Situation des deux armées
[21,39]
(1) Par une circonstance très favorable pour son début,
Hannibal trouva les Taurini en guerre avec les Insubres, leurs voisins. Mais il
se voyait dans l'impossibilité d'offrir son armée à l'un des deux partis, parce
que ses troupes, en train de se refaire, sentaient d'autant plus vivement les
maux qu'elles avaient soufferts. (2) En effet le repos après la fatigue,
l'abondance après la disette, la propreté après la saleté la plus affreuse,
avaient diversement éprouvé le tempérament des Carthaginois, défigurés et
presque semblables à des sauvages. (3) Ce motif détermina le consul Publius
Cornélius, lorsqu'il eut débarqué à Pise, et reçu l'armée des mains de Manlius
et d'Atilius, à presser sa marche vers le Pô; et cependant il n'avait que de
nouvelles recrues, encore intimidées des affronts qu'elles venaient d'essuyer;
il voulait combattre l'ennemi avant qu'il eût réparé ses forces. (4) Il arriva à
Plaisance; mais Hannibal avait déjà levé le camp; et la capitale des Taurini,
qui avaient rejeté son alliance, avait été emportée d'assaut; (5) nul doute que
la crainte, et même l'affection, n'eussent entraîné dans le parti de Carthage
les Gaulois, riverains du Pô, si, au moment où ils ne cherchaient qu'une
occasion de se révolter, il n'eussent été surpris par l'arrivée subite du
consul. (6) De son côté, Hannibal partit de chez les Taurini, persuadé qu'à son
aspect les Gaulois indécis le suivraient bientôt. (7) Déjà les deux armées
étaient presque en présence, et, à leur tête, marchaient deux généraux, qui,
sans se connaître encore parfaitement, éprouvaient l'un pour l'autre un
sentiment d'admiration; (8) car le nom d'Hannibal était déjà fort célèbre à
Rome, même avant la ruine de Sagonte, et le choix que l'on avait fait de Scipion
pour l'opposer au héros carthaginois, inspirait à ce dernier la plus haute idée
de son rival. (9) Ils avaient réciproquement ajouté à cette estime, Scipion, en
rejoignant en Italie Hannibal qu'il avait manqué dans la Gaule: Hannibal, en
formant le projet hardi de passer les Alpes, et en l'effectuant. (10) Scipion se
hâta de traverser le Pô, et vint camper auprès du Tessin. Mais, avant de mettre
ses soldats en ligne, il leur adressa ce discours pour animer leur courage.
Discours de Scipion
[21,40]
(1) "Soldats, si je menais au combat l'armée qui m'a suivi
dans la Gaule, je me serais abstenu de vous parler. (2) En effet serait-il
besoin d'exhorter ces cavaliers qui, sur les bords du Rhône, ont défait si
glorieusement la cavalerie numide, ou ces légions, qui, poursuivant avec moi les
mêmes ennemis en fuite, leur ont, à défaut de triomphe, arraché l'aveu de leur
infériorité, de la crainte que leur inspirait une bataille? (3) Mais
aujourd'hui, cette armée, qui doit servir en Espagne, y fait, avec mon frère
Cneius Scipion, la guerre sous mes auspices, pour obéir aux ordres du sénat et
du peuple romain; (4) afin cependant qu'un consul vous guidât contre Hannibal et
les Carthaginois, je me suis offert volontairement pour une expédition qui ne
m'était point destinée. Je dois donc, général nouveau pour vous, adresser
quelques mots à des guerriers nouveaux pour moi. (5) Faut-il vous dire quelle
sorte de guerre vous allez faire, et contre quels ennemis? Vous marchez contre
ces Carthaginois, que, dans la guerre précédente, vous avez battus sur terre et
sur mer; à qui vous avez imposé un tribut pendant vingt années; à qui vous avez
arraché la Sicile et la Sardaigne, double trophée de la victoire, encore entre
vos mains. (6) Vous serez donc, de part et d'autre, animés à ce combat par les
sentiments que doivent y porter les vainqueurs et les vaincus. Et ce n'est point
aujourd'hui la valeur, mais la nécessité, qui fait accepter à l'ennemi la
bataille; (7) car le moyen de penser, quand son armée, intacte encore, a reculé
devant nous, qu'après avoir perdu, au passage des Alpes, les deux tiers de sa
cavalerie et de son infanterie, et peut-être plus d'hommes qu'il ne lui en
reste, il ait trouvé plus de confiance en ses forces? (8) Mais, direz-vous,
s'ils sont en petit nombre, leurs âmes et leurs corps sont doués d'une énergie
qu'aucune force ne saurait vaincre. (9) Voyez-les: ce sont des spectres, des
ombres; épuisés par la faim, le froid, la saleté la plus hideuse, froissés,
meurtris au milieu des pierres et des rochers. Ajouterai-je qu'ils ont les
articulations gelées, les nerfs raidis par la neige, les membres paralysés par
la glace; que leurs armes sont brisées, rompues, leurs chevaux estropiés et
boiteux? (10) Voilà la cavalerie, voilà l'infanterie que vous allez attaquer! ce
sont les derniers débris d'une armée qui n'existe plus; et ma crainte la plus
vive est qu'après l'action les Alpes ne semblent avoir vaincu Hannibal. (11)
Mais peut-être pour punir un chef, un peuple infracteur des traités, les dieux
eux-mêmes, sans l'intervention des mortels, ont dû engager et terminer la lutte;
et nous, qu'on outrage après les dieux, achever l'oeuvre de vengeance commencée
par eux."
Discours de Scipion (suite)
[21,41]
(1) "Je ne crains pas que personne puisse supposer que, sous
un langage pompeux, je cherche, pour vous encourager, à cacher des sentiments
étrangers à mes paroles. (2) J'étais libre d'aller en Espagne avec mon armée;
c'était ma province, déjà même je m'y rendais: là, j'aurais trouvé un frère qui
se fût associé à mes desseins, qui eût partagé mes périls; dans Hasdrubal, un
adversaire moins redoutable qu'Hannibal, et sans doute le fardeau de la guerre
eût été pour moi plus léger. (3) Toutefois, tandis que ma flotte côtoyait la
Gaule, au bruit de l'arrivée des Carthaginois, j'aborde, j'envoie des cavaliers
en avant, je viens camper sur les rives du Rhône; (4) ma cavalerie, la seule
partie de mes troupes qui eût occasion d'en venir aux mains avec l'ennemi, a
battu la sienne. Quant à son infanterie, elle s'éloignait de moi avec la
rapidité d'une véritable fuite; je ne pouvais l'atteindre par terre, je me
rembarquai, et avec toute la célérité que pouvait me permettre un aussi long
circuit de terre et de mer, je vins la retrouver au pied des Alpes. (5) À
présent ai-je l'air d'un homme qui, en voulant éviter une bataille, s'est jeté,
sans le savoir, devant un ennemi redoutable, ou qui le premier accourt à sa
rencontre, l'attaque, et le traîne au combat? (6) Je tiens à voir, si, depuis
vingt ans, la terre a produit tout à coup une autre espèce de Carthaginois, ou,
si je reverrai en eux les hommes qui ont combattu aux îles Aegates, et que vous
avez estimés dix-huit deniers par tête, pour leur laisser la liberté, au mont
Éryx; (7) si cet Hannibal est, comme il le prétend, l'émule des voyages
d'Alcide, ou, s'il n'est pas, comme l'a laissé son père, le tributaire, le
sujet, l'esclave du peuple romain. (8) Certes, s'il n'était égaré par l'attentat
de Sagonte, il se rappellerait, sinon le désastre de sa patrie, du moins
l'abaissement de sa famille, de son père, et ce traité signé de la main d'Amilcar,
(9) qui, sur l'ordre de notre consul, évacua le mont Éryx; qui, tout en
frémissant de rage, fut contraint d'accepter les lois sévères que nous dictâmes
aux Carthaginois vaincus; qui s'engagea par serment à céder la Sicile, et à
payer à Rome un tribut. (10) Aussi, soldats, ce n'est pas seulement la valeur
que vous déployez contre un ennemi ordinaire, qu'il faut faire éclater ici, mais
la colère, l'indignation qu'exciterait dans vos âmes la vue de vos esclaves
saisissant tout à coup les armes contre vous. (11) Il n'a tenu qu'à nous,
lorsqu'ils étaient enfermés sur le mont Éryx, de les laisser périr par le plus
cruel de tous les supplices, la faim; nous pouvions faire passer en Afrique
notre flotte victorieuse, et détruire, sans tirer le glaive, Carthage en peu de
jours. (12) Nous avons cédé à leurs prières, nous avons levé le siège, nous
avons fait la paix avec des vaincus; enfin, nous les avons considérés comme sous
notre sauvegarde, lorsqu'ils étaient en proie à la guerre d'Afrique. (13) Pour
prix de tant d'indulgence, les voilà qui, sur les pas d'un jeune forcené,
viennent assiéger notre patrie; et plût aux dieux que vous n'eussiez à combattre
que pour l'honneur, et non pour le salut de l'État! (14) Ce n'est plus
maintenant, comme autrefois, pour la possession de la Sardaigne et de la Sicile,
mais pour l'Italie qu'il faut combattre. (15) Point d'armée derrière nous pour
arrêter l'ennemi, si nous ne sommes pas vainqueurs; plus d'Alpes nouvelles, dont
le passage arrête Hannibal, et nous donne le temps d'armer contre lui de
nouveaux bras. Ici, soldats, il faut rester inébranlables, comme si nous
défendions les remparts mêmes de Rome. (16) Que chacun de vous se persuade qu'il
va couvrir de son bouclier, non pas son corps, mais son épouse, mais ses jeunes
enfants; qu'au désir de sauver sa famille, il ajoute encore cette idée que le
sénat, que le peuple ont les yeux fixés sur nous en cet instant décisif. (17)
Oui, soldats, de notre énergie, de notre valeur, dépend la fortune de Rome et de
l'empire." Tel fut le discours du consul aux Romains.
Combats singuliers entre Gaulois
[21,42]
(1) Hannibal crut devoir parler aux yeux des Carthaginois;
avant de s'adresser à leurs esprits, il fait donc ranger l'armée en cercle pour
lui donner un spectacle; il place dans l'enceinte des prisonniers montagnards
enchaînés; puis, jetant à leurs pieds des armes gauloises, il dit à un
interprète de leur demander, si, pour prix de la liberté, d'une armure et d'un
cheval destinés au vainqueur, ils veulent entrer en lice. (2) Tous jusqu'au
dernier de s'écrier: "Un glaive et le combat!". On mêle leur nom dans une urne,
et chacun alors témoignait le désir que le sort le choisît pour cette épreuve
glorieuse. (3) À mesure que leurs noms étaient sortis, fiers, transportés de
joie, au milieu des félicitations de leurs compagnons, ils s'élançaient en
s'agitant selon la coutume de leur pays, pour saisir les armes. (4) Pendant la
lutte, les prisonniers, les spectateurs eux-mêmes étaient animés d'un tel
enthousiasme, que le succès du vainqueur ne paraissait pas plus beau à leurs
yeux que le trépas héroïque du vaincu.
Discours d'Hannibal
[21,43]
(1) Hannibal, après avoir donné à ses guerriers le spectacle
de plusieurs luttes pareilles, les fit sortir de l'arène. Ensuite il convoqua
l'assemblée, et lui tint, dit-on, ce discours: (2) "Si l'aspect que vient de
vous offrir une situation étrangère, vous fait apprécier avec les mêmes
sentiments votre position personnelle, la victoire est à nous, soldats. En
effet, c'était moins un spectacle qu'une image de votre état présent. (3)
Peut-être aussi des chaînes plus étroites que celles de vos captifs, des
entraves plus impérieuses vous sont-elles imposées par la fortune? (4) À droite
et à gauche, renfermés entre deux mers, vous n'avez pas un seul vaisseau pour
fuir: devant vous est le Pô, le Pô bien plus large, bien plus rapide que le
Rhône; derrière, vous êtes pressés par les Alpes, dont le passage fut hérissé de
tant d'obstacles, alors même que notre armée avait ses forces tout entières. (5)
Il faut vaincre ou mourir à l'endroit où vous allez joindre l'ennemi. Mais le
destin, qui vous a fait une loi de combattre, réserve à votre triomphe les
récompenses les plus brillantes que les mortels puissent jamais demander aux
dieux. (6) Quand la Sicile et la Sardaigne, enlevées à nos pères, seraient
seules reconquises par notre glaive, ce serait déjà un prix à ne pas dédaigner.
Mais tout ce que les Romains ont conquis et accumulé par tant de triomphes, tout
cela passera entre vos mains avec les possesseurs eux-mêmes. (7) Courez à cette
proie si belle; les dieux sont pour vous! aux armes, soldats! (8) Assez
longtemps les monts inhabités de la Lusitanie et de la Celtibérie vous ont vus
poursuivre quelques troupeaux sans aucun dédommagement de tant de fatigues et de
dangers. (9) Le jour est venu où vous devez faire des campagnes plus
fructueuses, et vous payer largement de vos peines, après avoir parcouru une si
longue route, à travers tant de montagnes, de fleuves et de peuples armés. (10)
C'est ici que le sort a fixé le terme de vos travaux; c'est ici qu'il vous
prépare une retraite digne de vos longs services. (11) Si le nom de vos ennemis
est imposant, n'en croyez pas pour cela le succès plus difficile. Plus d'une
fois un adversaire méprisé livra de sanglantes batailles, et les rois, les
nations les plus célèbres ont cédé au moindre choc; (12) car, effacez l'éclat
éblouissant du nom romain, en quoi peuvent-ils vous être comparés? (13) Je
passerai sous silence la guerre que vous fîtes pendant vingt années avec la
valeur, la fortune que vous savez; mais c'est vous encore, qui, partis des
colonnes d'Hercule, des bords de l'océan, et des dernières limites du monde,
êtes arrivés ici en marquant votre passage dans l'Espagne, dans la Gaule, par la
réduction des peuples les plus redoutables de ces contrées. (14) On vous oppose
une armée sans expérience, qui, cet été même, fut battue, taillée en pièces,
assiégée par les Gaulois, une armée qui ne connaît pas son chef, et n'en est
point connue. (15) Est-ce moi, né pour ainsi dire, élevé du moins dans la tente
d'un père, le premier des capitaines, moi, le conquérant de l'Espagne, de la
Gaule, des peuples des Alpes, et, ce qui offrait bien plus de périls encore, des
Alpes elles-mêmes, que je mettrai en parallèle avec ce chef de six mois,
déserteur de son armée, (16) et qui, si on lui montrait aujourd'hui, sans les
étendards qui les distinguent, les Carthaginois et les Romains, ne saurait, j'en
suis certain, reconnaître quels soldats il doit commander? (17) Et je ne regarde
pas comme un mince avantage de dire ici: Carthaginois, il n'est pas un de vous,
sous les yeux duquel je n'aie fait quelque action d'éclat, pas un aussi, qui ne
m'ait eu pour spectateur, pour témoin de sa vaillance, pas un à qui je ne puisse
rappeler en quel temps, en quel lieu, je signalai mon courage. (18) C'est avec
vous, qui, mille fois, avez reçu de moi les éloges et les distinctions
militaires, qu'Hannibal, votre élève à tous, avant d'être votre général, va
marcher au combat contre un chef et des soldats qui ne se connaissent point
entre eux."
Discours d'Hannibal (suite)
[21,44]
(1) "De quelque côté que je tourne mes regards, je vois
respirer partout la valeur et l'audace; je vois ma vieille infanterie, la
cavalerie de deux nations belliqueuses, l'une qui se sert du frein, l'autre qui
monte des chevaux libres; (2) vous, mes fidèles, mes intrépides alliés; et vous,
Carthaginois, qui allez combattre pour la patrie, pour le plus juste des
ressentiments. (3) C'est nous qui portons la guerre, ce sont nos étendards qui
menacent l'Italie: quelle force, quelle hardiesse doit donner à nos armes
l'espoir du succès et cette noble confiance qu'éprouve toujours l'agresseur,
jamais celui qui est attaqué! (4) Nos âmes ne sont-elles pas encore enflammées
de courroux, à l'idée des outrages indignes dont nous fûmes abreuvés? Ils nous
ont réclamés pour le supplice, moi d'abord, votre général, vous tous ensuite qui
avez assiégé Sagonte: livrés entre leurs mains, nous devions périr par les plus
horribles tortures. (5) Nation farouche et superbe qui veut tout envahir, tout
gouverner! la guerre avec ce peuple, la paix avec cet autre, nous ne pouvons la
faire sans que sa justice ait prononcé: elle nous circonscrit, elle nous
resserre dans les bornes étroites de quelques fleuves, de quelques montagnes.
Gardez de les franchir, dit-elle, et elle même ne respecte pas les limites
qu'elle a tracées. (6) Ne passez point l'Hèbre; n'ayez rien à démêler avec
Sagonte. - Mais Sagonte est tout près de l'Hèbre. - Craignez de faire un seul
pas. - (7) C'est donc trop peu de m'enlever mes plus anciennes provinces, la
Sicile et la Sardaigne, vous voulez encore les Espagnes? Que je les cède, et
vous passerez en Afrique. Que dis-je vous passerez? Les deux consuls de cette
année sont envoyés, l'un en Afrique, l'autre en Espagne. Nous n'avons plus rien,
rien que ce que le fer nous assurera. (8) Ils peuvent être peureux et lâches
ceux qui derrière eux trouveront encore des ressources, qui voient leurs champs,
le sol de la patrie prêts à les recevoir, lorsque des chemins sûrs et une terre
amie auront protégé leur retraite, mais il y a pour vous nécessité d'être
braves; plus d'alternative entre la victoire et la mort; tel est le cri d'un
désespoir bien prononcé, il faut vaincre, ou, si la fortune est contraire,
mourir au champ d'honneur, plutôt que dans la fuite. (9) Si telle est à tous
votre résolution ferme, invariable, je le répète, soldats, la victoire est à
vous: jamais, pour vaincre, motif plus puissant ne fut donné à l'homme par les
dieux immortels."
Derniers préparatifs avant la bataille
[21,45]
(1) Ces harangues, ont, de part et d'autre, échauffé le
courage des soldats. Les Romains s'empressent de jeter un pont sur le Tessin, et
construisent un fort pour défendre le pont. (2) Tandis qu'ils s'occupent de cet
ouvrage, Hannibal envoie Maharbal avec un détachement de cinq cents cavaliers
numides, pour ravager les terres des alliés de Rome. (3) Il lui recommande
surtout de ménager les Gaulois, et de mettre tout en oeuvre pour attirer les
chefs dans son parti. Le pont terminé, l'armée romaine passe sur le territoire
des Insubres, et s'arrête à cinq milles de Victumulae. (4) C'est là qu'Hannibal
était campé: il rappelle en toute hâte Maharbal et son corps de cavalerie, et, à
l'approche de la bataille, croyant que ses discours, ses exhortations n'ont pas
encore assez animé l'ardeur des soldats, il convoque une nouvelle assemblée, et
leur annonce les récompenses positives sur lesquelles ils peuvent compter après
la victoire; (5) des terres en Italie, en Afrique, en Espagne, à leur choix,
libres de tout impôt pour le propriétaire et ses enfants; l'équivalent en
argent, s'ils le préfèrent; (6) la promesse du droit de cité à Carthage pour les
alliés qui le demanderaient; des avantages réels pour ceux qui voudront
retourner dans leur pays, et un établissement digne d'exciter l'envie de leurs
concitoyens. (7) "Esclaves, qui avez suivi vos maîtres, dit-il, vous serez
libres; et vous, leurs maîtres, je vous rendrai deux esclaves pour un. (8) Ma
parole est sacrée, ajouta-t-il en saisissant, d'une main, un agneau, de l'autre
une pierre: si je la violais, Jupiter, et dieux que je prends à témoin,
immolez-moi, comme je vais immoler cet agneau." Il dit, et écrase contre la
pierre la tête de la victime. (9) Dès lors, comme si les dieux se fussent rendus
garants de leurs espérances, tous, impatients du retard qui seul à leurs yeux
suspend l'accomplissement de leurs désirs, tous n'ont qu'une âme et qu'un cri
pour demander le combat.
Bataille au bord du Tessin (début novembre)
[21,46]
(1) Les Romains étaient loin de faire éclater une pareille
allégresse; des prodiges récents avaient ajouté à la terreur qu'ils éprouvaient
déjà. (2) Un loup était entré dans le camp, avait déchiré ceux qui se trouvaient
sur son passage, et s'était échappé sans recevoir lui-même aucune blessure; un
essaim d'abeilles était venu aussi se poser sur un arbre qui couvrait la tente
du général. (3) Après les sacrifices expiatoires, Scipion, à la tête de sa
cavalerie et d'une troupe légère d'archers, s'avance vers le camp du
Carthaginois pour examiner de près ses forces, le nombre et la qualité de ses
troupes. Il rencontre Hannibal qui, de son côté, s'était mis en marche avec sa
cavalerie, pour reconnaître les lieux d'alentour. (4) D'abord ils ne se
distinguaient pas l'un l'autre; mais ensuite les nuages de poussière qui
s'élevaient sous les pas de tant d'hommes et de chevaux, furent le signal de
l'approche des ennemis. Les deux troupes s'arrêtent, et se préparent au combat.
(5) Scipion place en avant les archers et les cavaliers gaulois; en seconde
ligne, les Romains et ce que les alliés ont de plus intrépide. Hannibal met au
centre ses cavaliers dont les chevaux connaissent le mors, et fortifie les ailes
avec les Numides. (6) À peine un premier cri a-t-il annoncé la charge, que les
archers s'enfuient au milieu du corps de réserve formé par la seconde ligne.
Entre les cavaliers, le choc se soutint quelque temps avec assez d'égalité.
Bientôt l'infanterie, qui se mêle à l'action, fait cabrer les chevaux; plusieurs
cavaliers sont renversés; d'autres mettent pied à terre pour soutenir leurs
compagnons pressés, enveloppés de toutes parts; et déjà ce n'était plus, pour
ainsi dire, qu'un engagement d'infanterie, (7) lorsque les Numides, disposés sur
les ailes, au moyen d'un léger mouvement tournant, paraissent sur les arrières
de la ligne romaine. Effrayés de ce mouvement, les Romains le sont plus encore
de la blessure du consul; mais son fils, à peine en âge de puberté, se jette en
travers des ennemis, et détourne le danger qui menace son père. (8) C'est à ce
jeune héros qu'il est réservé de terminer cette guerre, et de mériter le surnom
d'Africain par sa brillante victoire sur Hannibal et les Carthaginois. (9)
Cependant l'agitation d'une fuite complète ne se manifesta que du côté des
archers qui, les premiers virent fondre sur eux les Numides. Le reste de la
cavalerie serra les rangs, reçut le consul au milieu d'elle, le couvrit de ses
armes, de son corps, et le ramena au camp, sans désordre, sans confusion dans sa
retraite. (10) L'honneur d'avoir sauvé le consul est attribué par Coelius à un
esclave ligure. Pour moi, j'aimerais mieux que la gloire en fût toute à son
fils; c'est du reste l'opinion de la plupart des historiens, et celle que la
renommée a consacrée.
Passage du Pô
[21,47]
(1) Tel fut le premier combat avec Hannibal: il prouva
clairement la supériorité de sa cavalerie, et par conséquent l'infériorité des
Romains dans les plaines découvertes, comme celles que l'on trouve entre le Pô
et les Alpes. (2) Aussi, dès la nuit suivante, les soldats reçurent l'ordre de
rassembler, en silence, tous les bagages; on leva le camp des bords du Tessin,
et l'on se porta en toute hâte vers le Pô, afin de profiter du pont jeté sur le
fleuve, et qu'on n'avait pas encore coupé. Les troupes y passèrent sans tumulte,
et sans craindre la poursuite de l'ennemi. (3) Elles étaient à Plaisance,
qu'Hannibal savait à peine leur départ des rives du Tessin. Cependant il fit
prisonniers environ six cents hommes, qui étaient restés sur l'autre bord pour
couler les radeaux, et qui avaient mis de la lenteur dans cette opération. Le
pont ne put lui servir, parce que, les extrémités une fois détachées, le reste
était entraîné par les eaux. (4) Coelius assure que Magon traversa, à l'instant
même, le Pô à la nage avec la cavalerie et les fantassins espagnols; et
qu'Hannibal remonta le fleuve pour faire passer à ses soldats les gués qu'il
rencontra plus haut; il eut le soin de mettre ses éléphants en première ligne,
afin de rompre l'impétuosité des vagues. Ceux qui connaissent le Pô, croiront
difficilement ce récit. (5) En effet, il n'est pas vraisemblable que la
cavalerie, sans perdre ni armes, ni chevaux, ait pu triompher de l'insurmontable
rapidité du courant. Supposé même que tous les Espagnols eussent effectué leur
passage sur des outres enflées, il aurait fallu prendre un circuit de plusieurs
jours de marche, pour trouver des gués, où l'on pût risquer une armée avec tous
ses bagages. (6) J'ajoute foi plus volontiers à ceux qui disent qu'on fut deux
jours avant d'arriver à un endroit propre à recevoir un pont de bateaux, que
Magon franchit le premier avec la cavalerie espagnole libre de toute charge. (7)
Tandis qu'Hannibal, arrêté aux environs du fleuve pour donner audience aux
ambassades gauloises, fait passer l'infanterie la plus lourde, Magon, avec ses
cavaliers, se porte en une journée de chemin, vers l'ennemi, du côté de
Plaisance. (8) Hannibal, peu de jours après, vint se retrancher à six milles de
cette ville; le lendemain, il déploie ses forces à la vue de ses adversaires, et
leur présente la bataille.
Scipion installe son camp près de la Trébie (novembre 218)
[21,48]
(1) La nuit suivante, il y eut dans le camp romain un
massacre causé par les Gaulois auxiliaires; l'alarme cependant fut plus grande
que la perte. (2) À peu près deux mille fantassins et deux cents cavaliers, qui
ont égorgé les sentinelles aux portes, passent du côté d'Hannibal. Le
Carthaginois leur adressa des paroles bienveillantes, fit briller à leurs yeux
l'espoir des plus belles récompenses, et les envoya chacun dans sa cité, pour
soulever en sa faveur les esprits de leurs concitoyens. (3) Scipion a vu dans ce
meurtre le signal de la défection de tous les Gaulois; il redoute que les
atteintes de ce forfait ne leur inspirent une sorte de frénésie qui les fasse
courir aux armes; (4) aussi, malgré la douleur que lui cause sa blessure, il
part secrètement, à la quatrième veille de la nuit suivante, se dirige vers la
Trébie, et vient camper sur des hauteurs et des collines inaccessibles à la
cavalerie. (5) Hannibal ne fut point trompé comme au Tessin; il détacha d'abord
les Numides, puis tous ses cavaliers, qui certes auraient jeté le trouble dans
l'arrière-garde romaine, si, trop avides de butin, les Numides ne se fussent
répandus dans le camp abandonné. (6) Tandis qu'attentifs à fouiller çà et là,
ils perdent les instants en recherches presque infructueuses, l'ennemi leur
échappe des mains, ils le voient qui a passé la Trébie, et qui asseoit son camp;
quelques traînards seulement, arrêtés en deçà du fleuve, tombent sous leurs
coups. (7) Le consul, hors d'état de supporter un second déplacement, à cause
des souffrances qu'il venait d'éprouver, et résolu d'ailleurs à attendre son
collègue, qu'il savait rappelé de la Sicile, choisit, près de la rivière,
l'endroit qui lui parût le plus convenable pour former des lignes stationnaires,
et les fortifia avec beaucoup de soin. (8) Hannibal s'arrêta à peu de distance:
mais, si la victoire de sa cavalerie lui avait inspiré de l'orgueil, il cédait à
la crainte de la disette, de jour en jour plus affreuse dans une armée engagée
sur le territoire ennemi, sans vivres, sans provisions; (9) il envoie donc un
parti du côté de Clastidium, où les Romains avaient de nombreux magasins de blé.
Le bourg allait être attaqué, lorsqu'on eut l'espoir de réussir par la trahison;
elle ne se fit point payer chèrement; quatre cents écus d'or suffirent pour
gagner Dasius de Brindes, commandant de la garnison, qui livra la place à
Hannibal. Les Carthaginois trouvèrent là des approvisionnements, tant qu'ils
restèrent sur la Trébie. (10) La garnison prisonnière ne fut en rien traitée
avec rigueur; Hannibal voulait, dans les commencements de son entreprise,
s'attirer une réputation de clémence.
Opérations de Sicile (été 218)
[21,49]
(1) Tandis que la guerre, demeurait ainsi en suspens sur les
bords de la Trébie, il se passa dans l'intervalle, près de la Sicile et des îles
qui bordent l'Italie, des événements sur terre et sur mer, avant et depuis
l'arrivée du consul Sempronius. (2) Vingt quinquérèmes et mille combattants
avaient été envoyés par les Carthaginois pour ravager la côte de l'Italie; neuf
de ces galères abordèrent à Lipari, huit à l'île de Vulcain, trois furent
emportées par les vagues dans le détroit. (3) Celles-ci furent signalées à
Messine, où Hiéron, roi de Syracuse, se trouvait alors pour attendre le consul
romain; il fit avancer contre elles douze bâtiments qui les prirent ans
résistance, et les conduisirent au port de Messine. (4) On sut par les
prisonniers qu'outre l'armement de vingt vaisseaux, dont ils faisaient partie,
et qui cinglait vers l'Italie, trente-cinq quinquérèmes allaient encore aborder
en Sicile, pour y soulever les anciens alliés de Carthage. (5) Leur but
principal était de s'emparer de Lilybée; mais, sans doute, la tempête qui les
avait eux-mêmes dispersés, avait aussi jeté cette flotte vers les îles Aegates.
(6) Le roi fait parvenir ces avis au préteur M. Aemilius, chargé du département
de la Sicile, et lui recommande d'établir dans Lilybée une forte garnison. (7)
Aussitôt le préteur envoie dans les cités voisines ses lieutenants et ses
tribuns, avec ordre de recommander partout la vigilance la plus exacte. Et
d'abord on pourvut à la défense de Lilybée. Outre les préparatifs de guerre, une
proclamation enjoignit à tous les équipages de se munir de vivres pour dix
jours, de les porter à bord, (8) et de s'embarquer au premier signal. Les
vedettes, placées le long de la côte sur des hauteurs, devaient avertir d'avance
de l'approche des vaisseaux ennemis. Tout était prêt; (9) et, quoique les
Carthaginois eussent à dessein ralenti la marche de leurs navires pour entrer
seulement au point du jour dans la rade de Lilybée, on n'en fut pas moins
prévenu de leur arrivée, parce que la lune brilla toute la nuit, et qu'ils
venaient voiles déployées. (10) Aussitôt les vedettes donnèrent le signal, et
dans la ville on cria aux armes et l'on courut aux vaisseaux; une partie des
soldats était sur les remparts, et aux portes; une autre, sur les vaisseaux.
(11) Les Carthaginois, contraints de renoncer à une surprise, se tinrent,
jusqu'au jour, à distance de la rade, occupés à baisser leurs voiles et à se
disposer au combat. (12) Dès le matin, ils ramenèrent leur flotte en pleine mer,
afin d'ouvrir pour la bataille un espace plus vaste, et de laisser libre aux
bâtiments ennemis la sortie du port. (13) Les Romains ne refusèrent point
l'action; ces mêmes parages leur rappelaient de glorieux souvenirs, et leurs
guerriers étaient aussi nombreux que vaillants.
Bataille au large de Lilybée
[21,50]
(1) À peine est-on sur la haute mer, que les Romains tentent
l'abordage, pour se mesurer corps à corps avec l'ennemi; (2) mais les
Carthaginois, éludant cette manoeuvre, opposent la ruse à la force, et aiment
mieux combattre avec les vaisseaux qu'avec les armes et les hommes. (3) En
effet, leur flotte, abondamment pourvue de rameurs, manquait de soldats; et,
sitôt qu'il y avait engagement, le petit nombre de leurs combattants était
incapable de soutenir la lutte. (4) Ce fait étant connu, les Romains furent
encouragés par leur grand nombre, et les Carthaginois effrayés de leur
faiblesse. En un moment, sept de leurs vaisseaux furent enveloppés; le reste
prit la fuite: on fit prisonniers, sur les sept bâtiments, dix-sept cents
hommes, soldats, ou matelots, et, parmi eux, trois nobles carthaginois. (6) La
flotte romaine, sans autre dommage qu'un seul vaisseau percé de part en part,
mais qu'on parvint même à sauver avec les autres, rentra dans le port. (7) Ce
fut après cette victoire, et avant que la nouvelle en eût été portée à Messine,
que le consul Tiberius Sempronius arriva dans cette ville. Au moment où il
entrait dans le détroit, le roi Hiéron alla à sa rencontre, avec une flotte
pompeusement ornée: là, passant du vaisseau royal sur le bord du consul, (8) il
le félicita d'être arrivé sans accident funeste avec ses navires et son armée,
et lui souhaita une heureuse traversée en Sicile; (9) puis il l'informa de la
situation de l'île, des desseins des Carthaginois, et promit de servir les
Romains, dans sa vieillesse, avec le même zèle qu'il avait montré dans sa
jeunesse, pendant la guerre précédente. (10) Il s'engagea à fournir gratuitement
du blé et des habits aux légions et aux équipages du consul. Un grand danger,
disait-il, menace Lilybée et les autres villes maritimes; les esprits y sont
avides de changements. (11) D'après cet avis, le consul crut devoir se porter
sur-le-champ, avec sa flotte, sur Lilybée; celle du roi, et le prince lui-même,
partirent avec lui; ils apprirent en mer le combat de Lilybée, la défaite et la
prise des vaisseaux ennemis.
Le consul rejoint son collègue au camp de la Trébie (novembre 218)
[21,51]
(1) À son arrivée à Lilybée, le consul congédia le roi Hiéron
et sa flotte; et, après avoir laissé un préteur pour défendre les côtes de la
Sicile, il passa en personne dans l'île de Malte, alors au pouvoir des
Carthaginois. (2) À peine avait-il mis pied à terre, qu'on lui livra Amilcar,
fils de Gisgon, commandant des troupes, avec un peu moins de deux mille soldats,
la place et l'île entière. Quelques jours après, il revint à Lilybée; et, là,
tous les prisonniers faits par le consul ou par le préteur furent vendus à
l'encan, à l'exception des personnages d'une naissance illustre. (3) Lorsque
Sempronius crut avoir assez pourvu, de ce côté, à la sûreté de la Sicile, il se
dirigea vers les îles de Vulcain, où il y avait, disait-on, une flotte
carthaginoise; mais il n'y trouva point un seul ennemi. (4) Déjà, sans doute,
ils étaient partis pour ravager les côtes de l'Italie, et leurs dévastations sur
le territoire de Vibo avaient jeté la terreur au sein même de Rome. (5) À
l'instant où le consul regagnait la Sicile, il reçoit la nouvelle de leur
descente, et une lettre du sénat, qui lui apprend l'arrivée d'Hannibal en
Italie, et l'appelle au plus tôt au secours de son collègue. (6) Agité de tant
d'inquiétudes diverses, il fait sur-le-champ embarquer l'armée, qu'il envoie à
Ariminum par la mer supérieure; il charge le lieutenant Sextus Pomponius, à qui
il laisse vingt-cinq vaisseaux longs, de veiller à la défense du territoire de
Vibo et de la côte maritime de l'Italie; il complète au préteur Marcus Aemilius
une flotte de cinquante bâtiments. (7) Après toutes ces dispositions en Sicile,
lui-même, avec dix navires, longe la côte de l'Italie, pour se rendre à Ariminum:
de là, il s'avance avec son armée vers la Trébie, et vient se joindre à son
collègue.
Victoire indécise des Romains
[21,52]
(1) La réunion des deux consuls et de toutes les forces
romaines contre Hannibal semblait être pour l'empire un gage de salut, ou il
fallait désormais renoncer à toute espérance. (2) Cependant l'un des consuls,
abattu par la défaite de sa cavalerie et par sa blessure, était d'avis de gagner
du temps; l'autre, plein d'une ardeur nouvelle et partant plus hardi, ne pouvait
souffrir de retard. (3) Tout le terrain entre la Trébie et le Pô était alors
occupé par les Gaulois. Dans cette lutte de deux peuples si puissants, leur
politique indécise tendait visiblement à se déclarer pour le vainqueur. (4) Les
Romains ne leur demandaient que de rester neutres; mais Hannibal irrité
s'écriait qu'eux-mêmes l'avaient appelé en Italie, pour être leur libérateur.
(5) Cédant à la colère, à la nécessité de nourrir son armée par le butin, il
envoie deux mille hommes d'infanterie, mille de cavalerie, presque tous Numides,
et parmi eux quelques Gaulois, ravager tout le territoire jusqu'aux rives du Pô.
(6) Incapables de résister, les Gaulois, qui jusqu'alors avaient flotté
incertains, forcés par les outrages de leurs agresseurs, se déclarent pour ceux
dont ils attendent des vengeurs; ils députent vers le consul, et implorent le
secours des Romains pour leur pays, victime de sa trop grande fidélité envers
Rome. (7) Cornélius ne trouvait ni le motif suffisant, ni l'instant favorable
pour hasarder une action; les Gaulois aussi lui étaient suspects: que de fois
ils avaient usé de perfidie! Le souvenir de leurs anciennes trahisons pouvait
être effacé par le temps; mais devait-on oublier la révolte toute récente des
Boïens? (8) Sempronius, au contraire, tenait que ce serait un lien indissoluble
pour la foi des alliés, si l'on accordait une protection généreuse à ceux qui,
les premiers, l'avaient réclamée. (9) Son collègue hésitait encore; il prend
alors sa cavalerie, y joint mille fantassins, archers en grande partie, et les
fait passer au-delà de la Trébie, pour défendre les terres des Gaulois. (10)
Cette troupe rencontre celle d'Hannibal, dispersée, sans ordre, dont la plupart
des soldats étaient d'ailleurs chargés de butin; elle l'attaque à l'improviste,
y sème l'épouvante et le carnage, la met en fuite, et la poursuit jusqu'au camp,
jusqu'aux avant-postes ennemis: là, repoussée par la multitude qui se précipite
hors des lignes, elle rétablit le combat avec de nouveaux renforts. (11) Il
s'ensuivit un engagement très disputé; et, quoique à la fin les chances fussent
devenues égales, cependant l'avantage parut pencher du côté des Romains.
Impatience du consul Tiberius Sempronius Longus
[21,53]
(1) Cependant, plus que tout autre, le consul avait trouvé le
succès grand et mérité. Il était transporté de joie, d'avoir été vainqueur dans
un genre de combat où son collègue avait été vaincu. (2) Il venait de relever,
de ranimer le courage des soldats; tous, excepté Cornélius, demandaient à
l'instant la bataille. Encore plus affecté au moral qu'au physique, l'autre
consul, au souvenir de sa blessure, redoutait la mêlée et les javelots de
l'ennemi; mais fallait-il laisser vieillir cette ardeur, près d'un malade? (3)
pourquoi différer et perdre le temps? Attend-on un troisième consul, une
troisième armée? (4) Les Carthaginois sont campés au sein de l'Italie, presque à
la vue de Rome. Ce n'est plus la Sicile, la Sardaigne, enlevées à des vaincus,
que viennent attaquer leurs armes; ce n'est plus l'Espagne, en deçà de l'Hèbre,
qu'ils essaient d'envahir: c'est du sol paternel, de la terre de la patrie,
qu'ils veulent chasser les Romains. (5) "Combien gémiraient nos pères,
disait-il, accoutumés à porter la guerre près des murs de Carthage, s'ils nous
voyaient, nous, leurs enfants, s'ils voyaient deux consuls, deux armées
consulaires, au milieu de l'Italie, arrêtés par la crainte dans leurs
retranchements: tandis que l'Africain a soumis à sa domination tout le pays
entre les Alpes et l'Apennin!" (6) Tels étaient les discours qu'il tenait près
du lit de son collègue malade, qu'il répétait presque publiquement dans sa
tente. Il était aiguillonné et par l'idée de l'approche des comices, qui
pouvaient remettre à d'autres consuls le soin de la guerre, et par l'occasion de
faire rejaillir sur lui seul toute la gloire d'un succès, pendant la maladie de
son collègue. (7) Aussi, malgré les représentations de Cornélius, il ordonne aux
soldats de se tenir prêts à livrer bataille au plus tôt. Hannibal, qui voyait
bien que la prudence était le parti le plus sûr pour l'ennemi, ne se doutait
guère que les consuls agiraient avec légèreté et imprudence. (8) Mais, convaincu
par la renommée d'abord, ensuite par ses observations, de la fougue, de
l'emportement d'un des consuls, dont un succès sur ses fourrageurs avait dû
accroître encore l'impétuosité, il ne désespérait plus que la fortune lui
fournit bientôt l'occasion de frapper un grand coup. (9) Afin de ne point la
laisser échapper, il redoublait de vigilance et d'activité, tandis que le soldat
romain était peu aguerri, que le meilleur des deux généraux se trouvait, par sa
blessure, hors d'état de combattre, (10) et que rien jusque là n'avait refroidi
l'enthousiasme des Gaulois, dont il savait que le grand nombre le suivrait avec
plus de répugnance, à mesure qu'on les entraînerait plus loin de leur patrie.
(11) Ces motifs, d'autres encore, lui firent espérer une bataille prochaine:
d'ailleurs, en cas de retard, il était résolu à la provoquer, lorsque ses
espions, choisis parmi les Gaulois, qui excitaient moins la défiance, parce que
cette nation servait dans les deux armées, lui rapportèrent que les Romains se
disposaient au combat; il se mit alors à chercher dans les environs un lieu
propre à une embuscade.
Les Romains acceptent le combat (fin décembre)
[21,54]
(1) Entre les deux armées coulait un ruisseau, renfermé, de
toutes parts, dans des rives profondes et couvertes d'herbes marécageuses, de
buissons, de broussailles, comme le sont d'ordinaire tous les lieux incultes. On
pouvait cacher même de la cavalerie dans cet endroit obscur: Hannibal s'en
aperçut, après avoir lui-même reconnu te terrain: "Voilà quel sera ton poste,
dit-il à Magon, son frère: (2) choisis dans l'armée cent cavaliers, cent
fantassins, et viens avec eux me joindre à la première veille. Il faut
maintenant prendre de la nourriture et du repos." Il dit, et congédie le
conseil. (3) Magon paraît bientôt avec sa troupe d'élite. "Je vois, dit
Hannibal, des guerriers intrépides. Mais, afin de vous assurer l'avantage du
nombre ainsi que de la valeur, vous choisirez chacun, dans tous les bataillons
d'infanterie ou de cavalerie, neuf braves qui vous ressemblent. Magon vous
montrera où vous devez vous embusquer. Vous aurez affaire à un ennemi incapable
de rien voir dans ces ruses de guerre." (4) Les mille cavaliers et les mille
fantassins de Magon sont partis. Hannibal, au point du jour, ordonne à la
cavalerie numide de passer la Trébie, de voltiger le long du camp romain, et de
harceler les avant-postes, pour attirer l'ennemi au combat; puis, lorsque
l'action serait engagée, de lâcher pied peu à peu, afin de l'entraîner en deçà
de la rivière. (5) Telles étaient les instructions des Numides. Les autres chefs
de l'infanterie et de la cavalerie reçoivent l'ordre de faire dîner tous leurs
soldats, de seller ensuite les chevaux, et d'attendre le signal sous les armes.
(6) Sempronius, à la première alerte donnée par les Numides, fait d'abord
avancer toute sa cavalerie, cette partie de ses forces dont il est si fier, puis
six mille hommes d'infanterie, et enfin toutes ses troupes, tant il était avide
de mettre à exécution sa résolution prise longtemps d'avance de livrer bataille.
(7) Ce jour-là, la brume était assez piquante, et il tombait de la neige dans
ces lieux situés entre les Alpes et l'Apennin, et refroidis encore par le
voisinage des fleuves et des marais. (8) Comme les hommes et les chevaux étaient
sortis précipitamment, sans avoir pris d'avance aucune nourriture, sans s'être
munis d'aucune protection contre la rigueur de la saison, ils n'avaient plus de
chaleur; et, à l'approche de la rivière, l'air, devenu plus vif, les glaçait de
froid. (9) Bientôt ils entrent dans l'eau, afin de poursuivre les Numides qui
fuient devant eux, et ils en ont jusqu'à la poitrine, à cause des pluies qui, la
nuit précédente, ont grossi la Trébie: alors, à mesure qu'ils sortent de la
rivière, ils sentent leurs membres si engourdis, qu'à peine ils peuvent tenir
leurs armes; et, comme déjà la journée est avancée, ils se trouvent épuisés de
fatigue et de besoin.
Les Carthaginois ont l'avantage
[21,55]
(1) Cependant les soldats d'Hannibal, qui ont allumé des feux
devant leurs tentes, assoupli leurs membres avec l'huile distribuée dans chaque
bataillon, et pris tranquillement leur repas, à la nouvelle que l'ennemi a passé
la rivière, saisissent leurs armes, pleins d'ardeur et de force, et viennent se
ranger en bataille. (2) Hannibal place en première ligne les Baléares, troupes
légères, qui forment à peu près huit mille hommes; ensuite son infanterie,
pesamment armée, tout ce qu'il a de braves, de vigoureux guerriers: il répand
sur les ailes dix mille chevaux, et, en tête de chacune il dispose ses
éléphants. (3) Le consul, qui voit sa cavalerie, ardente à la poursuite des
Numides débandés, assaillie à l'improviste par ces mêmes Numides qui tout à coup
lui opposent une vive résistance, fait sonner la retraite, la rappelle, et la
distribue sur les deux ailes de son infanterie, (4) composée de dix-huit mille
Romains, de vingt mille alliés de nom latin, et d'un corps d'auxiliaires
cénomans, la seule des nations gauloises dont la foi ne s'était point démentie.
Telles étaient les deux armées marchant au combat. (5) L'action fut engagée par
les Baléares; mais, comme les légions leur présentaient une masse de forces trop
imposante, on fit bientôt retirer sur les ailes ces troupes légères. Par ce
mouvement, la cavalerie romaine fut aussitôt accablée. (6) En effet, quatre
mille cavaliers, qui déjà par eux-mêmes avaient peine à résister à dix mille
Carthaginois, la plupart aussi dispos que les Romains étaient épuisés, se
trouvèrent encore écrasés par une grêle de traits que leur lancèrent les
Baléares. (7) Avec cela, les éléphants, qui débordaient les extrémités des
ailes, et dont l'aspect et l'odeur extraordinaire effrayaient surtout les
chevaux, répandaient au loin le désordre. (8) Entre les deux infanteries, il y
avait plutôt égalité de courage que de vigueur; car les Carthaginois, tout frais
et bien nourris à l'avance, luttaient avec avantage contre des ennemis épuisés
de faim et de lassitude, engourdis et paralysés par le froid. Cependant les
Romains eussent résisté, s'ils n'avaient eu à combattre que de l'infanterie: (9)
mais notre cavalerie une fois mise en déroute, les Baléares criblaient de traits
nos fantassins sur les flancs, et déjà les éléphants s'étaient portés sur le
centre. Bientôt Magon et les Numides, qui ont vu les Romains dépasser leur
embuscade secrète, arrivent par derrière, et sèment çà et là le trouble et la
consternation. (10) Cependant, au milieu de tant de maux qui la menacent de
toutes parts, notre armée demeura quelque temps inébranlable, et, contre
l'attente générale, soutint surtout le choc des éléphants. (11) Des vélites,
disposés pour cet effet, leur firent tourner le dos, en leur lançant des
javelines acérées; puis, se précipitant sur leurs traces, ils les perçaient sous
la queue, à l'endroit où leur peau plus molle était plus accessible au fer.
Déroute de l'armée romaine près de la Trébie
[21,56]
(1) Au moment où, dans leur effroi, ils allaient se rejeter
sur les Carthaginois eux-mêmes, Hannibal ordonna de les faire repasser du centre
vers les extrémités, et de les diriger sur l'aile gauche, contre les Gaulois
auxiliaires: la déroute ne fut pas un instant douteuse. Surcroît d'alarmes pour
les Romains, à la vue de la fuite des auxiliaires. (2) Aussi, obligés de
combattre sur tous les points, dix mille hommes environ, car le reste ne put
s'échapper, s'ouvrirent un passage, par le massacre de beaucoup d'ennemis, à
travers le centre de l'armée africaine, renforcée de Gaulois auxiliaires; (3)
et, comme il leur était impossible de regagner le camp, dont la Trébie leur
fermait l'entrée, ou de distinguer assez, à cause de la pluie, les endroits où
ils auraient pu venir au secours des leurs, ils se rendirent droit à Plaisance.
(4) Chacun ensuite chercha à s'échapper d'un côté ou d'un autre. Ceux qui
coururent vers la rivière furent engloutis dans les eaux, ou accablés par les
Carthaginois, s'ils hésitaient à tenter le passage. (5) Ceux qui, dans leur
fuite, s'étaient dispersés à travers champs, prirent la route de Plaisance, sur
les traces du corps d'armée qui effectuait sa retraite. D'autres enfin, enhardis
par la crainte même de l'ennemi, s'élancèrent dans la Trébie, la traversèrent
heureusement, et se réfugièrent dans leurs lignes. (6) Une pluie mêlée de neige,
et la rigueur intolérable du froid, firent périr une grande quantité de chevaux
et presque tous les éléphants. (7) Les Carthaginois ne poursuivirent pas les
Romains au-delà du fleuve, et ils retournèrent dans leur camp, tellement transis
et glacés, qu'à peine ils sentaient la joie de leur victoire. (8) Aussi la nuit
suivante, lorsque le détachement commis à la garde de nos retranchements, et les
faibles débris de nos troupes nombreuses passaient la Trébie sur des radeaux,
les Carthaginois ne s'en aperçurent point; soit parce que la pluie tombait par
torrents, (9) ou qu'incapables, par leur lassitude et par leurs blessures, de
faire aucun mouvement, ils feignirent de ne rien entendre. Scipion, sans être
inquiété dans sa marche silencieuse, conduisit sa division à Plaisance: de là,
traversant le Pô, il gagna Crémone, pour que le cantonnement de deux armées ne
restât point à la charge d'une seule colonie.
Voyage-éclair du consul à Rome; attaque de Victumulae
[21,57]
(1) Cet échec causa dans Rome une terreur si profonde, que
déjà l'on croyait voir l'ennemi marcher sur la ville enseignes déployées. Plus
d'espérance, plus de ressources pour repousser les assauts qu'il livrerait aux
portes et aux remparts. (2) "Un consul avait été défait sur les bords du Tessin,
l'autre rappelé de la Sicile, et les deux armées consulaires venaient encore
d'être vaincues. De quels chefs, de quelles légions implorer désormais le
secours?" (3) L'effroi régnait partout, lorsqu'on vit arriver Sempronius. Malgré
mille périls, malgré la cavalerie d'Hannibal, répandue çà et là dans la plaine
pour piller, plus téméraire que prudent, sans espoir de n'être point aperçu, de
résister, s'il était découvert, le consul était parvenu à s'échapper. (4) Il
tint les comices consulaires; c'est ce qu'on désirait le plus dans la
circonstance présente: ensuite il retourne à ses cantonnements. On avait nommé
consuls Cneius Servilius et Caius Flaminius. (5) Du reste, les Romains étaient
sans cesse inquiétés dans leurs quartiers d'hiver par les cavaliers numides qui
erraient de tous côtés, ou par les Celtibériens et les Lusitaniens, aux lieux où
la cavalerie trouvait trop d'obstacles. Tous les approvisionnements leur étaient
interceptés, à l'exception de ceux qui arrivaient par le Pô, sur des barques.
(6) Il y avait près de Plaisance un marché, défendu par de solides murailles et
par une forte garnison: Hannibal, qui se flattait de s'en rendre maître,
s'avança avec sa cavalerie et ses troupes légères; et, comme le secret seul
pouvait assurer le succès de l'entreprise, il tenta de nuit son attaque: mais il
ne réussit pas à tromper la vigilance des gardes. (7) Le cri d'alarme fut poussé
avec tant de force, qu'il retentit jusque dans Plaisance. Aussi, au point du
jour, le consul était arrivé avec sa cavalerie; les légions avaient ordre de le
suivre, formées en bataillons carrés. (8) Cependant il se livra un combat de
cavalerie; Hannibal en sortit blessé, ce qui effraya les Carthaginois: la
garnison, d'ailleurs, avait fait une vive résistance. (9) Après quelques jours
de repos, et sa blessure à peine cicatrisée, il se remet en campagne pour
attaquer Victumulae, (10) autre marché que les Romains avaient fortifié pendant
la guerre des Gaulois. Il était devenu le séjour d'une foule d'habitants des
peuplades voisines, et la crainte du pillage y avait alors rassemblé presque
toute la population des campagnes. (11) Cette multitude, animée par le bel
exemple qu'avait montré la garnison de Plaisance, court aux armes, et s'avance
contre Hannibal. (12) C'était plutôt un rassemblement qu'une armée en bon ordre.
L'action s'engagea sur la route même; mais, comme il y avait, d'un côté, une
foule sans discipline, de l'autre, des soldats sûrs de leur général, une poignée
de monde suffit pour mettre en déroute trente-cinq mille hommes environ. (13) Le
lendemain la place capitula, et reçut garnison. On somme les assiégés d'apporter
leurs armes; ils obéissent. Tout à coup le signal est donné aux vainqueurs de
piller la ville, comme si elle eût été prise d'assaut; (14) il n'y manque aucune
des horreurs qui d'ordinaire, dans l'histoire, signalent la prise des cités;
tant la brutalité, la barbarie, et la plus cruelle insolence s'exercèrent contre
ces malheureux vaincus. Telles furent, pendant l'hiver, les expéditions
d'Hannibal.
Tourmente dans l'Apennin (début de 217)
[21,58]
(1) Il donna ensuite quelque repos aux soldats, mais pendant
les grands froids seulement; (2) et, aux premières approches, encore douteuses,
du printemps, il quitte ses quartiers d'hiver, et passe en Étrurie, pour
soumettre cette nation, comme il avait fait pour les Gaulois et les Ligures, de
gré ou de force. (3) Au passage de l'Apennin, il fut surpris par une tempête si
affreuse, que seule elle sembla surpasser toutes les horreurs des Alpes. Une
pluie mêlée de vent, qui donnait dans le visage des Carthaginois, les obligea de
s'arrêter, parce qu'il leur fallait ou quitter leurs armes, ou s'exposer à être
entraînés par le tourbillon, s'ils essayaient de lutter contre sa violence. (4)
Bientôt, comme l'ouragan leur coupait la respiration, et les empêchait de
reprendre haleine, ils se tinrent quelque temps assis, le dos tourné contre le
vent. (5) Mais tout à coup un épouvantable fracas retentit dans le ciel, des
éclairs brillent accompagnés de violents coups de tonnerre. Privés, pour ainsi
dire, de l'ouïe et de la vue, tous demeurent immobiles d'effroi. (6) Enfin, la
pluie tombe par torrents; et, comme elle donnait au vent une nouvelle force, ils
se virent contraints de camper à l'endroit même où l'orage les avait surpris.
(7) Mais dès lors commencèrent pour eux de nouvelles souffrances; car il leur
était impossible de déployer ou d'établir les tentes; et s'ils venaient à
réussir, rien ne restait en place, parce que le vent déchirait, emportait tout.
(8) Peu après, l'eau, qu'il avait soulevée, se gela sur le sommet glacé des
montagnes, et retomba en grêle neigeuse si épaisse, que, laissant tout autre
soin, les soldats se couchèrent à terre, ensevelis plutôt qu'abrités sous leurs
vêtements. (9) Il succéda une froidure si âpre, qu'au moment où cette triste
jonchée d'hommes et de chevaux tenta de se relever et de se dresser sur ses
pieds, elle fit longtemps de vains efforts, parce que leurs nerfs, engourdis par
le froid, avaient ôté tout ressort à leurs articulations. (10) Enfin, lorsqu'à
force de s'agiter, ils eurent recouvré le mouvement, ranimé leurs esprits, et
que, de loin en loin, on eut commencé à allumer quelques feux, chacun, incapable
de rien faire seul, implorait le secours d'autrui. (12) Ils restèrent deux jours
comme assiégés dans ce lieu. Il y périt beaucoup d'hommes, de chevaux, et sept
des éléphants qui avaient survécu à la journée de la Trébie.
Bataille indécise devant Plaisance (début mars 217)
[21,59]
(1) Renonçant à passer l'Apennin, Hannibal revint sur ses pas
du côté de Plaisance, et alla camper à dix milles de cette ville. Le lendemain,
il s'avance contre l'ennemi, à la tête de douze mille fantassins et de cinq
mille cavaliers. (2) Le consul Sempronius, déjà de retour de Rome, ne refusa
point le combat. Une distance de trois mille pas se trouvait, ce jour-là, entre
les deux camps. (3) Le lendemain, l'action s'engagea avec acharnement, avec des
chances diverses. Au premier choc, les Romains eurent une supériorité si
prononcée, que, devenus maîtres du champ de bataille, ils repoussèrent les
Carthaginois jusque dans leurs lignes, où ils entreprirent même de les assiéger.
(4) Hannibal, qui n'avait laissé, près des retranchements et des portes que fort
peu de troupes, resserra le reste vers le milieu du camp, et recommanda aux
siens de ne s'ébranler que quand il en donnerait le signal. (5) Il était environ
la neuvième heure, lorsque le consul, après avoir fatigué vainement ses soldats,
et renonçant à l'espoir de forcer le camp, fit sonner la retraite. (6) Hannibal
profita du moment où il vit l'ardeur des Romains se ralentir, et leur retraite
s'opérer; tout à coup il détacha sa cavalerie par la droite, par la gauche; et,
placé lui-même au centre avec l'élite de son infanterie, il s'élança hors des
lignes. (7) Jamais lutte plus sanglante n'eût signalé la ruine des deux partis,
si le jour eût permis qu'elle se prolongeât davantage. (8) La nuit vint mettre
fin à l'animosité qui enflammait les combattants. Aussi l'attaque fut-elle plus
vive que meurtrière; et, comme les chances s'étaient à peu près balancées, la
perte fut à peu près égale; elle n'excéda pas, de part et d'autre, six cents
hommes d'infanterie et trois cents de cavalerie. (9) Toutefois celle des Romains
fut plus grande que nombreuse, parce qu'il périt, de leur côté, plusieurs
chevaliers, cinq tribuns militaires et trois préfets des alliés. (10) Ensuite
Hannibal se retira en Ligurie, et Sempronius à Lucques. À l'arrivée des
Carthaginois, les Ligures, qui avaient surpris par trahison deux questeurs
romains, Caius Fulvius et Lucius Lucrétius, avec deux tribuns des soldats et
cinq chevaliers, presque tous fils de sénateurs, s'empressent, pour le
convaincre qu'il aura en eux de sûrs et fidèles alliés, de lui livrer leurs
captifs.
Arrivée de l'armée romaine en Espagne (automne 218)
[21,60]
(1) Tandis que ces événements se passent en Italie, Cneius
Cornélius Scipion, envoyé en Espagne avec une flotte et une armée, (2) après
être parti des bouches du Rhône, et avoir côtoyé les monts Pyrénées, était venu
aborder à Empories: (3) lorsqu'il eut débarqué ses troupes, il soumit à l'empire
de Rome, d'abord les Lacetani, puis toute la côte maritime jusqu'à l'Hèbre, soit
en formant des alliances nouvelles, soit en renouvelant les anciennes. (4) Sa
réputation de clémence lui donna du crédit sur les peuples maritimes, et jusque
dans l'intérieur des terres et des montagnes, sur des nations plus fières de
leur indépendance; il sut près d'elles se ménager la paix, les associer même à
ses armes, et en tirer des cohortes redoutables d'auxiliaires. (5) Hannon
commandait dans la partie en deçà de l'Hèbre; Hannibal l'avait laissé pour
défendre cette contrée. Jaloux de prendre l'offensive, avant que toute la
province eût abandonné son parti, il vint camper à la vue des Romains, et leur
présenta la bataille. (6) Scipion l'accepta sans balancer; il savait qu'il
aurait à lutter contre Hannon et contre Hasdrubal, et il aimait mieux les
attaquer séparément que tous deux ensemble. (7) La victoire ne lui coûta pas de
grands efforts. Il tua six mille hommes à l'ennemi, et lui fit deux mille
prisonniers, outre le détachement préposé à la garde des lignes qui furent
forcées; le général lui-même, avec plusieurs des principaux chefs, tomba au
pouvoir des Romains; et Cissis, place voisine des retranchements, fut également
emportée. (8) Le butin, fait dans la ville, se réduisit à presque rien: un
attirail grossier, digne d'une peuplade sauvage, quelques misérables esclaves.
(9) Mais le pillage du camp enrichit le soldat; on y trouva les effets les plus
précieux de l'armée qu'on venait de battre, et de celle qui servait en Italie,
sous les ordres d'Hannibal; car elle avait laissé, en deçà des Pyrénées, tout ce
qui aurait pu l'embarrasser dans sa marche.
Combats autour de Tarragone (courant de l'hiver)
[21,61]
(1) Avant que la nouvelle de cette défaite fût devenue
officielle, Hasdrubal avait passé l'Hèbre avec huit mille hommes d'infanterie et
mille de cavalerie, espérant trouver les Romains à leur première arrivée; mais,
informé du désastre de Cissis et de la prise du camp, il se dirigea vers la mer.
(2) Non loin de Tarragone, il rencontra les soldats de la flotte et les matelots
dispersés çà et là dans la campagne (car le succès engendre d'ordinaire la
négligence); il envoya contre eux sa cavalerie sur tous les points, en fit un
grand carnage, et les repoussa, dans un désordre plus grand encore, jusqu'à
leurs vaisseaux. (3) N'osant pas ensuite s'arrêter plus longtemps en ces lieux,
de peur d'être surpris par Scipion, il repassa l'Hèbre. (4) Le consul, au bruit
de l'arrivée d'un nouvel adversaire, avait précipité sa marche; après avoir puni
plusieurs capitaines de vaisseaux, et laissé quelques troupes à Tarragone, il
revint avec sa flotte à Empories: (5) à peine il s'éloignait, qu'Hasdrubal était
de retour; il soulève les Ilergètes, qui avaient donné des otages à Scipion; et,
avec la jeunesse même de cette nation, il porte le ravage sur les terres des
fidèles alliés de Rome. (6) Scipion sort de ses quartiers d'hiver; Hasdrubal
évacue de nouveau tout le pays en deçà de l'Hèbre. Scipion, à la tête d'une
armée redoutable, vient attaquer les Ilergètes, abandonnés de ceux qui les
avaient poussés à la révolte; il les réduit à se renfermer tous dans Atanagrum,
(7) leur capitale, et les y assiége. Peu de jours après, ce peuple avait reçu
l'ordre de fournir un plus grand nombre d'otages que la première fois, avec une
contribution en argent; il était soumis et dompté. (8) Le consul marcha ensuite
contre les Ausetani, situés prés de l'Hèbre, et alliés aussi des Carthaginois:
il met le siège devant leur ville; et les Lacetani, qui viennent, pendant la
nuit, au secours de leurs voisins, à peu de distance de la place, au moment où
ils vont y pénétrer, tombent dans une embuscade. (9) On leur tua douze mille
hommes; le reste, presque sans armes, se précipita en désordre à travers champs
pour regagner ses demeures; et les assiégés n'étaient plus protégés que par la
rigueur de l'hiver, qui arrêtait les opérations du siège; (10) il dura trente
jours, pendant lesquels il y eut rarement moins de quatre pieds de neige; elle
avait tellement couvert les mantelets et les gabions des Romains, qu'elle devint
un protection contre les feux lancés à diverses reprises par les ennemis, pour
incendier les machines. (11) Enfin, abandonnés d'Amusicus, leur chef, qui
s'était réfugié prés d'Hasdrubal, ils capitulent pour vingt talents d'argent.
L'armée romaine retourna à Tarragone dans ses cantonnements.
Prodiges inquiétants à Rome
[21,62]
(1) À Rome, ou dans les environs, il y eut, cet hiver, grand
nombre de prodiges; ou plutôt, par un effet ordinaire de la superstition,
lorsqu'elle s'est une fois emparée des esprits, on en annonça beaucoup que l'on
crut légèrement. (2) Par exemple, un enfant de six mois, de condition libre,
avait crié "Triomphe!" dans le marché aux herbes; (3) dans celui aux boeufs, un
taureau était monté de lui-même à un troisième étage, d'où il s'était ensuite
précipité, effrayé par les cris des habitants de la maison; (4) dans le ciel
avaient brillé des feux en forme de vaisseaux; le tonnerre était tombé sur le
temple de l'Espérance, dans le marché aux herbes; à Lanuvium, la lance de Junon
s'était agitée; un corbeau, descendu dans le sanctuaire de cette déesse, s'était
perché sur le Pulvinar même; (5) dans la campagne d'Amiterne, on avait vu, à
plusieurs endroits, des fantômes à figure humaine, vêtus de blanc, et qui ne se
laissaient approcher par personne; dans le Picénum, il avait plu des pierres; à
Caeré, les sorts s'étaient rapetissés; dans la Gaule, un loup avait arraché du
fourreau l'épée d'une sentinelle. (6) Pour les autres prodiges, on chargea les
décemvirs de consulter les livres de la Sibylle; quant à la pluie de pierres du
Picénum, on ordonna neuf jours de sacrifices; et, à plusieurs reprises, toute la
ville fut occupée de cérémonies expiatoires: (7) on fit d'abord des lustrations
dans tous les quartiers de Rome; on immola les grandes victimes aux dieux qui
furent désignés; (8) une offrande en or, du poids de quarante livres, fut portée
à Lanuvium dans le temple de Junon; sur l'Aventin, une statue de bronze fut
aussi consacrée à cette déesse par les dames romaines. On ordonna un lectisterne
à Caeré, où les sorts s'étaient rapetissés; des supplications à la Fortune, sur
le mont Algide; (9) à Rome aussi, un lectisterne dans le temple de la Jeunesse;
puis, des prières dans celui d'Hercule nommément; enfin des supplications
générales dans tous les sanctuaires. On immola cinq grandes victimes au Génie de
Rome; (10) et le préteur Caius Atilius Serranus reçut l'ordre de se lier par des
voeux solennels, dans le cas où, pendant dix années, la situation de la
république n'aurait point éprouvé de changement. (11) Ces expiations, ces voeux,
commandés par les livres Sibyllins, calmèrent en grande partie les frayeurs
superstitieuses.
Entrée en charge du consul Flaminius (15 mars 217)
[21,63]
(1) Flaminius, l'un des consuls désignés, à qui le sort avait
donné le commandement des légions en quartiers d'hiver à Plaisance, envoya à
Sempronius une lettre et l'ordre formel de faire assembler, pour les ides de
mars, cette armée dans un camp à Ariminum. (2) C'était là qu'il voulait entrer
en charge; il n'avait point oublié ses anciennes discussions avec le sénat,
lorsqu'il avait été tribun du peuple, puis consul; car alors on exigeait son
abdication, on s'opposait à son triomphe. (3) Il avait ajouté à la haine que lui
témoignaient déjà les sénateurs, en approuvant seul parmi eux une nouvelle loi
que le tribun du peuple Quintus Claudius avait portée à leur préjudice: elle
défendait à tout sénateur, ou à tout fils de sénateur, d'avoir en mer un
bâtiment qui renfermât plus de trois cents amphores. (4) Ce nombre devait
suffire pour le transport des fruits recueillis sur les terres; et toute
spéculation mercantile était indigne de la dignité sénatoriale. Cette affaire,
qui excita les débats les plus vifs, attira à Flaminius, partisan de la loi,
l'inimitié de la noblesse, mais aussi la faveur du peuple, et par elle un
nouveau consulat. (5) D'après ces motifs, persuadé que, soit par la supposition
de quelque irrégularité dans les auspices, soit par le retard apporté aux Féries
latines, ou enfin par d'autres embarras consulaires, on chercherait à le retenir
à Rome, il prétexta un voyage; et, encore simple particulier, il se rendit
secrètement dans la province où devait l'appeler le consulat. (6) Ce départ,
devenu public, fit éclater de nouveaux ressentiments parmi les sénateurs déjà
exaspérés; tous s'écriaient: "Ce n'est plus avec nous seulement, mais avec les
dieux immortels que Caius Flaminius est en guerre. (7) Autrefois, nommé consul
sous des auspices défavorables, lorsque les dieux et les hommes le rappelaient
du champ de bataille, il fut sourd à leur voix: aujourd'hui, la conscience de
ses dédains sacrilèges lui fait éviter l'aspect du Capitole, et les cérémonies
augustes de la religion: (8) il craint, le jour de son installation, de pénétrer
dans le sanctuaire de Jupiter Très Bon, Très Grand; de voir, de consulter le
sénat qu'il hait seul, et dont il est haï; de présider les Féries latines;
d'offrir, sur le mont Albain, un sacrifice solennel à Jupiter Latiar; (9) de se
rendre au Capitole, sous d'heureux auspices, pour y proclamer les voeux de la
république; puis, dans sa province, avec les ornements de sa dignité et le
cortège de ses licteurs. Comme un valet d'armée, il est parti, sans insignes,
sans suite, en secret, furtivement, à l'exemple de ces exilés condamnés à ne
plus profaner le sol de la patrie. (10) Sans doute il soutiendra mieux la
majesté du commandement, s'il prend possession de sa dignité à Ariminum, plutôt
qu'à Rome, s'il revêt la prétexte consulaire dans une hôtellerie plutôt qu'en
présence de ses dieux pénates. (11) Il faut le rappeler, le forcer à revenir, le
contraindre à remplir, sous nos yeux, tous ses devoirs envers les dieux et les
hommes, avant qu'il se rende à son armée, à son département." Tel fut l'avis
général. (12) Les députés, que l'on jugea à propos d'envoyer à ce sujet, Quintus
Térentius et Marcus Antistius, ne purent rien gagner sur l'esprit de Flaminius;
il les accueillit comme il avait reçu, dans son premier consulat, les lettres du
sénat. (13) Peu de jours après, il entra en charge. Au moment du sacrifice, la
victime, déjà frappée, s'échappa des mains des sacrificateurs, et vint inonder
de sang plusieurs des assistants. (14) La fuite et le désordre furent plus
grands encore parmi ceux qui ignoraient le motif de cette alarme subite; elle
fut généralement regardée comme un présage très effrayant. (15) Bientôt
Flaminius a reçu les deux légions de Sempronius, consul de l'année précédente,
et les deux du préteur Caius Atilius; l'armée se met en marche à travers les
sentiers étroits de l'Apennin, pour gagner l'Étrurie.
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