Situation confuse dans le Bruttium; élections pour 215
[XXIII, 30]
(1) Pendant que ces événements se passaient en Espagne,
Pétélia, dans le Bruttium, fut prise d'assaut, après un siège de plusieurs mois,
par Himilcon, l'un des lieutenants d'Hannibal. (2) Cette victoire coûta bien du
sang et des pertes aux Carthaginois. Ce fut la famine bien plus que la force qui
vainquit les assiégés. (3) En effet quand tous leurs aliments eurent été
épuisés, soit grains, soit chair de toute espèce d'animaux, ils se nourrirent du
cuir de leurs chaussures, d'herbes, de racines, d'écorces tendres, des feuilles
dont ils dépouillaient les buissons. (4) La ville ne fut prise que quand ils
n'eurent plus assez de force pour se tenir sur les murs et pour porter leurs
armes. (5) Pétélia une fois dans ses mains, le Carthaginois conduisit ses
troupes devant Consentia: elle fut défendue avec moins de constance, et il s'en
rendit maître en peu de jours.
(6) À peu près à la même époque une armée de Bruttiens
investit Crotone, ville grecque, autrefois puissante à la guerre et populeuse,
mais à cette époque accablée par tant et de si grands malheurs, qu'à peine elle
renfermait vingt mille citoyens de tout âge. (7) Cette ville, sans défenseurs,
tomba bientôt au pouvoir des ennemis. La citadelle seule fut sauvée. Une poignée
d'hommes, au milieu du tumulte d'une ville prise d'assaut, parvint à s'y
réfugier après avoir échappé au massacre. (8) Les Locriens aussi passèrent aux
Bruttiens et aux Carthaginois: les principaux citoyens avaient livré le peuple.
(9) Dans toute cette contrée, les Rhégiens seuls restèrent fidèles aux Romains
et indépendants.
(10) Cette tendance des esprits gagna jusqu'à la Sicile, et
la maison même d'Hiéron ne fut pas entièrement pure de trahison. (11) Gélon,
l'aîné de la race, méprisant la vieillesse de son père, et, après la défaite de
Cannes, l'alliance des Romains, passa aux Carthaginois, (12) et la Sicile se fût
révoltée, si une mort, survenue si à propos que son père même ne fut pas à
l'abri des soupçons, ne l'eût emporté quand déjà il armait la multitude et qu'il
cherchait à soulever les alliés. (13) Tels furent les différents événements qui
se passèrent cette année-là en Italie, en Afrique, en Sicile et en Espagne.
Sur la fin de l'année, Q. Fabius Maximus demanda au sénat la
permission de faire la dédicace du temple de Vénus Érycine, que, dictateur, il
avait fait voeu d'élever. (14) Le sénat décréta que Tibérius Sempronius, consul
désigné, dès son entrée en charge, proposerait au peuple une loi qui nommerait
Fabius duumvir pour faire la dédicace de ce temple. (15) En l'honneur de M.
Aemilius Lépidus qui avait été deux fois consul et augure, ses trois fils
Lucius, Marcus et Quintus donnèrent des jeux funèbres pendant trois jours, et
pendant trois jours aussi dans le forum, un combat où parurent vingt-deux paires
de gladiateurs. (16) Les édiles curules C. Laetorius et Tibérius Sempronius
Gracchus, consul désigné, qui pendant son édilité avait été maître de la
cavalerie, firent célébrer les jeux romains, qui durèrent trois jours. (17) Les
jeux du peuple furent trois fois célébrés par les édiles M. Aurélius Cotta et M.
Claudius Marcellus.
(18) La troisième année de la guerre punique venait de
s'écouler, lorsqu'aux ides de Mars, le consul Tibérius Sempronius entra en
fonctions. Quant aux préteurs, Q. Fulvius Flaccus, qui avait été déjà deux fois
consul et censeur, il eut en partage la juridiction de la ville, M. Valérius
Laevinus celle des étrangers; Ap. Claudius Pulcher la Sicile, Q. Mucius Scaevola
la Sardaigne. (19) Le peuple voulut que Marcellus eût le pouvoir de proconsul,
parce, que seul de tous les généraux romains, depuis la défaite de Cannes, il
avait remporté une victoire en Italie.
Mesures d'urgence à Rome (ides de mars 215)
[XXIII, 31]
(1) Le sénat, dans la première séance qu'il tint au Capitole,
décida que l'impôt serait exigé double cette année, et qu'on en percevrait la
moitié sans délai, (2) pour payer à tous les soldats la solde échue, excepté
toutefois à ceux qui avaient été à Cannes. (3) Quant aux armées, le décret
portait que le consul T. Sempronius fixerait le jour où les deux légions
urbaines se réuniraient à Calès; qu'ensuite elles seraient conduites au camp de
Claudius au-delà de Suessula; (4) que celles qui l'occupaient actuellement,
composées en grande partie de troupes qui s'étaient trouvées à Cannes, seraient
emmenées par Ap. Claudius Pulcher en Sicile, d'où l'on rappelait à Rome les
troupes qui y servaient. (5) M. Claudius Marcellus fut envoyé à l'armée qui
avait dû se rassembler à Calès à un jour fixé, et il reçut ordre de conduire au
camp de Claudius les légions urbaines. (6) Ap. Claudius envoya le lieutenant T.
Maecilius Croto pour recevoir l'ancienne armée et la conduire en Sicile.
(7) On avait d'abord attendu en silence que le consul
convoquât les comices pour la nomination de son collègue; mais quand on vit
Marcellus éloigné, comme à dessein, lui que la volonté générale appelait au
consulat pour cette année, à cause des exploits qui avaient illustré sa préture,
tout le sénat frémit d'indignation. (8) Le consul s'en aperçut: "Pères
conscrits, dit-il, il était de l'intérêt de la république que M. Claudius partît
pour la Campanie afin d'effectuer le mouvement des armées, et que les comices ne
fussent pas convoqués avant qu'il eût rempli sa mission et qu'il fût de retour,
pour que vous eussiez au consulat l'homme qu'y appellent et les circonstances et
vos voeux les plus ardents." (9) Il ne fut plus question de comices jusqu'au
retour de Marcellus.
Pendant ce temps-là on créa duumvirs Q. Fabius Maximus, et T.
Otacilius Crassus, qui présidèrent à la dédicace, l'un du temple de la Sagesse,
l'autre de celui de Vénus Érycine. Ces deux temples sont au Capitole, séparés
seulement par un fossé. (10) Les trois cents cavaliers campaniens, après avoir
achevé avec honneur leur temps de service en Sicile, étaient arrivés à Rome. Il
fut proposé une loi au peuple par laquelle ils étaient déclarés citoyens
romains, comme faisant partie du municipe de Cumes, à dater de la veille de la
défection de Capoue. (11) Une considération surtout fit proposer cette loi,
c'est qu'ils avouaient eux-mêmes ne plus savoir à quelle nation ils
appartenaient; ils avaient renoncé à leur ancienne patrie, et ils n'étaient pas
encore reconnus par celle où ils étaient rentrés.
(12) Marcellus étant revenu de l'armée, les comices sont
assemblés pour nommer un consul à la place de L. Postumius. (13) On nomme d'un
commun accord Marcellus, qui devait aussitôt entrer en charge. Au moment de son
installation le tonnerre gronda; les augures appelés déclarèrent que l'élection
paraissait mauvaise, et les patriciens allaient répétant partout que les dieux
étaient mécontents de ce que, pour la première fois, deux plébéiens étaient
ensemble consuls. (14) Marcellus se retira, et à sa place on nomma Fabius
Maximus pour la troisième fois.
(15) Cette année-là les eaux de la mer prirent feu. À
Sinuessa une génisse mit bas un poulain; à Lanuvium, dans le temple de Junon
Sospita, les statues suèrent du sang, et autour du temple il tomba une pluie de
pierres. À cause de cette pluie, il y eut, selon l'usage, des prières de neuf
jours, et tous les autres prodiges furent expiés avec soin.
Préparatifs militaires à Rome et à Carthage
[XXIII, 32]
(1) Les consuls se partagèrent les armées. Fabius eut celle
de Téanum qu'avait commandée le dictateur M. Junius; Sempronius dut avoir les
esclaves qui s'enrôleraient volontairement, et vingt-cinq mille alliés; (2) le
préteur M. Valérius fut chargé du commandement des légions qui reviendraient de
Sicile, et Marcus Claudius envoyé comme proconsul à l'armée qui était établie
devant Nole, au-dessus de Suessula. Les préteurs partirent pour la Sicile et la
Sardaigne.(3) Les consuls, par un édit, ordonnèrent que toutes les fois que le
sénat serait convoqué par eux, les sénateurs et ceux qui avaient droit de donner
leur avis dans le sénat s'assembleraient à la porte Capène. (4) Les préteurs,
chargés de l'administration de la justice, placèrent leurs tribunaux auprès de
la piscine publique. Ce fut là que durent être portés les témoignages, et là que
pour cette année ils rendirent leurs arrêts.
(5) Pendant ce temps, Magon, frère d'Hannibal, allait passer
de Carthage en Italie avec douze mille fantassins, quinze cents cavaliers, vingt
éléphants et mille talents d'argent, sous l'escorte de soixante vaisseaux longs,
(6) lorsque arriva la nouvelle "qu'on avait été battu en Espagne, et que presque
tous les peuples de cette province étaient passés aux Romains. (7) Quelques-uns
voulaient que Magon avec sa flotte et son armée se rendît en Espagne sans plus
songer à l'Italie, mais tous se laissèrent, disait-on, séduire à l'espoir
soudain de recouvrer la Sardaigne. (8) Il ne s'y trouvait qu'une faible armée
romaine; l'ancien préteur A. Cornélius, qui connaissait la province, allait la
quitter; on en attendait un nouveau. (9) Et puis les Sardes étaient fatigués
d'une si longue domination, exercée l'année précédente avec tant de cruauté et
d'avarice; ils avaient été accablés d'impôts excessifs et de contributions en
blé qui dépassaient leurs ressources. (10) Il ne leur manquait plus qu'un chef
auquel ils pussent se rallier."
Ces nouvelles, une députation secrète des citoyens les plus
considérables de l'île les avaient apportées à Carthage. Le chef de cette
conspiration était Hampsicoras; son crédit et ses richesses en faisaient le
personnage le plus important du parti. (11) Les deux messages arrivèrent presque
à la fois. Troublés par l'un, rassurés par l'autre, les Carthaginois envoient en
Espagne Magon avec sa flotte et ses troupes, (12) et, pour diriger l'expédition
de Sardaigne ils choisissent Hasdrubal, auquel ils donnent une armée presque
aussi considérable que celle de Magon.
(13) À Rome, les consuls, après avoir terminé ce qu'ils
avaient à y faire, se mettaient déjà en mouvement pour commencer les opérations.
(14) Tibérius Sempronius fixa aux soldats le jour où ils devaient se trouver à
Sinuessa. Q. Fabius, après avoir consulté le sénat, donna ordre que tous les
grains des campagnes fussent avant les calendes de juin transportés dans les
villes fortes; (15) que si quelqu'un y manquait, il ravagerait ses champs,
vendrait ses esclaves aux enchères et brûlerait ses fermes.
Même les préteurs chargés de rendre la justice furent
employés à l'administration de la guerre. (16) Le préteur Valérius dut aller en
Apulie pour recevoir l'armée de Térentius, et défendre ce pays avec les légions
qui arriveraient de Sicile; l'armée de Térentius devait partir sous les ordres
d'un lieutenant. (17) M. Valérius eut le commandement de vingt-cinq vaisseaux,
avec lesquels il devait protéger les côtes depuis Brindes jusqu'à Tarente. (18)
Q. Fulvius, préteur urbain, fut chargé avec un pareil nombre de vaisseaux de
veiller sur les côtes voisines de Rome. (19) Le proconsul C. Térentius reçut
ordre de faire une levée dans le Picénum et de protéger tout le pays. (20) T.
Otacilius Crassus, après avoir fait la dédicace du temple de la Sagesse au
Capitole, fut envoyé en Sicile pour prendre le commandement de la flotte.
La première délégation macédonienne
[XXIII, 33]
(1) Sur cette lutte des deux peuples les plus puissants de la
terre s'était concentrée l'attention de tous les rois, de tous les peuples, (2)
mais celle surtout de Philippe, roi de Macédoine, si voisin de l'Italie, dont la
mer Ionienne seule le séparait. (3) Au premier bruit du passage des Alpes par
Hannibal, il s'était réjoui de voir la guerre allumée entre les Romains et les
Carthaginois; mais tant que le succès fut incertain, il ne savait trop auquel
des deux partis il souhaitait la victoire. (4) Cependant, lorsque dans trois
combats les Carthaginois eurent été trois fois vainqueurs, il pencha du côté de
la fortune et envoya des ambassadeurs à Hannibal. Ces ambassadeurs, évitant le
port de Brindes et celui de Tarente, que surveillaient des stations romaines,
débarquèrent auprès du temple de Junon Lacinia.
(5) De là, se dirigeant vers Capoue, à travers l'Apulie, ils
se jetèrent dans une garnison romaine et furent conduits devant le préteur M.
Valérius Laevinus, qui avait son camp près de Lucérie. (6) Xénophane, le chef de
l'ambassade, lui déclare, avec le plus grand sang-froid, qu'il est envoyé par le
roi Philippe, pour faire amitié et alliance avec Rome; qu'il est chargé des
instructions du roi pour les consuls, le sénat et le peuple romain. (7) Au
milieu des défections des anciens alliés, Valérius, joyeux de la nouvelle
alliance que proposait un roi si renommé, reçoit ces ennemis avec autant de
bienveillance que des hôtes; (8) il les fait accompagner par des guides qui
doivent leur indiquer avec soin chaque point, chaque défilé occupé par les
Romains et par les ennemis.
(9) Xénophane arrive en traversant les garnisons romaines
jusque dans la Campanie, et de là par le chemin le plus court au camp
d'Hannibal. Il conclut avec lui un traité d'alliance et d'amitié aux conditions
suivantes: (10) "Le roi Philippe, avec le plus de vaisseaux qu'il pourra (on
pensait qu'il pouvait en mettre en mer deux cents), devait passer en Italie,
ravager les côtes et faire la guerre avec ses propres forces sur terre et sur
mer. (11) La guerre terminée, l'Italie tout entière, avec la ville de Rome,
devait appartenir aux Carthaginois et à Hannibal. À Hannibal seul était réservé
tout le butin. (12) Après la soumission complète de l'Italie, les Carthaginois
devaient passer en Grèce et faire la guerre à tous les rois que désignerait
Philippe; tous les états du continent et toutes les îles qui entourent la
Macédoine appartiendraient à Philippe, et feraient partie de son royaume."
Arrestation des ambassadeurs de Philippe. Situation en
Sardaigne
[XXIII, 34]
(1) Ce fut à ces conditions à peu près que se conclut le
traité entre le général carthaginois et les ambassadeurs macédoniens, (2)
lesquels emmenèrent avec eux, pour en avoir la confirmation du roi lui-même,
Gisgon, Bostar et Magon. Ils arrivent de nouveau près du temple de Junon Lacinia,
où leur navire était caché dans une anse, (3) puis ils mettent à la voile. Déjà
ils étaient en pleine mer lorsqu'ils furent aperçus par la flotte romaine qui
surveillait les côtes de Calabre. (4) P. Valérius Flaccus envoie quelques
bâtiments légers pour les poursuivre et les ramener. D'abord les Macédoniens
essayèrent de fuir; mais, se sentant gagnés de vitesse, ils se rendent aux
Romains, et sont conduits devant le commandant de la flotte, (5) qui leur
demande qui ils sont, d'où ils viennent, et vers quels lieux ils se dirigent.
Xénophane, qui avait déjà assez bien réussi une fois, invente
un nouveau mensonge; il dit qu'envoyé par Philippe vers les Romains, il était
parvenu jusqu'à M. Valérius, le seul auprès duquel il ait pu se rendre en
sûreté; mais qu'il n'avait pu franchir la Campanie, gardée partout par les
garnisons ennemies. (6) Cependant les députés d'Hannibal, par leurs vêtements,
leur extérieur carthaginois, font naître quelques soupçons; on les interroge, et
leur langage les trahit. (7) On prit à part ceux qui les accompagnaient, et, en
les effrayant, on trouva les lettres d'Hannibal à Philippe, et le traité entre
le roi macédonien et le général carthaginois.
(8) Quand tout fut clair, on résolut d'envoyer au plus tôt
les captifs et leurs compagnons à Rome, au sénat, ou aux consuls, où qu'ils
pussent être. (9) Pour cela, on fit choix de cinq vaisseaux les plus légers de
tous. L. Valérius Antias en reçut le commandement; il eut ordre de faire garder
les ambassadeurs séparément sur chaque vaisseau, et d'empêcher qu'ils eussent
entre eux aucun entretien ni aucun moyen de se concerter.
(10) Ce fut à cette époque que A. Cornélius Mammula revint de
Sardaigne, où il commandait. Il dit à Rome quel était l'état des affaires dans
cette île; (11) que l'on n'y pensait qu'à la guerre et à la révolte; que Q.
Mucius, son successeur, frappé à son arrivée par l'insalubrité de la température
et des eaux, était retenu par une maladie, non pas dangereuse, mais longue, et
telle que de longtemps il ne pourrait soutenir le poids de cette guerre; (12)
que l'armée, assez forte pour occuper un pays tranquille, était insuffisante
pour les besoins de la guerre qui semblait devoir éclater.
(13) Le sénat décréta que Q. Fulvius Flaccus enrôlerait cinq
mille fantassins et quatre cents cavaliers; qu'il ferait passer au plus tôt en
Sardaigne cette légion, (14) dont il donnerait le commandement à un officier de
son choix, lequel dirigerait les opérations jusqu'à ce que Mucius fût rétabli.
(15) T. Manlius Torquatus, qui avait été deux fois consul et censeur, et qui
pendant son consulat avait soumis les Sardes, fut chargé de cette mission.
(16) Vers la même époque la flotte envoyée par les
Carthaginois en Sardaigne, sous les ordres d'Hasdrubal surnommé le Chauve, fut
battue par une horrible tempête qui la repoussa sur les îles Baléares, (17) où
il fut obligé de mettre les vaisseaux à sec pour les réparer; car ce n'était pas
seulement les agrès, mais le corps même des vaisseaux qui avait été fracassé.
Ces travaux retinrent Hasdrubal pendant quelques jours.
Une nouvelle trahison des Campaniens (été 215)
[XXIII, 35]
(1) En Italie, après la bataille de Cannes, l'épuisement des
forces d'un côté, de l'autre l'amollissement des courages, avaient rendu la
guerre plus languissante. (2) Les Campaniens entreprirent à eux seuls de
soumettre Cumes à leur domination. D'abord ils employèrent l'intrigue pour la
séparer de Rome; mais comme ce fut sans succès, ils essayèrent d'une ruse pour
s'en rendre maîtres.
(3) Tous les peuples de Campanie célèbrent un sacrifice
annuel à Hamae. On fit savoir aux habitants de Cumes que le sénat de Capoue s'y
rendrait, et on les pria d'y envoyer aussi leur sénat, afin d'aviser en commun à
ce que les deux peuples n'eussent plus que les mêmes alliés et les mêmes
ennemis. (4) Les Capouans devaient y rassembler assez de soldats en armes pour
qu'il n'y eût aucun danger à craindre de la part des Romains ou des
Carthaginois. Les habitants de Cumes, quoique soupçonnant quelque perfidie,
acceptent tout, sûrs de cacher ainsi leur propre ruse.
(5) Pendant ce temps-là, le consul romain, T. Sempronius,
avait trouvé ses troupes à Sinuessa, où il leur avait donné l'ordre de se réunir
à un jour fixé. Là, après avoir purifié son armée avec les cérémonies
ordinaires, il traversa le Vulturne et vint camper dans les environs de Literne.
(6) Comme l'armée était dans l'inaction, il faisait faire souvent de longues
courses à ses soldats pour accoutumer les recrues, la plupart esclaves enrôlés
volontairement, à suivre les enseignes et à retrouver leurs rangs sur le champ
de bataille. (7) Un soin surtout occupait le général; il avait recommandé aux
lieutenants et aux tribuns "qu'aucun reproche, adressé à qui que ce fût, à
propos de son ancienne condition, ne vînt semer la discorde dans les rangs de
l'armée; que le vieux soldat se laissât mettre sur le même rang que les
nouveaux, l'homme libre que l'enrôlé volontaire; (8) qu'il fallait regarder
comme des gens honorables et de bonne naissance tous ceux à qui le peuple romain
avait confié ses armes et ses enseignes; que la fortune qui avait forcé à en
venir à ces mesures, exigeait qu'elles fussent maintenues. (9) Ces ordres furent
observés avec autant de soin par les soldats que par les chefs, et il régna
bientôt dans l'armée un tel accord que l'on avait presque oublié de quelle
condition chacun était sorti pour devenir soldat.
(10) Dans ces entrefaites, Gracchus apprend, par des députés
venus de Cumes, la proposition que leur avaient faite les Campaniens quelques
jours auparavant, et ce qu'ils y avaient eux-mêmes répondu. (11) La fête était à
trois jours de là, et l'on devait y voir, non seulement le sénat de Capoue, mais
un camp et une armée de Campaniens. (12) Gracchus ordonne aux habitants de Cumes
de transporter dans la ville tout ce qu'ils ont à la campagne, et de rester
eux-mêmes dans leurs murs; et, la veille du jour fixé pour le sacrifice, il
vient lui-même camper auprès de Cumes. (13) Hamae en est à trois milles.
Déjà les Campaniens, d'après leur plan, s'y étaient réunis en
grand nombre; et près de là s'était mis en embuscade le médix tutique Marius
Alfius (tel est le titre du premier magistrat de Capoue), (14) à la tête de
quatorze mille soldats; il était bien plus occupé d'ordonner les préparatifs du
sacrifice et d'y ménager la réussite de son complot que de veiller aux
fortifications de son camp ou à tous autres travaux militaires. (15) La
célébration du sacrifice à Hamae dura trois jours. La fête avait lieu pendant la
nuit, mais seulement dans la première moitié.
(16) Gracchus résolut de saisir cet instant; il place des
gardes aux portes pour que personne ne puisse divulguer son projet. Dès la
dixième heure du jour, il donne ordre aux soldats de prendre de la nourriture et
du repos, (17) afin qu'au commencement de la nuit ils puissent se rassembler à
un signal donné. Vers la première veille, il fait lever les enseignes, (18) part
en silence et arrive au milieu de la nuit devant Hamae, au camp des Campaniens,
mal gardé, comme cela devait être après une fête nocturne. Il entre par toutes
les portes à la fois, et trouve les uns ensevelis dans le sommeil, les autres
revenant sans armes après le sacrifice; il les massacre tous. (19) Dans cette
surprise de nuit on tua aux Campaniens plus de deux mille hommes, avec leur chef
Marius Alfius; on leur prit trente-quatre enseignes.
Bilan de l'opération
[XXIII, 36]
(1) Gracchus, pour se rendre ainsi maître du camp des
ennemis, n'avait pas perdu cent hommes: il se hâta toutefois de se retirer à
Cumes; car il redoutait Hannibal qui avait son camp au-delà de Capoue, sur le
mont Tifate. (2) Il n'eut pas à se repentir de cette prudente prévision. En
effet, aussitôt que cette défaite fut connue à Capoue, Hannibal, sachant que
l'armée de Gracchus était composée en grande partie de nouvelles recrues et
d'esclaves, s'imagine qu'il allait la trouver à Hamae, enivrée de joie et
d'orgueil après un tel succès, et occupée à dépouiller les vaincus et à enlever
le butin. (3) Il emmène en toute hâte quelques troupes légères au-delà de
Capoue. Bientôt il rencontre les Campaniens en fuite; il leur donne une escorte
pour les ramener à Capoue, où il fait transporter les blessés sur des chariots.
(4) Arrivé à Hamae, il trouve le camp abandonné par les
ennemis; il n'y voit que des traces récentes du carnage, et çà et là les
cadavres de ses alliés. (5) Quelques-uns lui conseillaient de marcher aussitôt à
Cumes, et d'en faire le siège. (6) Mais, malgré tout son désir de posséder au
moins Cumes, ville maritime, au défaut de Naples qui lui avait échappé, les
soldats, dans la précipitation du départ, n'ayant emporté avec eux que leurs
armes, il lui fallut se retirer à son camp de Tifate. (7) Cependant, fatigué par
les prières des Campaniens, il revint le lendemain devant Cumes avec tout un
équipage de siège. Il en ravagea les environs, et établit son camp à mille pas
de la ville. (8) Gracchus était resté à Cumes, plutôt par honte d'abandonner
dans une position aussi fâcheuse des alliés qui imploraient sa protection et
celle du peuple romain, que par confiance dans ses troupes.
(9) L'autre consul Fabius, qui avait son camp à Calès,
n'osait faire franchir le Vulturne à son armée; (10) fort occupé d'abord à
reprendre de nouveaux auspices, il avait encore à conjurer les prodiges qu'on
lui annonçait coup sur coup par des expiations qui, au dire des auspices, ne
rendaient pas les présages plus favorables.
Le siège de Cumes
[XXIII, 37]
(1) Tous ces motifs retenaient Fabius; cependant Sempronius
était assiégé, et déjà l'ennemi poussait les travaux d'attaque. (2) À une tour
de bois immense qu'ils avaient fait avancer contre les murs, le consul, sur le
rempart même, en opposa une autre plus haute encore. Sur ce rempart, déjà fort
élevé, il avait fait placer de fortes poutres, dont il s'était servi comme de
base pour ses constructions. (3) D'abord, du haut de cette tour, les assiégés
défendirent les murs de la ville avec des pierres, des pieux, des armes de jet
de toute espèce; (4) puis, quand ils virent que la tour des ennemis s'était
approchée du mur et le touchait déjà, lançant des torches enflammées, ils y
mirent le feu sur plusieurs points en même temps. (5) À la vue de l'incendie, la
multitude des soldats se précipite hors de la tour; en même temps les Romains,
faisant une sortie par deux portes à la fois, viennent jeter le trouble parmi
les ennemis et les ramener jusque dans leur camp, de telle sorte que ce jour-là
on eût dit qu'Hannibal était, non pas assiégeant, mais assiégé. (6) Il y eut
treize cents Carthaginois de tués; cinquante-neuf furent faits prisonniers, qui,
se tenant avec négligence et sans précautions à leur poste, au pied des
murailles, et ne s'attendant à rien moins qu'à une sortie, avaient été pris à
l'improviste.
(7) Gracchus, avant que les ennemis se fussent remis de leur
frayeur subite, fit sonner la retraite, et se retira dans la ville avec ses
troupes. (8) Le lendemain, Hannibal, persuadé que le consul, enivré de son
succès, ne refuserait pas de combattre en plaine, rangea son armée en bataille
entre son camp et la ville. (9) Mais voyant que le général romain s'en tenait
aux précautions ordinaires pour la défense de la place, et ne voulait rien
donner à de téméraires espérances, Hannibal se retire à son camp de Tifate sans
avoir pu réussir.
(10) À l'instant même où le siège de Cumes était levé, T.
Sempronius, surnommé Longus, obtint aussi un succès près de Grumentum, en
Lucanie, sur le Carthaginois Hannon. (11) Il lui tua plus de deux mille hommes,
et en perdit lui-même deux cent quatre-vingts; il prit quarante et une
enseignes. Chassé de Lucanie, Hannon se retira dans le Bruttium. (12) Trois
villes des Hirpins, qui avaient quitté le parti des Romains, Vercellium,
Vescellium et Sicilinum, furent aussi reprises d'assaut par le préteur M.
Valérius. Les auteurs de la défection périrent sous la hache. (13) On vendit
plus de mille captifs à l'encan. Le reste du butin fut abandonné au soldat et
l'armée ramenée à Lucérie.
Menaces de guerre avec la Macédoine
[XXIII, 38]
(1) Tel était l'état des choses en Lucanie et chez les
Hirpins, lorsque les cinq vaisseaux qui amenaient à Rome les députés captifs de
Macédoine et de Carthage, après avoir suivi presque toute la côte de l'Italie,
pour entrer de la mer supérieure dans la mer inférieure, (2) passèrent devant
Cumes. Gracchus, ne sachant s'ils étaient amis ou ennemis, détacha quelques
vaisseaux à leur rencontre. (3) Ceux du convoi, apprenant à leur tour que
Gracchus était à Cumes, y vinrent relâcher, et remirent au consul les
prisonniers et leurs lettres. (4) Le consul lut toute la correspondance
d'Hannibal avec Philippe, apposa son cachet à toutes les pièces, et les envoya
par terre au sénat; les ambassadeurs furent transportés par mer à Rome. (5) Ils
y arrivèrent à peu près le même jour que les lettres: ils furent interrogés, et
leurs réponses s'accordèrent avec les dépêches.
D'abord le sénat fut en proie à de cruelles inquiétudes,
lorsqu'il vit que Rome, à peine capable de résister aux armes de Carthage,
allait avoir encore à soutenir le poids accablant d'une guerre avec la
Macédoine. (6) Cependant, loin de se décourager, il s'occupa sur-le-champ de
détourner cet ennemi de l'Italie, en l'attaquant le premier. (7) Les captifs
furent mis en prison; les gens de leur suite vendus à l'encan. Aux vingt-cinq
vaisseaux que commandait Valérius Flaccus, on en ajoute, par un décret, vingt
autres tout prêts à tenir la mer.
(8) Ces bâtiments équipés et lancés, avec les cinq qui
avaient amené les ambassadeurs prisonniers, formaient une flotte de trente
voiles, qui partit d'Ostie pour Tarente. (9) P. Valérius Flaccus reçut ordre
d'embarquer les soldats de Varron, que commandait à Tarente le lieutenant L.
Apustius, et avec ses cinquante-cinq vaisseaux, de ne plus se borner à protéger
la côte d'Italie, mais d'essayer de prendre quelques informations sur la guerre
de Macédoine; (10) que si les desseins de Philippe s'accordaient avec les
lettres et les aveux des ambassadeurs, il écrivît au préteur M. Valérius pour
l'en instruire; (11) qu'alors M. Valérius, laissant le commandement de l'armée
au lieutenant L. Apustius, rejoignît la flotte à Tarente, et de là, passant en
Macédoine, fît tous ses efforts pour contenir Philippe dans son royaume. (12)
Afin de subvenir aux besoins de la flotte et aux frais de la guerre de
Macédoine, on disposa de l'argent qui avait été envoyé à Ap. Claudius en Sicile,
pour être rendu au roi Hiéron. Le lieutenant L. Apustius le fit porter à
Tarente; (13) Hiéron envoya en même temps deux cent mille boisseaux de blé et
cent mille boisseaux d'orge.
Seconde ambassade macédonienne: opérations autour de Capoue
[XXIII, 39]
(1) Tandis que les Romains sont tout entiers à ces
préparatifs, un des vaisseaux qui avaient été pris et envoyés à Rome parvint à
s'enfuir et à retourner près de Philippe. Le roi apprit ainsi que ses
ambassadeurs avaient été saisis avec leurs lettres. (2) Ne sachant pas ce qui
avait été convenu entre eux et Hannibal, ni la réponse que devaient lui
rapporter les ambassadeurs carthaginois, il lui adresse une seconde ambassade,
chargée des mêmes instructions. (3) Elle était composée d'Héraclite, surnommé
Scotinus, de Criton le Béotien et de Sosithée le Magnésien. Ils réussirent à
porter et à rapporter leurs dépêches; (4) mais l'été se passa avant que le roi
pût se mettre en mouvement et tenter quoi que ce fût. Ainsi, la prise d'un seul
vaisseau et des ambassadeurs qu'il portait suffit pour retarder la guerre qui
menaçait Rome.
(5) Fabius avait passé le Vulturne, après avoir enfin expié
les prodiges, et les deux consuls agissaient de concert dans les environs de
Capoue. (6) Fabius prit d'assaut Combultéria, Trébula et Austicula, qui étaient
passées au Carthaginois. Il y fit prisonnières les garnisons qu'y avait mises
Hannibal, et avec elles un grand nombre de Campaniens. (7) À Nole, comme l'année
précédente, le sénat tenait pour les Romains, le peuple pour Hannibal; et il s'y
formait des complots secrets pour massacrer les nobles et livrer la ville. (8)
Afin de les empêcher d'aboutir, Fabius fit passer son armée entre Capoue et le
camp qu'Hannibal avait établi sur le mont Tifate, et il vint s'établir lui-même
au-dessus du Vésuve, au camp de Claudius, d'où il envoya le proconsul M.
Marcellus, avec les troupes qu'il commandait, pour protéger Nole.
Victoire romaine sur les Sardes et les Carthaginois (été
215)
[XXIII, 40]
(1) En Sardaigne, le préteur T. Manlius dirigeait les
opérations qui avaient été abandonnées depuis que le préteur Q. Mucius était
tombé gavement malade. (2) Manlius avait mis à sec ses vaisseaux longs près de
Caralès, et en avait armé les équipages pour les employer à terre; en les
joignant à l'armée du préteur, dont il prit le commandement, il s'était formé un
corps de vingt-deux mille hommes d'infanterie, et de douze cents cavaliers. (3)
À la tête de cette armée, il entra sur le territoire ennemi, et établit son camp
non loin de celui d'Hampsicoras. Hampsicoras se trouvait alors chez les Sardes
Pellites; il tâchait de soulever leur jeunesse afin d'en augmenter ses forces.
(4) Son fils Hostus commandait au camp. Plein d'une ardeur naturelle à la
jeunesse, Hostus engagea témérairement le combat. Il fut défait et mis en fuite.
Il y périt trois mille Sardes environ; huit cents à peu près furent faits
prisonniers. (5) Le reste de l'armée, après s'être dispersé dans les champs et
dans les forêts, alla se réfugier au lieu où l'on disait que son chef s'était
retiré, dans une ville nommée Cornus, capitale de ce pays.
(6) Ce combat eût mis fin à la guerre en Sardaigne, si la
flotte carthaginoise, que la tempête avait rejetée aux îles Baléares, ne fût
venue à temps avec son chef Hasdrubal, pour apporter aux Sardes quelque espoir
de recommencer la guerre. (7) Manlius, en apprenant que les Carthaginois étaient
débarqués, se retira à Caralès, et Hampsicoras saisit cette occasion de se
joindre au général carthaginois. (8) Hasdrubal débarqua ses troupes, et renvoya
la flotte à Carthage; puis, conduit par Hampsicoras, il alla ravager le
territoire des alliés du peuple romain, et il aurait poussé jusqu'à Caralès, si
la rencontre de l'armée de Manlius ne l'eût arrêté au milieu de ses excès et de
ses brigandages.
(9) D'abord, les deux camps furent placés à quelque distance
l'un de l'autre; bientôt il y eut des escarmouches, de légers engagements, dont
le succès était balancé. Enfin, les troupes furent rangées en bataille, les deux
armées s'attaquèrent, et pendant quatre heures on combattit avec acharnement.
(10) Longtemps les Carthaginois, réduits à eux seuls, les Sardes étant
accoutumés à être aisément vaincus, rendirent la victoire indécise; mais quand
toute la plaine fut couverte de Sardes fugitifs ou massacrés, eux-mêmes furent
rompus. (11) Lorsqu'ils commencèrent à tourner le dos, l'armée romaine les cerna
du côté où elle avait enfoncé les Sardes; dès cet instant ce fut moins un combat
qu'un massacre. (12) Douze mille ennemis, Sardes ou Carthaginois, furent tués;
trois mille sept cents à peu près furent pris, ainsi que vingt-sept enseignes.
Conséquences de la victoire
[XXIII, 41]
(1) Ce qui, plus que tout le reste, rendit cette bataille
illustre et mémorable, ce fut la prise d'Hasdrubal, le général ennemi, et celle
d'Hannon et de Magon, notables carthaginois. (2) Magon était de la famille des
Barca, et proche parent d'Hannibal. Hannon avait soulevé les Sardes; c'était
lui, sans aucun doute, qui les avait poussés à entreprendre cette guerre. (3)
Les désastres des généraux sardes ne contribuèrent pas moins à rendre ce combat
célèbre. Le fils d'Hampsicoras, Hostus, périt sur le champ de bataille. (4)
Hampsicoras lui-même s'enfuit avec quelques cavaliers, et lorsque, pour comble
de malheur, il apprit la mort de son fils, la nuit, afin que personne ne
s'opposât à son dessein, il se tua.
(5) Les autres se réfugièrent encore à Cornus. Manlius, à la
tête de son armée victorieuse, vint assiéger cette ville et la prit en quelques
jours. (6) D'autres villes, qui avaient embrassé le parti d'Hampsicoras et des
Carthaginois, donnèrent alors des otages et se rendirent à discrétion. Manlius,
selon les ressources et la faute de chacune, les frappa d'une contribution en
argent et en grains, et ramena l'armée à Caralès. (7) Là il remit à la mer ses
vaisseaux longs, embarqua les soldats, qu'il avait amenés, et revint à Rome
annoncer que la Sardaigne était entièrement soumise; il remit l'argent aux
questeurs, les grains aux édiles, les captifs au préteur Q. Fulvius.
(8) À la même époque, le préteur Titus Otacilius, qui, avec
sa flotte, était passé de Lilybée en Afrique, et y avait ravagé le territoire de
Carthage, se dirigeait de là sur la Sardaigne, (9) où l'on disait qu'Hasdrubal
venait de se rendre en quittant les îles Baléares. Lorsqu'il rencontra la flotte
carthaginoise qui retournait en Afrique, un léger engagement eut lieu en pleine
mer, et Otacilius prit sept vaisseaux avec les équipages. La crainte, aussi bien
que la tempête, dispersa tout le reste.
(10) Vers le même temps, Bomilcar, avec des recrues envoyées
de Carthage, des éléphants et un convoi, s'approcha de Locres. (11) Ap.
Claudius, voulant tomber sur lui à l'improviste, conduit en toute hâte son armée
à Messine, comme s'il avait intention de visiter la province; et, secondé par un
vent favorable, il passe à Locres. (12) Mais, déjà Bomilcar était parti pour le
Bruttium, se rendant auprès d'Hannon, et les Locriens fermèrent leurs portes aux
Romains. Appius, après de grands efforts sans résultat, regagna Messine.
(13) Dans ce même été, Marcellus, de Nole qu'il occupait, fit
de fréquentes incursions contre les Hirpins et les Samnites de Caudium; (14) et
il désola tellement la contrée par le fer et par le feu qu'il renouvela pour le
Samnium le souvenir de ses anciens désastres.
Les Hirpins et les Samnites appellent Hannibal à leur
secours
[XXIII, 42]
(1) Les deux peuples à la fois envoyèrent à Hannibal des
députés qui lui parlèrent en ces termes: (2) "Hannibal, nous avons d'abord été
par nous-mêmes ennemis du peuple romain, tant que nos armes, tant que nos forces
ont pu nous soutenir. Lorsqu'elles nous trahirent, nous nous fîmes les alliés du
roi Pyrrhus; (3) abandonnés par lui, nous acceptâmes une paix devenue
nécessaire; nous sommes restés en cet état pendant près de cinquante ans,
jusqu'au moment où tu arrivas en Italie. (4) Tu nous séduisis alors par ton
courage, ton bonheur, surtout par ta bonté, ta bienveillance particulière envers
nos concitoyens captifs que tu nous renvoyas, si bien qu'aussi longtemps
qu'Hannibal, notre ami et notre allié, n'aurait point essuyé de revers, nous
n'eussions pas redouté, je ne dis point le peuple romain, mais, si j'ose parler
ainsi, la colère même des dieux."
"(5) Aujourd'hui cependant aucun danger ne te menace, toi
vainqueur, tu es là auprès de nous (car tu pourrais presque entendre les cris de
nos femmes, ceux de nos enfants, et contempler nos toits en proie aux flammes),
et pourtant, à voir les ravages dont nous avons été plus d'une fois victimes
dans cette campagne, il semble que ce soit Marcellus, et non pas Hannibal, qui a
vaincu à Cannes; aussi, les Romains disent-ils avec orgueil que, plein de
vigueur pour porter un coup, tu languis après avoir lancé ton aiguillon."
"(6) Pendant près de cent ans nous avons fait la guerre aux
Romains, sans le secours d'aucun général, d'aucune armée étrangère, si ce n'est
que pendant deux années Pyrrhus a plutôt augmenté ses forces de nos soldats, que
les siens ne nous ont protégés. (7) Je ne veux pas vanter notre fortune, je ne
parlerai pas de deux consuls, de deux armées consulaires que nous avons fait
passer sous le joug, ni de ce qui a pu nous arriver de succès et de gloire. (8)
Quant à ce que nous avons eu à éprouver alors de cruel et de désastreux, le
souvenir nous en est plus facile à supporter que les malheurs qui nous écrasent
aujourd'hui. (9) En ce temps-là, des dictateurs illustres, avec leurs maîtres de
la cavalerie, les deux consuls avec les deux armées consulaires, envahissaient
notre territoire; mais ils faisaient d'abord des reconnaissances, ils
établissaient des réserves, ils tenaient l'armée entière sous les drapeaux,
quand ils venaient ravager nos champs. (10) Maintenant nous sommes la proie
d'une petite garnison destinée uniquement à la défense de Nole. Et ce n'est même
plus en corps, c'est comme des voleurs qu'ils parcourent notre pays, avec plus
de négligence que s'ils se promenaient sur le territoire de Rome."
"(11) Eh bien! la cause en est à toi, qui ne nous défends
pas, et qui retiens sous tes enseignes toute notre jeunesse, qui nous
protégerait si elle était ici. (12) Ce serait méconnaître et toi-même et ton
armée que de penser qu'il soit difficile à celui qui a, je le sais, défait et
mis en fuite tant d'armées romaines, d'écraser ces pillards, errant sans
enseignes, et se portant chacun là où les attire l'espoir, quoique déçu, de
faire quelque butin. (13) Ils seront la proie de quelques Numides, et tu auras
ainsi détruit cette garnison envoyée contre Nole et contre nous, pour peu
qu'après nous avoir jugés dignes d'être tes alliés, tu ne nous croies pas
indignes d'être protégés par toi, à qui nous nous sommes confiés."
Tentatives diverses pour pousser les alliés de Rome à la
défection
[XXIII, 43]
(1) Hannibal répondit que "les Hirpins et les Samnites
faisaient toutes les choses à la fois, indiquant leurs pertes, demandant du
secours, et se plaignant d'être laissés sans défense et sans protection. (2)
Qu'il fallait avertir d'abord, puis demander du secours; et, enfin, si le
secours avait été refusé, se plaindre alors de l'avoir imploré en vain. (3) Pour
lui, il ne conduirait pas son armée sur le territoire des Hirpins, ni sur celui
des Samnites, de peur que, lui aussi, il ne leur devînt à charge; mais qu'il
camperait aussi près d'eux qu'il le pourrait, sur les terres des alliés de Rome,
enrichissant ses soldats par le pillage pendant que, par la terreur, il
attirerait l'ennemi loin des Hirpins et des Samnites. (4) Quant à la guerre avec
Rome, si la victoire du Trasimène avait été plus éclatante que celle de la
Trébie, celle de Cannes plus que celle de Trasimène, il saurait par une victoire
plus grande, plus illustre encore, effacer le souvenir de Cannes."
(5) Il renvoie les députés avec cette réponse et chargés de
présents. Lui-même il laisse quelques troupes à son camp sur le Tifate, et, avec
le reste de son armée, il se dirige sur Nole. (6) C'est là aussi que vint
Hannon, du Bruttium, conduisant des renforts amenés de Carthage, ainsi que ses
éléphants. Hannibal s'établit près de la ville, et là, après avoir pris des
informations, il apprend tout autre chose que ce que lui a rapporté l'ambassade
de ses alliés. (7) Marcellus, en effet, n'agissait nullement de manière à ce
qu'on pût l'accuser de se livrer en rien au hasard ou à l'ennemi; il n'allait
reconnaître et ravager le pays que sous bonne escorte, et après avoir bien
assuré sa retraite. Il avait pourvu à tout et pris toutes ses précautions, comme
s'il se fût trouvé en présence d'Hannibal. (8) Dès qu'il fut instruit de
l'approche de l'ennemi, il retint ses troupes derrière les murailles, et donna
ordre aux sénateurs de Nole de se promener sur les remparts, et d'examiner ce
qui se passait dans le camp ennemi. (9) Alors Hannon s'approcha et demanda une
conférence à deux d'entre eux, Hérennius Bassus et Hérius Pettius; ils sortirent
avec la permission de Marcellus, et Hannon leur parla à l'aide d'un interprète.
(10) Il éleva bien haut le courage et la fortune d'Hannibal,
et rabaissa la majesté du peuple romain, qui, disait-il, vieillissait ainsi que
ses forces. (11) Et quand bien même, ajoutait-il, sa puissance serait
aujourd'hui ce qu'elle était autrefois, après avoir éprouvé combien était dure
pour les alliés la domination de Rome; combien, au contraire, Hannibal avait
montré de bonté même pour tous les captifs italiens, les habitants de Nole
devraient préférer l'alliance et l'amitié de Carthage à celle de Rome. (12) Si
les deux consuls avec leurs deux armées étaient devant Nole, ils ne
résisteraient pas mieux à Hannibal qu'ils ne lui avaient résisté à Cannes; un
préteur avec quelques jeunes soldats pourra bien moins encore défendre leur
ville. (13) Il était bien plus important pour eux que pour Hannibal que Nole se
rendît et ne fût pas prise d'assaut. Hannibal, en effet, s'en rendrait le maître
comme il avait fait de Capoue et de Nucérie. Mais la différence du sort de ces
deux villes, les habitants de Nole, placés pour ainsi dire entre elles deux,
devaient bien la connaître. (14) Il ne voulait pas leur prédire les malheurs qui
accableraient leur ville prise d'assaut; il aimait mieux leur promettre que
s'ils livraient Marcellus avec la garnison et leur ville, personne qu'eux-mêmes
ne réglerait les conditions auxquelles ils feraient alliance et traité avec
Hannibal.
Hanibal assiège Nole (fin de l'été 215)
[XXIII, 44]
(1) À cela Hérennius Bassus répondit que depuis bien des
années, il existait entre le peuple romain et le peuple de Nole une amitié dont
jusqu'à ce jour aucun des deux n'avait eu à se repentir; que s'ils avaient voulu
changer avec la fortune, il était bien tard aujourd'hui pour le faire; (2) que
pour se rendre à Hannibal, ils n'auraient pas demandé une garnison romaine; que
tout était commun et le serait jusqu'au dernier instant entre eux et les
Romains, venus pour les protéger.
(3) Cette entrevue enleva à Hannibal tout espoir de s'emparer
de Nole par trahison. Il entoura donc la ville avec ses troupes, afin d'attaquer
les murailles de tous les côtés à la fois. (4) Dès que Marcellus le vit sous les
remparts, il rangea son armée en bataille dans l'intérieur de la ville, puis
s'élança hors des portes avec une grande impétuosité. Dans ce premier choc,
quelques Carthaginois furent surpris et tués, mais bientôt des deux côtés on se
réunit aux combattants; les forces redevinrent égales, et alors la mêlée
s'annonça terrible. Sans doute cette bataille eût été comptée dans le petit
nombre des plus mémorables, si la pluie, tombant par torrents, ne fût venue
séparer les deux armées. (5) Après un combat peu important, qui ne fit qu'animer
les courages, les Romains rentrèrent dans la ville, et les Carthaginois dans
leur camp. Cependant les Carthaginois, surpris d'abord par cette sortie, avaient
perdu trente hommes à peu près, et les Romains pas un seul. (6) La pluie tomba
sans interruption toute la nuit, et jusqu'à la troisième heure du jour suivant.
Aussi ce jour-là, malgré toute leur envie d'en venir aux mains, les deux partis
se tinrent dans leurs retranchements.
Le surlendemain, Hannibal envoya des troupes ravager le
territoire de Nole. (7) Dès que Marcellus s'en aperçut, il sortit aussitôt en
bataille. Hannibal ne recula pas. Un espace d'un mille environ séparait la ville
du camp. Ce fut dans cet espace (car tout est plaine autour de Nole), que
s'engagea l'action. (8) Les cris poussés de part et d'autre rappelèrent au
combat, qui déjà était engagé, les moins éloignées des cohortes, qui étaient
allées ravager les campagnes. (9) Les habitants de Nole, à leur tour, se
joignirent à l'armée romaine. Marcellus les en loua beaucoup; mais il leur donna
l'ordre de rester avec la réserve, d'enlever les blessés, et de ne se mêler à
l'action que s'ils en recevaient de lui le signal.
Discours des généraux pour encourager les combattants
[XXIII, 45]
(1) L'avantage du combat était balancé; tous déployaient la
plus grande énergie, les chefs à exhorter leurs soldats, les soldats à
combattre. Marcellus crie aux siens de pousser vivement l'ennemi; "que ce sont
là les mêmes hommes qu'ils ont vaincus il y a trois jours, et qui peu de jours
auparavant ont été repoussés de Cumes; que l'année précédente, lui-même,
Marcellus, avec une autre armée, les a chassés de devant Nole. (2) Tous ne sont
pas présents au combat, dit-il: les fourrageurs courent dans la campagne, et
ceux qui combattent sont énervés par les délices de Capoue, par le vin, par les
courtisanes, par tout un hiver de débauches. Ils n'ont plus leur vigueur, leur
énergie d'autrefois: (3) ils ont perdu cette force de corps, ce courage, qui
leur a fait franchir les Pyrénées et les Alpes. Ce ne sont plus que les débris
des Carthaginois d'alors, à peine capables aujourd'hui de porter leurs armes et
de se porter eux-mêmes. (4) Hannibal a trouvé Cannes dans Capoue. À Capoue ont
péri sans retour leur courage, leur discipline, leur vieille gloire, leurs
espérances pour l'avenir."
(5) Par ces paroles de mépris pour l'ennemi, Marcellus
cherchait à encourager les siens. Hannibal adressait aux Carthaginois des
reproches bien plus amers encore. (6) "Il reconnaissait bien, disait-il, les
armes, les enseignes qu'il avait vues, qu'il avait dirigées à la Trébie, au
Trasimène, et dernièrement à Cannes; mais, à coup sûr, il avait mené en
quartiers d'hiver à Capoue une autre armée que celle qu'il venait d'en retirer.
(7) C'est un lieutenant romain, une seule légion, une seule aile de cavalerie,
dont, avec tous vos efforts, vous soutenez à peine l'attaque, vous à qui n'ont
jamais pu résister deux armées consulaires? (8) Voilà donc la seconde fois que
Marcellus, avec des recrues et quelques habitants de Nole, nous aura provoqués,
impunément? Où est ce soldat qui arracha le consul C. Flaminius de dessus son
cheval, et lui coupa la tête? Où est celui qui tua Paul Émile à Cannes? (9) Vos
fers sont-ils donc émoussés? vos mains engourdies? y a-t-il là quelque prodige?
Autrefois, inférieurs en nombre, vous étiez accoutumés à vaincre; aujourd'hui,
en grand nombre contre une poignée d'hommes, vous pouvez résister à peine!
Braves en paroles, vous vous vantiez de prendre Rome d'assaut, si vous trouviez
quelqu'un pour vous conduire. (10) Apparemment la chose est plus facile; mais
ici je veux éprouver votre force et votre courage. Enlevez Nole, une ville en
plaine, sans fleuve, sans mer pour la protéger. Et quand vous serez chargés des
dépouilles d'une ville si opulente, alors je vous conduirai, je vous suivrai où
vous voudrez."
Victoire romaine (automne 215)
[XXIII, 46]
(1) Ni louanges, ni reproches ne raffermirent leur courage.
(2) De toutes parts ils furent repoussés; tandis que les Romains s'animaient aux
exhortations de leurs chefs, et aux cris des habitants de Nole eux-mêmes, qui
leur témoignaient ainsi leur bon vouloir et réchauffaient leur ardeur pour le
combat, les Carthaginois tournèrent le dos et furent repoussés dans leur camp.
(3) Les soldats romains voulaient les y assiéger; mais Marcellus les fit rentrer
dans Nole, au milieu des acclamations de joie et des félicitations du peuple
même, qui auparavant penchait pour les Carthaginois. (4) Les ennemis perdirent,
ce jour-là, cinq mille hommes; on leur en prit six cents, avec dix-neuf
enseignes et deux éléphants. Quatre éléphants avaient été tués dans le combat.
Les Romains n'eurent pas mille hommes de tués.
(5) La journée du lendemain, par une trêve tacite, fut
employée à ensevelir les morts de chaque côté. Marcellus brûla les dépouilles
des ennemis; c'était un voeu qu'il avait fait à Vulcain. (6) Trois jours après
(par mécontentement, je pense, ou dans l'espérance d'une plus haute paye), deux
cent soixante-douze cavaliers, Numides et Espagnols, passèrent à Marcellus: les
Romains eurent souvent, dans cette guerre, à se louer de leur courage et de leur
fidélité. (7) La guerre terminée, les Espagnols en Espagne, les Numides en
Afrique, reçurent des terres en récompense de leur bravoure.
(8) Hannibal renvoya de Nole Hannon dans le Bruttium, avec
les troupes qu'il avait amenées; lui-même il alla prendre en Apulie ses
quartiers d'hiver, et s'arrêta près d'Arpi. (9) Dès que Q. Fabius sut
qu'Hannibal était parti pour l'Apulie, il fit transporter du blé de Nole et de
Naples au camp situé au-dessus de Suessula; il en fortifia les retranchements,
en y laissant assez de troupes pour le défendre pendant l'hiver; lui-même il se
rapprocha de Capoue et mit tout à feu et à sang dans la Campanie; (10) si bien
que les Campaniens furent obligés, quoiqu'ils n'eussent pas grande confiance en
leurs forces, de sortir de la ville et d'établir un camp dans la plaine sous
leurs murailles. (11) Ils avaient six mille soldats; leur infanterie était
mauvaise, leur cavalerie valait mieux; aussi l'employaient-ils toujours à
harceler les Romains.
(12) Il y avait à Capoue une foule de cavaliers de grande
distinction; mais le plus brave de tous, sans contredit, c'était Cerrinus
Vibellius, surnommé Tauréa. Il était aussi citoyen de Capoue. Sa supériorité
était telle qu'au temps où il servait dans l'armée romaine, il ne s'y trouvait
qu'un seul homme, Claudius Asellus, qui l'égalât comme cavalier. (13) Un jour
Tauréa l'avait longtemps cherché des yeux sur le front de la cavalerie ennemie
qu'il parcourait à cheval; le silence régnant dans tous les rangs, Tauréa
demanda où était Claudius Asellus. (14) "Après lui avoir si longtemps disputé en
paroles la supériorité, que ne venait-il combattre et lui laisser de riches
dépouilles s'il était vaincu, ou prendre celle de Tauréa, s'il était vainqueur?"
Tauréa défie Asellus en combat singulier
[XXIII, 47]
(1) Asellus, qui était au camp, est informé de ce défi; il ne
s'arrête que pour demander au consul s'il lui sera permis de combattre hors des
rangs l'ennemi qui le provoquait. Il obtient cette permission, prend aussitôt
ses armes, (2) s'avance à cheval au-delà des postes, et appelant Tauréa, il lui
crie qu'il l'attend pour combattre au lieu qu'il choisirait lui-même. (3) Déjà
les Romains étaient sortis en foule pour contempler la lutte, et les
retranchements des Campaniens, les murs mêmes de la ville étaient couverts de
spectateurs. Ajoutant encore à l'intérêt de ce spectacle par leurs défis
orgueilleux, (4) les deux adversaires mirent enfin la lance en arrêt et
poussèrent leurs chevaux en avant; mais comme la carrière était libre, ce combat
n'était qu'une vaine représentation, qui se prolongeait sans qu'ils pussent se
frapper.
(5) Alors le Campanien dit au Romain: "Ce seront les chevaux
et non pas les cavaliers qui combattront, si nous ne quittons la plaine. Entrons
dans ce chemin creux. Là il n'y aura pas d'espace pour s'esquiver, et nous nous
attaquerons de près." (6) À peine a-t-il parlé que Claudius lance son cheval
dans le chemin. Mais Tauréa, plus brave en paroles qu'en actions, "Merci bien,
s'écrie-t-il, pas de cheval dans un fossé!" Mot devenu proverbial dans les
campagnes. (7) Claudius, après avoir parcouru longtemps le chemin dans toute son
étendue sans rencontrer son ennemi, revient dans la plaine l'accusant de
lâcheté, et rentre vainqueur au camp, au milieu des cris de joie et des
félicitations.
(8) Quelques récits ajoutent à ce combat des deux cavaliers
une circonstance vraisemblable, puisqu'elle est généralement crue, mais qui à
coup sûr est merveilleuse: on dit que Claudius, en poursuivant Tauréa, qui
fuyait vers la ville, entra par une des portes restée ouverte et sortit par une
autre, sans que les ennemis l'eussent touché, tant ils étaient frappés
d'étonnement.
Emprunts d'État et privatisation
[XXIII, 48]
(1) Depuis lors les deux camps restèrent dans l'inaction: le
consul même se reporta en arrière, pour que les Campaniens pussent ensemencer
leurs champs, et il ne commit de dégâts sur leur territoire que lorsque les
moissons furent déjà assez hautes pour qu'on en fît du fourrage. (2) Ce fourrage
fut transporté dans le camp de Claudius au-dessus de Suessula, où il fit
construire des baraques pour que l'armée y passât l'hiver. Il donna ordre au
proconsul M. Claudius de ne garder à Nole que la garnison nécessaire à la
défense de la ville, et de renvoyer le reste de l'armée à Rome, afin d'éviter
une charge aux alliés et des dépenses à la république. (3) Ti. Gracchus aussi
ramena ses légions de Cumes à Lucérie en Apulie. De là il envoya à Brindes le
préteur M. Valérius avec l'armée qu'il commandait alors à Lucérie, et le chargea
de protéger les côtes des Sallentins et de pourvoir à tout ce qui regardait
Philippe et la guerre de Macédoine.
(4) Sur la fin de cet été, pendant lequel se passa tout ce
que nous avons raconté, on reçut des deux Scipions, Publius et Cneius, des
lettres dans lesquelles ils annonçaient les succès si importants, si heureux,
qu'ils avaient obtenus en Espagne. Mais en même temps ils disaient qu'ils
n'avaient pas d'argent pour la solde, que l'armée manquait de vêtements et de
blé, et les équipages de la flotte de tout ce qui leur était nécessaire. (5) Que
quant à la solde, si le trésor était sans ressources, ils trouveraient quelque
moyen de tirer de l'argent des Espagnols; mais qu'il fallait envoyer tout le
reste de Rome et au plus tôt; que c'était là le seul moyen de conserver et
l'armée et la province.
(6) Après la lecture de ces lettres, il n'y eut personne qui
ne reconnût que tout en était vrai et que toutes ces demandes étaient justes;
mais on pensait aussi aux immenses armées de terre et de mer que l'on
entretenait, à la nouvelle flotte si considérable qu'il faudrait bientôt équiper
si la guerre s'engageait avec la Macédoine. (7) La Sicile et la Sardaigne, qui
avant la guerre payaient un tribut, nourrissaient à grande peine les armées qui
les occupaient; l'impôt devait suffire à toutes les dépenses, (8) alors
précisément que le nombre de ceux qui le payaient était diminué par les pertes
énormes qu'avaient faites les armées auprès du lac Trasimène et à Cannes; si le
petit nombre de ceux qui avaient survécu était accablé coup sur coup de
contributions, ils succomberaient sous ce nouveau fléau. (9) Ainsi c'était le
crédit seul qui pouvait soutenir la république, et non pas ses propres
ressources.
(10) Il fallait donc que le préteur Fulvius se rendît à
l'assemblée du peuple, qu'il lui mît sous les yeux les nécessités de l'état, et
qu'il engageât ceux des citoyens qui avaient augmenté leur fortune dans le
maniement des fonds publics à prêter pour un certain temps de l'argent à l'état
qui les avait enrichis, (11) et à fournir à l'armée d'Espagne tout ce qu'il lui
fallait, à condition qu'ils seraient payés les premiers, dès qu'il y aurait des
fonds dans le trésor. (12) Telle fut la proclamation du préteur au peuple: il
indiqua en outre quel jour il adjugerait les fournitures de vêtements et de
vivres pour l'armée d'Espagne, et aussi de tout ce qu'exigeraient les équipages
et la flotte.
Situation en Espagne
[XXIII, 49]
(1) Le jour arrivé, il se présenta trois compagnies composées
de dix-neuf citoyens qui se chargèrent des fournitures en exigeant deux
conditions: (2) l'une qu'ils seraient exempts du service militaire pendant toute
la durée de ce service public, l'autre que tout ce qu'ils embarqueraient leur
serait garanti par l'état contre l'ennemi ou la tempête. (3) Ces deux conditions
leur étant accordées, ils se chargèrent des fournitures, et ce service se fit
avec l'argent des particuliers. Ces sentiments, cet amour de la patrie
unissaient ainsi d'un lien indissoluble toutes les classes du peuple. (4) Tous
avaient été généreusement acceptés; tous furent exécutés avec la fidélité la
plus scrupuleuse, aussi bien qu'autrefois, quand le trésor de l'État était assez
riche pour y suffire.
(5) Lorsque les convois arrivèrent, Hasdrubal, Magon et
Hamilcar, fils de Bomilcar, assiégeaient Iliturgi, qui avait passé aux Romains.
(6) Les Scipions, après un grand combat dans lequel ils massacrèrent ceux qui
s'opposaient à leur passage, parvinrent à travers ces trois camps jusqu'à la
ville de leurs alliés, et y firent entrer du blé dont la disette y était grande.
(7) Exhortant alors les habitants à défendre leurs murailles, aussi bravement
qu'ils avaient vu les Romains combattre pour eux, ils conduisent leur armée au
plus grand des trois camps, qui était celui d'Hasdrubal.
(8) Les deux généraux carthaginois, voyant qu'il s'agissait
d'une affaire décisive, vinrent s'y porter avec leurs armées. (9) L'engagement
commença dès que les troupes furent sorties du camp. Les ennemis avaient ce
jour-là soixante mille hommes en ligne; les Romains à peu près seize mille; (10)
et cependant la victoire fut si peu douteuse, que les Romains tuèrent plus
d'ennemis qu'ils n'avaient eux-mêmes de combattants. (11) Ils leur prirent plus
de trois mille hommes, un peu moins de mille chevaux, cinquante-neuf enseignes
et sept éléphants. Ils en avaient tué cinq dans le combat. Les Romains
s'emparèrent des trois camps.
(12) Le siège d'Iliturgi fut levé, mais les armées
carthaginoises vinrent former celui d'Intibili. La province avait rempli les
vides de leurs rangs; elle était de toutes la plus avide de guerre, pourvu qu'il
y eût à espérer du butin ou une forte solde, et, à cette époque, la population y
était très nombreuse. (13) Une seconde rencontre eut lieu entre les deux armées
avec même fortune de part et d'autre. Les ennemis perdirent plus de treize mille
hommes: on lui en prit plus deux mille avec quarante-deux enseignes et neuf
éléphants. (14) Alors presque tous les peuples de l'Espagne passèrent aux
Romains. Dans cette campagne, l'Espagne fut le théâtre d'événements bien
autrement importants que ceux qui se passèrent en Italie.
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