Entrée en charge des nouveaux consuls (15 mars)
[XXIV, 44]
(1) On fit donc le partage des provinces et des armées. On
confia aux consuls la guerre contre Hannibal avec le commandement des deux
armées de Sempronius et du consul Fabius. Elles étaient chacune de deux légions.
(2) Le préteur M. Emilius, chargé par le sort de la juridiction des étrangers,
remit ses pouvoirs à M. Atilius, son collègue, préteur de la ville, et prit
lui-même le commandement de Lucérie et des deux légions qu'avait commandées Q.
Fabius, en ce moment consul. (3) P. Sempronius eut pour département Ariminum, et
Cn. Fulvius Suessula, avec deux légions chacun. Fulvius devait se mettre à la
tête des légions urbaines, et Tuditanus recevoir les siennes de M. Pomponius.
(4) M. Claudius fut continué dans son commandement en Sicile:
ce commandement avait pour limites celles de l'ancien royaume d'Hiéron. Le
propréteur Lentulus conserva l'ancienne province; P. Otacilius, la flotte. On
n'y envoya point de nouvelle armée. (5) M. Valerius eut la Grèce et la Macédoine
avec la légion et la flotte qu'il avait déjà. Q. Mucius avec l'ancienne armée,
qui était composée de deux légions, eut la Sardaigne; C. Terentius, une légion
qu'il commandait déjà, et le Picénum.
(6) On enrôla en outre deux légions urbaines et vingt mille
alliés. Tels furent les chefs et les troupes qui devaient soutenir l'empire
romain contre tant de guerres commencées déjà ou qu'il avait à craindre.
(7) Les consuls, après avoir enrôlé les deux légions urbaines
et complété les autres, expièrent, avant de quitter la ville, les prodiges qui
avaient été annoncés. (8) Les murailles et les portes avaient été frappées de la
foudre, et, dans la ville d'Aricie, le temple même de Jupiter avait été atteint
du feu du ciel. Les yeux, les oreilles du peuple avaient été frappés par
d'autres illusions, auxquelles toutefois on ajoutait foi. À Terracine, sur le
fleuve, on avait vu des apparences de vaisseaux longs qui ne s'y trouvaient pas,
et dans le temple de Jupiter Vicilinus, qui est sur le territoire de Compsa, le
bruit des armes avait retenti. À Amiterne, les eaux avaient roulé du sang.
(9) Quand tous ces prodiges eurent été expiés, d'après la
décision des pontifes, les consuls partirent, Sempronius pour la Lucanie, Fabius
pour l'Apulie. Fabius le père se rendit au camp de Suessula pour servir comme
lieutenant de son fils. (10) Le fils vint à la rencontre du père, précédé des
licteurs qui se taisaient par respect pour un si grand homme. Déjà le vieillard
avait passé à cheval onze faisceaux, quand le consul ordonna au licteur le plus
proche de faire attention à sa charge. Celui-ci ayant alors crié à Maximus de
descendre de cheval, le vieillard descendit, en disant: "J'ai voulu voir, mon
fils, si tu comprenais bien que tu es consul."
Un personnage compromettant: Dasius Altinius
[XXIV, 45]
(1) Dasius Altinius d'Arpi vint la nuit en secret, avec trois
esclaves, trouver le consul, et lui promit que si une récompense lui était
assurée, il lui livrerait Arpi. (2) Fabius en instruisit le conseil, et tous
furent d'avis qu'il fallait frapper de verges et faire périr comme transfuge ce
perfide ennemi des deux nations, qui, après la défaite de Cannes, comme si la
fidélité devait toujours être du côté de la fortune, s'était retiré auprès
d'Hannibal et avait déterminé la défection d'Arpi; (3) et maintenant que Rome,
contre ses espérances et ses voeux, ressuscitait, pour ainsi dire, il offrait
une nouvelle et plus honteuse trahison à ceux qu'il avait déjà trahis. Toujours
du parti contraire à celui qu'il a embrassé, infidèle allié, ennemi sans foi,
après les deux misérables qui avaient voulu trahir Faléries et le roi Pyrrhus,
il fallait en faire un troisième exemple pour les transfuges.
(4) Fabius, au contraire, le père du consul, disait que
c'était oublier l'état on se trouvaient les affaires, que de vouloir, au milieu
de la guerre, porter sur chacun, comme si l'on était en paix, un jugement libre
de toute considération extérieure; (5) qu'alors qu'il fallait avant tout penser
à tous les moyens possibles d'empêcher quelque allié d'abandonner le peuple
romain, ils voulaient, sans tenir aucun compte de cette position, faire un
exemple de ceux qui se repentaient et reportaient avec regret leurs regards sur
l'alliance à laquelle ils avaient renoncé. (6) Que s'il était permis de quitter
les Romains, et défendu de jamais revenir à eux, il ne fallait pas douter que
Rome n'aurait bientôt plus un seul allié et que tous les peuples de l'Italie se
joindraient aux Carthaginois. (7) Il était loin cependant de penser qu'on dût
accorder la moindre confiance à Altinius, mais il voulait prendre un moyen
terme. (8) Il fallait, pour le moment, ne le regarder ni comme ennemi ni comme
allié, mais le mettre en surveillance, quoique libre, dans quelque ville fidèle,
peu éloignée du camp et l'y garder pendant toute la guerre; que, la guerre une
fois terminée, on verrait s'il avait mérité par sa première trahison plus de
châtiments que d'indulgence par son retour.
(9) L'avis de Fabius fut adopté; Altinius fut chargé de
chaînes, lui et ses compagnons; on garda pour la lui rendre une quantité d'or
assez considérable qu'il avait apportée. (10) Il fut placé à Calès. Là, pendant
le jour, on le laissait libre, quoique suivi de ses gardiens, et la nuit, on le
renfermait. (11) À Arpi, sa patrie, on le regretta d'abord, et l'on fit quelques
recherches. Mais bientôt la nouvelle se répandit par toute la ville, et comme il
en était le chef, sa perte y fit naître quelque tumulte. Dans la crainte d'un
changement, on envoya avertir Hannibal.
(12) Le Carthaginois ne s'affligea pas de cet événement.
Depuis longtemps, en effet, il se défiait d'Altinius comme d'un traître, outre
qu'il trouvait une occasion de s'emparer des biens d'un homme si riche et de les
vendre. (13) Du reste, pour faire croire qu'il se laissait aller, non pas à son
avidité, mais à sa colère, il se montra sévère jusqu'à la cruauté. (14) Il fit
venir au camp la femme et les enfants d'Altinius, les interrogea d'abord sur sa
fuite, puis sur ce qu'il avait laissé chez lui d'or et d'argent, et lorsqu'il
fut bien instruit de tout, il les fit brûler vivants.
La prise d'Arpi
[XXIV, 46]
(1) Fabius partit de Suessula et vint d'abord assiéger Arpi.
Il s'établit à cinq cents pas environ de la ville, examina de près sa position
et celle de ses remparts, et voyant que la partie la mieux fortifiée était la
plus négligemment gardée, il résolut de concentrer sur ce point ses attaques.
(2) Après s'être pourvu de tout ce qui est nécessaire pour un siège, il réunit
les centurions les plus braves de toute l'armée, leur donna pour chefs des
tribuns, hommes de coeur, mit à leur disposition six cents soldats, ce qui lui
parut suffisant, et leur donna l'ordre de porter, au signal de la quatrième
veille, des échelles au lieu désigné.
(3) Il y avait là une porte basse et étroite, qui donnait sur
une rue solitaire dans une partie déserte de la ville. Il leur enjoint de
franchir cette porte avec leurs échelles, puis de se diriger vers le mur, et de
briser en dedans les serrures, et une fois maîtres de cette partie de la ville,
d'en avertir l'armée en sonnant de la trompette, afin que le consul fit avancer
le reste des troupes, que de son côté il tiendrait tout convenablement disposé.
(4) Ces mesures furent exécutées avec activité, et ce qui
paraissait devoir être un obstacle les aida plus que tout le reste à tromper
l'ennemi. Ce fut une pluie violente qui, tombant au milieu de la nuit, força les
gardes et les sentinelles à s'éloigner de leurs postes et à se réfugier dans des
maisons. (5) D'abord le fracas de l'orage empêcha d'entendre le bruit que
faisaient les Romains en enfonçant la porte, puis la chute plus lente et plus
mesurée de la pluie, venant frapper les oreilles des gardes, les endormit pour
la plupart. (6) Une fois maîtres de la porte, les Romains placent dans la rue
leurs trompettes à égales distances et leur ordonnent de sonner pour avertir le
consul. (7) À ce signal convenu entre eux, le consul fait avancer ses troupes,
et quelques instants après il entre dans la ville par la porte qui vient d'être
brisée.
Soumission d'Arpi et d'Atrinum; incendie à Rome
[XXIV, 47]
(1) Alors enfin les ennemis se réveillèrent; la pluie
s'apaisait, et le jour était déjà proche. (2) Il y avait dans la ville une
garnison carthaginoise de cinq mille hommes environ, et trois mille habitants
étaient armés. Les Carthaginois les placèrent au premier rang, en face de
l'ennemi, car ils voulaient éviter d'être eux-mêmes surpris par derrière.(3) On
combattit d'abord dans les ténèbres, dans des rues étroites, les Romains s'étant
emparés des rues et même des maisons les plus proches de la porte, afin qu'on ne
pût les attaquer et les blesser du haut des toits. (4) Comme ils avaient
quelques connaissances dans la ville, il s'établit des conversations entre eux
et ceux d'Arpi. (5) Les Romains leur demandaient ce qu'ils voulaient, quels
mauvais traitements de la part de Rome ou quels bienfaits des Carthaginois les
avaient engagés, eux Italiens, à combattre contre les Romains, leurs anciens
alliés, en faveur d'étrangers et de barbares, et à travailler ainsi à rendre
l'Italie tributaire et esclave de l'Afrique. (6) Ceux-ci, pour se justifier,
disaient que leurs chefs les avaient vendus, sans qu'ils fussent prévenus de
rien, aux Carthaginois; qu'ils avaient été surpris et opprimés par un petit
nombre d'entre eux.
(7) Le colloque ainsi commencé se propageant de part et
d'autre, le préteur d'Arpi est amené par les siens devant le consul. Là, à la
vue des enseignes, au milieu du combat, ils jurent alliance, et aussitôt les
habitants prennent parti pour les Romains contre les Carthaginois. (8) Les
Espagnols aussi, qui étaient à peu près mille, passent au consul sous la seule
condition que l'on renverra, sans la maltraiter, la garnison carthaginoise. (9)
On lui ouvrit les portes, et on la renvoya fidèlement à Hannibal, qu'elle
rejoignit, saine et sauve, à Salapia. (10) Arpi revint donc aux Romains sans
qu'il y eût d'autre victime qu'un seul homme, traître autrefois et maintenant
transfuge. (11) Les Espagnols reçurent double ration: la république eut souvent
occasion d'éprouver leur bravoure et leur fidélité.
(12) Tandis que l'un des consuls était en Apulie et l'autre
en Lucanie, cent douze nobles cavaliers campaniens, sous prétexte d'aller piller
le territoire ennemi, obtinrent des magistrats la permission de sortir de
Capoue, et se rendirent au camp romain de Suessula. Ils déclarèrent aux portes
qui ils étaient, et qu'ils voulaient parler au préteur. (13) C'était Cn. Fulvius
qui commandait. Dès qu'il en fut averti, il donna l'ordre que dix d'entre eux
fussent amenés devant lui sans armes; après avoir entendu leur demande (ils ne
voulaient rien d'autre que de rentrer dans leurs biens après la prise de
Capoue), il les reçut tous en grâce. (14) L'autre préteur, Sempronius Tuditanus
avait emporté d'assaut la ville d'Atrinum. Il y prit plus de sept mille hommes,
et une certaine quantité de cuivre et d'argent monnayé.
(15) À Rome il y eut un horrible incendie qui dura deux nuits
et un jour. Tout fut consumé jusqu'au sol, depuis les Salines et la porte
Carmentale, jusqu'à l'Aequimélium et la rue Jugarius. (16) De l'autre côté de la
porte, le feu s'étendit au loin, et dévora beaucoup d'édifices, saints ou
profanes, dans les enceintes consacrées à la Fortune, à la déesse Matuta et à
l'Espérance.
Syphax, roi des Numides, nouvel allié des Romains
[XXIV, 48]
(1) Cette même année, les deux Scipions, après des succès
brillants en Espagne, après avoir renoué beaucoup d'anciennes alliances et en
avoir formé de nouvelles, portèrent leurs espérances jusque sur l'Afrique. (2)
Syphax, roi des Numides, était devenu tout à coup l'ennemi de Carthage. (3) Ils
envoyèrent auprès de lui trois centurions pour faire avec lui un traité d'amitié
et d'alliance et lui promettre, s'il continuait à faire la guerre aux
Carthaginois, que le sénat et le peuple romain lui en sauraient bon gré et
feraient dans l'occasion tous leurs efforts pour lui en témoigner largement leur
reconnaissance. (4) Cette députation fut agréable au Barbare. II eut avec les
envoyés une conversation sur les moyens de faire la guerre, et d'après ce que
lui dirent ces vieux soldats, en comparant cette merveilleuse organisation des
troupes romaines avec celle de ses propres troupes, il sentit combien de choses
il ignorait aussi.
(5) Il leur demanda, avant tout, que pour agir en bons et
fidèles alliés, deux des centurions seulement allassent rendre compte de leur
ambassade à leurs généraux, et qu'un des trois restât auprès de lui pour
enseigner aux Numides l'art militaire; que sa nation était tout à fait inhabile
aux combats d'infanterie, et ne savait se servir que de ses chevaux; (6) que,
dès l'origine, leurs ancêtres avaient combattu à cheval, et qu'eux-mêmes, depuis
leur enfance, n'avaient pas appris à combattre autrement; qu'ayant un ennemi
dont l'infanterie était excellente, pour ne pas lui être inférieur, il fallait
qu'il organisât aussi une infanterie; (7) que son royaume produisait des hommes
en abondance, mais qu'il ignorait la manière de les armer, de les équiper, de
les disposer en troupes; que son armée, comme toute multitude rassemblée au
hasard, ne présentait que des masses en désordre.
(8) Les envoyés répondirent qu'ils allaient faire à l'instant
même ce qu'il demandait, après avoir reçu la parole du roi qu'il renverrait leur
collègue si les généraux n'approuvaient pas leur conduite. (9) Celui qui resta
auprès du roi se nommait Q. Statorius. Le Numide, avec les deux autres Romains,
envoya en Espagne des ambassadeurs qui devaient recevoir la parole des deux
généraux, (10) et travailler en même temps à gagner au plus tôt les Numides
auxiliaires qui faisaient partie des garnisons carthaginoises. (11) Statorius,
dans cette nombreuse jeunesse, créa au roi une infanterie. D'après la méthode
romaine, il leur apprit à se former en ligne, à courir en suivant leurs
enseignes, à garder leurs rangs. (12) Enfin il les accoutuma tellement au
travail et à tout ce qu'exige la discipline militaire que bientôt le roi eut
autant de confiance dans son infanterie que dans sa cavalerie. Il se rencontra
avec les Carthaginois en plaine, et les défit dans une bataille régulière.
(13) Les Romains, de leur côté, gagnèrent beaucoup en Espagne
à l'arrivée des envoyés du roi. Car les Numides, dès qu'ils en furent informés,
passèrent en grand nombre aux Romains. Ainsi fut conclue l'alliance avec Syphax.
À cette nouvelle, les Carthaginois envoyèrent une ambassade à Gala, lequel
régnait sur une autre partie de la Numidie, dont les habitants sont appelés
Mésules.
Un allié des Carthaginois: Masinissa, fils de Gala
[XXIV, 49]
(1) Gala avait un fils nommé Masinissa, âgé de dix-sept ans,
jeune homme dont le caractère annonçait déjà qu'il rendrait son royaume plus
vaste et plus considérable qu'il ne l'aurait reçu de son père. (2) Les députés
annoncent à Gala que, puisque Syphax s'était uni aux Romains pour devenir, à
l'aide de leur alliance, plus puissant contre les rois et les peuples de
l'Afrique, (3) il était de l'intérêt de Gala de s'unir au plus tôt aux
Carthaginois, avant que Syphax passât en Espagne ou les Romains en Afrique. Que
l'on pourrait ainsi écraser Syphax, qui n'était encore allié de Rome que de nom.
(4) Gala se laissa facilement persuader d'envoyer une armée, car son fils
désirait cette guerre. Le jeune homme, unissant ses troupes à celles des
Carthaginois, défit Syphax dans une grande bataille. Trente mille hommes,
dit-on, y furent tués.
(5) Syphax, avec quelques cavaliers, s'échappa du champ de
bataille, et se réfugia chez les Maurusiens, qui habitent tout à l'extrémité,
sur le bord de l'océan, en face de Gadès. Au bruit de son nom, les barbares
arrivèrent de tous côtés, et il en forma bientôt une immense armée. (6) Avant
qu'il passât avec eux en Espagne, dont il n'était séparé que par un détroit,
Masinissa arriva avec ses troupes victorieuses, et là, tout seul, sans aucun
secours de Carthage, il soutint glorieusement la guerre contre Syphax.
(7) En Espagne, il ne se passa rien de mémorable, si ce n'est
que les généraux romains attirèrent à eux la jeunesse des Celtibères, pour la
même solde que celle dont ils étaient convenus avec les Carthaginois, (8) et ils
envoyèrent en Italie plus de trois cents Espagnols des plus nobles familles,
afin qu'ils essayassent de gagner ceux de leurs compatriotes qui servaient comme
auxiliaires dans l'armée d'Hannibal. Il n'y eut dans toute cette année, en
Espagne, qu'une seule chose de remarquable, c'est que les Celtibères furent les
premiers soldats mercenaires que les Romains eussent jamais admis dans leurs
armées.
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