Haines nationales et haine personnelle
[XXI, 1]
(1) Dans cette partie de mon ouvrage, qu'il me soit permis, à
l'exemple de la plupart des auteurs qui placent une préface en tête de leur
histoire, d'annoncer que je vais écrire la plus mémorable de toutes les guerres,
celle que les Carthaginois, sous la conduite d'Hannibal, firent au peuple
romain. (2) Jamais deux cités, deux nations plus redoutables, ne mesurèrent
leurs armes; jamais Rome et Carthage elles-mêmes n'eurent autant de forces et de
puissance; ce n'était pas non plus sans connaissance de l'art de la guerre, mais
avec l'expérience acquise dans la première guerre punique, qu'elles se
mesuraient ensemble. L'inconstance du sort, les chances des combats furent
telles que le vainqueur fut plus près de succomber. (3) C'était plutôt une lutte
de haine que de force: les Romains s'indignaient de voir les vaincus provoquer
les vainqueurs, et les Carthaginois trouvaient qu'on avait traité les vaincus
avec tyrannie et cupidité. (4) On rapporte aussi qu'Hannibal, à peine âgé de
neuf ans, au milieu des caresses enfantines qu'il faisait à son père, le supplia
de l'emmener en Espagne. La guerre d'Afrique venait d'être heureusement
terminée, et Amilcar, sur le point d'entreprendre une expédition nouvelle,
offrait un sacrifice aux dieux; il fait avancer son fils au pied des autels, et
lui ordonne de jurer, en étendant la main sur la victime, qu'au plus tôt il sera
l'ennemi de Rome. (5) Ce courage altier ne pouvait se consoler de la perte de la
Sicile et de la Sardaigne: le désespoir, disait-il, avait fait céder trop vite
la première de ces provinces; l'autre, au milieu des troubles de l'Afrique,
avait été enlevée par la perfidie des Romains, qui avaient imposé un nouveau
tribut.
Mort d'Hamilcar (229); Hasdrubal le remplace
[XXI, 2]
(1) Agité d'inquiétudes et de regrets, à peine il a conclu la
paix avec Rome, que, pour relever la puissance de Carthage, il fait, pendant
cinq années, la guerre en Afrique, puis en Espagne pendant neuf ans. (2) Nul
doute qu'il ne méditât une expédition de plus haute importance. Si sa carrière
se fût prolongée, les Carthaginois auraient, sous ses ordres, porté en Italie la
guerre que son fils y porta dans la suite; (3) elle ne fut différée que par
cette mort qui survint si à propos, et par l'enfance d'Hannibal. Un intervalle
de près de huit années entre le père et le fils fut rempli par l'autorité
d'Hasdrubal. D'abord favori d'Amilcar, qui voyait briller en lui la fleur de la
jeunesse; (4) devenu ensuite son gendre à cause de ses qualités éminentes, et,
par là, chef de la faction Barcine, si puissante auprès des soldats et du
peuple, il resta, malgré les grands, seul maître de l'empire. (5) Plus politique
que guerrier, en offrant l'hospitalité aux petits princes de l'Afrique, il se
concilia par les monarques l'affection des sujets, et accrut ainsi, non moins
que par la guerre et les armes, la puissance de Carthage. (6) Cependant la paix
ne le sauva point. Un barbare, irrité de ce qu'il avait fait périr son maître,
l'assassina au milieu de ses gardes: arrêté sur-le-champ, il montra un air aussi
satisfait que s'il se fût échappé; et alors même qu'il était déchiré par les
tortures, il garda une telle contenance que la joie surmonta chez lui la
douleur, et qu'il sembla même sourire à ses bourreaux. (7) L'habileté
d'Hasdrubal à gagner les peuples et à les soumettre à ses lois avait engagé les
Romains à renouveler avec lui le traité d'alliance, aux conditions que l'Hèbre
serait la limite des deux empires, et que Sagonte, placée entre les deux
puissances, conserverait sa liberté.
La succession d'Hasdrubal (221)
[XXI, 3]
(1) Après la mort d'Hasdrubal, personne ne douta que
l'initiative des soldats qui avaient sur-le-champ porté le jeune Hannibal dans
le prétoire et l'avaient proclamé général d'un cri et d'une voix unanimes, ne
fût confirmée par le suffrage du peuple. (2) Il avait à peine atteint l'âge de
puberté, que déjà une lettre d'Hasdrubal l'avait mandé près de lui. Dans une
délibération du sénat à ce sujet, la faction Barcine appuyait vivement la
proposition: Hannibal, disait-elle, devait s'habituer au métier des armes et
recueillir l'héritage de la puissance paternelle. (3) Hannon, chef de la faction
contraire, prit la parole: "On vous adresse, dit-il, une demande qui paraît fort
juste, et pourtant je suis d'avis qu'elle soit rejetée." (4) La bizarrerie de
cette opinion ambiguë avait fixé l'attention générale. "Oui, reprit Hannon,
Hasdrubal se croit pleinement autorisé à réclamer du fils ce qu'il prodigua au
père, à la fleur de sa jeunesse. Mais nous sied-il à nous de permettre que nos
jeunes gens, pour faire l'apprentissage de la guerre, soient livrés d'abord aux
caprices de nos généraux? (5) Craignons-nous d'ailleurs que le fils d'Amilcar ne
voie pas assez tôt l'image du pouvoir absolu, de l'autorité royale que son père
a exercée? Et, lorsque le gendre de ce souverain commande à nos armées par droit
héréditaire, le sceptre du fils pèsera-t-il trop tard sur notre tête? (6) Que ce
jeune homme reste à Carthage; qu'il y apprenne, par l'obéissance aux lois et aux
magistrats, à vivre au sein de l'égalité: tel est mon avis. Craignons que cette
faible étincelle n'allume un jour un vaste incendie."
Débuts d'Hannibal en Espagne (224)
[XXI, 4]
(1) Quelques sénateurs, presque tous les plus sensés,
partageaient cette opinion; mais, comme il arrive trop souvent, le parti le plus
nombreux l'emporta sur le plus sage. Hannibal, dès son entrée en Espagne, attira
sur lui tous les yeux. (2) "C'est Hamilcar dans sa jeunesse qui nous est rendu,
s'écriaient les vieux soldats. Même énergie dans le visage, même feu dans le
regard: voilà son air, voilà ses traits." Mais bientôt le souvenir de son père
fut le moindre de ses titres à la faveur. (3) Jamais esprit ne se plia avec plus
de souplesse aux deux qualités les plus opposées, la subordination et le
commandement: aussi serait-il difficile de décider s'il était plus cher au
général qu'à l'armée. (4) Point d'officier qu'Hasdrubal choisît de préférence,
s'il s'agissait d'un coup de vigueur et de hardiesse; point de chef, qui sût
inspirer au soldat plus de confiance, plus d'audace. (5) Plein d'audace pour
affronter le péril, il se montrait plein de prudence au sein du danger. Nulle
fatigue, n'épuisait son corps, ne brisait son âme. (6) Il supportait également
le froid et le chaud. Ses repas avaient pour borne et pour règle les besoins de
la nature et non la sensualité. Pour veiller ou pour dormir, il ne faisait nulle
différence entre le jour et la nuit. (7) Il donnait au repos les moments que les
affaires lui laissaient libres, et il ne provoquait le sommeil ni par la
mollesse du coucher ni par le silence. On le vit souvent, couvert d'une casaque
de soldat, s'étendre à terre au milieu des sentinelles et des corps de garde.
(8) Ses vêtements ne le distinguaient nullement des autres: ce qu'on remarquait,
c'étaient ses armes et ses chevaux. Il était à la fois le meilleur cavalier, le
meilleur fantassin. Le premier, il s'élançait au combat; le dernier, il quittait
la mêlée. (9) De grands vices égalaient de si brillantes vertus: une cruauté
excessive, une perfidie plus que punique, rien de vrai, rien de sacré pour lui,
nulle crainte des dieux, nul respect des serments, nulle religion. (10) Avec ce
mélange de qualités et de vices, il servit trois ans sous les ordres
d'Hasdrubal, sans rien négliger de ce qu'il fallait faire ou voir pour devenir
un grand capitaine.
La première campagne d'Espagne (221-219)
[XXI, 5]
(1) Du jour même où il fut nommé général, il sembla que
l'Italie lui avait été assignée pour département, et qu'il devait porter la
guerre contre Rome. (2) Convaincu qu'il ne fallait pas perdre un moment, de peur
que, s'il hésitait, il ne succombât, comme Hamilcar, son père, comme Hasdrubal,
à quelque coup du sort, il résolut d'attaquer Sagonte. (3) Mais, comme le siège
de cette ville devait infailliblement attirer sur lui les armes romaines, il
marcha d'abord contre les Olcades, nation située au-delà de l'Hèbre, et qui se
trouvait dans le lot des Carthaginois plutôt que dans leur dépendance; il
voulait paraître ne pas attaquer Sagonte, mais être comme entraîné à lui faire
la guerre par suite de ses conquêtes et de la soumission des peuples voisins.
(4) Cartala, cité opulente, capitale des Olcades, est prise et pillée. Frappées
de terreur, les places moins importantes se soumettent au vainqueur, qui leur
impose un tribut. L'armée triomphante, chargée d'un riche butin, alla prendre
ses quartiers d'hiver à Carthagène. (5) Là, par un généreux partage des
dépouilles ennemies, par son exactitude à payer la solde qui était due, Hannibal
s'attacha de plus en plus les soldats et les alliés; et, au retour du printemps,
il dirigea ses armes contre les Vaccéens. (6) Hermandica et Arbocala sont
emportées d'assaut; Arbocala, soutenue par la valeur et le nombre de ses
habitants, opposa une longue résistance. (7) Les réfugiés d'Hermandica, joints à
ceux des Olcades, peuple soumis l'année d'auparavant, soulèvent les Carpétans;
(8) ils attaquèrent Hannibal dans sa retraite du pays des Vaccéens, non loin du
Tage, et retardèrent sa marche, qu'embarrassait déjà le butin. (9) Hannibal
n'engagea point l'action; il fit camper ses troupes sur la rive du fleuve, et,
lorsque le silence l'avertit que ses adversaires étaient plongés dans le premier
sommeil, il traversa le fleuve à gué: laissant ensuite, par la disposition de
ses lignes, un espace aux ennemis pour marcher sur ses traces, il résolut de les
surprendre au passage. (10) Sa cavalerie reçut l'ordre de commencer l'attaque
dès qu'ils seraient entrés dans l'eau. L'infanterie, placée sur la rive, avait
en tête quarante éléphants. (11) Les Carpétans, avec les débris des Olcades et
des Vaccéens, étaient forts de cent mille hommes, armée invincible à terrain
égal. (12) Naturellement présomptueux, comptant sur le nombre, persuadés que la
crainte avait été la cause de la retraite d'Hannibal, certains que le seul
obstacle à la victoire était le passage du fleuve, ils poussent un cri de
guerre, et, sans ordre, sans guide, ils s'élancent dans les eaux, chacun à
l'endroit le plus voisin. (13) De l'autre rive du fleuve, on envoie contre eux
un gros de cavalerie, et il s'engage, au milieu du courant, une lutte inégale,
(14) où l'infanterie, qui n'avait point le pied ferme, et qui redoutait d'être
submergée, pouvait être facilement culbutée, même par des cavaliers sans armes,
qui auraient poussé leurs chevaux au hasard; tandis que les cavaliers, libres de
leurs mouvements et de leur armure, dont les chevaux avaient pied dans les
endroits les plus profonds, combattaient de près et de loin. (15) Une grande
partie fut engloutie dans le fleuve; quelques-uns, emportés vers les
Carthaginois par la rapidité du courant, furent écrasés sous les pieds des
éléphants; (16) les derniers, trouvant plus de sûreté à regagner leur rive, au
moment où, dispersés çà et là, ils cherchaient à se réunir, et à se remettre de
cet affreux désordre, virent paraître Hannibal à la tête d'un bataillon carré;
il traversait le fleuve, et bientôt il les eut chassés du rivage. Le pays fut
dévasté, et, quelques jours après, les Carpétans étaient soumis. (17) Dès lors
tout le pays situé au-delà de l'Hèbre, Sagonte exceptée, subissait le joug de
Carthage.
Sagonte envoie une délégation à Rome (218)
[XXI, 6]
(1) La guerre n'avait pas encore commencé avec Sagonte; mais
déjà des contestations, germes de guerre, lui étaient suscitées avec ses voisins
surtout avec les Turdétans. (2) L'auteur même du litige se présentait pour
arbitre; il était clair que la force, et non le droit, l'emporterait: les
Sagontins alors envoyèrent à Rome une députation pour demander des secours
contre l'ennemi dont ils se voyaient menacés. (3) Publius Cornélius Scipion et
Tibérius Sempronius Longus étaient consuls. La députation entendue dans le
sénat, l'affaire mise en délibération, on fut d'avis de faire passer des députés
en Espagne pour prendre des informations sur la situation des alliés: (4) dans
le cas où leur cause paraîtrait juste, les ambassadeurs devaient sommer Hannibal
de ne plus inquiéter les Sagontins, alliés de Rome; puis passer en Afrique, pour
porter à Carthage les plaintes des alliés de Rome. (5) La députation à peine
décrétée n'était point encore partie, qu'on reçut, plus tôt qu'on ne s'y
attendait, la nouvelle du siège de Sagonte. (6) Alors l'affaire fut de nouveau
déférée au sénat. Les uns assignaient pour département aux consuls l'Espagne et
l'Afrique, et proposaient de combattre à la fois sur terre et sur mer, d'autres
dirigeaient toutes les forces en Espagne, contre Hannibal; (7) d'autres enfin
demandaient qu'on mît moins de précipitation dans une affaire de cette
importance, et qu'on attendît le retour de la députation envoyée en Espagne. (8)
Cet avis, qui paraissait le plus sage, l'emporta: on pressa le départ des
députés Publius Valérius Flaccus et Quintus Baebius Tamphilus; ils avaient ordre
d'aller trouver Hannibal à Sagonte, de se rendre à Carthage, s'il refusait de
lever le siège, et même de demander qu'Hannibal leur fût livré en réparation de
la rupture du traité.
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