Le préteur M. Valerius libère Oricum et Apollonie (hiver
214)
[XXIV, 40]
(1) Pendant cette campagne commença la guerre avec le roi
Philippe. Depuis longtemps cette guerre était prévue. (2) Le préteur M. Valerius
Laevinus, qui commandait la flotte et les côtes de Brindes et de la Calabre,
reçut d'Oricum une députation qui lui annonça que Philippe avait remonté le
fleuve avec cent vingt galères à deux rangs de rames, qu'il avait fait d'abord
une tentative sur Apollonie; (3) que, ne réussissant pas aussi vite qu'il
l'avait espéré, il s'était approché de nuit, en secret, d'Oricum; que cette
ville, située en plaine, sans remparts, sans garnison, sans armes, avait été
emportée au premier assaut. (4) Ils suppliaient donc le préteur de venir à leur
secours, et d'éloigner, soit avec une armée de terre, soit avec une flotte, cet
ennemi déclaré de Rome, qui ne les attaquait que parce qu'ils étaient aux portes
de l'Italie.
(5) M. Valerius laisse pour garder le pays P. Valerius, son
lieutenant, avec sa flotte toute prête et tout équipée; et, après avoir placé
sur des vaisseaux de transport ceux des soldats qui ne pouvaient tenir sur les
vaisseaux longs, il parvient le lendemain à Oricum, (6) où Philippe, en partant,
n'avait laissé qu'une faible garnison. Il s'en rendit maître sans grande
difficulté.
(7) Des députés d'Apollonie vinrent l'y trouver lui annonçant
"que leur ville était assiégée parce qu'ils n'avaient pas voulu renoncer à
l'alliance de Rome; qu'elle ne pouvait résister plus longtemps aux efforts des
Macédoniens, si l'on n'y envoyait pas une garnison romaine." (8) Valerius promit
ce qu'ils demandaient, et envoya à l'embouchure du fleuve deux mille soldats
d'élite, embarqués sur des vaisseaux longs, et qu'il mit sous le commandement du
chef des alliés Q. Naevius Crista, homme brave et habile officier. (9) Crista
débarque ses troupes, renvoie ses vaisseaux rejoindre le reste de la flotte à
Oricum, d'où il venait, et, s'éloignant du fleuve, il prend une route que les
soldats du roi ne surveillaient nullement; puis, pendant la nuit, sans que
personne chez les ennemis s'en fût aperçu, il entre dans Apollonie.
(10) Le jour suivant on se reposa; toutefois Naevius passa en
revue la jeunesse de la ville, les armes et les forces qu'elle pouvait fournir.
Ce qu'il en vit le remplit d'espoir; instruit d'ailleurs par ses éclaireurs de
la négligence et de l'insouciance des ennemis, (11) dans le silence de la nuit
il sortit sans bruit de la ville, et trouva le camp macédonien si mal gardé et
d'un si facile accès qu'il est constant que mille hommes entrèrent dans le
retranchement avant que personne s'en fût aperçu. Si nos soldats ne se fussent
pas mis à tuer, ils auraient pu parvenir jusqu'à la tente du roi.
(12) Le massacre de ceux qui étaient placés près des portes
réveilla les autres; alors la terreur, l'effroi qui s'emparèrent de toute
l'armée furent si grands que non seulement personne ne prit les armes et
n'essaya de chasser l'ennemi du camp, (13) mais que le roi lui-même s'enfuit
demi-nu, comme il s'était réveillé, et dans un état peu convenable, je ne dirai
pas à un roi, mais à un soldat, pour gagner le fleuve et la flotte. C'était là
aussi que se portait toute la foule. (14) Il y eut un peu moins de trois mille
soldats pris ou tués dans le camp. Le nombre des prisonniers fut plus
considérable que celui des morts. (15) Le camp fut pillé. Les habitants d'Apollonie
rapportèrent dans la ville les catapultes, les balistes et toutes les autres
machines préparées pour le siège, dans l'intention de les employer à la défense
de leurs murailles, si pareil événement se représentait. Tout le reste du butin
pris dans le camp fut abandonné aux Romains.
(16) Sitôt que la nouvelle en fut parvenue à Oricum, M.
Valerius conduisit sa flotte à l'embouchure du fleuve, afin d'empêcher le roi de
s'échapper par mer. (17) Alors Philippe, désespérant de résister sur terre ou
sur mer, fait échouer ou brûle ses vaisseaux, et regagne par terre la Macédoine
avec des soldats en grande partie désarmés et dépouillés de tout. La flotte
romaine, commandée par M. Valerius, passa l'hiver à Oricum.
Combats autour de l'Èbre et en Bétique (été 214)
[XXIV, 41]
(1) Cette même année, les succès furent balancés en Espagne.
En effet, avant que les Romains passassent l'Èbre, Magon et Hasdrubal avaient
défait des corps nombreux d'Espagnols; (2) l'Espagne ultérieure eût même renoncé
à l'alliance de Rome, si Pub. Cornélius, traversant rapidement l'Èbre avec son
armée, ne fût venu à temps pour raffermir les alliés indécis. (3) Les Romains
campèrent d'abord à Castrum Album, lieu célèbre par la mort du grand Hamilcar.
(4) C'était une citadelle fortifiée où l'on avait transporté des grains.
Toutefois, comme les ennemis occupaient tout le pays, et que leur cavalerie
avait impunément attaqué l'armée romaine et tué environ deux mille hommes,
restés en arrière ou qui erraient dans les campagnes, les Romains se retirèrent
dans des lieux plus tranquilles, et établirent un camp fortifié auprès du mont
de la Victoire. (5) Cn. Scipion y était avec toutes ses troupes. Hasdrubal, fils
de Gisgon, l'un des trois généraux carthaginois, arriva aussi avec une armée
régulière, et tous s'établirent de l'autre côté du fleuve, en face du camp
romain.
(6) Pub. Scipion, avec quelques troupes légères, partit
secrètement pour reconnaître les lieux d'alentour: il fut aperçu des ennemis qui
l'eussent écrasé dans la plaine, s'il ne se fût emparé d'une hauteur qui se
trouvait près de là. Il y fut entouré; mais l'arrivée de son frère le délivra.
(7) Castulon, ville d'Espagne très forte et très célèbre, et tellement attachée
aux Carthaginois qu'Hannibal y avait pris une femme, passa cependant aux
Romains.
(8) Les Carthaginois entreprirent le siège d'Iliturgi, où se
trouvait une garnison romaine, et il semblait que la famine plutôt que la force
dût les en rendre possesseurs. (9) Cn. Scipion, afin de porter secours à ses
alliés et à la garnison, partit avec une légion sans bagages, traversa les deux
camps après avoir fait un grand massacre des ennemis, et entra dans la ville. Le
lendemain il fit une sortie également heureuse. (10) Dans ces deux combats les
ennemis perdirent plus de douze mille hommes; on en prit plus d'un mille et
trente-six enseignes. Aussi se retirèrent-ils de devant Iliturgi. (11) Ils
commencèrent ensuite le siège de Bigerra, autre alliée des Romains. À l'arrivée
de Cn. Scipion, le siège fut levé sans combat.
Bataille de Munda; Cornelius Scipion est blessé. Reprise de
Sagonte
[XXIV, 42]
(1) Déjà les Carthaginois se portèrent sur Munda; les Romains
les y suivirent. (2) On s'y battit en ligne pendant près de quatre heures. Les
Romains étaient évidemment victorieux lorsqu'on sonna la retraite. Scipion
venait d'avoir la cuisse percée d'un coup de pique, et autour de lui les soldats
avaient été saisis de la crainte que la blessure ne fût mortelle. (3) Sans ce
malheur, le camp des Carthaginois eût été pris ce jour-là. Déjà les soldats, les
éléphants, avaient été poussés jusqu'aux retranchements et sous les
retranchements mêmes, trente-neuf éléphants avaient été percés de traits. (4)
Dans ce combat, il y eut encore, dit-on, douze mille hommes de tués; trois mille
à peu près furent pris avec cinquante-sept enseignes.
(5) Les Carthaginois se retirèrent vers la ville d'Auringis,
où les Romains les poursuivirent pour profiter de leur terreur. Scipion, porté
sur une litière, leur livra encore un combat, où la victoire ne fut pas
douteuse. Toutefois on tua la moitié moins d'ennemis, parce qu'il restait moins
de combattants. (6) Mais cette nation était née pour faire la guerre et pour en
réparer les pertes. Hasdrubal envoya son frère Magon pour lever de nouvelles
troupes. Les cadres furent bientôt remplis, et ils inspirèrent à leur armée
assez de résolution pour hasarder encore une bataille. (7) Mais les soldats,
bien différents de leurs généraux, combattant pour un parti tant de fois vaincu
en quelques jours, marchèrent à l'ennemi dans les mêmes dispositions
qu'auparavant et aussi avec le même malheur. (8) Il y eut plus de huit mille
hommes tués; on en prit à peu près mille avec cinquante-huit enseignes. Presque
tout le butin se composa de dépouilles gauloises, de colliers d'or, de bracelets
en grand nombre; il périt aussi à cette bataille deux chefs gaulois de
distinction, Méniaceptus et Vismarus. Huit éléphants furent pris, trois furent
tués.
(9) En voyant leur succès en Espagne, les Romains rougirent
enfin d'avoir laissé, depuis huit ans déjà, au pouvoir des ennemis la ville de
Sagonte, cause première de cette guerre. (10) Ils en chassèrent la garnison
carthaginoise, reprirent la ville et la rendirent à ceux des anciens habitants
qu'avaient épargnés les malheurs de la guerre. (11) Quant aux Turdétans, qui
avaient été cause de la guerre entre Sagonte et Carthage, ils les soumirent, les
vendirent comme esclaves et rasèrent leur ville.
Élections à Rome pour 213
[XXIV, 43]
(1)Voilà ce qui se passa en Espagne sous le consulat de Q.
Fabius et de M. Claudius. (2) À Rome, dès l'entrée en charge des nouveaux
tribuns du peuple, L. Metellus, l'un d'eux, cita devant le peuple P. Furius et
M. Atilius, les deux censeurs. (3) L'année précédente, quoiqu'il fût questeur,
ils lui avaient ôté son cheval, l'avaient chassé de sa tribu, et mis au rang des
contribuables, parce qu'il avait formé à Cannes le complot d'abandonner
l'Italie. Grâce aux neuf autres tribuns, les censeurs ne furent pas obligés de
se défendre pendant qu'ils étaient encore en charge, et on les renvoya absous.
(4) La mort de P. Furius empêcha qu'ils ne terminassent le dénombrement. M.
Atilius se démit de ses fonctions.
(5) Les comices pour les élections consulaires furent
présidés par le consul Q. Fabius Maximus. Les deux consuls nommés, quoique
absents, furent Q. Fabius Maximus, fils du consul, et Ti. Sempronius Gracchus
pour la seconde fois. (6) On nomma préteurs M. Atilius et P. Sempronius
Tuditanus, Cn. Fulvius Centimalus, et M. Emilius Lépidus, tous trois alors
édiles curules. (7) La tradition rapporte que les jeux scéniques, célébrés
pendant quatre jours, furent cette année, pour la première fois, présidés par
les édiles curules. (8) Cet édile Tuditanus était celui qui, à Cannes, lorsque
toute l'armée était glacée de terreur par un pareil désastre, s'échappa à
travers les ennemis. (9) Les comices terminés, sur la proposition du consul Q.
Fabius, les consuls désignés furent appelés à Rome pour entrer en fonctions. Ils
consultèrent le sénat sur la guerre, sur leur gouvernement, ainsi que sur celui
des préteurs, sur les armées et sur le choix de ceux à qui on confierait chacune
d'elles.
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