Dans les gorges des Pyrénées
[XXI, 23]
(1) Encouragé par cette apparition, il passa l'Hèbre sur
trois points: d'avance il avait envoyé des émissaires pour gagner par des
présents les Gaulois dont il allait traverser le pays avec son armée, et pour
reconnaître le passage des Alpes. Quatre-vingt-dix mille fantassins et douze
mille chevaux franchirent l'Hèbre sous ses ordres. (2) Bientôt les Ilergètes,
les Bargusiens, les Ausétans et la Jacétanie, située au pied des monts Pyrénées,
sont soumis. Tout ce pays est confié à la vigilance d'Hannon; il doit occuper
les gorges qui joignent les Espagnes aux Gaules. (3) Hannibal lui laisse, pour
garder cette conquête, dix mille hommes d'infanterie et mille de cavalerie. (4)
Lorsque les troupes furent engagées dans les défilés des Pyrénées, et qu'une
nouvelle devenue officielle eut appris aux barbares qu'on marchait contre les
Romains, trois mille fantassins carpétans rebroussèrent chemin: ce n'était pas
la guerre qui les effrayait, mais la longueur de la route et le passage
impraticable des Alpes. (5) Hannibal, qui voyait du danger à les rappeler ou à
les retenir de force, pour ne point irriter l'esprit farouche de ses soldats,
(6) licencia plus de sept mille hommes auxquels il avait reconnu de la
répugnance pour cette expédition: par là, il feignait d'avoir congédié aussi les
Carpétans.
L'arrivée en Gaule
[XXI, 24]
(1) Aussitôt, pour que le retard et l'inaction ne soient
point funestes à ses soldats, il passe les Pyrénées avec le reste de ses
troupes, et vient camper auprès d'Iliberris. (2) Les Gaulois avaient bien
entendu dire qu'on portait le guerre en Italie; toutefois, comme la renommée
publiait que les Espagnols au-delà des Pyrénées avaient été soumis par la force,
et que des garnisons redoutables occupaient les places conquises, la crainte de
la servitude fit prendre les armes à plusieurs peuplades de la Gaule, qui se
réunirent à Ruscino. (3) Hannibal l'apprit; et, comme il redoutait plus la perte
de temps que la guerre, il envoie aux chefs une députation, pour leur demander
un entretien: "Qu'ils s'approchent donc d'Iliberris, ou bien il s'avancera
jusqu'à Ruscino; la proximité rendra l'entretien plus facile. (4) Il les recevra
avec plaisir dans son camp; avec plaisir aussi il se rendra près d'eux. C'est
comme hôte, et non comme ennemi de la Gaule, qu'il se présente; s'ils le
veulent. il ne tirera point le glaive avant d'être arrivé en Italie." (5) Après
ces négociations, les petits rois de ces contrées vinrent aussitôt asseoir leur
camp près d'Iliberris, et entrèrent sans crainte dans celui des Carthaginois.
Gagnés par des présents, ils laissèrent l'armée traverser tranquillement leur
pays, le long des murs de Ruscino.
Soulèvement des Boïens (juin-juillet 218)
[XXI, 25]
(1) Cependant on n'avait en Italie d'autre nouvelle que celle
du passage de l'Hèbre par Hannibal; elle avait été portée à Rome par les
ambassadeurs de Marseille, (2) et déjà, comme s'il eût franchi les Alpes, les
Boïens, de concert avec les Insubres, s'étaient soulevés, moins à cause de leur
vieille haine contre les Romains, que pour un motif tout récent, le vif dépit
que leur causaient les colonies de Plaisance et de Crémone qu'on venait
d'établir dans leur pays, sur les rives du Pô. (3) Tout à coup ils saisissent
les armes, viennent fondre sur cet établissement nouveau, répandent partout la
terreur et l'effroi, au point que la multitude dispersée dans la campagne, et
les triumvirs eux-mêmes, venus pour le partage des terres, ne se croyant pas en
sûreté dans les murs de Plaisance, se réfugièrent à Modène. Ces magistrats
étaient Caius Lutatius, Caius Servilius et Marcus Annius. (4) Point de doute
pour le nom de Lutatius; mais, au lieu de Servilius et d' Annius, quelques
chroniques portent Manius Acilius et Caius Hérennius; d'autres, Publius
Cornélius Asina et Caius Papirius Maso. (5) Une autre circonstance offre aussi
de l'incertitude: l'attaque fut-elle dirigée contre les députés qui venaient se
plaindre aux Boïens de leurs violences, ou contre les triumvirs occupés à la
distribution des terres? (6) Les Boïens assiégeaient Modène; mais comme ces
barbares, novices dans l'art des sièges, et trop indolents pour les travaux que
réclame la guerre, restaient oisifs au pied des murs, sans chercher à les
entamer, ils feignirent de vouloir entrer en accommodement. (7) Au moment où nos
députés se rendent à l'entrevue qu'ont demandée les chefs des Gaulois, ils sont
arrêtés contre le droit des gens, au mépris même du sauf-conduit qui venait de
leur être accordé pour l'instant de la conférence; et les Gaulois déclarent
qu'ils ne les remettront en liberté que quand leurs otages leur seront rendus.
(8) À la nouvelle de l'arrestation des ambassadeurs et du péril que courait la
garnison de Modène, le préteur Lucius Manlius, n'écoutant que la colère, fait
avancer sans ordre ses troupes vers la ville. (9) Des forêts bordaient alors la
route, et presque tout le reste du pays était inculte. Manlius, qui n'a pas fait
reconnaître le terrain, tombe dans une embuscade où il perd beaucoup de monde,
et ne parvient que très difficilement à gagner la plaine: (10) là, il établit
des retranchements; et, comme les Gaulois ne conçurent même pas l'idée de
l'attaquer dans ses lignes, nos soldats reprirent courage, malgré la perte assez
évidente de cinq cents des leurs. (11) On se remet en marche: tant que l'armée
s'avance à travers champs, l'ennemi ne paraît point; (12) à peine a-t-elle de
nouveau pénétré dans les bois, qu'on attaque son arrière-garde; la confusion,
l'effroi est dans ses rangs; sept cents hommes sont tués, six étendards enlevés.
(13) Les succès des Gaulois et la terreur des Romains cessèrent au moment où
l'on sortit de cette gorge difficile et hérissée d'obstacles. Des lieux
découverts protègent enfin la marche des troupes, qui se dirigent vers Tannetum,
bourgade voisine du Pô: (14) là, des fortifications exigées par la circonstance,
les approvisionnements qu'elles reçoivent par le fleuve, quelques secours des
Gaulois Brixians, leur servent de soutien contre la multitude chaque jour plus
nombreuse de l'ennemi.
Dans la vallée du Rhône
[XXI, 26]
(1) Lorsque la nouvelle de ce péril subit fut portée à Rome,
et que le sénat vit la guerre contre la Gaule se joindre à la guerre contre
Carthage, (2) il envoya au secours de Manlius le préteur Caius Atilius avec une
légion romaine et cinq mille alliés, levées nouvelles qu'avait faites le consul.
Atilius arriva sans combattre à Tannetum; au bruit de sa marche, les ennemis
avaient disparu. (3) De son côté, P. Cornélius a levé une autre légion à la
place de celle qui était partie sous les ordres du préteur. Il quitte Rome avec
une flotte de soixante vaisseaux longs, côtoie l'Étruri et les monts des
Ligures, puis des Salluvii, vient débarquer à Marseille, (4) et campe près de la
bouche du Rhône la plus voisine; car ce fleuve va se jeter à la mer par
plusieurs embouchures. À peine Cornélius croyait-il qu'Hannibal avait franchi
les Pyrénées; (5) mais, lorsqu'il le vit sur le point de passer aussi le Rhône,
incertain du lieu où il s'opposerait à sa marche, surtout parce que ses soldats
n'étaient pas bien remis des fatigues de la mer, il envoie trois cents cavaliers
d'élite, avec des Marseillais qui doivent leur servir de guides et les Gaulois
auxiliaires, pour tout observer et pour reconnaître l'ennemi sans se hasarder.
(6) Hannibal, qui avait contenu par la crainte ou gagné par des présents tous
les peuples qui se trouvaient sur sa route, était déjà parvenu sur le territoire
des Volques, nation puissante qui habite les deux rives du Rhône. Dans
l'impossibilité de défendre contre les Carthaginois la partie de leur territoire
située en deçà du fleuve, les habitants, pour se faire du Rhône un rempart
formidable, s'étaient presque tous réunis sur la rive opposée, et la couvraient
de leurs bataillons. (7) Mais les autres peuples riverains, et ceux des Volques
même qui n'avaient pu se résoudre à quitter leurs demeures, gagnés par l'or
d'Hannibal, s'engagent à lui rassembler des barques de toutes parts, et à lui en
fournir de nouvelles, dans le désir qu'ils ont de voir au-delà du Rhône l'armée
carthaginoise, et leur pays délivré au plus tôt d'une multitude si considérable.
(8) Une immense quantité de bateaux et de petites barques répandues çà et là
pour la communication entre les deux rives fut promptement réunie. D'abord les
Gaulois travaillaient seuls à la construction des barques, en creusant des
troncs d'arbres; bientôt les Carthaginois eux-mêmes mirent la main à l'oeuvre,
encouragés à la fois par l'abondance des matériaux et par la facilité du
travail; ils formaient à la hâte des canots grossiers, susceptibles seulement de
se soutenir sur les eaux, de recevoir les bagages, et de les transporter, eux et
leurs effets.
Le passage du Rhône (fin août 218)
[XXI, 27]
(1) Déjà tout était à peu près disposé pour le passage; mais
on voyait avec effroi toute la rive opposée couverte de guerriers et de chevaux.
(2) Afin de les en déloger, Hannibal détache, à la première veille de la nuit,
Hannon, fils de Bomilcar, avec un corps de troupes, la plupart espagnoles: il
devra remonter le fleuve pendant un jour entier; (3) dès qu'il lui sera
possible, le traverser dans le plus grand secret, et tourner l'ennemi, de façon
à tomber, lorsqu'il en sera temps, sur son arrière-garde. (4) Les Gaulois qu'on
lui a donnés pour guides lui apprennent qu'à environ vingt-cinq milles au-dessus
le Rhône se partage pour former une petite île, et que là, plus large et partant
moins profond, il peut offrir un passage. (5) Là, on s'empressa d'abattre du
bois, de construire des radeaux pour le transport des hommes, des chevaux et des
bagages. Les Espagnols, sans aucun apprêt, jetèrent leurs vêtements sur des
outres, se placèrent eux-mêmes sur leurs boucliers et traversèrent le fleuve.
(6) Le reste de l'armée passa sur des radeaux que l'on avait joints, et vint
camper près du fleuve. La marche nocturne et les travaux du jour l'avaient
fatiguée; elle prend vingt-quatre heures de repos: Hannon avait à coeur de
suivre ponctuellement les instructions d'Hannibal. (7) Le lendemain, il se met
en marche, et des feux allumés annoncent qu'il a effectué le passage, et qu'il
se trouve assez près des Volques. À cette vue, Hannibal, pour profiter de la
circonstance, donne le signal de l'embarquement. (8) Déjà l'infanterie avait ses
canots prêts et disposés. Les cavaliers montaient les plus fortes barques, et
conduisaient près d'eux leurs chevaux à la nage: ainsi rangés en première ligne,
ils rompaient d'abord l'impétuosité du courant, et rendaient la traversée facile
aux esquifs qui venaient après eux. (9) La majeure partie des chevaux, conduite
avec une courroie, du haut de la poupe, traversait à la nage; l'on avait
embarqué les autres sellés et bridés, pour servir à l'instant même où l'on
aborderait.
Discussions sur les divers procédés utilisés pour la
traversée
[XXI, 28]
(1) Les Gaulois accourent sur le rivage avec des hurlements
confus et leur chant de guerre, agitant leurs boucliers au-dessus de leurs
têtes, et brandissant leurs javelots: (2) cependant, de leur côté, ils
éprouvaient de la crainte à la vue de cette prodigieuse quantité de bâtiments
contre lesquels le Rhône se brisait avec fracas; ils étaient frappés des cris
multipliés des matelots et des soldats qui s'efforçaient de rompre le courant du
fleuve, ou qui, parvenus à l'autre bord, animaient leurs compagnons encore au
milieu des eaux. (3) À l'instant où l'appareil terrible qui se déploie à leurs
regards les glace d'épouvante, un cri plus formidable se fait entendre derrière
eux Hannon a pris leur camp. Bientôt il paraît lui-même, et les Gaulois sont
exposés à un double péril: ici, les vaisseaux vomissent à terre des flots
d'ennemis; derrière eux, une armée nouvelle les harcèle à l'improviste. (4) En
vain ils veulent opposer de la résistance; repoussés sur tous les points, ils
s'élancent par les issues qu'ils ont pu trouver, et pleins d'effroi, se
dispersent çà et là dans leurs bourgades. Hannibal fait aborder à loisir le
reste de ses troupes; il méprise désormais ses tumultueux ennemis, et asseoit
son camp. (5) On employa, je pense, divers moyens pour passer les éléphants; ce
qu'il y a de certain, c'est qu'ici les historiens varient beaucoup. Quelques-uns
prétendent qu'à l'instant où les éléphants étaient rassemblés sur la rive, le
plus furieux de ces animaux, irrité par son cornac qui se jeta à la nage, comme
pour éviter sa colère, s'élança à sa poursuite, et attira ainsi le reste de la
troupe; et qu'à mesure que chacun d'eux perdit pied, il fut, malgré sa frayeur
pour les eaux profondes, entraîné à l'autre bord par le courant même. (6)
Toutefois il paraît plus constant qu'on les fit passer sur des radeaux; c'était
le parti le plus sûr, et il est probable qu'on le prit effectivement. (7) Un
radeau de deux cents pieds de long, sur cinquante de large, partait du rivage et
s'avançait dans le fleuve: pour qu'il ne fût point emporté par le courant,
plusieurs câbles très forts le fixèrent à la partie supérieure de la rive; on le
couvrit de terre, et l'on en fit une espèce de pont, qui présentait une surface
immobile, afin que les éléphants pussent y marcher hardiment. (8) Un autre
radeau de même largeur, long de cent pieds, destiné à traverser le fleuve fut
joint au premier; et lorsque les éléphants, précédés de leurs femelles, étaient
passés du radeau qui leur offrait la solidité d'une véritable route, sur celui
qui s'y trouvait attaché, (9) aussitôt on rompait les faibles liens qui
retenaient celui-ci, et quelques vaisseaux légers l'entraînaient vers l'autre
bord: ainsi l'on débarqua les premiers éléphants, et successivement toute leur
troupe. (10) Ils n'éprouvaient aucune frayeur, tant qu'ils étaient sur cette
sorte de pont assez ferme; mais ils commençaient à témoigner de la crainte
lorsqu'on détachait le second radeau qui les entraînait au milieu du fleuve.
(11) Alors ils se serraient les uns contre les autres; et, comme ceux qui
étaient aux deux extrémités reculaient à la vue des flots, il y avait quelques
moments d'agitation que la peur même apaisait bientôt, alors qu'ils se voyaient
environnés d'eau de toutes parts. (12) Quelques-uns cependant se laissèrent
tomber à force de se débattre, et renversèrent leurs cornacs; mais leur masse
même les soutint: peu à peu ils trouvèrent pied, et finirent par gagner la
terre.
Première rencontre de l'armée romaine et de l'armée
carthaginoise
[XXI, 29]
(1) Pendant le passage des éléphants, Hannibal avait détaché
cinq cents cavaliers numides vers le camp des Romains, pour examiner leur
position, leurs forces, leurs projets. (2) Ce corps de cavalerie rencontre sur
sa route les trois cents cavaliers romains envoyés, comme je l'ai dit plus haut,
des embouchures du Rhône. Il s'engage alors un combat plus meurtrier qu'on ne
pouvait l'attendre d'une poignée de soldats. (3) Sans compter beaucoup de
blessures, le carnage fut à peu près égal de part et d'autre. La fuite et
l'effroi des Numides laissèrent la victoire aux Romains, qui déjà succombaient à
la fatigue. Les vainqueurs perdirent environ cent soixante hommes, moitié
romains, moitié gaulois; les vaincus, plus de deux cents. (4) Tel fut le début,
le présage de cette guerre; il annonçait pour Rome un résultat heureux: mais
cette victoire même devait lui coûter bien des efforts et bien du sang. (5)
Lorsque, après l'action, les deux détachements revinrent vers leurs généraux, il
y eut incertitude de part et d'autre. Scipion ne voyait de plan à suivre que de
régler ses mouvements sur les desseins et les tentatives de l'ennemi; (6)
Hannibal ne savait s'il poursuivrait sa marche vers l'Italie, ou s'il livrerait
bataille à cette armée romaine qui s'offrait la première à ses coups. Il fut
détourné de cette idée par l'arrivée d'une ambassade des Boïens, qui avaient à
leur tête Magalus, l'un des petits rois de cette nation. Ils promirent de guider
sa marche et de partager ses périls, mais lui conseillèrent de ne commencer la
guerre qu'en Italie, sans faire ailleurs l'essai de ses forces. (7) Les
Carthaginois redoutaient l'ennemi; les souvenirs de la première guerre n'étaient
point effacés: mais ils craignaient plus encore une route immense, et ces Alpes
dont la renommée publiait des récits capables d'effrayer leur inexpérience.
Discours d'Hannibal
[XXI, 30]
(1) Dès qu'Hannibal a pris la résolution de continuer sa
route et de se porter sur l'Italie, il convoque une assemblée générale; et là,
par des exhortations mêlées de reproches, il remue diversement l'esprit des
soldats: (2) "Comment expliquer cette terreur subite qui vient de glacer des
coeurs si intrépides? Depuis tant d'années leurs campagnes n'ont été que des
victoires; ils n'ont quitté l'Espagne qu'après avoir soumis à l'empire de
Carthage toutes les nations, toutes les terres qu'embrassent deux mers opposées.
(3) Indignés de l'orgueil de Rome, qui exigeait qu'on lui livrât comme autant de
criminels tous les vainqueurs de Sagonte, ils ont passé l'Hèbre pour anéantir le
nom romain, pour être les libérateurs de l'univers. (4) Personne n'a reculé
devant la longueur de la route, lorsqu'on s'avançait de l'occident à l'orient:
(5) aujourd'hui qu'ils ont fourni plus de la moitié de la course, franchi les
Pyrénées au milieu de peuplades sauvages, traversé le Rhône, ce fleuve si
rapide, malgré les milliers de Gaulois qui s'opposaient à leur passage, malgré
l'impétuosité du courant qu'il fallait dompter; aujourd'hui qu'ils ont devant
eux les Alpes, (6) dont le versant opposé appartient à l'Italie, leur courage,
désormais impuissant, s'arrêterait-il aux portes de l'ennemi? Enfin que sont les
Alpes? des montagnes élevées: (7) en les supposant plus hautes que les Pyrénées
même, aucune terre peut-elle jamais toucher le ciel, et devenir inaccessible aux
mortels? Mais les Alpes sont habitées, cultivées; elles produisent et
nourrissent des êtres vivants. Praticables pour quelques hommes, elles ne le
seraient pas pour une armée? (8) Les députés qu'ils viennent d'entendre ont-ils
donc, pour passer les Alpes, emprunté les ailes de l'oiseau? Les ancêtres des
Boïens ne sont pas originaires de l'Italie: étrangers, ils sont venus y fixer
leurs demeures; et ces Alpes, si terribles, ont vu d'innombrables bataillons
gaulois, suivis d'une multitude d'enfants et de femmes, franchir sans danger,
dans ces émigrations, leurs sommets redoutables. (9) Le soldat armé, qui ne
porte avec lui que son bagage militaire, peut-il rencontrer des obstacles
insurmontables? La prise de Sagonte ne leur a-t-elle pas coûté huit mois de
périls et de travaux? (10) Lorsqu'ils marchent sur Rome, cette capitale du
monde, quel obstacle peut leur paraître assez grand, assez redoutable pour
arrêter leur entreprise? (12) Naguère les Gaulois ont pris ces murs que les
Carthaginois désespèrent d'approcher. Enfin, ou ils sont inférieurs en
résolution et en courage à un peuple qu'ils viennent, depuis quelques jours, de
vaincre tant de fois; ou ils ne peuvent plus mettre à leur marche d'autre borne
que la plaine qui s'étend du Tibre aux remparts de Rome."
En direction des Alpes
[XXI, 31]
(1) Après les avoir ranimées par ces exhortations, Hannibal
fait prendre à ses troupes de la nourriture, du repos, et leur ordonne de se
tenir prêtes à marcher. (2) Le lendemain il part le long du Rhône en remontant
son cours, et gagne le milieu des terres: ce n'était pas le chemin le plus droit
pour arriver aux Alpes; mais plus il s'éloignait de la mer, moins il se croyait
exposé à rencontrer les Romains, (3) qu'il ne voulait combattre qu'au sein même
de l'Italie. (4) En quatre jours, il arrive à l'Ile: c'est là que l'Isère et le
Rhône, après s'être précipités des Alpes chacun par un point opposé, se
réunissent pour suivre une même direction, et laissent entre lui un certain
espace de terrain qui, renfermé ainsi entre deux fleuves, a été nommé l'île par
les habitants. (5) Près de là se trouvent les Allobroges, peuple qui ne le cède,
en puissance, en renommée, à aucune nation de la Gaule. (6) Il était alors
divisé par la querelle de deux frères qui se disputaient la couronne. L'aîné,
nommé Brancus, d'abord possesseur du trône, en avait été chassé par son frère et
par les jeunes guerriers du pays, qui, à défaut du droit, faisaient valoir la
force. (7) La décision de ce démêlé, survenu si à propos, fut remise à Hannibal:
nommé arbitre des deux princes, il rendit l'empire à l'aîné, d'après l'avis du
sénat et des chefs. (8) Brancus reconnaissant fournit aux Carthaginois des
provisions de toute espèce, et surtout des vêtements, que le froid si rigoureux
des Alpes rendait indispensables. (9) Les dissensions des Allobroges apaisées,
Hannibal, qui se dirigeait vers les Alpes, n'en prit pas encore directement le
chemin. Il se détourna sur la gauche vers le pays des Tricastins, et, côtoyant
l'extrême frontière des Voconces, il pénétra sur le territoire des Tricorii,
sans éprouver sur sa route aucun retard, jusqu'aux bords de la Durance. (10)
Cette rivière qui descend aussi des Alpes, est de toutes celles de la Gaule la
plus difficile à passer. (11) En effet, malgré la grande quantité de ses eaux,
elle ne peut soutenir de barques, parce que son lit, qui ne connaît point de
rives, forme vingt courants toujours nouveaux, et présente partout des gués et
des tourbillons qui rendent le passage incertain pour le piéton même, sans
parler des roches pleines de gravier qu'elle charrie, et qui font perdre à
chaque instant l'équilibre. (12) Les pluies, qui l'avaient grossie,
occasionnèrent un grand tumulte dans le passage, parce qu'indépendamment des
autres dangers, les soldats se troublaient eux-mêmes par leur propre effroi et
leurs cris confus.
Le convoi atteint les Alpes
[XXI, 32]
(1) Il y avait environ trois jours qu'Hannibal avait quitté
les bords du Rhône, lorsque le consul Publius Cornélius, s'avance en bataillon
carré vers le camp ennemi, résolu d'engager aussitôt l'action. (2) Mais lorsque
Cornélius voit que tout est désert, que les Carthaginois ont pris beaucoup
d'avance, et qu'il serait difficile de les atteindre, il retourne vers sa
flotte, certain par là de courir moins de chances, et de rencontrer Hannibal à
la descente des Alpes. (3) Cependant, pour ne point laisser l'Espagne sans
secours, il fait passer dans ce département, que le sort lui avait assigné, son
frère Cneius Scipion avec la plus grande partie de son armée: (4) ainsi Cnéius,
opposé à Hasdrubal, protégera les anciens alliés, cherchera à s'en concilier de
nouveaux, et pourra même chasser Hasdrubal de l'Espagne. (5) Cornélius, qui
s'était réservé fort peu de troupes, regagna Gênes, comptant sur l'armée des
rives du Pô pour la défense de l'Italie. (6) Hannibal, après le passage de la
Durance, gagna les Alpes presque toujours par des pays de plaines, où les
habitants n'entravèrent point sa marche. (7) Mais une fois au pied des
montagnes, quoique la renommée, qui ordinairement exagère les objets inconnus,
eût d'avance prévenu les esprits, lorsque l'oeil put voir de près la hauteur des
monts, les neiges qui semblaient se confondre avec les cieux, les huttes
grossières suspendues aux pointes des rochers, les chevaux, le bétail paralysés
par le froid, les hommes sauvages et hideux, les êtres vivants et la nature
inanimée presque entièrement engourdis par la glace, cette scène d'horreur, plus
affreuse encore à contempler qu'à décrire, renouvela les terreurs de l'armée.
(8) Au moment où elle franchit les premières éminences, apparaissent les
montagnards sur ces rocs à pic qu'il faudra gravir: s'ils s'étaient postés dans
des vallées couvertes, pour tomber à l'improviste sur les Carthaginois, ils les
eussent mis complètement en déroute et massacrés. (9) Hannibal fait faire halte,
et détache en avant quelques Gaulois pour reconnaître les lieux: apprenant qu'il
n'y avait point de passage de ce côté, il campe entre les roches et les
précipices, dans le vallon qui lui offre le plus d'étendue. (10) Les mêmes
Gaulois, dont la langue et les moeurs étaient à peu près celles des montagnards,
vont se mêler à leurs entretiens, et apprennent que le défilé est gardé
seulement le jour; que la nuit, chacun se retire dans sa cabane. Sur cet avis,
Hannibal s'avance, dès le matin, sur les hauteurs, comme pour forcer le passage,
en plein jour et à la vue des barbares. (11) Toute la journée, des manoeuvres
trompeuses cachent les véritables projets qu'il médite; le soir, il se retranche
à l'endroit où il s'était arrêté d'abord; (12) et, dès qu'il s'aperçoit que les
hauteurs sont libres et que les postes ne sont plus occupés, il fait allumer une
grande quantité de feux pour persuader qu'il n'a effectué aucun mouvement,
laisse les bagages, la cavalerie et presque toute l'infanterie; (13) à la tête
d'une troupe légère, de ses plus intrépides soldats, il franchit en toute hâte
le défilé, et vient s'asseoir sur les hauteurs qu'avaient occupées l'ennemi.
Passage du défilé
[XXI, 33]
(1) Le lendemain, au point du jour, on lève le camp, et le
reste de l'armée se met en marche. (2) Déjà les montagnards, à un signal donné,
sortaient de leurs forts pour prendre leur poste ordinaire, quand tout à coup
ils aperçoivent, au dessus de leurs têtes, une partie des Carthaginois maîtres
de leur citadelle, et l'autre qui s'avance le long du chemin. (3) D'abord ce
double spectacle, qui frappe et leurs regards et leurs esprits, les retient
quelque temps immobiles; mais bientôt ils ont vu l'embarras des troupes dans le
défilé, leur effroi, et surtout la confusion que les chevaux épouvantés jetaient
parmi les rangs. (4) Persuadés que le moindre surcroît de terreur suffirait pour
perdre leurs ennemis, ils s'élancent de toutes les pointes des rochers, par
l'habitude qu'ils ont de se jouer également des hauteurs et des pentes les plus
difficiles. (5) Alors harcelés par les barbares, obligés de lutter contre les
difficultés du terrain, les Carthaginois avaient encore à soutenir contre
eux-mêmes un choc plus violent que celui des montagnards, par les efforts que
chacun faisait pour échapper le premier au péril. (6) Mais les chevaux
principalement troublaient la marche: frappés des cris confus que répétait cent
fois l'écho des bois et des vallons, ils s'agitaient tout tremblants; et, s'ils
venaient à être frappés où blessés, c'était une frayeur, si vive qu'ils
renversaient çà et là hommes et bagages de toute espèce. (7) Comme ce défilé
était bordé des deux côtés de précipices immenses, ils firent en se débattant,
rouler au fond de l'abîme plusieurs hommes tout armés; mais on eût dit le fracas
d'un vaste écroulement, lorsque les bêtes tombaient avec leur charge. (8) Ce
spectacle était affreux! Cependant Hannibal reste quelque temps sur sa hauteur
avec son détachement, pour ne point augmenter l'embarras et le tumulte; (9)
mais, lorsqu'il voit ses troupes coupées et le danger qu'il court de perdre ses
bagages, ce qui eût entraîné la ruine de son armée, il descend, fond sur
l'ennemi, et l'a bientôt chassé. Toutefois ce mouvement a causé un nouveau
trouble parmi les siens; (10) mais un instant suffit pour le dissiper, dès que
les chemins sont dégagés par la fuite des montagnards: les Carthaginois défilent
alors tranquillement et presque en silence. (11) Ensuite Hannibal s'empare d'un
fort, chef-lieu de cette contrée, et des petits bourgs environnants. Le bétail
et le blé qu'il a pris nourrissent son armée l'espace de trois jours; et, comme
ni les montagnards, qui n'étaient pas encore revenus de leur première épouvante,
ni les lieux ne lui opposaient de grands obstacles, il fit quelque chemin
pendant ces trois jours.
L'armée d'Hannibal victime d'une embuscade
[XXI, 34]
(1) Ensuite on arriva chez une nation assez nombreuse pour un
peuple de montagnes. Là, il faillit périr dans une guerre ouverte, mais par ses
propres armes, la perfidie et les embûches. (2) Une ambassade des chefs et des
vieillards se rend près de lui: "Le malheur des autres, disent-ils, est pour eux
une utile leçon; ils aiment mieux éprouver l'amitié que la force des
Carthaginois. (3) Disposés à remplir les ordres qu'ils recevront, ils lui
offrent des vivres, des guides, et des otages, garants de leurs promesses." (4)
Hannibal, sans les croire aveuglément, sans dédaigner leurs offres, dans la
crainte qu'un refus formel n'en fasse des ennemis déclarés, leur adresse une
réponse obligeante. Il accepte les otages qu'on lui présente; il reçoit les
vivres que l'on a déposés sur la route: mais, loin de voir dans les guides des
amis sûrs, il ne les suit qu'avec une extrême circonspection. (5) Les éléphants
et la cavalerie ouvraient la marche; lui-même conduisait l'arrière-garde avec
l'élite de l'infanterie, promenant sur tous les points des regards inquiets et
scrutateurs. (6) Lorsqu'on est entré dans un chemin étroit, que domine d'un côté
la cime d'une montagne, les barbares s'élancent de toutes parts de leur
embuscade; devant, derrière, de près, de loin, ils attaquent les Carthaginois,
et font pleuvoir sur eux d'énormes quartiers de rocs; (7) c'est par derrière que
se portèrent les plus grands efforts de l'ennemi. L'infanterie, qui. leur fit
face, prouva que, si l'arrière-garde n'eut pas été bien appuyée, l'armée eût
essuyé dans ces gorges le plus rude échec. (8) Cependant un péril affreux la
menace encore, et va peut-être l'anéantir; car, au moment où Hannibal hésite à
engager son infanterie dans ces défilés, parce que, moins favorisée que la
cavalerie, qu'il est lui-même à portée de soutenir, elle n'a plus derrière elle
aucun renfort, (9) les montagnards accourent par des sentiers détournés, coupent
l'armée par le milieu, et barrent le passage; de sorte qu'Hannibal resta une
nuit, séparé de sa cavalerie et de ses bagages.
Passage du col (mi-octobre)
[XXI, 35]
(1) Le lendemain, les barbares mettent moins de vivacité dans
leurs attaques, et on parvient à réunir les troupes et à franchir les gorges
avec une perte assez considérable, en chevaux toutefois plus qu'en hommes. (2)
Dès lors, les montagnards ne se montrèrent plus qu'en petit nombre; c'étaient
des brigands, plutôt que des ennemis, qui venaient fondre tantôt sur la tête,
tantôt sur la queue de l'armée, selon que le terrain leur était favorable, ou
qu'ils pouvaient surprendre ou les traînards ou ceux qui s'étaient trop avancés.
(3) Les éléphants dans les routes étroites, dans les pentes rapides, retardaient
beaucoup la marche; mais leur voisinage était partout un rempart contre
l'ennemi, qui n'osait approcher de trop près ces animaux inconnus. (4) On fut
neuf jours à atteindre le sommet des Alpes, à travers des chemins non frayés où
l'on s'égarait souvent, soit par la perfidie des guides, soit par les
conjectures de la défiance même, qui engageait au hasard les troupes dans des
vallons sans issue. (5) On s'arrêta deux jours sur ces hauteurs, pour donner aux
soldats épuisés le repos nécessaire après tant de fatigues et de combats: là,
plusieurs bêtes de somme, qui avaient glissé le long des rochers, regagnèrent le
camp sur les traces de l'armée. (6) Déjà des maux sans nombre avaient jeté les
esprits dans l'accablement le plus profond; bientôt, surcroît de terreur!, on
voit tomber une neige abondante; c'était l'époque du coucher de la constellation
des Pléiades. (7) On n'aperçut que monceaux de neige, lorsque, au point du jour,
on se remit en marche; les Carthaginois avançaient à pas lents; l'abattement et
le désespoir étaient peints sur tous les visages. (8) Hannibal prend alors les
devants, s'arrête à une sorte de promontoire qui offre de toutes parts une vue
immense, fait faire halte à ses soldats, leur montre l'Italie, et, au pied des
Alpes, les campagnes baignées par le Pô. (9) "Vous escaladez, dit-il, en ce
moment les remparts de l'Italie; que dis-je? les murs mêmes de Rome. Plus
d'obstacles bientôt; tout s'aplanira devant vous: une bataille, deux tout au
plus, et la capitale, le boulevard de l'Italie est dans vos mains, en votre
puissance." (10) L'armée poursuit sa marche. L'ennemi, il est vrai, ne venait
plus l'inquiéter que par la surprise de quelques bagages, s'il en trouvait
l'occasion. (11) Au reste, la descente offrait bien plus d'obstacles que la
montée, en ce que la pente des Alpes, qui, du côté de l'Italie, a moins
d'étendue, est aussi plus rapide. (12) En effet, presque tout le chemin était à
pic, étroit et glissant: là, nul moyen d'éviter une chute; et, pour peu que le
pied manquât, impossible de rester à l'endroit où l'on s'était abattu; en sorte
qu'hommes et chevaux allaient rouler les uns sur les autres.
L'aplomb rocheux
[XXI, 36]
(1) On arriva ensuite à une roche beaucoup plus étroite
encore, et si escarpée, que les soldats, sans armes, sans bagages, sondant la
route à chaque pas, se retenant avec les mains aux broussailles et aux souches
qui croissaient à l'entour, avaient une peine infinie à la descendre. (2)
L'endroit, déjà fort raide par lui-même, l'était devenu bien davantage par un
éboulement de terre tout nouveau, qui avait formé un précipice d'environ mille
pieds de profondeur. (3) Devant ce terme fatal la cavalerie s'arrête. Qui peut
donc entraver la marche? demande Hannibal étonné: un roc insurmontable, lui
dit-on. (4) Il approche lui-même pour reconnaître les lieux: il ne voit d'abord
d'autre parti à prendre que de faire un long, un immense détour à travers des
lieux non frayés où le pied de l'homme n'a jamais passé; (5) mais cette route
fut impraticable. Comme l'ancienne neige durcie se trouvait recouverte par la
nouvelle, dont les couches étaient de médiocre épaisseur, cette neige molle, où
l'on n'enfonçait point trop avant, présentait un passage assez facile. (6) Mais,
lorsqu'elle eut disparu sous les pieds de tant de milliers d'hommes et de
chevaux, l'on n'avançait plus que sur la première glace et sur l'humide verglas
formé par la neige fondue. (7) Alors quelle lutte pénible et contre la glace si
glissante, où l'on ne pouvait assurer ses pas, et contre la pente du rocher, où
le pied manquait si facilement. Employait-on les genoux ou les mains pour se
relever, si l'on venait à retomber au moment où cet appui manquait, aux environs
plus de souches, plus de racines secourables pour les pieds ou les mains; il
fallait rouler sur cette glace unie, dans cette neige détrempée. (8) Quelquefois
les bêtes de somme pénétraient même jusqu'à la neige glacée, où elles glissaient
aussitôt; et, comme elles faisaient mille efforts pour se soutenir, leur sabot
brisait l'épaisseur de la glace: alors, prises comme dans un piège, elle
restaient souvent engagées dans cette neige durcie et gelée à une grande
profondeur.
Bivouac en pleine montagne
[XXI, 37]
(1) Enfin, après bien des fatigues inutiles pour les hommes
et pour les chevaux, on campa sur le sommet. Il fallut, pour cela, déblayer les
neiges; on n'y parvint qu'avec des peines inouïes, tant la masse en était
profonde et difficile à remuer! (2) L'on s'occupa ensuite de rendre praticable
ce rocher, qui seul pouvait offrir un chemin. Obligés de le tailler, les
Carthaginois abattent çà et là des arbres énormes, qu'ils dépouillent de leurs
branches, et dont ils font un immense bûcher; ils y mettent le feu: un vent
violent, qui s'élève, excite la flamme, et le vinaigre, que l'on verse sur la
roche embrasée, achève de la rendre friable. (3) Lorsqu'elle est entièrement
calcinée, le fer s'entrouvre; les pentes sont adoucies par de légères courbures,
en sorte que les chevaux et les éléphants mêmes peuvent descendre par là. (4) On
fut arrêté quatre jours près de ce roc; les chevaux étaient sur le point de
mourir de faim, car les sommets des Alpes sont presque nus, et le peu d'herbe
qui s'y trouve, est enterré sous la neige. (5) Les parties plus basses ont des
vallées, quelques coteaux exposés au soleil, des ruisseaux le long des bois, et
présentent déjà des lieux plus dignes d'être habités par les hommes. (6) On y
mena paître les chevaux, et l'on accorda trois jours de repos aux soldats
épuisés par les travaux qu'avait nécessités l'aplanissement de la roche. Bientôt
on descendit en plaine; là, tout s'adoucissait, et le terrain et le naturel des
habitants.
Examen critique des sources
[XXI, 38]
(1) Tels sont les détails les plus importants sur la marche
d'Hannibal. Si l'on en croit certaines annales, son armée mit cinq mois à se
rendre de Carthagène en Italie, et quinze jours à franchir les Alpes. (2) L'on
n'est point d'accord sur le nombre des troupes qu'il avait à l'époque de son
arrivée: ceux qui le portent au plus haut, lui donnent cent mille hommes
d'infanterie, et vingt mille chevaux; ceux qui le mettent au plus bas, disent
qu'il avait vingt mille fantassins, et six mille cavaliers. (3) Lucius Cincius
Alimentus, prisonnier d'Hannibal, comme il l'écrit lui-même, serait pour moi une
autorité décisive, s'il n'eût jeté quelque confusion dans son calcul, en y
comprenant les Gaulois et les Ligures: (4) si on les compte, quatre-vingt mille
hommes d'infanterie, dix mille de cavalerie furent conduits en Italie. Mais
vraisemblablement, et plusieurs historiens en font foi, l'armée carthaginoise ne
s'éleva à ce total que par la jonction de ces peuples: (5) Cincius ajoute avoir
entendu dire à Hannibal lui-même, qu'il avait perdu trente-six mille hommes, et
une quantité prodigieuse de chevaux et d'autres bêtes de somme, depuis le
passage du Rhône, (6) jusqu'à sa descente en Italie, sur les terres des Taurini,
limitrophes de la Gaule Cisalpine. Comme tous les auteurs sont d'accord sur
cette circonstance, je trouve fort étrange qu'il y ait tant d'incertitude pour
l'endroit où Hannibal traversa les Alpes, et qu'on ait pu penser communément que
ce fut par les Alpes Pennines, qui tiraient alors leur nom du mot Puni. Coelius
dit qu'Hannibal prit par le mont de Crémone; (7) mais ces deux gorges l'eussent
conduit, non pas chez les Taurini, mais chez les Gaulois Libi, à travers les
montagnards Salassi; (8) et le moyen de se persuader qu'il eût gagné ainsi la
Gaule Cisalpine, puisqu'il eût trouvé toutes les approches des Alpes Pennines
fermées à ses troupes par des peuples demi-germains. (9) Un fait bien avéré, qui
vient contredire l'opinion reçue, c'est que les Seduni Veragri, habitants de
cette partie des Alpes, n'ont point connaissance que jamais passage d'une armée
punique ait pu faire donner à leurs montagnes le nom de Pennines, ainsi appelées
d'un dieu Poeninus qu'on adore sur le sommet de ces monts.
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