant de victoires, tout en détruisant les armées romaines, avaient aussi diminué
les troupes du vainqueur. (5) Il fallait donc envoyer des recrues, de l'argent
pour la solde et du blé à des soldats qui avaient si bien mérité du nom
carthaginois."
(6) À ce discours de Magon tous firent éclater leur joie, et
Himilcon, qui était de la faction Barcine, persuadé que c'était là le moment de
poursuivre Hannon de ses railleries: "Eh bien, Hannon, s'écria-t-il,
regrettes-tu encore que l'on ait entrepris cette guerre contre Rome? Dis-nous
donc de livrer Hannibal. (7) défends-nous, au milieu de succès si éclatants, de
rendre grâces aux dieux immortels. Écoutons donc ce sénateur romain au milieu du
sénat de Carthage."
(8) Alors Hannon "J'aurais aujourd'hui gardé le silence,
Pères conscrits, dit-il, de peur qu'au milieu de cette joie universelle je
n'eusse fait entendre des paroles qui vous déplussent. (9) Mais maintenant qu'un
sénateur me demande si je regrette encore qu'on ait entrepris cette guerre
contre Rome, si je me taisais, je paraîtrais ou orgueilleux ou abattu. Or
l'orgueil ne convient qu'à l'homme qui oublie que les autres sont libres,
l'abattement qu'à celui qui oublie qu'il l'est lui-même. (10) Je répondrai donc
à Himilcon que je n'ai pas cessé de déplorer cette guerre, et que je ne cesserai
d'accuser votre invincible général, que le jour où je la verrai terminée à des
conditions supportables. Je regretterai toujours l'ancienne paix jusqu'à ce
qu'une paix nouvelle soit conclue. (11) Ainsi donc, ces triomphes dont vient de
nous parler Magon, et qui déjà comblent de joie Himilcon et les autres
satellites d'Hannibal, peuvent m'être précieux aussi, parce que des succès à la
guerre, si nous voulons mettre à profit notre bonheur, nous donneront une paix
plus avantageuse. (12) Si nous laissons échapper cet instant, où nous pouvons
paraître donner plutôt que recevoir la paix, je crains que toute cette joie ne
nous enivre et ne s'évanouisse sans aucun résultat.
(13) Et maintenant même qu'est-ce donc que cette victoire?
- j'ai détruit les armées ennemies; envoyez-moi des soldats.
- Que demanderais-tu donc si tu étais vaincu? (14) J'ai pris
les deux camps des ennemis (sans doute remplis de butin et de vivres);
- donnez-moi du blé et de l'argent.
- Que demanderais-tu donc autre chose si tu étais dépouillé
de tout, si l'ennemi eût pris ton camp?
(15) Et pour ne pas être seul à m'étonner de tout cela (ayant
répondu à Himilcon, j'ai bien le droit de lui faire quelques questions), je
demande qu'Himilcon, ou Magon me réponde: "La bataille de Cannes a détruit
l'empire romain; il est certain que l'Italie entière est soulevée: (16) eh bien,
qu'il me dise d'abord quel peuple latin s'est joint à nous? qu'il me dise
ensuite quel homme, sur les trente-cinq tribus, est passé au camp d'Hannibal? "
(17) Magon répondit que rien de tout cela n'avait eu lieu.
"Il nous reste donc encore beaucoup trop d'ennemis, continue Hannon; mais cette
multitude, quels sont ses sentiments, ses espérances, je voudrais le savoir."
Résolution du sénat carthaginois
[XXIII, 13]
(1) Magon dit qu'il l'ignorait. "Cependant rien n'est plus
facile à connaître. Les Romains ont-ils envoyé quelques dépêches à Hannibal pour
demander la paix? Avez-vous appris qu'il eût été question de paix à Rome?" (2)
Magon dit encore qu'il n'en savait rien. "Alors, répondit Hannon, nous avons à
soutenir une guerre aussi peu avancée que le jour où Hannibal est passé en
Italie. (3) Combien la victoire fut inconstante pendant la première guerre
punique, nous pouvons nous le rappeler, nous qui presque tous en avons été
témoins. Jamais ni sur terre ni sur mer nous n'avons été dans une situation plus
brillante qu'avant le consulat de C. Lutatius et de A. Postumius. (4) Sous leur
consulat, nous fûmes battus aux îles Égates. Que si aujourd'hui encore (puissent
les dieux détourner le présage!) la fortune venait à changer, espérerez-vous
après la défaite une paix que personne ne nous accorde au milieu de nos
victoires? (5) Quant à moi, si l'on agite la question de proposer la paix aux
ennemis ou de l'accepter, je sais quel sera mon avis. Si vous délibérez sur ce
que demande Magon, je pense qu'il ne faut pas envoyer de secours à Hannibal s'il
est victorieux, et bien moins encore s'il nous trompe par de fausses et vaines
espérances."
(6) Le discours d'Hannon fit peu d'impression; car sa haine
pour la famille Barcine lui ôtait beaucoup de son autorité; et les esprits,
pleins de joie à cette heure, ne voulaient rien entendre qui affaiblît leurs
transports; en outre l'opinion générale était que la guerre serait promptement
terminée, si l'on consentait à faire le plus léger effort. (7) Le sénat décréta
donc à une grande majorité qu'on enverrait à Hannibal un renfort de quatre mille
Numides, quarante éléphants, et une somme d'argent considérable. (8) On envoya
aussi en Espagne un dictateur avec Magon, pour y faire une levée de vingt mille
fantassins et de quatre mille cavaliers, qui devaient compléter les cadres des
armées d'Italie et d'Espagne.
Organisation de la résistance romaine; situation de Nole
(été 216)
[XXIII, 14]
(1) Du reste, toutes ces mesures, comme c'est l'ordinaire
dans la prospérité, furent exécutées avec négligence et lenteur. Les Romains, au
contraire, outre leur activité naturelle, avaient encore la fortune qui leur
défendait tout délai. Le consul n'avait manqué à rien de ce que lui imposait sa
charge, (2) et, quant au dictateur M. Junius Pera, après avoir accompli les
devoirs de la religion, et présenté, selon l'usage, une loi au peuple pour qu'il
lui fût permis de monter à cheval, descendant aux ressources dernières d'une
république presque à l'agonie, où l'honnête cède à l'utile, outre les deux
légions urbaines, formées par les consuls au commencement de l'année, et la
levée faite parmi les esclaves, outre les cohortes tirées du Picénum et des
Gaules, (3) il avait déclaré par un édit: "Que si tous ceux qui étaient en
prison pour quelque crime capital, ou pour dette, voulaient s'enrôler sous lui,
il leur remettrait et leurs crimes et leurs dettes. (4) Il obtint ainsi un corps
de six mille hommes, que l'on arma des dépouilles des Gaulois, apportées après
le triomphe de C. Flaminius. Le dictateur partit donc de Rome avec une armée de
vingt-cinq mille hommes.
(5) Hannibal, une fois maître de Capoue, essaya de nouveau
d'ébranler l'esprit des Napolitains, tantôt par l'espoir, tantôt par la crainte;
mais ce fut en vain. Il passa alors avec son armée sur le territoire de Nole,
(6) non pas comme ennemi d'abord, car il comptait un peu sur une soumission
volontaire, mais avec l'intention, s'ils trompaient son espoir, de ne rien
négliger de ce qui pourrait les punir ou les effrayer. (7) Les sénateurs, et
surtout les premiers d'entre eux, restaient inébranlables dans leur fidélité à
l'alliance de Rome; le peuple, comme c'est l'ordinaire, appelait de tous ses
voeux une révolution et Hannibal. Il ne pensait qu'à ses champs dévastés, aux
maux cruels qu'il lui faudrait souffrir pendant un siège. Et il ne manquait pas
de gens pour l'engager à la défection.
(8) Les sénateurs craignant donc, s'ils agissaient à
découvert, de ne pouvoir résister à la multitude soulevée, entrèrent en
apparence dans ses vues, et trouvèrent ainsi moyen de retarder le mal. (9) Ils
feignent d'approuver ces projets de défection en faveur d'Hannibal, mais de ne
pas être entièrement d'accord avec le peuple sur les conditions de cette
nouvelle alliance et de cette amitié nouvelle. (10) Gagnant ainsi du temps, ils
envoient en toute hâte une députation au préteur romain, Marcellus Claudius, qui
était à Casilinum avec une armée: ils lui représentent dans quel danger se
trouve Nole, qu'Hannibal et ses Carthaginois sont maîtres de la campagne, et
qu'ils le seront bientôt de la ville, si elle n'est secourue. (11) Qu'en
promettant au peuple de passer aux Carthaginois dès qu'il le voudrait, le sénat
l'avait empêché de se déclarer sur-le-champ.
(12) Marcellus les comble d'éloges, les engage à soutenir ce
rôle, et à traîner en longueur jusqu'à son arrivée, tout en cachant cependant
avec le plus grand soin ce qui s'était passé entre eux et lui, et l'espoir
qu'ils avaient d'un secours de la part de Rome. (13) Lui-même il part de
Casilinum et se dirige vers Caiète; et de là passant le Vulturne et traversant
le territoire de Saticula et de Trébia au-dessus de Suessula, il arrive à Nole à
travers les montagnes.
Capitulation de Nucérie; résistance de Nole; Lucius Bantius
[XXIII, 15]
(1). À l'arrivée du préteur romain, le Carthaginois sortit du
territoire de Nole, et descendit vers la mer, se dirigeant sur Naples; plein du
désir de s'emparer d'une ville maritime, vers laquelle pussent se diriger en
sûreté les vaisseaux qui partiraient d'Afrique. (2) Du reste, lorsqu'il apprit
qu'un officier romain commandait à Naples (cet officier était M. Junius Silanus,
que les Napolitains avaient appelé eux-mêmes), il abandonna Naples comme il
avait abandonné Nole, et marchant sur Nucérie, (3) il la tint quelque temps
bloquée, employant tantôt la force, tantôt des sollicitations inutiles auprès du
peuple comme auprès des grands.
Réduite enfin par la famine, Nucérie se rendit aux conditions
suivantes: les habitants devaient sortir sans armes, et avec un seul vêtement.
(4) Mais, comme dès le commencement il avait voulu se montrer bienveillant à
l'égard de tous les peuples de l'Italie, les Romains exceptés, il offrit des
récompenses et des honneurs à ceux qui voudraient rester et prendre du service
auprès de lui. (5) Cette offre même ne put retenir personne. Tous, selon que les
y déterminaient ou les liaisons d'hospitalité, ou simplement leur volonté du
moment, se dispersèrent dans les villes de la Campanie; le plus grand nombre
gagna Nole ou Naples. (6) Trente sénateurs environ, et le hasard voulut que ce
fussent les plus distingués, se présentèrent à Capoue; mais ils en furent
repoussés, parce qu'ils avaient fermé leurs portes à Hannibal, et ils se
réfugièrent à Cumes. Le butin fait à Nucérie fut donné aux soldats; puis la
ville fut saccagée et brûlée.
(7) Marcellus était maître de Nole, grâce à la volonté des
principaux citoyens non moins qu'à l'appui de la garnison qu'il y avait mise.
Mais le peuple inspirait des craintes, et, plus que tous les autres, L. Bantius,
partisan déclaré de la défection projetée, lequel redoutant la vengeance du
préteur, était résolu à livrer sa patrie à Hannibal, ou, si la fortune trompait
son désir, à passer au camp ennemi. (8) C'était un jeune homme plein de courage,
et le cavalier le plus distingué peut-être de toutes les nations alors alliées
de Rome. Hannibal l'avait trouvé à Cannes à demi mort, sous un monceau de
cadavres; il l'avait fait soigner avec beaucoup de bonté, et l'avait même
renvoyé dans sa patrie, comblé de présents.
(9) Par reconnaissance, L. Bantius voulait soumettre Nole au
pouvoir d'Hannibal; le préteur le voyait préoccupé et impatient de passer aux
Carthaginois. (10) Il fallait ou le contenir par un châtiment, ou le gagner par
un bienfait. Marcellus aima mieux s'attacher un homme plein de coeur et de
résolution, que d'en priver seulement l'ennemi. Il le fait donc appeler auprès
de lui, et, lui parlant avec bienveillance, il lui dit: (11) "Qu'il avait bien
des envieux parmi ses concitoyens, qu'il devait donc facilement comprendre que
personne à Nole n'eût appris au préteur les nombreux exploits par lesquels il
s'était illustré; (12) mais que le courage d'un homme qui avait servi dans les
armées romaines ne pouvait rester ignoré; que beaucoup de compagnons d'armes de
Bantius avaient dit au préteur quel homme il était, quels dangers il avait tant
de fois bravés pour le salut et la gloire du peuple romain, (13) comment à
Cannes il n'avait pas cessé de combattre, jusqu'à ce que, presque épuisé de
sang, il eût été écrasé sous la masse hommes, des chevaux, des armes qui
tombaient sur lui. (14) Courage donc, ajouta Marcellus, tu recevras de moi toute
espèce de récompense et d'honneurs, et, quand tu me connaîtras mieux, tu verras
que ta gloire et ton intérêt n'en souffriront pas." (15) Puis il donne en
présent au jeune homme, que ces promesses remplissent de joie, un cheval
magnifique et cinq cents écus qu'il lui fait compter par le questeur. Enfin il
ordonne aux licteurs de le laisser entrer toutes les fois qu'il le désirera.
Marcellus repousse l'armée carthaginoise
[XXIII, 16]
(1) Cette bienveillance de Marcellus toucha tellement l'âme
de l'orgueilleux jeune homme, que, dès ce moment, Rome n'eut pas d'allié plus
courageux et plus fidèle.
(2) Hannibal était aux portes, car Nucérie une fois prise, il
était revenu à Nole, et le peuple pensait de nouveau à une défection; (3) alors
Marcellus, à l'arrivée de l'ennemi, se renferma dans la ville, non qu'il
craignît pour son camp, mais pour ne laisser aux nombreux rebelles qui
l'épiaient l'occasion de livrer Nole. (4) Bientôt des deux côtés on se rangea en
bataille; les Romains, sous les murs de la ville; les Carthaginois, devant leur
camp: de sorte qu'entre la ville et le camp, il se livra quelques combats, dont
le succès fut très divers. Les deux généraux voulaient bien permettre ces défis
particuliers, mais non pas donner le signal d'une bataille générale.
(5) Les deux armées restaient ainsi depuis longtemps en
présence, lorsque les principaux citoyens de Nole avertissent Marcellus (6) que
"pendant la nuit, des gens du peuple ont des entretiens secrets avec les
Carthaginois; qu'il a été résolu que, quand l'armée romaine sortirait de la
ville, on pillerait les bagages, on fermerait les portes et l'on s'emparerait
des murailles, afin qu'une fois maître absolu de la ville, le peuple pût
recevoir les Carthaginois à la place des Romains."
(7) Marcellus, à cette nouvelle, comble d'éloges les
sénateurs, et, avant qu'un mouvement n'éclate, il se décide à tenter la fortune
du combat. (8) Il divise son armée en trois corps, et les place aux trois portes
qui regardent l'ennemi: il se fait suivre de ses bagages, et donne ordre que les
valets, les vivandiers et les malades portent les palissades. À la porte du
milieu, il place l'élite des légions et les cavaliers romains; aux deux autres,
les nouvelle levées, les soldats armés à la légère et la cavalerie des alliés.
(9) Il défend aux habitants d'approcher des murs et des portes; et, de peur que,
les légions une fois engagées, ceux-ci ne tombent sur le bagage, il le fait
garder par des troupes réservées dans ce but. Ainsi préparés, les Romains se
tenaient en armes en dedans des portes.
(10) Hannibal, qui avait passé sous les armes une grande
partie de la journée (ce qu'il faisait depuis quelques jours), s'étonna d'abord
que l'armée romaine ne sortît pas, et qu'aucun soldat ne parût sur les remparts.
(11) Persuadé enfin que ses intelligences avec le peuple avaient été
découvertes, et que la crainte arrêtait les Romains, il renvoie au camp une
partie de ses troupes, avec ordre d'apporter en toute hâte, sur le front de
l'armée, tout ce qu'il faut pour un assaut, assuré que s'il les pressait dans ce
moment d'hésitation, il s'élèverait dans la ville quelque mouvement parmi le
peuple.
(12) Tandis que sur la première ligne chacun se presse
d'exécuter les mouvements prescrits par Hannibal, et que l'armée s'avance sous
les murs, tout à coup une porte s'ouvre. Marcellus ordonne aux trompettes de
sonner, aux troupes de pousser un cri, et aux fantassins, puis à la cavalerie,
de charger avec tout l'élan possible. (13) Déjà ils avaient répandu le tumulte
et l'effroi au centre de l'armée ennemie, lorsque, des portes voisines, les deux
lieutenants, P. Valérius Flaccus et C. Aurélius, s'élancent sur les ailes de
l'ennemi. (14) Cette nouvelle attaque est suivie des clameurs des valets, des
vivandiers, et aussi de la troupe chargée de garder les bagages, de telle sorte
que les Carthaginois, qui méprisaient surtout le petit nombre des Romains,
pensèrent avoir affaire à une armée nombreuse.
(15) Je n'oserais pas affirmer ce que rapportent quelques
auteurs, que les ennemis eurent deux mille huit cents hommes tués, et que les
Romains n'en perdirent que cinq cents. (16) Que cette victoire ait été moindre
ou aussi grande, il n'en est pas moins vrai que cette journée fut marquée par un
grand succès, je dirai presque par le plus grand succès de toute cette guerre:
car il fut plus difficile, ce jour-là, aux vainqueurs d'Hannibal de ne pas être
vaincus par lui, qu'il ne le fut par la suite de le vaincre.
Prise d'Acerra par Hannibal; la garnison de Casilinum
[XXIII, 17]
(1) Hannibal, perdant tout espoir de s'emparer de Nole, se
retira sur Acerra. Marcellus fit aussitôt fermer les portes, plaça des gardes
pour que personne ne pût sortir, et, au milieu du forum, il commença une enquête
au sujet de ceux qui avaient eu avec l'ennemi de secrètes intelligences. (2) Il
y en eut plus de soixante-dix qui furent condamnés comme traîtres et décapités.
Leurs biens furent confisqués au profit du peuple romain. (3) Remettant ensuite
au sénat le pouvoir suprême, il partit avec toute son armée, et vint camper au
dessus de Suessula.
(4) Hannibal avait tenté d'abord d'amener Acerra à une
capitulation volontaire; mais trouvant les habitants déterminés à résister, il
se prépara à en faire le siège et à l'attaquer de vive force. (5) Les habitants
avaient plus de courage que de force; aussi, désespérant de pouvoir défendre la
ville, dès qu'ils virent les murs entourés d'une ligne d'ouvrages, ils
n'attendirent pas que les travaux des ennemis fussent achevés, ils s'échappèrent
pendant le silence de la nuit à travers les intervalles des fortifications et
les postes mal surveillés, (6) et chacun d'eux chercha, par les routes frayées
ou à travers les champs, selon que sa volonté ou le hasard le guidait, un asile
dans les villes de la Campanie que l'on savait être restées fidèles.
(7) Hannibal, après avoir pillé et brûlé la ville, apprit
qu'on rappelait de Casilinum le dictateur et les nouvelles légions: craignant
quelque mouvement sur Capoue, dont les Romains allaient être si proches, il
conduisit son armée devant Casilinum. (8) Casilinum était alors occupée par cinq
cents Prénestins et par quelques soldats romains et latins, que la nouvelle du
désastre de Cannes y avait amenés. (9) Comme les enrôlements à Préneste
n'avaient pas été achevés au jour fixé, ils en étaient partis plus tard, et,
arrivés à Casilinum avant la nouvelle de la défaite, après s'être joints à
d'autres soldats romains ou alliés, ils avaient quitté la ville en assez grand
nombre. Mais la nouvelle de la déroute de Cannes les fit revenir sur leurs pas.
(10) Pendant quelques jours ils étaient restés à Casilinum, suspects aux
Campaniens, qu'ils redoutaient de leur côté, et occupés à se prémunir contre
leurs surprises, ainsi qu'à leur en préparer eux-mêmes.
Bientôt ils apprirent positivement que Capoue traitait avec
Hannibal et était prête à le recevoir; alors, pendant la nuit, ils massacrèrent
les Casiliniens, et se rendirent maîtres de la partie de la ville qui est en
deçà du Vulturne, lequel traverse Casilinum. (11) Telles étaient donc les forces
des Romains à Casilinum; il s'y trouvait encore une troupe de Pérusiens de
quatre cent soixante hommes, que la même nouvelle y avait amenés peu de jours
après les Prénestins. (12) Pour la défense d'une enceinte aussi peu étendue, et
que le fleuve couvrait en partie, il y avait une garnison suffisante. Le manque
de blé la faisait même trouver trop considérable.
Échec d'Hannibal devant Casilinum; décomposition de l'armée
carthaginoise
[XXIII, 18]
(1) Hannibal, lorsqu'il en fut tout proche, détache les
Gétules, commandés par Isalcas; lequel le charge, s'il voit quelque moyen
d'engager une conférence, d'essayer, par des paroles bienveillantes, d'amener la
ville à ouvrir ses portes et à recevoir une garnison: s'ils persistent à se
défendre, il devra tenter de pénétrer par quelque côté dans la place.
(2) Quand les Gétules furent sous les remparts, le silence
qui régnait dans la ville la leur fit supposer déserte, et le Barbare, persuadé
que la garnison s'était retirée par crainte, se disposa à attaquer les portes et
à forcer les retranchements. (3) Tout à coup les portes s'ouvrent, et deux
cohortes, préparées dans la ville à ce mouvement, s'élancent avec un bruit
affreux, et font de l'ennemi un grand carnage.
(4) Cette première attaque repoussée, Maharbal reçut ordre de
marcher avec des forces plus considérables, et ne soutint pas mieux la sortie
des cohortes. (5) Enfin, Hannibal vint camper devant les murailles, et se tint
prêt à assiéger avec toutes ses forces, toutes ses ressources, une si petite
place, défendue par une si faible garnison. Dans une attaque fort vigoureuse où
il avait entouré complètement les murailles, il perdit quelques soldats, les
plus braves de son armée, que les assiégés frappèrent du haut de leurs tours et
de leurs remparts. (6) Ceux-ci, du reste, ayant hasardé une sortie, furent
presque coupés par les éléphants qu'il lança contre eux. Ramenés en désordre
dans la ville, ils perdirent beaucoup de monde, eu égard à leur petit nombre, et
ils en eussent perdu bien plus encore, si la nuit n'eût interrompu le combat.
(7) Le lendemain, les assiégeants se portèrent avec ardeur à
l'assaut. Une couronne murale en or leur avait été promise; le général lui-même
était là, reprochant à ses soldats que le coeur leur manquât pour enlever une
petite place en plaine, à eux, les vainqueurs de Sagonte; et il rappelait à
chacun en particulier, à tous en général, Cannes, Trasimène et la Trébie.
(8) Bientôt il employa les mantelets et les mines; mais à ces
efforts de tout genre les alliés des Romains opposaient et la force ouverte et
les ressources de l'art. (9) Contre les mantelets, ils élevaient des ouvrages de
défense; ils traversaient les mines par des mines en sens contraire. Toutes les
attaques ouvertes, toutes les surprises étaient repoussées. Enfin, la honte même
arrêta Hannibal. Il fortifia son camp, y laissa un détachement peu considérable,
pour ne pas paraître renoncer à son entreprise, et alla prendre ses quartiers
d'hiver à Capoue.
(10) Pendant la plus grande partie de ce temps, il tint
logées dans les maisons de la ville ses troupes depuis si longtemps éprouvées et
endurcies contre toutes les souffrances, si étrangères et inaccoutumées au
bien-être. (11) L'excès des maux les avait trouvés invincibles; ils furent sans
force contre les délices de voluptés immodérées, et d'autant plus enivrantes
qu'ils les ignoraient. Aussi s'y précipitèrent-ils avec fureur. (12) Le sommeil,
le vin, les festins, les débauches, les bains et le repos, que l'habitude rend
de jour en jour plus attrayants, les énervèrent à un tel point qu'ils se
défendirent dans la suite plutôt par leurs victoires passées que par leurs
forces présentes.
(13) Aux yeux des gens de l'art, cette faute fut regardée
comme plus grave encore que celle qu'il avait commise en ne marchant pas sur
Rome aussitôt après la bataille de Cannes. Son hésitation, dans cette
circonstance, put, en effet, ne paraître qu'un retard apporté à son triomphe,
tandis que cette dernière faute lui enleva les forces nécessaires pour vaincre à
l'avenir. (14) Aussi, l'on put voir qu'il n'avait plus la même armée, lorsqu'il
sortit de Capoue. (15) Les Carthaginois revenaient presque tous embarrassés de
femmes de mauvaise vie; et quand ils recommencèrent à habiter sous la tente,
qu'ils retrouvèrent des marches et les fatigues de la vie de soldat, semblables
à de nouvelles recrues, la force leur manquait aussi bien que le courage. (16)
Plus tard, pendant tout l'été, ils s'échappaient en foule, quittant, sans
congés, leurs enseignes; et c'était à Capoue que se réfugiaient les déserteurs.
La garnison de Casilinum se rend avec les honneurs de la
guerre (printemps 215)
[XXIII, 19]
(1) Du reste, la saison commençant déjà à s'adoucir, Hannibal
fit sortir ses troupes des quartiers d'hiver, et revint devant Casilinum; (2)
car, bien que les opérations du siège eussent été suspendues, le blocus avait
été continué, et la garnison, ainsi que les habitants, avaient été réduits à la
plus extrême disette. (3) L'armée romaine était sous les ordres de Tibérius
Sempronius, le dictateur étant allé à Rome reprendre les auspices. (4) Marcellus
aussi eût bien désiré porter du secours aux assiégés, mais il en était empêché
par le Vulturne, dont les eaux étaient gonflées, et par les prières des
habitants de Nole et d'Acerra, qui redoutaient les Campaniens, si l'armée
romaine s'éloignait. (5) Gracchus, campé seulement près de Casilinum, ne tentait
aucun mouvement, le dictateur lui ayant ordonné de ne rien entreprendre en son
absence, et il n'y avait pas de patience si forte qui pût tenir contre les
nouvelles reçues de Casilinum.
(6) On savait positivement que quelques-uns de ces
malheureux, ne pouvant plus supporter la faim, s'étaient précipités du haut des
murs; que d'autres se terraient sans armes sur les remparts, offrant ainsi leurs
corps tout nus aux traits des ennemis. (7) Gracchus était désespéré de ces
malheurs; mais il n'osait engager le combat sans ordre du dictateur, voyant bien
cependant qu'il faudrait en venir aux mains, s'il faisait ouvertement passer du
blé aux assiégés. Ne pouvant même espérer d'en introduire secrètement, (8) il en
fit ramasser dans toute la campagne, en emplit un grand nombre de tonneaux, et
fit avertir le magistrat de Casilinum de recevoir au passage les tonneaux
qu'apporterait le fleuve.
(9) La nuit suivante, toute la garnison, ranimée par l'espoir
que lui donnait l'envoyé de Gracchus, avait les yeux fixés sur le fleuve, quand
les tonneaux arrivèrent portés par le courant. Le blé fut également partagé
entre tous. (10) Le lendemain et les jours suivants la même chose se répéta.
C'était la nuit que les tonneaux s'envoyaient et se recevaient; par ce moyen, on
trompait la surveillance des postes carthaginois. (11) Mais bientôt des pluies
continuelles vinrent ajouter d'une manière inaccoutumée à la force du courant,
qui, dans sa violence, jeta de côté les tonneaux sur le rivage qu'occupaient les
Carthaginois. Ils les y aperçurent embarrassés dans les saules qui croissaient
sur le bord; ce qu'ayant su Hannibal, il prit les précautions les plus
rigoureuses pour que rien ne pût échapper de ce que le Vulturne porterait à la
ville. (12) Les Romains répandirent sur le fleuve des noix, qui, emportées par
le courant à Casilinum, y étaient recueillies à l'aide de claies.
(13) Enfin, les assiégés en vinrent à un tel point de
détresse, qu'ils arrachaient les courroies et les peaux de leurs boucliers, et
les amollissaient dans l'eau bouillante pour essayer de s'en nourrir. Les rats
et tous les autres animaux furent dévorés. Ils arrachaient les herbes, les
racines de toute espèce qui croissaient au pied des murailles; (14) et comme
l'ennemi avait labouré tout ce qu'il y avait de terre végétale hors du mur, les
assiégés y jetèrent de la graine de raves, si bien qu'Hannibal s'écria: "Est-ce
qu'il me faudra rester devant Casilinum jusqu'à ce qu'elles soient poussées?"
(15) Et lui, qui jusque-là n'avait voulu entendre parler d'aucunes conditions de
paix, consentit enfin à traiter du rachat des hommes libres. (16) Le prix pour
chacun fut fixé à sept onces d'or. Ces conditions acceptées, ils se rendirent et
furent retenus captifs jusqu'à ce que tout l'or eût été payé, puis renvoyés à
Cumes, selon les conventions du traité.
(17) Ce récit est plus exact que celui d'après lequel,
ceux-ci ayant refusé, Hannibal aurait envoyé de la cavalerie pour les massacrer.
Ils étaient en grande partie de Préneste: sur cinq cent soixante-dix qui
formaient la garnison, plus de la moitié périt par la faim ou par le fer. Les
autres rentrèrent sains et saufs à Préneste avec leur préteur M. Anicius,
autrefois secrétaire. (18) Il y a un monument qui le prouve, c'est une statue de
M. Anicius, qu'on voit à Préneste sur le forum, couverte d'une cuirasse, revêtue
de la toge, la tête voilée; il y a aussi trois autres statues, et on lit cette
inscription gravée sur une lame d'airain: "Offrande promise par M. Anicius pour
les soldats et la garnison de Casilinum". Trois statues, placées dans le temple
de la Fortune, portent la même inscription.
Situation alarmante dans le Bruttium: les Pétéliens
[XXIII, 20]
(1) Casilinum fut rendu aux Campaniens; Hannibal y mit une
garnison de sept cents soldats, de peur que les Carthaginois, une fois partis,
les Romains n'en tentassent le siège. (2) Le sénat de Rome, par un décret, vota
aux soldats de Préneste une solde double et l'exemption du service militaire
pendant cinq années. Il leur offrit aussi le droit de cité romaine en récompense
de leur courage. Mais ils ne voulurent pas renoncer au nom de Prénestins. (3) Le
sort des Pérugiens est moins connu, n'ayant été révélé ni par un monument qu'ils
auraient élevé, ni par un décret du sénat.
(4) Dans le même temps, les Pétéliens qui, seuls des
Bruttiens, étaient restés fidèles à l'alliance de Rome, se voyaient attaqués non
seulement par les Carthaginois, alors maîtres du pays, mais aussi par les autres
Bruttiens, desquels ils avaient séparé leur cause. (5) Incapables de résister
aux maux qui les pressaient, les députés envoyèrent une ambassade pour implorer
le secours de Rome. Quand on leur eut déclaré qu'ils eussent à pourvoir
eux-mêmes à leur sûreté, ils se répandirent en pleurs et en gémissements devant
le vestibule de la curie. À leurs prières, à leurs larmes, le peuple et le sénat
s'émurent d'une grande compassion. (6) Le sénat, consulté de nouveau à ce sujet
par le préteur M. Émilius, après avoir examiné toutes les forces de l'empire,
fut contraint d'avouer que désormais il ne pouvait rien pour la défense d'alliés
si éloignés; qu'il leur fallait donc retourner dans leur patrie, et, après avoir
jusqu'à la fin persisté dans leur fidélité, aviser eux-mêmes, dans les
circonstances présentes, aux moyens d'assurer leur salut à venir.
(7) À cette réponse, rapportée par les ambassadeurs, le
découragement et la terreur s'emparèrent aussitôt de leur sénat; les uns
voulaient que l'on s'enfuît chacun de son côté (8) et qu'on abandonnât la ville;
les autres proposaient, puisqu'on se voyait abandonné par d'anciens alliés, de
se joindre aux autres Bruttiens, qui régleraient les conditions auxquelles on se
soumettrait à Hannibal. (9) Cependant on se rangea à l'avis de ceux qui
pensaient qu'il ne fallait rien faire au hasard, ni avec précipitation.
L'affaire fut remise au lendemain; (10) et alors, après une délibération plus
calme, les citoyens les plus considérables obtinrent que tout ce qui était dans
la campagne fût apporté à la ville, et que l'on travaillât à la fortifier.
Difficultés de trésorerie à Rome
[XXIII, 21]
(1) À peu près à cette même époque, on reçut à Rome des
lettres de la Sicile et de la Sardaigne. (2) Celles de Sicile furent lues les
premières dans le sénat. Titus Otacilius, propréteur de cette province,
annonçait que le préteur P. Furius était avec sa flotte à Lilybée, de retour
d'Afrique, blessé gravement et en danger de perdre la vie; que les soldats et
les équipages n'avaient reçu au jour fixé ni blé ni solde, et qu'on n'avait pas
d'argent pour leur en donner. (3) Il priait donc de toutes ses forces le sénat
d'en envoyer au plus tôt, et, s'il le croyait convenable, de lui nommer un
successeur parmi les nouveaux préteurs. (4) A. Cornélius Mammula, propréteur en
Sardaigne, mandait à peu près la même chose au sujet de la paie et de la
nourriture de l'armée. On leur répondit à tous deux qu'on n'avait rien à leur
envoyer, et on leur enjoignit de pourvoir eux-mêmes à l'entretien des flottes et
des troupes. (5) T. Otacilius envoya une députation à Hiéron, unique ressource
du peuple romain, et il en reçut assez d'argent pour la solde de l'armée, et du
blé pour six mois. En Sardaigne, les villes alliées vinrent généreusement au
secours de Cornélius.
(6) L'argent manquant aussi à Rome, on créa, d'après la
proposition de M. Minucius, tribun du peuple, des triumvirs chargés des
opérations des finances. Ces triumvirs furent L. Émilius Papus, qui avait été
consul et censeur, M. Atilius Régulus, qui avait été deux fois consul, et L.
Scribonius Libo, en ce moment tribun du peuple. (7) On créa aussi duumvirs M. et
C. Atilius, qui firent la dédicace du temple de la Concorde, construit d'après
le voeu de L. Manlius, lorsqu'il était préteur; puis trois pontifes, Q. Cécilius
Métellus, Q. Fabius Maximus, et Q. Fulvius Flaccus, à la place de P. Scantinus,
mort à Rome, de L. Emilius Paulus et de Q. Élius Pétus qui avaient succombé à
Cannes.
Recrutement du sénat; proposition de Spurius Carvilius
[XXIII, 22]
(1) Après avoir, autant qu'il est donné à la prudence
humaine, réparé les désastres dont la fortune avait de tous côtés accablé
l'empire, (2) les sénateurs jetèrent enfin un coup d'oeil sur eux-mêmes, sur ce
sénat désert, sur le petit nombre de membres qui composaient le conseil de la
nation. (3) En effet, depuis la censure de L. Émilius et de C. Flaminius, on
n'avait pas élu de nouveaux sénateurs, quoique, pendant les cinq années qui
s'étaient écoulées, les chances malheureuses de la guerre et les accidents
ordinaires de la vie en eussent enlevé un grand nombre. (4) Le dictateur étant
parti pour l'armée, aussitôt après la prise de Casilinum, M. Émilius, préteur, à
la demande générale, fit un rapport à ce sujet. Sp. Carvilius, après avoir
déploré, dans un long discours, que le sénat fût si peu nombreux, et qu'il y eût
si peu de citoyens parmi lesquels on pût choisir de nouveaux sénateurs, (5)
déclara que pour compléter le sénat et unir plus étroitement les peuples latins
à Rome, il conseillait de tout son pouvoir de donner, si le sénat le trouvait
bon, le droit de cité à deux sénateurs de chacun des peuples du Latium, et de
les admettre au sénat à la place de ceux qui avaient péri.
(6) Cette proposition fut accueillie avec autant de colère
que la demande même qu'en avaient autrefois faite les Latins. (7) Un
frémissement d'indignation souleva toute l'assemblée; Manlius surtout se
prononça plus haut que tous les autres il s'écria, "qu'il y avait encore un
homme de la même race que le consul qui, au Capitole, menaça autrefois de tuer
de sa propre main le premier Latin qu'il verrait introduit dans le sénat." (8)
Q. Fabius Maximus dit "que jamais proposition plus déplacée n'avait été faite au
sénat; qu'au milieu des incertitudes, des doutes des alliés, c'était toucher un
point qui devait les agiter plus encore; (9) que cette parole insensée d'un seul
homme, il fallait l'étouffer dans un silence unanime, et que si jamais, dans le
sénat, il y avait eu quelque chose de secret, de sacré à taire, c'était surtout
une pareille proposition, qu'on devait cacher, oublier, regarder comme non
avenue." Il n'en fut donc fait aucune mention.
(10) Il fut décrété que l'on créerait dictateur un homme qui
eût été déjà censeur, le plus ancien de tous les censeurs actuellement
existants, et qu'il serait chargé de nommer les nouveaux membres du sénat. Le
consul C. Térentius fut mandé pour proclamer le dictateur. (11) Il quitta
l'Apulie, où il laissa des troupes, et revint à grandes journées à Rome. La nuit
suivante, selon l'usage, d'après un sénatus-consulte, il proclama M. Fabius
Butéon dictateur pour six mois, sans maître de la cavalerie.
La dictature de Fabius Butéon
[XXIII, 23]
(1) Fabius, suivi de ses licteurs, monta alors à la tribune,
et déclara qu'il n'approuvait pas qu'il y eût à la fois deux dictateurs, mesure
jusque-là sans exemple, (2) ni qu'on l'eût nommé dictateur sans maître de la
cavalerie, que l'on n'aurait pas dû confier une puissance telle que la censure à
un seul homme, et au même homme pour la seconde fois, ni enfin donner au
dictateur un pouvoir de six mois, quand il n'était pas nommé pour faire la
guerre. (3) Il ajouta qu'il mettrait des bornes à ce que le hasard, les
circonstances et la nécessité avaient mis d'exagération dans ces mesures; qu'il
ne ferait sortir du sénat aucun de ceux que les censeurs C. Flaminius et L.
Aemilius avaient nommés; (4) qu'il donnerait seulement l'ordre de transcrire et
de proclamer leurs noms, afin qu'un seul homme n'eût pas le pouvoir de juger et
de décider arbitrairement de la réputation et des moeurs d'un sénateur; qu'il
ferait enfin, pour remplacer les morts, un choix tel qu'on vît bien qu'il
préférait un ordre de citoyens à un autre, et non pas un homme à un autre homme.
(5) On lut donc le nom des anciens sénateurs; puis Fabius nomma à la place des
morts, chacun à son rang d'ancienneté, ceux d'abord qui, depuis la censure de L.
Aemilius et de C. Flaminius, avaient occupé une magistrature curule, et qui ne
faisaient pas encore partie du sénat; il appela ensuite ceux qui avaient été
édiles, tribuns du peuple, ou questeurs, (6) puis après les magistrats, ceux qui
avaient chez eux des dépouilles des ennemis, ou qui avaient reçu une couronne
civique.
(7) Lorsqu'il eût ainsi créé cent soixante-dix-sept
sénateurs, à la grande satisfaction de tous, il se démit aussitôt de la
dictature et descendit comme simple particulier de la tribune, ordonnant aux
licteurs de se retirer; puis il se mêla à la foule de ceux qui s'occupaient de
leurs affaires particulières, (8) ayant soin d'y rester longtemps, pour empêcher
que le désir de le reconduire chez lui n'entraînât le peuple hors du forum.
Cependant le retard ne ralentit pas le zèle des citoyens, et un cortège nombreux
le ramena chez lui. (9) La nuit suivante, le consul repartit pour l'armée sans
en rien dire au sénat, afin de n'être pas forcé à rester à Rome pour les
comices.
Élections à Rome; l'armée du consul Postumius est anéantie (février-mars
215)
[XXIII, 24]
(1) Le lendemain, le sénat, consulté par le préteur M.
Pomponius, décida qu'on écrirait au dictateur de venir pour nommer les nouveaux
consuls, et, s'il le jugeait utile à la république, d'amener avec lui le maître
de la cavalerie et le préteur M. Marcellus, (2) afin que l'on pût apprendre
d'eux-mêmes où en étaient les affaires de la république, et arrêter les mesures
que dicteraient les circonstances.
Ils se rendirent tous à cet ordre, et laissèrent à des
lieutenants le commandement de l'armée. (3) Le dictateur parla peu de lui-même,
et dans des termes très mesurés. Il rapporta au maître de la cavalerie, T.
Sempronius Gracchus, une grande partie des succès obtenus; puis il fixa le jour
des comices, où furent nommés L. Postumius pour la troisième fois (malgré son
absence, car il commandait en Gaule), et T. Sempronius Gracchus, alors maître de
la cavalerie et édile curule. (4) On créa ensuite préteurs M. Valérius Laevinus,
Ap. Claudius Pulcher, Q. Fulvius Flaccus, Q. Mucius Scaevola. (5) Le dictateur,
après les élections, retourna à Téanum, où l'armée était en quartiers d'hiver,
laissant à Rome le maître de la cavalerie, qui, devant entrer en charge sous peu
de jours, avait besoin de s'entendre avec le sénat au sujet de la levée et de la
destination des troupes pour l'année.
(6) Au milieu de toutes ces mesures, on apprit une nouvelle
défaite. La fortune accumulait tous les désastres sur cette année. L. Postumius,
consul désigné, avait péri en Gaule avec toute son armée. (7) Il y avait une
vaste forêt, que les Gaulois appellent Litana, et où il allait faire passer son
armée. À droite et à gauche de la route, les Gaulois avaient coupé les arbres,
de telle sorte que tout en restant debout ils pussent tomber à la plus légère
impulsion. (8) Postumius avait deux légions romaines; et du côté de la mer
supérieure il avait enrôlé tant d'alliés qu'une armée de vingt-cinq mille hommes
le suivait sur le territoire ennemi. (9) Les Gaulois s'étaient répandus sur la
lisière de la forêt, le plus loin possible de la route. Dès que l'armée romaine
fut engagée dans cet étroit passage, ils poussèrent les plus éloignés de ces
arbres qu'ils avaient coupés par le pied. Les premiers tombant sur les plus
proches, si peu stables eux-mêmes et si faciles à renverser, tout fut écrasé par
leur chute confuse, armes, hommes, chevaux: il y eut à peine dix soldats qui
échappèrent. (10) La plupart avaient péri étouffés sous les troncs et sous les
branches brisées des arbres; quant aux autres, troublés par ce coup inattendu,
ils furent massacrés par les Gaulois, qui cernaient en armes toute l'étendue du
défilé.
Sur une armée si considérable, quelques soldats seulement
furent faits prisonniers, en cherchant à gagner le pont, où l'ennemi, qui en
était déjà maître, les arrêta. (11) Ce fut là que périt Postumius, en faisant
les plus héroïques efforts pour ne pas être pris. Ses dépouilles et sa tête,
séparée de son corps, furent portées en triomphe par les Boïens dans le temple
le plus respecté chez cette nation; (12) puis, la tête fut vidée, et le crâne,
selon l'usage de ces peuples, orné d'un cercle d'or ciselé, leur servit de vase
sacré pour offrir des libations dans les fêtes solennelles. Ce fut aussi la
coupe du grand pontife et des prêtres du temple. (13) Le butin fut pour les
Gaulois aussi considérable que l'avait été la victoire; car, bien que les
animaux, pour la plupart, eussent été écrasés par la chute de la forêt, n'y
ayant pas eu de fuite ni par conséquent de dispersion des bagages, on retrouva
tous les objets à terre, le long de la ligne formée par les cadavres.
Consternation à Rome; réaction du consul Sempronius Gracchus
[XXIII, 25]
(1) À la nouvelle de ce désastre, la ville fut plusieurs
jours plongée dans une consternation profonde. Les boutiques restaient fermées,
la ville était déserte comme pendant la nuit. Les édiles, par ordre du sénat,
(2) en parcoururent tous les quartiers, firent rouvrir les boutiques et
disparaître tous les signes de ce désespoir général. (3) Tibérius Sempronius,
dans une assemblée qu'il présida, consola les sénateurs et les exhorta, eux que
les désastres de Cannes n'avaient pu abattre, à ne pas se désespérer d'une
défaite bien moins importante; (4) qu'en ce qui regardait les Carthaginois et
Hannibal, pourvu que les choses fussent aussi prospères qu'il espérait qu'elles
allaient l'être, il n'y avait pas de danger à abandonner pour l'instant la
guerre des Gaules, et que plus tard les dieux et le peuple romain sauraient bien
tirer vengeance d'une telle perfidie. Ce qui devait fixer toute leur attention,
ce dont il fallait s'occuper surtout, c'était Hannibal et les armées que l'on
emploierait dans la guerre carthaginoise.
(5) Lui-même dit le premier ce qu'il y avait, à l'armée du
dictateur, d'infanterie et de cavalerie, de citoyens et d'alliés. Ensuite
Marcellus donna un aperçu des forces qu'il commandait. (6) On sut par les gens
les mieux informés ce qu'il y avait de troupes en Apulie avec le consul C.
Térentius. Toutefois on ne voyait aucun moyen de donner aux consuls des armées
assez fortes pour soutenir une si grande guerre. Il fut donc résolu, malgré la
juste colère dont tous étaient animés contre la Gaule, qu'on ne s'en occuperait
pas cette année. Un décret donna au consul le commandement de l'armée du
dictateur. (7) Quant à l'armée de Marcellus, un autre décret fit passer en
Sicile tous ceux de ses soldats qui avaient fui à Cannes: ils durent y servir
tant qu'on aurait la guerre en Italie. (8) On y fit encore passer tous ceux des
soldats du dictateur qui étaient trop faibles, mais sans leur imposer
l'obligation de servir plus longtemps que ne le prescrivaient les lois. (9) Deux
légions urbaines furent mises sous les ordres du consul qui prendrait la place
de L. Postumius, et qu'on devait nommer dès que les auspices seraient
favorables. (10) On dut rappeler aussi le plus promptement possible deux des
légions de Sicile, d'où le consul, qui aurait sous ses ordres les légions
urbaines, était autorisé à tirer tous les soldats qui lui seraient nécessaires.
(11) Le commandement fut conservé au consul C. Térentius pour une année encore,
et il garda toutes les troupes avec lesquelles il défendait l'Apulie.
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