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Histoire Romaine - traduction M. Nisard (1864)

Livre XXIV - Rome, de 215 à 213

 

3. Campagne de Grèce et d'Espagne - 214 ([XXIV, 40] à [XXIV, 43])

 

Le préteur M. Valerius libère Oricum et Apollonie (hiver 214)

[XXIV, 40]

(1) Pendant cette campagne commença la guerre avec le roi Philippe. Depuis longtemps cette guerre était prévue. (2) Le préteur M. Valerius Laevinus, qui commandait la flotte et les côtes de Brindes et de la Calabre, reçut d'Oricum une députation qui lui annonça que Philippe avait remonté le fleuve avec cent vingt galères à deux rangs de rames, qu'il avait fait d'abord une tentative sur Apollonie; (3) que, ne réussissant pas aussi vite qu'il l'avait espéré, il s'était approché de nuit, en secret, d'Oricum; que cette ville, située en plaine, sans remparts, sans garnison, sans armes, avait été emportée au premier assaut. (4) Ils suppliaient donc le préteur de venir à leur secours, et d'éloigner, soit avec une armée de terre, soit avec une flotte, cet ennemi déclaré de Rome, qui ne les attaquait que parce qu'ils étaient aux portes de l'Italie.

(5) M. Valerius laisse pour garder le pays P. Valerius, son lieutenant, avec sa flotte toute prête et tout équipée; et, après avoir placé sur des vaisseaux de transport ceux des soldats qui ne pouvaient tenir sur les vaisseaux longs, il parvient le lendemain à Oricum, (6) où Philippe, en partant, n'avait laissé qu'une faible garnison. Il s'en rendit maître sans grande difficulté.

(7) Des députés d'Apollonie vinrent l'y trouver lui annonçant "que leur ville était assiégée parce qu'ils n'avaient pas voulu renoncer à l'alliance de Rome; qu'elle ne pouvait résister plus longtemps aux efforts des Macédoniens, si l'on n'y envoyait pas une garnison romaine." (8) Valerius promit ce qu'ils demandaient, et envoya à l'embouchure du fleuve deux mille soldats d'élite, embarqués sur des vaisseaux longs, et qu'il mit sous le commandement du chef des alliés Q. Naevius Crista, homme brave et habile officier. (9) Crista débarque ses troupes, renvoie ses vaisseaux rejoindre le reste de la flotte à Oricum, d'où il venait, et, s'éloignant du fleuve, il prend une route que les soldats du roi ne surveillaient nullement; puis, pendant la nuit, sans que personne chez les ennemis s'en fût aperçu, il entre dans Apollonie.

(10) Le jour suivant on se reposa; toutefois Naevius passa en revue la jeunesse de la ville, les armes et les forces qu'elle pouvait fournir. Ce qu'il en vit le remplit d'espoir; instruit d'ailleurs par ses éclaireurs de la négligence et de l'insouciance des ennemis, (11) dans le silence de la nuit il sortit sans bruit de la ville, et trouva le camp macédonien si mal gardé et d'un si facile accès qu'il est constant que mille hommes entrèrent dans le retranchement avant que personne s'en fût aperçu. Si nos soldats ne se fussent pas mis à tuer, ils auraient pu parvenir jusqu'à la tente du roi.

(12) Le massacre de ceux qui étaient placés près des portes réveilla les autres; alors la terreur, l'effroi qui s'emparèrent de toute l'armée furent si grands que non seulement personne ne prit les armes et n'essaya de chasser l'ennemi du camp, (13) mais que le roi lui-même s'enfuit demi-nu, comme il s'était réveillé, et dans un état peu convenable, je ne dirai pas à un roi, mais à un soldat, pour gagner le fleuve et la flotte. C'était là aussi que se portait toute la foule. (14) Il y eut un peu moins de trois mille soldats pris ou tués dans le camp. Le nombre des prisonniers fut plus considérable que celui des morts. (15) Le camp fut pillé. Les habitants d'Apollonie rapportèrent dans la ville les catapultes, les balistes et toutes les autres machines préparées pour le siège, dans l'intention de les employer à la défense de leurs murailles, si pareil événement se représentait. Tout le reste du butin pris dans le camp fut abandonné aux Romains.

(16) Sitôt que la nouvelle en fut parvenue à Oricum, M. Valerius conduisit sa flotte à l'embouchure du fleuve, afin d'empêcher le roi de s'échapper par mer. (17) Alors Philippe, désespérant de résister sur terre ou sur mer, fait échouer ou brûle ses vaisseaux, et regagne par terre la Macédoine avec des soldats en grande partie désarmés et dépouillés de tout. La flotte romaine, commandée par M. Valerius, passa l'hiver à Oricum.

Combats autour de l'Èbre et en Bétique (été 214)

[XXIV, 41]

(1) Cette même année, les succès furent balancés en Espagne. En effet, avant que les Romains passassent l'Èbre, Magon et Hasdrubal avaient défait des corps nombreux d'Espagnols; (2) l'Espagne ultérieure eût même renoncé à l'alliance de Rome, si Pub. Cornélius, traversant rapidement l'Èbre avec son armée, ne fût venu à temps pour raffermir les alliés indécis. (3) Les Romains campèrent d'abord à Castrum Album, lieu célèbre par la mort du grand Hamilcar. (4) C'était une citadelle fortifiée où l'on avait transporté des grains. Toutefois, comme les ennemis occupaient tout le pays, et que leur cavalerie avait impunément attaqué l'armée romaine et tué environ deux mille hommes, restés en arrière ou qui erraient dans les campagnes, les Romains se retirèrent dans des lieux plus tranquilles, et établirent un camp fortifié auprès du mont de la Victoire. (5) Cn. Scipion y était avec toutes ses troupes. Hasdrubal, fils de Gisgon, l'un des trois généraux carthaginois, arriva aussi avec une armée régulière, et tous s'établirent de l'autre côté du fleuve, en face du camp romain.

(6) Pub. Scipion, avec quelques troupes légères, partit secrètement pour reconnaître les lieux d'alentour: il fut aperçu des ennemis qui l'eussent écrasé dans la plaine, s'il ne se fût emparé d'une hauteur qui se trouvait près de là. Il y fut entouré; mais l'arrivée de son frère le délivra. (7) Castulon, ville d'Espagne très forte et très célèbre, et tellement attachée aux Carthaginois qu'Hannibal y avait pris une femme, passa cependant aux Romains.

(8) Les Carthaginois entreprirent le siège d'Iliturgi, où se trouvait une garnison romaine, et il semblait que la famine plutôt que la force dût les en rendre possesseurs. (9) Cn. Scipion, afin de porter secours à ses alliés et à la garnison, partit avec une légion sans bagages, traversa les deux camps après avoir fait un grand massacre des ennemis, et entra dans la ville. Le lendemain il fit une sortie également heureuse. (10) Dans ces deux combats les ennemis perdirent plus de douze mille hommes; on en prit plus d'un mille et trente-six enseignes. Aussi se retirèrent-ils de devant Iliturgi. (11) Ils commencèrent ensuite le siège de Bigerra, autre alliée des Romains. À l'arrivée de Cn. Scipion, le siège fut levé sans combat.

Bataille de Munda; Cornelius Scipion est blessé. Reprise de Sagonte

[XXIV, 42]

(1) Déjà les Carthaginois se portèrent sur Munda; les Romains les y suivirent. (2) On s'y battit en ligne pendant près de quatre heures. Les Romains étaient évidemment victorieux lorsqu'on sonna la retraite. Scipion venait d'avoir la cuisse percée d'un coup de pique, et autour de lui les soldats avaient été saisis de la crainte que la blessure ne fût mortelle. (3) Sans ce malheur, le camp des Carthaginois eût été pris ce jour-là. Déjà les soldats, les éléphants, avaient été poussés jusqu'aux retranchements et sous les retranchements mêmes, trente-neuf éléphants avaient été percés de traits. (4) Dans ce combat, il y eut encore, dit-on, douze mille hommes de tués; trois mille à peu près furent pris avec cinquante-sept enseignes.

(5) Les Carthaginois se retirèrent vers la ville d'Auringis, où les Romains les poursuivirent pour profiter de leur terreur. Scipion, porté sur une litière, leur livra encore un combat, où la victoire ne fut pas douteuse. Toutefois on tua la moitié moins d'ennemis, parce qu'il restait moins de combattants. (6) Mais cette nation était née pour faire la guerre et pour en réparer les pertes. Hasdrubal envoya son frère Magon pour lever de nouvelles troupes. Les cadres furent bientôt remplis, et ils inspirèrent à leur armée assez de résolution pour hasarder encore une bataille. (7) Mais les soldats, bien différents de leurs généraux, combattant pour un parti tant de fois vaincu en quelques jours, marchèrent à l'ennemi dans les mêmes dispositions qu'auparavant et aussi avec le même malheur. (8) Il y eut plus de huit mille hommes tués; on en prit à peu près mille avec cinquante-huit enseignes. Presque tout le butin se composa de dépouilles gauloises, de colliers d'or, de bracelets en grand nombre; il périt aussi à cette bataille deux chefs gaulois de distinction, Méniaceptus et Vismarus. Huit éléphants furent pris, trois furent tués.

(9) En voyant leur succès en Espagne, les Romains rougirent enfin d'avoir laissé, depuis huit ans déjà, au pouvoir des ennemis la ville de Sagonte, cause première de cette guerre. (10) Ils en chassèrent la garnison carthaginoise, reprirent la ville et la rendirent à ceux des anciens habitants qu'avaient épargnés les malheurs de la guerre. (11) Quant aux Turdétans, qui avaient été cause de la guerre entre Sagonte et Carthage, ils les soumirent, les vendirent comme esclaves et rasèrent leur ville.

Élections à Rome pour 213

[XXIV, 43]

(1)Voilà ce qui se passa en Espagne sous le consulat de Q. Fabius et de M. Claudius. (2) À Rome, dès l'entrée en charge des nouveaux tribuns du peuple, L. Metellus, l'un d'eux, cita devant le peuple P. Furius et M. Atilius, les deux censeurs. (3) L'année précédente, quoiqu'il fût questeur, ils lui avaient ôté son cheval, l'avaient chassé de sa tribu, et mis au rang des contribuables, parce qu'il avait formé à Cannes le complot d'abandonner l'Italie. Grâce aux neuf autres tribuns, les censeurs ne furent pas obligés de se défendre pendant qu'ils étaient encore en charge, et on les renvoya absous. (4) La mort de P. Furius empêcha qu'ils ne terminassent le dénombrement. M. Atilius se démit de ses fonctions.

(5) Les comices pour les élections consulaires furent présidés par le consul Q. Fabius Maximus. Les deux consuls nommés, quoique absents, furent Q. Fabius Maximus, fils du consul, et Ti. Sempronius Gracchus pour la seconde fois. (6) On nomma préteurs M. Atilius et P. Sempronius Tuditanus, Cn. Fulvius Centimalus, et M. Emilius Lépidus, tous trois alors édiles curules. (7) La tradition rapporte que les jeux scéniques, célébrés pendant quatre jours, furent cette année, pour la première fois, présidés par les édiles curules. (8) Cet édile Tuditanus était celui qui, à Cannes, lorsque toute l'armée était glacée de terreur par un pareil désastre, s'échappa à travers les ennemis. (9) Les comices terminés, sur la proposition du consul Q. Fabius, les consuls désignés furent appelés à Rome pour entrer en fonctions. Ils consultèrent le sénat sur la guerre, sur leur gouvernement, ainsi que sur celui des préteurs, sur les armées et sur le choix de ceux à qui on confierait chacune d'elles.

 

 

 
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