Célébration du triomphe à Rome (début de l'année 206)
[XXVIII, 9]
(1) À la fin de l'été où ces faits se passèrent en Grèce, le
légat Quintus Fabius, fils de Maximus, envoyé par le consul Marcus Livius au
sénat, à Rome, ayant annoncé que, d'après ce consul, pour garder la province de
Gaule, il suffisait de Lucius Porcius et de ses légions, et que lui-même pouvait
en revenir et en ramener son armée consulaire, (2) les sénateurs invitèrent à
rentrer à Rome non seulement Marcus Livius, mais son collègue Caius Claudius.
(3) La seule différence dans les décrets du sénat fut que à Marcus Livius il
ordonnait de ramener son armée, à Néron de laisser, dans sa province, ses
légions en face d'Hannibal. (4) Les consuls convinrent par lettres que, comme
ils avaient dirigé les affaires d'un même coeur, ainsi, quoique venant de
directions opposées, ils arriveraient à Rome en même temps: (5) celui qui se
trouverait le premier à Préneste devrait y attendre son collègue. Le hasard fit
qu'ils y arrivèrent tous deux le même jour. Après avoir, de là, envoyé un édit
pour que, le surlendemain, le sénat en nombre se trouvât réuni au temple de
Bellone, ils s'avancèrent vers Rome. (6) Tous les citoyens, répandus autour
d'eux, non seulement les saluaient, mais, désirant chacun toucher leurs mains
victorieuses, les uns les félicitaient, les autres leur rendaient grâce d'avoir,
par leur action, sauvé l'État. (7) Au sénat, après avoir, comme tous les
généraux, rendu compte de leurs actes, quand ils eurent demandé, en récompense
de leur administration vaillante et heureuse des affaires publiques, des
honneurs pour les Immortels, et, pour eux-mêmes, l'entrée en triomphe dans Rome,
(8) les Pères conscrits répondirent qu'assurément ils décrétaient ce qu'ils
demandaient, comme l'avaient bien mérité d'abord les dieux, puis, après les
dieux, les consuls. (9) Quand on eut décrété des prières publiques au nom de
tous deux et le triomphe pour chacun d'eux, ils convinrent - pour éviter, après
avoir mené la guerre en pleine communauté d'idées, de séparer leurs triomphes -
(10) que, la bataille s'étant livrée dans la province de Marcus Livius, celui-ci
se trouvant, le jour où l'on avait combattu, avoir les auspices, et son armée
revenant à Rome, tandis que celle de Néron n'avait pu être ramenée de sa
province, Marcus Livius entrerait en ville sur un quadrige, suivi de ses
soldats, et que Caius Claudius irait à cheval, sans soldats.
(11) Ce triomphe ainsi partagé accrut la gloire des deux
consuls, mais surtout de celui qui, dépassant son collègue en mérite, lui cédait
d'autant les honneurs. (12) Ce cavalier, disait-on, avait, en six jours,
parcouru l'Italie dans toute sa longueur, et livré une bataille rangée à
Hasdrubal, en Gaule, un jour où Hannibal croyait qu'il avait son camp en Apulie,
en face de lui; (13) ainsi ce consul, seul, avait, des deux côtés de l'Italie, à
deux généraux, à deux commandants en chef, opposé ici son adresse, là sa
personne. (14) Le renom de Néron avait suffi pour retenir Hannibal dans son
camp; quant à Hasdrubal, qu'était-ce, sinon l'arrivée de Néron, qui l'avait
écrasé et fait périr? (15) Aussi l'autre consul pouvait s'avancer, élevé sur un
char attelé de tous les chevaux qu'il voulait; un seul cheval portait dans Rome
celui qui obtenait le vrai triomphe, et Néron, même s'il allait à pied, serait
illustre ou par la gloire qu'il avait acquise dans la guerre, ou par celle qu'il
dédaignait dans ce triomphe. (16) Voilà les propos dont les spectateurs
accompagnèrent Néron jusqu'au Capitole.
La somme versée au trésor public fut de trois millions de
sesterces et quatre-vingt mille as. (17) À chacun de ses soldats Marcus Livius
distribua cinquante-six as. Caius Claudius en promit autant à ses soldats
absents, quand il serait revenu à son armée. (18) On remarqua que, ce jour-là,
les soldats, dans leurs plaisanteries, lancèrent plus de chansons en l'honneur
de Caius Claudius (Néron) que de leur propre consul; (19) les cavaliers mirent
très haut par leurs louanges les légats Lucius Veturius et Quintus Caecilius, et
exhortèrent la plèbe à les nommer consuls l'année suivante; (20) à ce premier
suffrage des cavaliers s'ajouta l'autorité des consuls, qui, le lendemain, dans
une réunion publique, racontèrent quelle aide courageuse et sûre ils avaient
trouvée en particulier chez ces deux lieutenants.
Début d'une nouvelle année de guerre (206)
[XXVIII, 10]
(1) Comme l'époque des comices approchait, et que le sénat
avait décidé de les faire présider par un dictateur, le consul Caius Claudius
nomma dictateur son collègue Marcus Livius, Livius nomma maître de la cavalerie
Quintus Caecilius. (2) Le dictateur Marcus Livius proclama consuls Lucius
Veturius et Quintus Caecilius, celui-là même qui était maître de la cavalerie.
(3) Puis on élut les préteurs; on nomma Caius Servilius, Marcus Caecilius
Metellus, Tiberius Claudius Asellus, Quintus Mamilius Turrinus, alors édile de
la plèbe. (4) Les élections faites, le dictateur, ayant abdiqué sa magistrature
et licencié son armée, partit pour sa "province" d'Étrurie en vertu d'un
sénatus-consulte, afin de rechercher (5) quelles tribus des Étrusques ou des
Ombriens avaient, à l'approche d'Hasdrubal, discuté le projet d'abandonner Rome
pour Hasdrubal, (6) quelles tribus l'avaient aidé au moyen de renforts, de
vivres, ou de secours quelconques.
Voilà ce qu'on fit cette année-là à l'intérieur et à
l'extérieur. (7) Les jeux Romains furent entièrement recommencés trois fois par
les édiles curules Cneius Servilius Caepio et Servius Cornelius Lentulus; les
Jeux Plébéiens furent recommencés aussi entièrement, mais une seule fois, par
les édiles de la plèbe Marcus Pomponius Matho et Quintus Mamilius Turrinus.
(8) La treizième année de la guerre punique, sous le consulat
de Lucius Veturius Philo et de Quintus Caecilius Metellus, on leur donna à tous
deux, pour mener la guerre contre Hannibal, le Bruttium comme province". (9)
Puis les préteurs tirèrent au sort, Marcus Caecilius Metellus, la préture
urbaine, Quintus Mamilius, la préture pérégrine, Caius Servilius, la Sicile,
Tiberius Claudius, la Sardaigne. (10) Les armées furent ainsi réparties: à l'un
des consuls, l'ancienne armée de Caius Claudius, consul l'année précédente, à
l'autre, celle du propréteur Quintus Claudius - elles avaient l'une et l'autre
deux légions; (11) en Étrurie, le propréteur Caius Terentius passerait ses deux
légions de volontaires esclaves au proconsul Marcus Livius, à qui son
commandement était prorogé pour un an; (12) on décréta aussi que Quintus
Mamilius, ayant laissé sa juridiction à son collègue, tiendrait la Gaule avec
l'armée qu'avait commandée le propréteur Lucius Porcius, et il reçut l'ordre de
dévaster les terres des Gaulois qui étaient passés aux Carthaginois au moment de
l'approche d'Hasdrubal. (13) À Caius Servilius, avec les deux légions de soldats
de Cannes, on confia la défense de la Sicile, dans les conditions où l'avait
tenue Caius Mamilius. (14) De Sardaigne, on ramena la vieille armée qu'avait
commandée Aulus Hostilius; une nouvelle légion, que Tiberius Claudius dut y
emmener, fut enrôlée par les consuls. (15) Afin de laisser à Quintus Claudius
Tarente, à Caius Hostilius Tubulus Capoue comme "provinces", on les prorogea
pour un an dans leur commandement. (16) Le proconsul Marcus Valerius, qui avait
commandé la défense des côtes autour de la Sicile, reçut l'ordre, après avoir
laissé trente navires à Caius Servilius, de revenir à Rome avec tout le reste de
sa flotte.
Conjuration des prodiges. Les consuls encouragent le retour
à la terre
[XXVIII, 11]
(1) Dans une cité troublée par une période de guerre si
critique, où l'on faisait remonter aux dieux les causes de tous les événements,
favorables ou contraires, on annonçait beaucoup de prodiges: (2) à Terracine le
temple de Jupiter, à Satricum celui de Mater Matuta avaient été frappés de la
foudre; ce qui n'effrayait pas moins les Satricani, c'était que dans le temple
de Jupiter, par la porte même, deux serpents s'étaient glissés; d'Antium, on
annonça que des moissonneurs avaient vu des épis sanglants; (3) à Caerè étaient
nés un porc à deux têtes et un agneau à la fois mâle et femelle. À Albe,
rapportait-on encore, on avait vu deux soleils, et, pendant la nuit, à Frégelles,
le jour avait soudain paru; (4) sur le territoire de Rome, un boeuf avait parlé,
disait-on, et l'autel de Neptune avait ruisselé de sueur dans le cirque
Flaminius; et les sanctuaires de Cérès, de Salus, de Quirinus, avaient été
frappés de la foudre. (5) On invita les consuls à détourner l'effet de ces
prodiges par des victimes adultes et à présider des prières publiques pendant
une journée. C'est ce qu'on fit, conformément au sénatus-consulte. (6) Mais,
plus que tous les prodiges soit annoncés de l'extérieur, soit vus à Rome, ce qui
effraya les esprits, ce fut l'extinction du feu dans le temple de Vesta, et l'on
frappa du fouet la Vestale de garde cette nuit-là, sur l'ordre du pontife
Publius Licinius. (7) Quoiqu'il n'y eût là aucun avertissement des dieux, mais
un accident venant d'une négligence humaine, on décida et d'en détourner l'effet
par le sacrifice de victimes adultes, et de faire des prières publiques au
temple de Vesta. (8) Sans attendre que les consuls partissent pour la guerre, le
sénat les invita à s'inquiéter de ramener la plèbe aux champs: par la
bienveillance des dieux, la guerre avait été écartée de Rome et du Latium, et
l'on pouvait sans crainte habiter les champs: il était bien peu logique de
s'inquiéter davantage de la culture de la Sicile que de celle de l'Italie. (9)
Mais la chose était loin d'être facile à la population, les cultivateurs libres
ayant été enlevés par la guerre, les esclaves manquant, le bétail ayant été
pillé, les fermes ruinées ou brûlées; pourtant une grande partie des paysans,
poussée par l'ascendant des consuls, retourna à ses champs. (10) Ceux qui
avaient soulevé cette affaire, c'étaient les députés de Plaisance et de Crémone,
qui se plaignaient de voir leur territoire en butte aux incursions et aux
ravages des Gaulois, leurs voisins, une grande partie de leurs colons dispersée,
leurs villes déjà dépeuplées, leurs campagnes dévastées et désertes. (11) On
chargea le préteur Mamilius de protéger ces colonies contre l'ennemi; et les
consuls, conformément à un sénatus-consulte, ordonnèrent aux citoyens de Crémone
et de Plaisance, de retourner dans ces colonies avant un jour fixé. Puis, au
début du printemps, eux-mêmes partirent pour la guerre.
(12) Le consul Quintus Caecilius reçut son armée de Caius
Néron, Lucius Veturius du propréteur Quintus Claudius; Veturius compléta la
sienne avec les recrues qu'il avait lui-même enrôlées. (13) Les consuls menèrent
leurs armées sur le territoire de Consentia; et, l'ayant ravagé çà et là, alors
que leur colonne était déjà alourdie par le butin, ils furent, dans un étroit
ravin boisé, mis en désordre par les Bruttii et les lanceurs de javelots
numides, (14) au point que non seulement le butin, mais les soldats se
trouvèrent en péril. Ce fut là pourtant une alarme plus qu'un combat, et, le
butin envoyé en avant, les légions, intactes elles aussi, débouchèrent dans une
plaine cultivée. (15) De là les consuls partirent pour le pays des Lucani; cette
nation tout entière revint, sans combat, sous les ordres du peuple romain.
Situation des armées carthaginoises à la fin de 207
[XXVIII, 12]
(1) Contre Hannibal, on ne fit rien cette année-là. Car, de
lui-même, il ne se présenta pas au combat, après le coup si récent porté à sa
patrie et à sa famille, et les Romains ne troublèrent pas son repos: tant ils
croyaient de force, quoique tout croulât autour de lui, en ce seul général. (2)
Et peut-être a-t-il été plus étonnant dans les revers que dans le succès, (3)
lui qui, faisant la guerre en territoire ennemi, pendant treize ans, si loin de
chez lui, avec des fortunes diverses, à la tête non d'une armée nationale, mais
d'un mélange trouble d'hommes de toutes nations qui n'avaient ni lois, ni
coutumes, ni langue communes, différents par l'extérieur, différents par le
vêtement, différents par les armes, différents par leurs rites, différents par
leurs cérémonies, différents presque par leurs dieux, (4) les unit tous si bien
par un véritable lien, qu'il ne se produisit aucune sédition ni entre eux, ni
contre leur général, (5) quoiqu'on manquât souvent, en territoire ennemi,
d'argent pour la solde et de vivres, faute de quoi, dans la première guerre
punique, mainte abomination avait été commise entre généraux et soldats. (6) Et
après la destruction de l'armée d'Hasdrubal et de son chef, sur qui reposait
tout espoir de victoire, après qu'en se retirant dans un coin du Bruttium on eut
abandonné tout le reste de l'Italie, qui ne trouverait étonnant qu'il n'y ait eu
aucune émeute dans le camp d'Hannibal? (7) Car, à toutes les autres difficultés,
il s'était ajouté qu'on espérait seulement, même pour nourrir cette armée, sur
le territoire du Bruttium, qui, même cultivé tout entier, était petit pour
nourrir une si grande armée; (8) or à ce moment une grande partie de sa
jeunesse, enlevée à la culture des champs, était prise par la guerre; et il y
avait encore la coutume - défaut inné chez la nation des Bruttii - de piller le
pays en faisant campagne. (9) D'autre part, de Carthage on n'envoyait rien à
Hannibal, les Carthaginois s'inquiétant de garder l'Espagne, comme si tout
allait bien pour eux en Italie!
(10) En Espagne, la situation était en partie la même qu'en
Italie, en partie bien différente: la même, en ce que les Carthaginois, vaincus
au combat, ayant perdu leur général, avaient été refoulés sur les côtes extrêmes
de l'Espagne, jusqu'à l'océan; (11) différente, en ce que l'Espagne, plus que
l'Italie, plus même que toute autre partie du monde, était capable de préparer à
nouveau une guerre, grâce aux caractères du pays comme des hommes. (12) C'est
ainsi qu'en fait cette province, la première où aient pénétré les Romains, du
moins sur le continent, a été la dernière de toutes, et seulement à notre
époque, sous la conduite et les auspices de César Auguste, à être complètement
domptée. (13) Alors Hasdrubal fils de Gisgon, le plus grand et le plus célèbre
des généraux de cette guerre, après ceux de la famille Barca, revenant de Gadès
dans l'espoir de reprendre la guerre, avec l'aide de Magon fils d'Amilcar, grâce
à des levées faites dans l'Espagne ultérieure, arma environ cinquante mille
fantassins et quatre mille cinq cents cavaliers. (14) Sur les troupes de
cavalerie, les auteurs sont à peu près d'accord; pour les fantassins, certains
écrivent que soixante-dix mille furent amenés à Silpia. (15) Là, sur un point
dominant des plaines ouvertes, les deux généraux carthaginois campèrent, dans
l'intention de ne pas refuser le combat.
Accrochages entre l'armée de Scipion et l'armée d'Hasdrubal
fils de Gisgon
[XXVIII, 13]
(1) Au bruit qu'une si grande armée avait été réunie, Scipion
pensant qu'avec les légions romaines il serait inférieur à une telle multitude,
si on ne lui opposait pas, ne fût-ce que pour l'apparence, des auxiliaires
barbares, (2) mais qu'il ne fallait pas leur donner assez de force pour que leur
trahison, qui avait été cause de la défaite de son père et de son oncle, fût
d'un grand poids, (3) envoya en avant Silanus chez Culchas, qui régnait sur
vingt-huit cités, pour recevoir de lui les fantassins et les cavaliers qu'il
avait promis d'enrôler pendant l'hiver, (4) et, partant lui-même de Tarragone,
en tirant, sur sa route, de petits contingents des alliés qui la bordaient, il
arriva à Castulon. (5) Là Silanus lui amena des renforts, trois mille fantassins
et cinq cents cavaliers. De là il s'avança jusqu'à Baecula avec toutes ses
troupes de citoyens et d'alliés, soit, fantassins et cavaliers, quarante-cinq
mille hommes.
(6) Comme ils établissaient leur camp, Magon et Masinissa les
attaquèrent avec toute leur cavalerie, et ils auraient mis le désordre parmi les
travailleurs, si, placés par Scipion derrière un tertre fort opportunément
disposé pour cela, des cavaliers n'avaient chargé à l'improviste ces ennemis
dispersés. (7) Les plus résolus, ceux qui, les premiers, s'étaient portés, tout
près du retranchement, contre les travailleurs mêmes, furent chassés, le combat
à peine engagé. Avec les autres, ceux qui s'étaient avancés sous leurs enseignes
et en ordre de marche, la lutte fut plus longue et longtemps incertaine. (8)
Mais comme d'abord, des avant-postes, des cohortes sans bagages, puis des
soldats enlevés aux travaux et invités à s'armer venaient, toujours plus
nombreux, et sans blessures, relever les Romains fatigués, et que déjà une forte
colonne se précipitait du camp au combat, Carthaginois et Numides tournèrent
franchement le dos. (9) D'abord ils se retiraient par escadrons, sans que la
peur ou la hâte troublassent en rien leurs rangs; puis, quand les Romains
tombèrent plus vivement sur les derniers d'entre eux, quand ils ne purent
soutenir leurs charges, oubliant leurs rangs, ils se mirent à fuir çà et là,
chacun par la voie la plus proche. (10) Et quoique ce combat eût sensiblement
augmenté le courage des Romains, et diminué celui de leurs ennemis, pas un
instant, pendant les quelques jours suivants, les escarmouches de cavalerie et
de troupes légères ne s'interrompirent.
Bataille de Silpia
[XXVIII, 14]
(1) Quand les adversaires eurent assez tâté leurs forces dans
ces légers combats, Hasdrubal le premier amena ses troupes en ligne; puis les
Romains s'avancèrent. (2) Mais chaque armée resta rangée devant ses
retranchements; et sans qu'aucune eût commencé le combat, le jour tombant déjà,
le Carthaginois d'abord, puis le Romain ramenèrent leurs troupes dans leur camp.
(3) On fit de même pendant quelques jours. Le premier, toujours, le Carthaginois
faisait sortir ses troupes du camp; le premier, à ses soldats fatigués de se
tenir en ligne, il donnait le signal de se retirer; d'aucun côté on ne courait
en avant, on ne lançait un javelot, on ne poussait un cri. (4) Le centre était
formé ici de Romains, là de Carthaginois mêlés à des Africains, les ailes,
d'alliés - c'étaient de part et d'autre des Espagnols -; en avant des ailes,
devant la ligne carthaginoise, les éléphants, de loin, semblaient des bastions.
(5) Déjà, dans les deux camps, on disait qu'on combattrait
dans l'ordre où l'on s'était rangé, que les centres, les Romains et les
Carthaginois, que séparait le motif de la guerre, se courraient sus avec un
courage et des armements également forts. (6) Quand Scipion remarqua qu'on en
était convaincu, il changea tout, à dessein, pour le jour où il voulait livrer
bataille. (7) Il donne, le soir, dans le camp, des instructions pour qu'avant le
jour hommes et chevaux soient prêts, aient mangé, et que les cavaliers, en
armes, tiennent leurs chevaux bridés et sellés. (8) Le jour n'était pas encore
bien clair qu'il lançait toute sa cavalerie et ses troupes légères contre les
postes puniques; aussitôt après il s'avança lui-même avec l'infanterie lourde
des légions, (9) les soldats romains, contrairement à la ferme croyance des
siens et des ennemis, renforçant les ailes, tandis que les alliés trouvaient
place au centre. (10) Attiré par les cris des cavaliers, Hasdrubal, quand il
bondit hors de sa tente, quand il voit cette attaque soudaine arrivant à ses
retranchements, l'agitation des siens, avec, au loin, les enseignes brillantes
des légions et la plaine couverte d'ennemis, lance aussitôt toute sa cavalerie
contre les cavaliers romains; (11) lui-même, avec la colonne d'infanterie, sort
du camp, et, en déployant ses lignes, il ne change rien à leur ordre habituel.
(12) Depuis longtemps déjà, le combat de cavalerie était indécis; et il ne
pouvait arriver à une décision par lui-même, parce que les cavaliers repoussés -
et cela arrivait aux uns et aux autres tour à tour, ou à peu près - trouvaient
dans leurs lignes d'infanterie un refuge sûr; (13) mais dès qu'il n'y eut plus
que cinq cents pas entre les lignes ennemies, Scipion, faisant sonner la
retraite et ouvrir les rangs, reçoit toute sa cavalerie et ses troupes légères
au centre, puis, les divisant en deux groupes, les place en réserve derrière les
ailes. (14) Ensuite, sitôt le moment venu de commencer le combat, il ordonne aux
Espagnols (qui formaient le centre de son armée) de s'avancer posément; (15) et
lui-même, de l'aile droite, - où il commandait - envoie dire à Silanus et à
Marcius d'étendre leur aile vers la gauche comme ils le verraient s'étendre vers
la droite, (16) et d'engager, avec leurs fantassins et leurs cavaliers
disponibles, la lutte contre l'ennemi, sans attendre que les centres puissent en
venir aux mains. (17) Les ailes s'étant ainsi étendues, leurs commandants
conduisaient chacun, rapidement, contre l'ennemi, trois cohortes de fantassins
et trois de cavaliers, augmentées de leurs vélites, les autres cohortes les
suivant en formant une ligne oblique. (18) Il y avait un rentrant au milieu, là
où les enseignes des Espagnols s'avançaient plus lentement; (19) et l'on se
battait déjà aux ailes que la principale force de l'armée ennemie - les vétérans
carthaginois et les Africains - n'était pas encore arrivée à portée de trait, et
n'osait courir aux deux ailes aider les combattants, de peur d'ouvrir le centre
aux ennemis qui venaient face à elle. (20) Ces ailes se trouvaient pressées par
un combat sur deux fronts: les cavaliers et les troupes légères, les vélites,
les ayant enveloppées, les chargeaient de flanc, et les cohortes les pressaient
de face, pour les couper du reste de leurs lignes.
Défaite carthaginoise
[XXVIII, 15]
(1) En aucun point du tout la lutte n'était égale, surtout
parce que la foule des Baléares et des recrues espagnoles se trouvait opposée
aux soldats romains et latins; (2) puis, le jour s'avançant déjà, les forces
commençaient à manquer aux troupes d'Hasdrubal, surprises par une alerte
matinale, et obligées, sans avoir eu le temps de se réconforter en mangeant,
d'aller précipitamment en ligne. (3) C'était pour cela qu'à dessein Scipion
avait traîné en longueur, afin que la bataille eût lieu tard: à partir de la
septième heure seulement les enseignes d'infanterie se chargèrent aux ailes, (4)
et le combat ne gagna le centre que sensiblement plus tard, si bien que la
chaleur du soleil de midi et la fatigue de rester debout sous les armes, jointes
à la faim et à la soif, éprouvèrent ces soldats avant qu'on n'en vint aux mains.
Aussi restèrent ils appuyés sur leur bouclier. (5) Qui plus est les éléphants
mêmes, affolés par la façon désordonnée de combattre qu'avaient les cavaliers,
les vélites et les troupes légères, s'étaient jetés des ailes au centre. (6)
Ainsi, las de corps et d'âmes, les Carthaginois reculèrent, tout en gardant
leurs rangs, comme une ligne intacte cédant du terrain sur l'ordre de son chef.
(7) Mais comme les vainqueurs n'en furent que plus ardents, quand ils sentirent
que l'affaire penchait en leur faveur, à attaquer de tous côtés, et que leurs
assauts n'étaient pas faciles à soutenir, (8) Hasdrubal eut beau retenir les
fuyards, leur barrer la route, en leur criant sans cesse qu'ils avaient derrière
eux des hauteurs et un refuge sûr, s'ils se repliaient en ordre; (9) la peur
l'emportant sur l'honneur, comme tous ceux qui étaient les plus près de l'ennemi
tombaient, ils tournèrent le dos sur-le-champ, et s'enfuirent tous en se
dispersant. (10) Ils s'arrêtèrent d'abord au pied des collines et l'on commença
à remettre en rangs les soldats, les Romains hésitant à faire gravir à leurs
troupes la hauteur qui leur faisait face; puis quand les Carthaginois les virent
y porter résolument leurs enseignes, se remettant à fuir, ils se pressent
effrayés dans leur camp.
(11) Les Romains n'étaient pas loin de ses retranchements, et
auraient pris ce camp - tant était grand alors leur élan - si à un soleil
brûlant, tel qu'il brille entre des nuages lourds de pluie, n'avait succédé une
chute d'eau si violente, que les vainqueurs eurent peine à se retirer dans leur
camp, que certains même eurent scrupule à rien tenter de plus ce jour-là. (12)
Les Carthaginois, épuisés par la fatigue et les blessures, se voient bien
invités par la nuit et la pluie à un repos nécessaire; (13) mais, comme la
crainte et le danger ne leur laissent pas le temps de rester inactifs - les
ennemis ayant, pensent-ils, l'intention d'attaquer leur camp à l'aube - avec des
pierres ramassées de tous côtés alentour, dans les vallons voisins, ils
renforcent leur retranchement, pour se défendre par leurs fortifications,
puisque leurs armes les protègent trop mal. (14) Mais la défection de leurs
alliés leur fit juger la fuite plus sûre que la résistance. Elle commença par
Attene, roitelet des Turdetani: il déserta avec une troupe nombreuse de ses
concitoyens. (15) Ensuite deux places fortes, avec leurs garnisons, furent
livrées par leurs commandants au Romain. (16) Craignant qu'une fois les esprits
portés à la défection, le mal ne s'étendît plus loin, Hasdrubal, dans le silence
de la nuit suivante, leva le camp.
Fin de la guerre d'Espagne (206)
[XXVIII, 16]
(1) Dès qu'à l'aube les sentinelles des avant-postes
annoncent à Scipion le départ de l'ennemi, lançant la cavalerie en avant, il
ordonne de partir, (2) et l'on mena la marche si rapidement que, si les Romains
avaient marché droit sur ses traces, ils l'auraient sans aucun doute atteint;
mais on crut des guides disant qu'il y avait un chemin plus court pour gagner le
Baetis, afin d'attaquer les ennemis quand ils passeraient ce fleuve. (3)
Hasdrubal, se voyant fermer le passage, infléchit sa marche vers l'Océan, et
désormais ses soldats allèrent dispersés comme des fuyards. Il mit ainsi un peu
d'intervalle entre les Romains et lui; (4) pourtant les cavaliers et les troupes
légères, en l'attaquant tantôt de dos, tantôt sur les flancs, le fatiguaient et
le retardaient; (5) mais comme, fréquemment, des attaques soudaines
l'arrêtaient, et que tantôt les deux cavaleries, tantôt, contre les vélites et
les fantassins auxiliaires, des éléments carthaginois engageaient le combat, les
légions arrivèrent aussi. (6) Dès lors, ce ne fut plus une bataille, mais une
sorte de boucherie, jusqu'au moment où le général lui-même, donnant l'exemple de
la fuite, s'échappa vers les hauteurs les plus proches, avec six mille hommes
environ, à moitié armés. Tous les autres furent massacrés ou pris. (7)
Précipitamment, les Carthaginois fortifièrent un camp improvisé sur la colline
la plus élevée, et, l'ennemi s'étant vainement efforcé d'en gravir la pente
raide, s'y défendirent sans difficulté. (8) Mais le blocus, sur un terrain nu et
sans ressources, était à peine supportable quelques jours; aussi passait-on à
l'ennemi; et à la fin le général lui-même, faisant venir ses vaisseaux - la mer
n'était pas loin - quitta de nuit son armée pour se réfugier à Gadès.
(9) En apprenant la fuite du général ennemi, Scipion laisse
dix mille fantassins, mille cavaliers à Silanus pour assiéger le camp; (10)
lui-même part avec le reste de ses troupes et, en soixante-dix étapes, étudiant
sur sa route la cause de chaque roitelet et de chaque cité, pour pouvoir
accorder des récompenses suivant une juste connaissance des mérites, revient à
Tarragone. (11) Après son départ, Masinissa, s'étant rencontré en secret avec
Silanus, passa, pour avoir un peuple aussi disposé que lui-même à suivre ses
nouveaux desseins, en Afrique, avec quelques-uns de ses compatriotes; (12) et
l'on vit moins, à cette époque, la raison de ce changement soudain, qu'on ne vit
plus tard, dans la fidélité de Masinissa envers les Romains, si constante
jusqu'à l'extrême vieillesse, la preuve qu'alors même, il n'agit pas sans motif
plausible. (13) Ensuite Magon, à qui Hasdrubal avait renvoyé les vaisseaux,
gagna Gadès; le reste de l'armée, abandonnée par ses chefs, se dispersa soit en
désertant, soit en s'enfuyant dans les cités les plus proches, sans former
désormais aucune troupe remarquable par son nombre ni par ses forces.
(14) Voilà, en gros, comment, sous le commandement et les
auspices de Publius Scipion, on chassa d'Espagne les Carthaginois, treize ans
après le début de la guerre, quatre ans après que Publius Scipion eut reçu cette
province et cette armée. (15) Peu de temps après, Silanus vint, en annonçant que
la guerre était terminée, rejoindre Scipion à Tarragone.
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