(1) Lucius Scipion, avec un grand nombre de prisonniers
nobles, fut envoyé à Rome pour y annoncer que l'Espagne était reconquise; (2) et
tandis que la foule entière, par sa joie et ses éloges immenses, exaltait cet
exploit, seul celui qui l'avait accompli, insatiable de vertu et de gloire
véritable, ne considérait la reprise de l'Espagne que comme une faible ébauche
de ce qu'avaient conçu ses espoirs et sa grandeur d'âme: (3) l'Afrique, la
grande Carthage, toute la gloire de cette guerre accumulée, en quelque sorte,
pour son honneur et sur son nom, voilà ce qui attirait déjà ses regards.
(4) Aussi, pensant qu'il fallait, dès maintenant, préparer
les choses et se concilier les rois et les peuples, il décida de tâter d'abord
les dispositions du roi Syphax. (5). C'était le roi des Masaesulii; ce peuple,
voisin des Maures, fait face, dans l'ensemble, à la région de l'Espagne où se
trouve Carthagène. (6) Il y avait, à cette époque, un traité entre son roi et
les Carthaginois; (7) Scipion, pensant que Syphax ne le jugerait pas plus
important ni plus sacré que ne le font d'ordinaire les barbares, pour qui la
fidélité dépend de la fortune, lui envoie, comme parlementaire, Caius Laelius,
avec des présents. (8) Le barbare en fut heureux, et, comme alors la situation
était partout heureuse pour les Romains, pour les Carthaginois, au contraire,
défavorable en Italie, et perdue en Espagne, il déclara consentir à accepter
l'amitié de Rome, mais non à donner ni à recevoir le serment destiné à la
confirmer, sinon en présence du général romain lui-même. (9) Ainsi Laelius, sans
autre promesse du roi que celle touchant la sécurité de Scipion, s'il venait le
voir, retourne auprès de Scipion.
(10) C'était un gros appui à tous égards, pour qui avait des
vues sur l'Afrique, que Syphax, le roi le plus riche de cette terre, connaissant
déjà par expérience la guerre . contre les Carthaginois eux-mêmes, et dont le
royaume avait une situation très favorable par rapport à l'Espagne, n'en étant
séparé que par un détroit resserré. (11) C'est pourquoi Scipion, jugeant que
cela valait la peine de courir un grand danger, puisqu'il n'y avait pas d'autre
moyen, laissa Lucius Marcius à Tarragone, Marcus Silanus à Carthagène (où, de
Tarragone, il s'était rendu par terre, à grandes étapes) pour garder l'Espagne,
(12) partit lui-même de Carthagène, en compagnie de Caius Laelius, avec deux
quinquérèmes, et par une mer tranquille, le plus souvent à la rame, de temps en
temps avec l'aide d'un vent léger, passa en Afrique. (13) Le hasard voulut
qu'Hasdrubal, chassé d'Espagne et poussé dans ce port avec sept trirèmes, jetât
l'ancre et abordât juste au moment (14) où la vue des deux quinquérèmes, sans
aucun doute ennemies, et qui pouvaient être enlevées, avant leur entrée au port,
par ses navires plus nombreux, ne produisit pourtant que du désordre et de
l'agitation chez ses soldats comme chez ses matelots, qui préparèrent en vain
armes et vaisseaux. (15) En effet, frappées d'un vent un peu plus fort, qui
soufflait de la haute mer, les voiles poussèrent les deux quinquérèmes dans le
port sans laisser aux Carthaginois le temps de lever l'ancre; (16) et après
cela, personne n'osait lancer une attaque dans un port appartenant au roi. Ainsi
d'abord Hasdrubal, puis Scipion et Laelius, descendant à terre, vont trouver
Syphax.
Syphax offre l'hospitalité à Scipion et à Hasdrubal
[XXVIII, 18]
(1) Syphax trouva fort beau - et cela l'était vraiment - de voir les
généraux des deux peuples les plus puissants de l'époque venir, le même
jour, lui demander sa bienveillance et son amitié. (2) À l'un comme à
l'autre il offre l'hospitalité; et il s'efforça - puisque, disait-il, le
hasard avait voulu les réunir sous le même toit, auprès des mêmes
pénates - de les amener à un entretien en vue de terminer leur inimitié;
(3) mais Scipion objecta que, personnellement, il n'avait contre le
Carthaginois aucune haine pour y mettre fin par un entretien, et qu'en
ce qui touchait l'État, il ne pouvait discuter aucun point avec un
ennemi sans ordre du sénat. (4) En revanche, au désir très vif du roi de
le voir - pour ne pas avoir l'air d'écarter de sa table un de ses hôtes
- se décider à venir à la même table qu'Hasdrubal, il ne fit pas
d'objection. (5) Un dîner les réunit donc chez le roi; qui plus est,
Scipion et Hasdrubal - cela faisant plaisir au roi - prirent place sur
le même lit. (6) Et si grandes étaient l'affabilité de Scipion et son
adresse naturelle en toute circonstance, qu'il séduisit non seulement
Syphax, un barbare qui n'avait pas l'habitude de la politesse romaine,
mais même son ennemi le plus acharné par l'agrément de sa conversation;
(7) et Hasdrubal proclamait que l'homme lui avait paru plus admirable
dans cette rencontre face à face que par ses exploits à la guerre, (8)
et qu'il ne doutait pas que Syphax et son royaume ne fussent déjà au
pouvoir des Romains, tant Scipion avait l'art de gagner les esprits.
Aussi les Carthaginois devaient-ils moins rechercher comment on avait
perdu l'Espagne, que se demander comment garder l'Afrique. (10- Ce
n'était pas - disait Hasdrubal - par plaisir de voyager à l'étranger, ni
pour se promener sur des côtes pittoresques, qu'un si grand général
romain, laissant une province récemment soumise, laissant ses troupes,
était passé avec deux navires en Afrique et s'était confié à une terre
ennemie, au pouvoir d'un roi, à une loyauté qu'on n'avait pas encore
éprouvée; c'était dans l'espoir de conquérir l'Afrique. (11) Ce qu'il
retournait depuis longtemps dans son esprit, ce qui manifestement
l'indignait, c'était que, comme Hannibal faisait la guerre en Italie, il
ne fît pas, lui, Scipion, la guerre en Afrique. (12) Ayant conclu un
traité avec Syphax, Scipion quitta l'Afrique, et, après avoir été
ballotté en haute mer par des vents de direction variable, et le plus
souvent violents, il se trouva trois jours après dans le port de
Carthagène.
Siège d'Iliturgi
[XXVIII, 19]
(1) Si les Espagnes, du côté de la guerre punique, étaient
tranquilles, certaines cités, ayant conscience de leurs fautes, obéissaient à la
crainte plus qu'à la loyauté - on le voyait bien - pour rester tranquilles.
Parmi elles, les plus remarquables, par leur importance et par leurs torts,
étaient Iliturgi et Castulon. (2) Castulon, après avoir été, dans leur
prospérité, l'alliée des Romains, était passée, après le massacre des Scipions
et de leurs armées, aux Carthaginois; les gens d'Iliturgi, en livrant les
Romains qui, à la suite de ce désastre, s'étaient réfugiés chez eux, et en les
mettant à mort, avaient ajouté le crime à la défection. (3) Sévir contre ces
peuples de prime abord, alors que les Espagnes n'étaient pas encore sûres,
aurait été plus juste qu'utile; (4) mais maintenant qu'avec la tranquillité
rétablie, le moment de punir semblait venu, Scipion mande de Tarragone Lucius
Marcius et l'envoie, avec le tiers des troupes, attaquer Castulon; lui-même,
avec le reste de l'armée, parvient, en cinq étapes environ, à Iliturgi. (5) Les
portes étaient fermées, tout disposé et pourvu pour repousser une attaque: tant
la conscience de ce qu'ils savaient mériter avait tenu lieu aux habitants de
déclaration de guerre!
(6) C'est aussi par cette remarque que Scipion commença sa
harangue à ses soldats: ces Espagnols mêmes, leur dit-il, en fermant leurs
portes, avaient montré quelles craintes ils avaient mérité d'éprouver; aussi
fallait-il leur faire la guerre avec beaucoup plus d'acharnement qu'aux
Carthaginois: (7) car avec ceux-ci on luttait, presque sans colère, pour
l'empire et pour la gloire; ceux-là il fallait les punir de leur perfidie, de
leur cruauté et de leur crime.( 8) Le moment était venu pour les soldats romains
de venger le massacre impie de leurs compagnons d'armes, le piège tendu contre
eux-mêmes, au cas où ils auraient été emportés par la même fuite, et d'interdire
pour toujours, par un exemple de poids, à tout homme, de jamais considérer un
citoyen ou un soldat romain, quel que fût son sort, comme sujet aux outrages.
(9) Les soldats excités par cette harangue de leur général,
on répartit les échelles entre des hommes choisis dans chaque manipule, et,
après avoir divisé l'armée de façon que le lieutenant Laelius en commande une
partie, sur deux points à la fois - double motif de frayeur - on attaque la
ville. (10) Ce n'est pas un général, ni plusieurs chefs, mais la crainte née de
la conscience de leurs torts, qui exhorte les assiégés à défendre vigoureusement
leur ville: (11) ils se souvenaient, et ils rappelaient entre eux, que l'ennemi
cherchait devant eux leur supplice, non une victoire. L'endroit où ils
affronteraient la mort, cela seul importait donc; expireraient-ils au combat, en
ligne, là où Mars, dieu commun aux deux adversaires, souvent relève le vaincu et
abat le vainqueur, (12) ou plus tard, une fois leur ville brûlée et ruinée,
devant les yeux de leurs femmes et de leurs enfants prisonniers, sous les coups
et dans les fers, après avoir subi toute sorte de hontes et d'indignités?
(13) Aussi ce ne sont pas uniquement les gens d'âge à être
soldats ni les hommes seuls, mais les femmes et les enfants qui, dépassant les
limites de leurs forces physiques et morales, assistent à la lutte, fournissent
des traits aux combattants, apportent des pierres, sur les murs, aux hommes qui
les réparent. (14) Il ne s'agissait pas uniquement de la liberté, qui anime
seulement le coeur des hommes courageux: les derniers supplices, une mort
honteuse étaient sous les yeux de tous. Ce qui enflammait aussi leurs âmes,
c'était l'émulation devant les peines et les dangers, et le seul fait de se voir
les uns les autres. (15) Aussi commença-t-on le combat avec une telle ardeur,
que l'armée qui avait soumis l'Espagne entière, plusieurs fois repoussée, par la
jeunesse d'une seule ville, de ses remparts, se trouva tout en désarroi après un
combat fort peu brillant. (16) Quand Scipion le voit, craignant que tant de
vains efforts des siens n'augmentent à la fois l'ardeur de l'ennemi, et ne
découragent ses propres soldats, il juge devoir faire un effort personnel,
prendre sa part du danger; blâmant la lâcheté de ses hommes, il leur ordonne
d'apporter des échelles, et les menace, s'ils hésitent tous, d'y monter
lui-même. (17) Déjà il était arrivé, non sans grand péril, au pied des murs,
quand, partout, s'élevèrent les cris des soldats, inquiets pour leur général, et
l'on commença de plusieurs côtés à la fois à dresser les échelles. De l'autre
côté aussi Laelius se fit pressant. (18) Alors la force des assiégés est
vaincue; jetant les défenseurs au bas des murs, les Romains s'en emparent; la
citadelle même, par un point qui paraissait inexpugnable, est prise dans le
tumulte.
Destruction d'Iliturgi. Capitulation de Castulon
[XXVIII, 20]
(1) Des déserteurs africains, alors auxiliaires chez les
Romains, tandis que les assiégés étaient tournés vers la défense des points où
le danger était visible, et que les Romains montaient à l'attaque par où ils
pouvaient, (2) s'aperçurent que la partie la plus élevée de la ville, étant
protégée par un rocher escarpé, se trouvait sans fortification aucune et vide de
défenseurs. (3) Ces hommes au corps léger, et que rendaient agiles de nombreux
exercices, emportant des fiches de fer, escaladent la roche là où des saillies
le leur permettent. (4) Là où, d'aventure, la pierre se trouvait trop à pic ou
trop lisse, enfonçant leurs fiches dans les fentes étroites pour s'en faire
comme des échelons, (5) les premiers tirant par la main ceux qui les suivent,
les derniers soulevant ceux qui vont devant, ils arrivent au sommet; de là, ils
descendent en courant, avec des cris, dans la ville déjà prise par les Romains.
(6) Alors on vit bien que c'était la colère et la haine qui l'avaient fait
attaquer: personne ne pensait à prendre des ennemis vivants, personne, quoique
tout fût ouvert au pillage, ne pensait au butin: on massacre les gens sans armes
à côté des gens armés, les femmes comme les hommes; on va jusqu'à égorger les
petits enfants, dans la cruauté de la colère; (7) puis on met le feu aux
maisons, on abat ce que l'incendie ne peut consumer; tant on a à coeur
d'anéantir même les traces de cette ville, et de détruire jusqu'au souvenir de
la résidence ennemie!
(8) Ensuite Scipion mène son armée à Castulon, ville que
défendaient non seulement des réfugiés espagnols, mais aussi les restes de
l'armée carthaginoise qui s'était enfuie, dispersée, çà et là. (9) Mais avant la
venue de Scipion était arrivé le bruit du désastre subi par les gens d'Iliturgi,
qui avait inspiré la terreur et le désespoir; (10) et, au milieu d'intérêts
opposés, chacun voulant décider pour soi sans tenir compte d'autrui, d'abord des
soupçons muets, puis une discorde ouverte amenèrent la scission entre
Carthaginois et Espagnols. (11) Ceux-ci avaient pour chef Cerdubelus, qui
poussait ouvertement à la capitulation; Himilcon commandait les auxiliaires
carthaginois; eux et la ville, Cerdubelus, ayant reçu en secret une promesse de
Scipion, les livre au Romain. (12) Ici la victoire fut plus clémente; on n'avait
pas commis d'aussi grandes fautes, et la colère avait été en grande partie
apaisée par la capitulation volontaire.
Spectacle de gladiateurs à la mémoire des Scipions
[XXVIII, 21]
(1) Marcius fut ensuite envoyé chez les barbares pour mettre ceux qui,
d'aventure, n'étaient pas encore complètement domptés, sous les lois et
les ordres des Romains; Scipion revint à Carthagène afin de s'acquitter
des voeux qu'il avait faits aux dieux, et de donner les combats de
gladiateurs qu'il avait préparés à l'occasion de la mort de son père et
de son oncle.( 2) Les gladiateurs de ce spectacle ne furent pas de ces
hommes dont les entrepreneurs forment d'habitude leurs paires, esclaves
descendant du plateau de vente, ou hommes libres qui mettent leur sang à
prix; (3) tout volontaire et gratuit fut le concours des combattants.
Les uns, en effet, furent envoyés par les roitelets pour montrer un
exemple du courage naturel à leur race; (4) d'autres proclamèrent,
d'eux-mêmes, qu'ils allaient se battre pour être agréables à leurs
chefs; d'autres, l'émulation, la rivalité les poussèrent à défier des
adversaires ou à ne pas refuser des défis; (5) certains, ayant des
différends qu'ils n'avaient pas pu ou voulu terminer par la discussion,
après avoir convenu entre eux que l'objet du litige suivrait le
vainqueur, en décidèrent par le fer. (6) Deux hommes qui n'étaient pas
de naissance obscure, mais illustres et en vue, Corbis et Orsua, deux
cousins germains, se disputant le principat d'une cité nommée Ibis,
déclarèrent qu'ils combattraient par le fer. (7) Corbis était l'aîné;
mais le père d'Orsua avait été prince le dernier, ayant hérité le
principat de son frère aîné, après la mort de celui-ci. (8) Scipion
voulant, par de simples paroles, trancher leur différend et apaiser
leurs colères, tous deux lui dirent qu'ils avaient refusé cet arbitrage
à des parents communs, et que, parmi les dieux et les hommes, ils
n'auraient d'autre juge que Mars. (9) Fiers l'aîné de sa force, le plus
jeune de la fleur de sa jeunesse, aimant mieux mourir au combat que
d'être sujet l'un de l'autre, comme on ne put les arracher à une telle
fureur, ils offrirent à l'armée un spectacle remarquable, et une leçon
exemplaire du mal immense que le désir du pouvoir cause parmi les
mortels. (10) L'aîné, par son habitude des armes et son adresse,
l'emporta facilement sur la force brute du plus jeune. À ces combats de
gladiateurs s'ajoutèrent des jeux funèbres, en rapport avec les
ressources de la province et les moyens d'un camp.
Mesures de représailles contre la ville d'Astapa
[XXVIII, 22]
(1) Cependant les lieutenants de Scipion n'en poursuivaient
pas moins les opérations. Marcius, ayant franchi le Baetis, que les habitants
appellent Certis, reçut la soumission sans combat de deux cités pleines de
ressources. (2) Astapa était une ville qui appartint toujours au parti
carthaginois; mais, cette attitude méritait moins la colère des Romains que le
fait qu'en dehors des nécessités de la guerre, ses habitants portaient aux
Romains une haine exceptionnelle. (3) Ni la situation, ni les remparts de leur
ville ne la rendaient pourtant assez sûre pour leur inspirer une fierté
particulière; mais le caractère de ces gens, qui se plaisaient au brigandage,
les avait poussés à faire des incursions sur le territoire voisin appartenant à
des alliés du peuple romain, et à enlever les soldats errants, les cantiniers et
les commerçants romains. (4) Même une caravane importante (les voyageurs peu
nombreux manquant trop de sécurité), alors qu'elle traversait leur territoire,
fut cernée dans une embuscade établie sur un point dangereux et massacrée.
(5) Comme l'armée s'était approchée d'Astapa pour l'attaquer,
ses habitants, conscients de leurs crimes, ne jugeant pas sûr de se rendre à des
adversaires si mal disposés contre eux, et n'ayant aucun espoir de se sauver
grâce à leurs murs ou à leurs armes, décident, contre eux-mêmes et les leurs, un
forfait affreux et barbare. (6) Ils désignent un endroit au forum où entasser
les biens les plus précieux, ordonnent à leurs femmes et à leurs enfants de
s'asseoir sur ce monceau d'objets, puis empilent du bois tout autour et y
jettent de nombreux fagots. (7) Ensuite, ils disent à cinquante jeunes soldats
de garder là, tant que l'issue du combat sera incertaine, leurs biens et les
personnes qui leur sont plus chères que ces biens. (8) S'ils voient l'affaire
pencher déjà et la ville sur le point d'être prise, ils doivent savoir que tous
les hommes qui, devant eux, marchent au combat, se feront tuer dans la bataille;
(9) on prie donc, au nom des dieux célestes et infernaux, ces cinquante soldats
de penser alors à la liberté, qui doit finir ce jour-là, pour les gens d'Astapa,
soit par une mort honorable, soit par un esclavage infâme, et par conséquent de
ne rien laisser contre quoi un ennemi irrité puisse sévir. (10) Le fer et le feu
sont dans leurs mains; ces mains amies et fidèles doivent anéantir ce qui est
destiné à périr, plutôt que de laisser les ennemis l'outrager avec
d'orgueilleuses railleries. (11) À ces exhortations s'ajoute une malédiction
terrible contre celui que, d'aventure, l'espoir, ou la faiblesse de son coeur,
aura détourné de ces instructions.
Alors leur colonne rapide, par les portes ouvertes, sort à
grand bruit. (12) Aucun poste bien solide ne s'opposait à eux, parce que rien ne
pouvait être moins redouté, de leur part, que l'audace de sortir de leurs
murailles; quelques rares escadrons de cavalerie et de l'infanterie légère,
envoyée brusquement du camp à cet effet, marchèrent à leur rencontre. (13) Le
combat fut plus violent par l'ardeur des courages que réglé suivant un ordre
quelconque. Aussi l'échec de la cavalerie, qui, la première, s'était portée
au-devant de l'ennemi, effraya les troupes légères; et l'on aurait combattu au
pied même du retranchement si la force de l'armée, les légions, malgré le peu de
temps qu'on leur donna pour se ranger, n'avaient aligné leur front. (14) Alors
même il y eut un peu de désordre autour des enseignes, les ennemis, aveugles de
fureur, se ruant vers les blessures et le fer avec une folle audace; ensuite les
vieux soldats, tenant ferme contre ces assauts impulsifs, en massacrant les
premiers Espagnols arrêtèrent ceux qui les suivaient. (15) Ils essayèrent peu
après de prendre l'offensive, et, voyant qu'aucun ennemi ne reculait, qu'ils
s'obstinaient à mourir chacun planté à son poste, étendant leur ligne, comme le
leur permettait leur nombre, et enveloppant les ailes des ennemis, qui
combattirent alors en cercle, ils les massacrèrent jusqu'au dernier.
Massacre de la population
[XXVIII, 23]
(1) Cette cruauté d'ennemis irrités, et surtout en pleine
action, était conforme aux lois de la guerre contre des adversaires armés et qui
résistaient; (2) plus affreux était un autre massacre, dans la ville, où une
foule de femmes et d'enfants, non combattants, sans armes, étaient égorgés par
les leurs, qui, sur le bûcher qu'ils avaient allumé, jetaient leurs corps, pour
la plupart encore vivants, dont les ruisseaux de sang éteignaient la flamme
naissante. Eux-mêmes enfin, fatigués de ce massacre lamentable des leurs, ils se
jetèrent avec leurs armes dans les flammes. (3) Ce carnage était déjà consommé
quand les Romains vainqueurs survinrent. D'abord, devant un spectacle si
affreux, stupéfaits, ils restèrent quelque temps immobiles; (4) puis, l'or et
l'argent qui brillaient au milieu des autres objets entassés leur donnant le
désir, avec l'avidité naturelle à l'homme, de les arracher au feu, les uns
furent saisis par les flammes, les autres brûlés par des bouffées d'air chaud,
les plus proches du feu ne pouvant reculer, car une foule immense les pressait
par derrière. (5) Ainsi Astapa, sans donner aucun butin au soldat, fut détruite
par le fer et le feu. Marcius, ayant reçu la soumission de tous les autres
peuples de cette région, effrayés, ramena son armée victorieuse à Carthagène,
auprès de Scipion.
(6) En ces jours mêmes arrivèrent des réfugiés de Gadès, qui
promettaient de livrer leur ville, la garnison punique qui s'y trouvait, son
commandant et la flotte. (7) Magon s'était arrêté là après sa fuite, et,
rassemblant sur l'Océan des navires, y avait réuni quelques troupes auxiliaires,
amenées soit, à travers le détroit, de la côte d'Afrique, soit des régions de
l'Espagne voisines par le préfet Hannon. (8) Après un échange de serments avec
ces réfugiés, on envoya à Gadès Marcius avec des cohortes sans bagages, Laelius
avec sept trirèmes et une seule quinquérème, pour mener l'affaire sur terre et
sur mer d'un commun accord.
Mutinerie dans l'armée romaine (été 206)
[XXVIII, 24]
(1) Une grave maladie de Scipion, moins grave cependant que
ne le disait le bruit public (car chacun, avec la passion naturelle aux hommes
de nourrir à plaisir les rumeurs, ajoutait quelque chose à ce qu'il avait
appris) troubla toute la province et surtout ses parties éloignées; (2) et l'on
vit bien quelle masse de dangers aurait soulevée une défaite réelle, puisqu'un
bruit sans fondement soulevait de si grandes tempêtes: (3) ni les alliés ne
restèrent fidèles, ni l'armée soumise à son devoir.
Mandonius et Indibilis, qui, s'étant promis la royauté en
Espagne quand les Carthaginois en seraient chassés, n'avaient obtenu du sort
aucun bonheur conforme à leurs espérances, (4) soulevant leurs compatriotes, les
Lacetani, en même temps que la jeunesse celtibère, attaquèrent et ravagèrent le
territoire des Suessetani et des Sedetani, alliés du peuple romain.
(5) Chez des citoyens romains éclata une autre folie, dans le
camp près de Sucron. Il y avait là huit mille soldats, pour défendre les peuples
qui habitent en-deçà de l'Èbre.( 6) L'agitation avait commencé chez eux non
quand on leur apporta des bruits incertains sur la santé de leur général, mais
auparavant déjà, par suite de la licence née, comme d'ordinaire, d'une longue
oisiveté, et, en partie, parce que, habitués en pays ennemi à vivre largement de
rapines, ils se trouvaient plus gênés en temps de paix. (7) Il y eut d'abord
seulement des propos lancés à la dérobée: si la guerre était dans la province,
que faisaient-ils au milieu de gens paisibles? Si la guerre était finie et leur
mission achevée, pourquoi ne les ramenait-on pas en Italie? (8) On avait aussi
réclamé la solde avec plus d'effronterie qu'il n'est conforme à la coutume et à
la discipline militaires, des sentinelles avaient lancé des injures aux tribuns
qui faisaient leur ronde dans les postes, et, de nuit, certains soldats étaient
allés piller, alentour, la région pacifiée; à la fin, en plein jour,
ouvertement, on quittait les enseignes. (9) Tout se faisait suivant le caprice
et la fantaisie des soldats, rien n'était fait suivant les institutions et la
discipline militaires, ni sur l'ordre des chefs; (10) le camp ressemblait
pourtant encore à un camp romain sous ce seul aspect que les soldats, pensant
que les tribuns, contaminés par leur folie, ne resteraient pas à l'écart de la
sédition et de la défection, les laissaient rendre la justice au quartier
général, leur demandaient le mot d'ordre, se rendaient à leur tour dans les
postes de jour et de nuit; (11) et, s'ils avaient enlevé sa force au
commandement, ils conservaient l'apparence d'hommes qui obéissent aux ordres, en
se commandant spontanément à eux-mêmes. (12) Elle éclata, la sédition, par la
suite, quand ils s'aperçurent que les tribuns relevaient et blâmaient leur
conduite, tâchaient de s'y opposer, et déclaraient ouvertement qu'ils ne
s'associeraient pas à leur folie. (13) On les chassa donc du quartier général,
puis, peu après, du camp; et les chefs de la sédition, deux simples soldats,
Caius Albius Calenus et Caius Atrius Umber, reçurent, du consentement de tous,
le commandement. (14) Sans se contenter des insignes des tribuns, ces deux
hommes osèrent s'attribuer les marques du pouvoir suprême, les faisceaux et les
haches: il ne leur vint pas à l'esprit que c'étaient leur dos, leur cou que
menaçaient ces verges et ces haches, qu'ils faisaient porter devant eux pour
effrayer les autres. (15) Leur croyance erronée en la mort de Scipion aveuglait
leurs esprits; sitôt après la publication, toute prochaine, de cette nouvelle,
ils ne doutaient pas de voir, dans l'Espagne entière, s'allumer la guerre; (16)
dans un tel tumulte, ils pourraient exiger de l'argent des alliés, piller les
villes voisines, et, dans ce bouleversement où tous auraient toutes les audaces,
on remarquerait moins ce qu'ils auraient fait eux-mêmes.
Scipion attire l'armée à Carthagène
[XXVIII, 25]
(1) Comme, là-dessus, on attendait des nouvelles fraîches non
seulement de la mort, mais des funérailles de Scipion, qu'aucune n'arrivait,
cependant, et que ce bruit, né sans raison, s'évanouissait, on commença à
rechercher ceux qui l'avaient fait courir les premiers. (2) Chacun se dérobant,
pour pouvoir se donner l'air d'avoir plutôt cru à la légère qu'inventé un fait
si grave, les chefs de la révolte, d'eux-mêmes, abandonnèrent déjà leurs
insignes, et, à la place du fantôme de commandement qu'ils exerçaient,
tremblèrent de voir, prêt à se tourner bientôt contre eux, un pouvoir réel et
légitime.
(3) Tandis que la sédition, ainsi paralysée, apprenait de
témoins certains d'abord que Scipion vivait, bientôt même qu'il était bien
portant, elle vit arriver sept tribuns militaires, envoyés par Scipion lui-même.
(4) D'abord leur arrivée exaspéra les esprits; puis, en calmant eux-mêmes, par
des paroles de paix, les soldats connus d'eux, qu'ils avaient abordés, ils
adoucirent les coeurs. (5) D'abord, en effet, en faisant le tour des tentes des
soldats, puis au quartier des officiers et au quartier général, quand ils
voyaient des groupes engager des conversations, ils s'adressaient à eux,
recherchant la cause de la colère et de l'abattement subit de ces hommes plutôt
que les accusant d'avoir agi comme ils avaient fait. (6) En général, on mettait
en avant que la solde n'avait pas été payée au jour voulu; puis, ajoutaient les
soldats, alors qu'au même moment où éclatait la trahison des Iliturgitani, après
le massacre de deux généraux et de deux armées romaines, ils avaient, par leur
courage, défendu le nom de Rome et conservé la province, les Iliturgitani
avaient bien subi le châtiment dû à leur faute; mais leur mérite, à eux, n'avait
pas reçu sa récompense. (7) De telles plaintes, répondaient les tribuns,
exprimaient de justes griefs, et ils les transmettraient au général en chef; ils
se réjouissaient qu'il n'y eût rien de plus grave, de plus difficile à guérir;
Publius Scipion, grâce aux dieux, et aussi l'état étaient capables de
récompenser les soldats.
(8) Scipion, habitué aux campagnes, mais peu fait aux orages
des émeutes, s'inquiétait toujours, en cette affaire, que l'armée ne passât la
mesure dans ses fautes, ou lui-même dans la répression. (9) Pour le moment, il
décida d'agir, comme il avait commencé, par la douceur, et de faire espérer, en
envoyant des percepteurs à la ronde dans les cités tributaires, un paiement
prochain de la solde; (10) et un édit, affiché aussitôt, invita les rebelles à
venir demander leur solde à Carthagène, soit par groupes séparés, soit tous
ensemble, comme ils le préféraient. (11) Ce qui apaisa la sédition, déjà
languissante par elle-même, ce fut le brusque retour au calme des Espagnols
révoltés: Mandonius et Indibilis, abandonnant leur entreprise, étaient, en
effet, rentrés dans leurs frontières, en apprenant que Scipion était en vie:
(12) les rebelles n'avaient plus de concitoyens ni d'étrangers avec qui associer
leur folie. (13) Tout bien examiné, il ne leur restait, après leur entreprise
criminelle, qu'un refuge, qui n'était pas très sûr: s'en remettre au général en
chef, à sa juste colère, ou à sa clémence, dont il n'y avait pas à désespérer:
il avait pardonné même à des ennemis, avec qui il avait lutté par les armes;
(14) or leur révolte, à eux, n'avait entraîné ni blessure, ni effusion de sang;
sans cruauté par elle-même, elle n'avait pas mérité un châtiment cruel. Ainsi
l'esprit humain a chez chaque homme, pour excuser ses fautes, de l'éloquence à
l'excès. (15) Les rebelles se demandaient seulement s'ils iraient par cohortes
isolées, ou tous ensemble, demander leur solde. Ils inclinèrent - cette solution
leur paraissant plus sûre - à y aller tous ensemble.
Arrivée des mutins à Carthagène
[XXVIII, 26]
(1) En ces mêmes jours où ils délibéraient à ce sujet, on
tenait conseil sur eux à Carthagène, (2) et l'on discutait si l'on sévirait
seulement contre les instigateurs de la révolte - et ils n'étaient pas plus de
trente-cinq - ou si, par le supplice d'un plus grand nombre de rebelles, on
punirait un crime d'un si funeste exemple, désertion plutôt que révolte. (3)
L'avis le plus doux l'emporta: aux instigateurs de la faute on limiterait le
châtiment; à l'égard de la masse, une réprimande suffirait. (4) Le conseil levé,
on annonce aux troupes de Carthagène (pour faire croire que c'était de cela
qu'on s'était occupé) une expédition contre Mandonius et Indibilis, et on leur
ordonne de préparer quelques jours de vivres. (5) Les sept tribuns qui déjà
auparavant étaient allés apaiser la révolte à Sucron sont envoyés au-devant de
l'armée rebelle, et l'on donne à chacun d'eux le nom de cinq des chefs de la
révolte, (6) afin de les faire accueillir, avec un air et des paroles
bienveillantes par des hommes aptes à jouer ce rôle, qui leur offrent
l'hospitalité, et, après les avoir enivrés, les enchaînent.
(7) Déjà les rebelles n'étaient pas loin de Carthagène quand
la nouvelle, donnée par des personnes rencontrées, que, le lendemain, toute
l'armée, avec Marcus Silanus, partait contre les Lacetani, non seulement les
délivra de toutes les craintes qui restaient en secret dans leurs coeurs, mais
leur causa une grande joie, à l'idée qu'ils allaient tenir le général, resté
seul, plus qu'ils ne seraient eux-mêmes en sa puissance. (8) Au coucher du
soleil, ils entrèrent dans la ville et virent l'autre armée tout préparer pour
se mettre en marche.( 9) Reçus par ces paroles, préparées à dessein, que leur
arrivée était agréable et opportune pour le général en chef, car elle précédait
immédiatement le départ de l'autre armée, ils reprennent des forces. (10) Les
tribuns, sans bruit, avaient fait offrir l'hospitalité aux auteurs de la révolte
par des hommes aptes à ce rôle, qui s'en saisirent et les enchaînèrent. (11) À
la quatrième veille, le train de l'armée dont on simulait le départ commença à
s'ébranler; au point du jour les troupes se mirent en marche, mais on arrêta
leur colonne à la porte, et l'on envoya des sentinelles à toutes les portes de
l'enceinte, pour que personne ne quittât la ville.
(12) Alors, convoqués à l'assemblée, les soldats arrivés la
veille accourent fièrement au forum devant le tribunal du général, comme des
gens qui, les premiers, allaient l'effrayer par leurs cris. (13) Mais, au même
moment, le général monta sur son tribunal, et les troupes armées, ramenées des
portes, entourèrent par derrière l'assemblée sans armes. (14) Alors toute la
fierté des rebelles tomba, et - ils l'avouaient plus tard - rien ne les effraya
autant que la vigueur et le teint coloré, contraire à leurs espérances, du
général qu'ils croyaient voir gravement atteint, et son expression, telle que,
même sur le front de bataille, ils ne se rappelaient pas, disaient-ils, l'avoir
jamais vue. (15) Il resta assis, sans parler, quelque temps, jusqu'au moment où
on lui annonça que les instigateurs de la révolte avaient été amenés au forum,
et que tout était prêt.
Discours de Scipion à l'armée rebelle
[XXVIII, 27]
(1) Alors, le héraut ayant fait faire silence, Scipion
commença ainsi:
"Jamais je n'aurais cru que les mots me manqueraient pour
m'adresser à mon armée, (2) non que je me fusse jamais exercé à la parole plus
qu'à l'action, mais parce que, resté dans les camps presque depuis l'enfance,
j'avais l'habitude du caractère des soldats. (3) À vous, pourtant, comment vous
parler? Ni les idées, ni les mots ne m'en fournissent le moyen; car je ne sais
pas même par quel nom je dois m'adresser à vous. (4) Citoyens, vous qui vous
êtes séparés de votre patrie? Soldats, vous qui avez nié l'autorité militaire et
le droit d'auspices, rompu un serment religieux? Ennemis? Pour la stature, les
traits, les vêtements, la tenue, je reconnais des concitoyens; dans les actes,
les paroles, les desseins, je vois des sentiments d'ennemis. (5) En quoi, en
effet, vous êtes-vous distingués des Ilergètes et des Lacetani dans vos souhaits
ou dans vos espoirs? Eux, cependant, ce sont Mandonius et Indibilis, des hommes
d'une noblesse royale, qu'ils ont suivis dans leur folie; vous, vous avez déféré
le droit d'auspices et l'autorité militaire à Atrius l'Ombrien et à Albius de
Calès. (6) Dites que vous n'avez pas tous fait cela ou voulu le faire, soldats,
que peu d'entre vous ont été atteints d'une telle folie, d'une telle démence; je
croirai volontiers ceux qui le diront: car telles sont les fautes commises que,
si elles s'étaient répandues dans toute l'armée, on ne pourrait les expier sans
de lourdes expiations."
(7) "C'est malgré moi que je touche à ces sortes de
blessures; mais, sans y toucher et y retoucher, on ne peut les guérir.(8) En
vérité, une fois les Carthaginois chassés d'Espagne, je croyais qu'il n'y avait
point d'endroit dans la province entière, point de gens pour haïr ma vie: telle
avait été ma conduite non seulement envers les alliés, mais envers les ennemis.
(9) Et voici que dans mon camp - combien mon attente m'a trompé! - le bruit de
ma mort a été non seulement bien accueilli, mais attendu. (10) Ce n'est pas que
je veuille étendre ce crime à tous - vraiment, si je croyais que toute mon armée
a souhaité ma mort, ici, tout de suite, sous vos yeux, je mourrais; il ne me
plairait pas de mener une vie odieuse à mes concitoyens et à mes soldats -; (11)
mais toute multitude, comme, par nature, la mer, est par elle-même immobile; les
vents et les brises l'agitent; ainsi le calme comme les tempêtes sont en vous,
le motif, l'origine de toute folie sont dans les agitateurs; vous, c'est la
contagion qui vous égare. (12) Aujourd'hui même, vous ne savez pas, je crois,
jusqu'où vous êtes allés dans la démence, quel forfait vous avez osé contre moi,
contre votre patrie, vos parents et vos enfants, contre les dieux, témoins du
serment, contre les auspices sous lesquels vous servez, contre les usages de
l'armée et la discipline ancestrale, contre la majesté du commandement suprême."
(13) "Sur moi, je ne dirai rien: vous avez mis sans doute
plus de légèreté que d'espoir à croire à ma mort; sans doute enfin suis-je tel,
que le fait de voir mon armée lasse d'être commandée par moi ne doive pas
étonner du tout. Mais la patrie, que vous avait-elle fait pour que vous vous
alliiez à Mandonius et à Indibilis afin de la trahir? (14) Que vous avait fait
le peuple romain, pour que vous donniez le commandement, enlevé à des tribuns
nommés par un vote de ce peuple, à de simples particuliers; pour que, non
contents de les avoir pour tribuns, vous donniez les faisceaux de votre général
à des gens qui n'avaient jamais eu un esclave à commander, vous, une armée
romaine? (15) Au prétoire, Albius et Atrius ont dressé leur tente; la trompette
a sonné devant eux; on leur a demandé le mot d'ordre; ils se sont assis sur le
tribunal de Publius Scipion; le licteur leur a servi d'appariteur; dans l'espace
dégagé par lui, ils se sont avancés; on a porté devant eux les faisceaux avec
les haches. (16) Des pluies de pierres, des coups de foudre, la naissance de
monstres vous semblent des prodiges: votre conduite est un prodige tel qu'aucune
victime, aucune prière ne peuvent l'expier, sans verser le sang des hommes qui
ont osé un si grand forfait."
Discours de Scipion (suite)
[XXVIII, 28]
(1) "Pour moi, cependant, quoique le crime ne raisonne
jamais, je voudrais - autant que c'est possible pour un acte sacrilège, savoir
quels ont été votre idée, votre projet. (2) À Regium, autrefois, une légion,
envoyée en garnison, après avoir égorgé criminellement les notables de la cité,
occupa dix ans cette ville opulente; (3) à cause de ce forfait, la légion
entière, ses quatre mille hommes, furent sur le forum, à Rome, frappés de la
hache. (4) Mais d'abord, ces gens-là suivirent non un Atrius l'Ombrien,
mi-soldat, mi-cantinier, général dont le nom même est de mauvais augure, mais
Decius Vibellius, tribun des soldats; ils ne se joignirent pas à Pyrrhus, ni aux
Samnites ou aux Lucains, ennemis du peuple romain; (5) vous, vous avez
communiqué vos plans à Mandonius et à Indibilis, vous avez projeté de mettre en
commun avec eux vos armes. (6) Ces gens-là, comme les Campaniens à Capoue
(enlevée aux Toscans, ses anciens habitants) comme les Mamertins à Messine en
Sicile, se proposaient de garder toujours Regium comme résidence, et de ne
harceler d'offensives ni le peuple romain, ni les alliés du peuple romain . (7)
vous proposez-vous, vous, de garder Sucron comme domicile? Si moi, votre
général, quittant cette province, ma mission achevée, je vous y laissais, vous
devriez implorer le secours des dieux et des hommes parce que vous ne
retourneriez pas auprès de vos femmes et de vos enfants."
(8) "Admettons cependant qu'eux aussi, vous les ayez chassés
de vos cœurs, comme votre patrie et moi-même; c'est la démarche de votre
dessein, criminel, non insensé au dernier point, que je veux suivre. (8) Moi
vivant, et l'armée (vous exceptés) intacte, avec laquelle, par moi, Carthagène a
été prise en un seul jour, avec laquelle quatre généraux, quatre armées
carthaginoises ont été enfoncées, mises en fuite, chassées d'Espagne, vous -
huit mille hommes dont aucun ne vaut, sans doute, Albius et Atrius, à qui vous
vous étiez subordonnés - vous prétendiez arracher la province d'Espagne au
peuple romain? (10) J'écarte, je mets à part mon nom; admettons que, sauf en
croyant trop facilement à ma mort, vous ne m'avez outragé en rien. (11) Eh quoi?
si je mourais, avec moi l'État expirerait, avec moi tomberait l'empire romain?
Veuille Jupiter Très bon, Très grand ne pas permettre ce désastre qu'une ville
fondée après avoir pris les auspices, à l'instigation des dieux eux-mêmes, pour
l'éternité, ait seulement la durée de ce corps fragile et mortel! (12) Quoique
Flaminius, Paul-Émile, Gracchus, Postumius Albinus, Marcus Marcellus, Titus
Quinctius Crispinus, Cneius Fulvius, les Scipions, mes aïeux, tant de généraux
illustres, aient été enlevés par une seule guerre, le peuple romain est resté
debout, et il le restera, même si mille autres généraux mouraient soit par le
fer, soit de maladie: et mes seules funérailles auraient emporté l'État romain?
(13) Vous mêmes, ici, en Espagne, quand mon père et mon oncle, vos deux
généraux, eurent été tués, vous avez choisi Septimus Marcius pour vous commander
contre les Carthaginois, exaltés par leur victoire récente. Et je parle comme si
les Espagnes avaient dû, par ma mort, rester sans chef: (14) mais Marcus Silanus
envoyé, en même temps que moi, avec les mêmes droits, le même pouvoir, mais les
lieutenants Lucius Scipion, mon frère, et Caius Laelius, manqueraient-ils à
venger la majesté du commandement? (15) Est-ce votre armée qu'on pouvait
comparer à notre armée, ou vos chefs à nos chefs, ou nos titres, ou nos causes?
Même supérieurs sur tous ces points, porteriez-vous les armes, avec les
Carthaginois, contre votre patrie, contre vos concitoyens? Voudriez-vous que
l'Afrique commandât à l'Italie, Carthage à Rome? Quel tort a eu pour cela votre
patrie?"
Discours de Scipion (fin)
[XXVIII, 29]
"(1) Coriolan fut, autrefois, par une condamnation injuste,
par un exil malheureux et immérité, poussé à marcher contre sa patrie; mais sa
piété pour une personne privée le détourna d'un attentat contre le peuple. (2)
Vous, quel ressentiment, quelle colère vous a excités? Votre solde, payée, à
cause de la maladie de votre général, avec quelques jours de retard, était-ce
une raison suffisante pour déclarer la guerre à votre patrie, pour abandonner le
peuple romain au bénéfice des Ilergètes, pour ne rien laisser dans la religion,
dans la société sans l'outrager? (3) Assurément, vous étiez fous, soldats, et la
maladie n'avait pas attaqué avec plus de violence mon corps que vos esprits. (4)
J'ai horreur de rapporter ce qu'on a cru, ce qu'on a espéré, ce qu'on a
souhaité: que l'oubli emporte tout cela et l'anéantisse, s'il se peut; sinon,
qu'en tout cas le silence l'ensevelisse!"
(5) "Je ne saurais dire que mon discours ne vous a pas semblé
funeste et affreux: mais combien croyez-vous vos actions plus affreuses que mes
paroles? Ce que vous avez fait, vous trouvez juste que je le supporte; et vous,
vous ne souffrez pas, sans impatience, qu'on le raconte seulement? (6) Pourtant,
on arrêtera ici ces reproches mêmes. Puissiez-vous oublier vous-mêmes votre
conduite aussi facilement que moi je l'oublierai! (7) Ainsi, pour ce qui vous
concerne tous, si vous vous repentez de votre égarement, je vous trouve assez et
trop punis. Pour Albius de Calès, et Atrius l'Ombrien, et les autres
instigateurs d'une révolte sacrilège, ils laveront de leur sang la faute
commise; (8) vous, vous devez voir leur supplice non seulement sans peine, mais
avec joie, si la raison vous est revenue: car c'était contre vous, plus que
contre personne qu'ils avaient des desseins hostiles et méchants".
(9) À peine finissait-il de parler que, grâce aux mesures
prises, une terreur venant de toutes sortes d'objets à la fois frappa les yeux
et les oreilles. (10) Les troupes qui avaient cerné l'assemblée frappèrent leurs
boucliers de leurs épées; on entendit la voix du héraut lire les noms des
soldats condamnés au conseil; (11) on les traînait nus au milieu de la place; en
même temps, on montrait tous les préparatifs du supplice; les condamnés furent
attachés au poteau, battus de verges et frappés de la hache, tandis que la
crainte paralysait à tel point les assistants, qu'on n'entendit pas un mot un
peu fier contre la rigueur de la peine, ni même un gémissement. (12) Puis on
enleva tous les cadavres, et, la place purifiée, les soldats, appelés chacun par
son nom chez les tribuns militaires, prêtèrent serment à Publius Scipion, et
chacun d'eux reçut intégralement sa solde à l'appel de son nom. Telle fut la
fin, l'issue de la sédition militaire entreprise près de Sucron.
Bataille navale dans le détroit de Gadès (été 206)
[XXVIII, 30]
(1) À la même époque, sur le Bétis, Hannon, préfet de Magon,
envoyé de Cadix avec une petite troupe d'Africains, en gagnant des Espagnols à
prix d'argent, arma quatre mille jeunes gens environ. (2) Puis, dépouillé de son
camp par Lucius Marcius, ayant perdu la plus grande partie de ses soldats dans
le trouble causé par la prise du camp, certains aussi dans la fuite, tandis que
la cavalerie poursuivait ceux qui s'étaient dispersés, il s'échappa lui-même
avec quelques hommes.
(3) Pendant que ces événements se passaient sur le Bétis,
Laelius, passant du détroit dans l'Océan, s'approcha de Carteia avec sa flotte.
Cette ville est située sur la côte de l'Océan, là où, à la sortie du détroit
resserré, la mer commence à s'étendre. (4) Prendre Gadès, sans combat, par
trahison, c'était - des habitants étant venus d'eux-mêmes le promettre au camp
romain, - un espoir qu'on avait nourri. Mais cette trahison fut dévoilée trop
tôt, et Magon, faisant arrêter tous les traîtres, les remit au préteur Adherbal
pour les emmener à Carthage. (5) Adherbal, ayant embarqué les conjurés sur une
quinquérème, l'envoya en avant, parce qu'elle était plus lente que ses trirèmes,
et la suivit lui-même, à peu de distance, avec huit trirèmes. (6) La quinquérème
entrait déjà dans le détroit, quand Laelius, lui aussi sur une quinquérème, sort
du port de Carteia, suivi de sept trirèmes, et se porte contre Adherbal et ses
trirèmes, pensant bien que la quinquérème carthaginoise, déjà prise dans le
courant du détroit, ne peut, contre lui, être ramenée en arrière. (7) Le
Carthaginois, devant cette attaque soudaine, indécis, se demanda un moment s'il
suivrait sa quinquérème ou tournerait ses éperons contre l'ennemi.( 8) Cette
hésitation même lui ôta la faculté de refuser le combat: déjà, en effet, les
Romains étaient à portée de trait et le pressaient de tous côtés; et le courant,
lui aussi, l'empêchait déjà de diriger à son gré ses vaisseaux. Ce combat ne
ressemblait donc en rien à une bataille navale, car il n'y avait là rien de
volontaire, rien qui vînt de l'art militaire ni d'un dessein réfléchi. (9)
Seules les forces naturelles du détroit et du courant, maîtresses de tout le
combat, portaient vers les vaisseaux amis ou ennemis les commandants, qui
essayaient en vain d'aller, à force de rames, en sens contraire; un navire qui
fuyait, on le voyait, lancé du côté opposé par un tourbillon, porté vers ses
vainqueurs; mais aussi celui qui le poursuivait, s'il tombait sur un courant
contraire, se détournait de lui comme s'il fuyait. (10) Mieux: dans l'action
même, tel vaisseau, alors qu'il fonçait de l'éperon contre un ennemi, présentait
soudain le flanc lui-même et recevait le coup d'éperon de l'autre; tel autre,
alors qu'il offrait le flanc à l'ennemi, soudain, tournait et présentait sa
proue. (11) Tandis que, dirigée par le hasard, une lutte incertaine mêle les
trirèmes, la quinquérème romaine, soit que, grâce à son poids, elle tienne mieux
la mer, soit que ses rangs de rameurs plus nombreux, fendant les remous,
permettent de la diriger plus facilement, coule deux trirèmes; d'un élan, elle
balaie les rames d'un des flancs d'une autre trirème; (12) et elle aurait
fracassé les autres trirèmes qu'elle eût atteintes, si, avec les cinq navires
qui lui restaient, Adherbal n'avait fait voile vers l'Afrique.
Nouvelles tentatives de soulèvement en Espagne (fin de l'été
206)
[XXVIII, 31]
(1) Quand Laelius, revenu vainqueur à Carteia, eut appris ce
qui s'était passé à Gadès: la découverte de la trahison, l'envoi des conjurés à
Carthage, l'anéantissement de l'espoir dans lequel Lucius Marcius et lui étaient
venus, (2) il envoya dire à celui-ci que, s'ils ne voulaient pas perdre leur
temps à rester campés devant Gadès, ils devaient retourner auprès du général en
chef; Marcius l'approuvant, tous deux revinrent quelques jours après à
Carthagène. (3) À leur départ, non seulement Magon respira, alors que jusque-là,
du côté de la terre comme de la mer, une double crainte l'étreignait, mais, la
nouvelle de la révolte des Ilergètes lui offrant l'espoir de recouvrer
l'Espagne, il envoie au sénat, à Carthage, des courriers (4) chargés, en
exagérant à la fois la révolte civile née dans le camp des Romains et la
défection de leurs alliés, de pousser les sénateurs à lui envoyer des renforts
suffisants pour reprendre l'empire d'Espagne, que leurs pères leur avaient
laissé.
(5) Mandonius et Indibilis, de retour dans leurs frontières,
restèrent quelque temps, en attendant de savoir ce qu'on déciderait sur la
révolte des soldats romains, dans l'indécision et le calme, ne doutant pas que
si l'on pardonnait à l'égarement des citoyens, on ne pût leur pardonner aussi à
eux-mêmes;( 6) quand se répandit le bruit de leur supplice rigoureux, pensant
qu'ils paieraient leur faute d'une peine égale, ils appelèrent à nouveau leurs
peuples aux armes, (7) et, réunissant les auxiliaires qu'ils avaient déjà eus,
ils passèrent sur le territoire des Sedetani, où ils avaient campé au début de
leur défection, avec vingt mille fantassins et deux mille cinq cents cavaliers.
Scipion se prépare à attaquer Indibilis et Mandonius
[XXVIII, 32]
(1) Scipion, par sa loyauté à payer à tous également,
innocents et coupables, leur solde, par son air et ses paroles bienveillantes
envers tous, ayant facilement regagné le coeur de ses soldats, (2) convoqua,
avant de quitter Carthagène, une assemblée où, après s'être longuement emporté
contre la perfidie des roitelets qui reprenaient la guerre, (3) il proclama
qu'il ne partait pas du tout, pour punir ce crime, avec les dispositions qu'il
avait eues pour guérir récemment l'égarement de ses concitoyens.
(4) Il avait alors, comme s'il taillait dans ses propres
entrailles, en gémissant et en pleurant, expié, par l'exécution de trente
hommes, la légèreté, ou la faute, de huit mille; maintenant, c'était avec joie
et entrain qu'il allait massacrer les Ilergètes. (5) Ils n'étaient pas, en
effet, nés sur la même terre que lui; ils n'étaient joints à lui par aucun lien;
le seul qu'ils avaient eu, celui de la parole donnée et de l'amitié, ils
l'avaient rompu eux-mêmes par leur crime. (6) Dans son armée, outre qu'il n'y
voit que des citoyens, des alliés ou des hommes de droit latin, une chose
l'émeut encore, c'est qu'il n'y a presque aucun soldat qui n'ait été amené
d'Italie ou par son oncle Cneius Scipion, le premier Romain venu dans cette
province, ou par son père, le consul, ou par lui-même: (7) le nom, les auspices
des Scipions leur sont familiers à eux tous, qu'il veut ramener avec lui dans
leur patrie pour un triomphe mérité, et dont il espère le soutien, dans sa
candidature au consulat, comme s'il s'agissait là d'un honneur qu'ils
partageront tous.
(8) Quant à l'expédition prochaine, ils ont oublié leurs
propres exploits, ceux d'entre eux qui la considèrent comme une guerre. Pour sa
part, Magon, qui, se séparant de l'univers, s'est réfugié dans une île entourée
par l'Océan, avec quelques vaisseaux, l'inquiète plus que les Ilergètes: (9)
là-bas, en effet, il y a un général carthaginois et des troupes puniques, - quel
que soit d'ailleurs leur nombre -; ici, des brigands et des chefs de brigands,
qui, s'ils ont, pour piller les terres de leurs voisins, brûler leurs maisons et
enlever leurs troupeaux, quelque force, en revanche, au combat, en bataille
rangée, n'en ont aucune; en combattant, ils compteront plus sur leur rapidité
dans la fuite que sur leurs armes. (10) Aussi n'est-ce pas parce qu'il voit dans
les Ilergètes aucun danger, ni le germe d'une guerre plus importante, qu'avant
de quitter sa province il pense devoir les écraser, (11) mais d'abord pour ne
pas laisser impunie une défection aussi criminelle que la leur; ensuite, pour
qu'on ne puisse pas dire que, dans une province entièrement soumise, grâce à
tant de courage à la fois et à tant de bonheur, il a laissé un seul ennemi. (12)
Ses soldats n'ont donc, avec l'aide des dieux, qu'à le suivre, moins pour faire
une guerre - car ils n'ont pas d'ennemi de taille à lutter - que pour punir des
criminels.
Le combat tourne à l'avantage des Romains
[XXVIII, 33]
(1) Après ce discours, Scipion, renvoyant ses soldats, leur
ordonne de se préparer à marcher le lendemain, et, en dix étapes, arrive sur
l'Èbre. Puis, ayant passé le fleuve, il campe, trois jours après, en vue de
l'ennemi. (2) Devant le camp se trouvait une plaine entourée de montagnes.
Scipion, ayant fait pousser en avant, dans cette vallée, des troupeaux, enlevés,
pour la plupart sur les terres des ennemis eux-mêmes, afin d'exciter la fougue
instinctive des barbares, envoya pour les défendre des vélites, (3) en ordonnant
à Laelius, quand, grâce à leurs attaques rapides, le combat se trouverait
engagé, de charger l'ennemi avec la cavalerie, masquée jusque-là. (4) L'avancée
propice d'une montagne couvrit cette embuscade de la cavalerie, et rien ne
retarda le combat. Les Espagnols coururent sur les troupeaux qu'ils aperçurent
de loin, les vélites sur les Espagnols occupés à leur butin. (5) D'abord ils les
harcelèrent de leurs projectiles; puis, laissant leurs traits légers, plus
propres à allumer la lutte qu'à décider de son issue, ils mettent l'épée nue, et
l'on commence à lutter pied à pied. Ce combat d'infanterie était incertain, sans
l'arrivée des cavaliers. (6) Ils ne se contentèrent pas d'écraser, dans leur
charge, les adversaires qui leur faisaient face; certains d'entre eux, tournant,
par le pied de la pente, la troupe ennemie, se jetèrent sur ses derrières, pour
couper la retraite à la plupart; et le massacre fut plus grand qu'il ne l'est
d'ordinaire dans ces petits combats provoqués par des escarmouches.
(7) Cet échec enflamma la colère des barbares plus qu'il ne
brisa leurs courages. Aussi, pour ne pas paraître ébranlés, dès l'aube; le
lendemain, ils s'avancèrent en lignes. (8) Toutes leurs troupes ne pouvaient pas
entrer dans la vallée, qui était étroite, on l'a déjà dit: les deux tiers
environ de l'infanterie et toute la cavalerie descendirent en ligne: le reste
des fantassins s'arrêta sur le versant d'une montagne. (9) Scipion, pensant que
l'étroitesse de ce lieu lui était favorable, à la fois parce que la mêlée
paraissait devoir mieux convenir au soldat romain qu'au soldat espagnol, et
parce que les ennemis étaient descendus dans un endroit tel qu'il ne pouvait
contenir toute leur masse, s'attacha encore à un nouveau stratagème.
(10) Sa cavalerie, il ne pouvait en garnir ses deux ailes
dans un espace si étroit; et celle que l'ennemi y avait fait descendre avec son
infanterie serait inutile. (11) Aussi Scipion ordonne-t-il à Laelius de faire
faire, par la montagne, en suivant un chemin aussi couvert que possible, un
mouvement tournant à ses cavaliers, et d'engager un combat de cavalerie aussi
distinct que possible de la lutte d'infanterie; (12) lui-même tourne tous ses
corps de fantassins contre l'ennemi; mais il ne place que quatre cohortes de
front, ne pouvant étendre plus largement sa ligne.
(13) Il ne mit aucun retard à combattre, pour que la lutte
même détournât les regards de ses cavaliers qui traversaient les montagnes; et
les ennemis ne s'aperçurent qu'ils les avaient tournés qu'en entendant derrière
leur dos le bruit du combat de cavalerie. (14) Il y avait ainsi deux batailles
en sens opposé: deux lignes d'infanterie, deux cavaleries luttaient dans la
longueur de la vallée, dont l'étroitesse ne permettait pas à ces combats
différents de se mêler.
(15) Chez les Espagnols, comme ni l'infanterie n'aidait la
cavalerie, ni la cavalerie l'infanterie; comme celle-ci, qui s'était engagée en
plaine par confiance dans sa cavalerie, était massacrée, et que les cavaliers
espagnols, cernés, ne pouvaient tenir tête ni à l'infanterie romaine qui les
attaquait de front, l'infanterie espagnole étant déjà écrasée, ni par derrière,
à la cavalerie romaine, on vit ces cavaliers, eux aussi, après s'être défendus
longtemps, en formant le cercle, sur leurs chevaux immobiles, massacrés jusqu'au
dernier: il ne survécut pas un des fantassins ni des cavaliers espagnols qui se
battirent dans cette vallée; (16) le tiers des forces espagnoles, qui, sur une
montagne, était resté immobile pour contempler en sûreté la lutte plutôt que
pour y prendre part, eut la place et le temps de fuir; (17) au milieu de ces
hommes s'enfuirent les roitelets eux-mêmes, qui, avant que les troupes engagées
fussent entièrement cernées, s'étaient échappés dans le tumulte.
Scipion donne une leçon de tolérance aux vaincus
[XXVIII, 34]
(1) Le même jour, on prend le camp des Espagnols, avec, entre
autre butin, environ trois mille hommes. (2) Parmi les Romains et leurs alliés,
douze cents hommes à peu près tombèrent dans ce combat; les blessés furent plus
de trois mille. La victoire aurait été moins sanglante, si on s'était battu sur
un terrain plus découvert et plus favorable à la fuite.
(3) Indibilis, rejetant ses desseins guerriers, et ne jugeant
rien de plus sûr, dans la ruine de sa situation, que la loyauté et la clémence
éprouvées de Scipion, lui envoie son frère Mandonius; (4) celui-ci, tombant à
ses genoux, accuse la fureur fatale de ce moment où, comme par une épidémie
vraiment désastreuse, non seulement les Ilergètes et les Lacetani, mais le camp
romain lui-même ont été frappés de folie. (5) Pour sa situation, celle de son
frère et de tous leurs compatriotes, elle est telle qu'ils doivent, ou - si cela
lui plaît - rendre à Publius Scipion le souffle de vie qu'ils ont reçu de lui,
ou, sauvés deux fois par lui seul, lui dévouer à jamais cette vie qu'ils lui
doivent. (6) Auparavant - ajoute Mandonius - c'était dans leur cause qu'ils
mettaient toute leur confiance, car ils n'avaient pas encore éprouvé la clémence
de Scipion; maintenant au contraire ils ne placent aucun espoir dans leur cause,
ils placent tout leur espoir dans la miséricorde de leur vainqueur.
(7) C'était un ancien usage chez les Romains, envers un
adversaire avec qui ni pacte, ni convention garantissant des droits égaux ne les
liaient d'amitié, de ne pas le traiter comme pacifié sans qu'il eût auparavant
livré tous ses biens sacrés et profanes, fait recevoir ses otages, sans qu'on
lui eût enlevé ses armes et imposé des garnisons dans ses villes. (8) Scipion,
après de longues invectives contre Mandonius, qui était présent, et Indibilis
absent, déclare qu'ils ont bien mérité leur perte par leur méfait, qu'ils
vivront pourtant par un bienfait de lui-même et du peuple romain. (9) Au reste,
il ne leur enlèvera pas leurs armes ni n'exigera d'eux des otages: ce sont là,
en effet, des gages demandés par qui craint une révolte; il leur laisse, lui, le
libre usage de leurs armes et des coeurs affranchis de la crainte; (10) ce n'est
pas contre des otages innocents, mais contre eux-mêmes que, s'ils font
défection, il sévira; ce n'est pas un ennemi sans armes, mais un ennemi armé
qu'il punira; maintenant qu'ils ont éprouvé les deux conditions, il les laisse
voir s'ils préfèrent la bienveillance ou la colère des Romains.
(11) Ainsi fut renvoyé Mandonius, Scipion n'exigeant de lui
que l'argent nécessaire pour payer la solde de ses troupes; (12) quant à lui,
après avoir envoyé en avant Marcius dans l'Espagne ultérieure, et renvoyé
Silanus à Tarragone, étant resté encore là les quelques jours nécessaires aux
Ilergètes pour payer complètement la somme exigée d'eux, il rejoint, avec ses
troupes sans bagages, Marcius, qui approchait déjà de l'Océan.
Rencontre de Scipion et de Masinissa (automne 206)
[XXVIII, 35]
(1) Commencées déjà auparavant, les négociations touchant
Masinissa avaient trouvé raison sur raison d'être différées, parce que le Numide
voulait absolument rencontrer Scipion en personne, et lui serrer la main pour
engager leur foi; c'est pourquoi Scipion fit un voyage si long et un si grand
détour. (2) Masinissa, qui était à Gadès, informé par Marcius de l'approche de
Scipion, prétexta que ses chevaux souffraient, enfermés dans cette île; qu'ils
étaient la cause, pour les autres êtres qui se trouvaient là, d'une disette
générale, et la ressentaient eux-mêmes; en outre, que ses cavaliers se
rouillaient dans l'inaction, (3) - afin d'obtenir de Magon la permission de
passer sur le continent pour piller les régions d'Espagne les plus proches. (4)
Une fois là, il envoie à Scipion trois chefs numides, pour fixer le moment et le
lieu de leur entretien. Il l'invite à en garder deux comme otages. Le troisième
lui ayant été renvoyé, pour le conduire où on lui avait dit, les deux généraux
arrivèrent au rendez-vous avec une petite escorte. (5) Le Numide avait déjà
conçu, sur le bruit des exploits de Scipion, de l'admiration pour ce grand
homme, et, il se l'était figuré aussi imposant et majestueux; (6) mais plus
grand encore fut le respect dont il fut saisi en sa présence: outre que Scipion
avait naturellement grand air, il avait pour parure une longue chevelure, une
tenue non pas d'une élégance raffinée, mais vraiment virile et militaire; (7) il
était à l'âge où les forces sont dans toute leur vigueur, une vigueur qui
devait, chez lui, plus de plénitude et d'éclat à ce que la maladie venait, en
quelque sorte, de faire refleurir sa jeunesse.
(8) Presque stupéfait à son abord, le Numide remercie Scipion
d'avoir libéré le fils de son frère; depuis ce moment, affirme-t-il, il a
cherché cette occasion, qu'enfin, maintenant qu'un bienfait des Immortels la lui
a offerte, il n'a pas laissé échapper; (9) il désire, ajoute-t-il, rendre
service à Scipion et au peuple romain de telle façon que pas un étranger n'ait
aidé Rome avec plus d'empressement; (10) quoiqu'il le désire depuis longtemps,
il n'a guère pu le montrer en Espagne, sur cette terre étrangère et inconnue;
mais sur celle où il est né et a été élevé dans l'espoir du trône paternel, il
le montrera facilement; (11) si c'est ce même Scipion que les Romains envoient
comme général en Afrique, il espère bien que Carthage ne vivra plus longtemps.
(12) Scipion eut plaisir à le voir et à l'entendre, sachant
que Masinissa avait été ce qu'il y avait de mieux dans toute la cavalerie
carthaginoise, et voyant le jeune homme lui-même manifester ainsi ses
sentiments. Les serments échangés, Scipion rentra à Tarragone; (13) Masinissa,
ayant, avec la permission des Romains, pillé, pour ne pas paraître passé sans
raison sur le continent, les terres les plus proches, rentra à Gadès.
Raid manqué de Magon contre Carthagène
[XXVIII, 36]
(1) Magon, désespérant des affaires d'Espagne, alors que
d'abord la révolte des soldats, puis la défection d'Indibilis avaient ranimé ses
espoirs, se préparait à passer en Afrique, quand il reçut de Carthage l'avis que
le sénat lui ordonnait de faire passer la flotte qu'il gardait à Gadès en
Italie; (2) et. là, après avoir enrôlé comme mercenaires le plus possible de
jeunes Gaulois et de jeunes Ligures, de se joindre a Hannibal, et de ne pas
laisser languir une guerre entreprise avec un très grand élan, et une chance
plus grande encore. (3) Pour cela, on apportait à Magon de l'argent de Carthage,
et lui-même en exigea autant qu'il le put des gens de Gadès, en dépouillant non
seulement leur trésor, mais leurs temples, et en forçant tous les particuliers
d'apporter leur or et leur argent.
(4) Comme il longeait la côte d'Espagne, ayant débarqué ses
soldats non loin de Carthagène, il ravagea la campagne voisine, puis approcha sa
flotte de la ville. (5) Là, après avoir, pendant le jour, gardé ses soldats sur
les navires, de nuit il les fit débarquer et les mena vers le côté du rempart
par où les Romains avaient pris Carthagène, pensant que la garnison qui tenait
la place n'était pas assez forte, et que certains habitants, dans l'espoir d'une
révolution, tenteraient quelque soulèvement. (6) Mais des messagers accourus
précipitamment de la campagne avaient annoncé à la fois le pillage, la fuite des
paysans et l'arrivée de l'ennemi; (7) de plus, on avait vu, de jour, la flotte
carthaginoise, et ce n'était évidemment pas sans raison qu'elle avait choisi de
mouiller devant la ville. Aussi les Romains, en rangs et en armes, se
tenaient-ils derrière la porte donnant sur le marais et la mer. (6) Quand les
ennemis en désordre, une foule de matelots mêlée aux soldats, arrivèrent, avec
plus de tumulte que de forces, au pied du rempart, par la porte soudain ouverte
les Romains s'élancent avec un cri, (9) et, troublant les ennemis, leur faisant
tourner le dos au premier choc, à la première décharge de javelots, les
poursuivent jusqu'au rivage en en faisant un grand carnage: (10) si les
vaisseaux, ayant abordé, n'avaient pas reçu ces soldats pris de panique, aucun
n'aurait survécu à la fuite ou à la bataille. (11) Dans les vaisseaux mêmes il y
eut une panique, au moment où, de peur de voir les Romains s'y précipiter, mêlés
aux fuyards, on retirait les échelles, on coupait les amarres et les câbles des
ancres, pour éviter le retard qu'aurait causé leur manoeuvre; (12) et beaucoup
de Carthaginois, qui nageaient vers leurs navires, ne sachant, à cause des
ténèbres, de quel côté se diriger ni quel côté éviter, périrent d'une façon
affreuse. (13) Le lendemain, la flotte s'étant enfuie vers l'Océan, d'où elle
était venue, les Romains tuèrent huit cents hommes environ entre le mur et le
rivage, où l'on retrouva aussi environ deux mille armures.
Magon prend ses quartiers d'hiver aux Baléares. Capitulation
de Gadès (hiver 206)
[XXVIII, 37]
(1) Magon, qui avait regagné Gadès, s'en étant vu interdire
l'accès, accosta à Cimbii, - place peu éloignée de Gadès. Envoyant des
émissaires se plaindre de ce qu'à lui, allié et ami, on lui avait fermé les
portes, (2) tandis que les gens de Gadès rejetaient la faute sur une ruée de la
foule, irritée par certains pillages commis par les soldats qui s'embarquaient,
il attira à une entrevue les sufètes (ce sont les plus hauts magistrats chez les
Carthaginois) et le questeur de Gadès, les fit battre de verges et mettre en
croix; (3) puis il passa avec ses vaisseaux dans l'île de Pityusa, éloignée de
cent milles environ du continent; des Carthaginois l'habitaient alors. (4) Aussi
sa flotte y fut-elle reçue amicalement, et non seulement on lui fournit
généreusement des vivres, mais on lui accorda, pour la renforcer, des jeunes
gens et des armes. Grâce à la confiance que cela lui donna, le Carthaginois fit
passer ses forces dans les îles Baléares, distantes de cinquante milles. (5) Il
y a deux îles Baléares; l'une d'elles est plus grande, mieux pourvue d'hommes et
d'armes, et possède un port où il croyait hiverner commodément - c'était déjà la
fin de l'automne.
(6) Mais, comme si des Romains avaient habité cette île, les
gens y attaquèrent en ennemis la flotte carthaginoise. Si maintenant ils se
servent surtout de la fronde, c'était alors leur seule arme, et pas un homme
d'une autre nation, dans son maniement, ne l'emporte autant que ne le font tous
les Baléares sur les autres peuples. (7) Aussi tomba-t-il une telle quantité de
pierres, semblable à une grêle très serrée, sur la flotte qui s'approchait déjà
de la terre, que, n'osant entrer dans le port, on tourna les vaisseaux vers le
large.( 8) On passa alors dans la plus petite des Baléares, au territoire
fertile, mais moins forte que l'autre en armes et en hommes. (9) Aussi les
Carthaginois, débarquant, établissent-ils un camp, au-dessus du port, sur un
point fortifié; et, s'étant emparés sans combat de la ville et de son
territoire, après avoir enrôlé là deux mille auxiliaires et les avoir envoyés à
Carthage, ils tirèrent, pour hiverner, leurs vaisseaux à sec. (10) Magon une
fois parti de la côte de l'Océan, les gens de Gadès se rendent aux Romains.