Nouvelles alliances contractées avec les peuples d'Espagne
(printemps)
[XXVII, 17]
(1) Au début de l'été où se passaient ces événements, Publius
Scipion ayant, en Espagne, passé l'hiver entier à gagner les barbares partie par
des présents, partie par le renvoi des otages et des prisonniers, Edesco,
célèbre parmi les chefs espagnols, vint le voir. (2) Sa femme et ses enfants
étaient chez les Romains; mais, outre cette raison, le penchant, fortuit, en
quelque sorte, et général qui avait porté toute l'Espagne de la domination
Carthaginoise vers la domination Romaine, l'entraîna. (3) Pour la même raison,
Indibilis et Mandonius, les chefs les plus importants, sans aucun doute, de
toute l'Espagne, abandonnant Hasdrubal, se replièrent, avec tout le contingent
de leurs compatriotes, sur des hauteurs dominant son camp, et d'où, par une
crête continue, ils pouvaient se retirer sans danger auprès des Romains.
(4) Hasdrubal, voyant les forces de l'ennemi s'augmenter de
renforts si importants, les siennes diminuer et être près, s'il n'entreprenait
quelque coup d'audace, de s'échapper comme elles avaient commencé à le faire,
décida de livrer bataille le plus tôt possible. (5) Scipion désirait encore plus
le combat, et par suite de ses espoirs, qu'augmentait la tournure des
événements, et parce qu'il aimait mieux, sans attendre la jonction des armées
ennemies, combattre un seul général, une seule armée que tous ses ennemis à la
fois. (6) D'ailleurs, pour le cas même où il lui faudrait lutter contre
plusieurs en même temps, il avait augmenté ses troupes par un moyen particulier:
voyant qu'il n'avait nul besoin de ses vaisseaux (car toute la côte d'Espagne
était libre de flottes puniques), il les fit mettre au sec à Tarragone, et
ajouta leurs équipages à ses troupes de terre; (7) il avait assez d'armes pour
cela avec celles qu'il avait prises à Carthagène, et celles qu'après la prise de
cette ville, il avait fait faire par la foule d'ouvriers enfermés dans les
ateliers.
(8) Sorti de Tarragone avec ses troupes au début du printemps
- après le retour de Rome de Laelius, sans qui il ne voulait entreprendre rien
d'important - Scipion commence sa marche vers l'ennemi. (9) Il ne traversait que
pays pacifiés, où, aux frontières de chaque peuple, des alliés l'escortaient,
d'autres le recevaient. Indibilis et Mandonius vinrent à sa rencontre avec leurs
troupes. (10) Indibilis parla pour tous deux, non pas du tout en barbare, avec
sottise ou imprudence, mais plutôt avec réserve, avec gravité, en homme plus
porté à excuser son passage au parti romain comme nécessaire, qu'à s'en
glorifier comme s'il avait, pour cela, saisi la première occasion: (11) il
savait en effet, dit-il, que le nom de transfuge est exécré des anciens alliés,
suspect aux nouveaux; et il ne blâmait pas cet usage, quand toutefois cette
double haine venait d'une cause sérieuse, et non simplement du nom de transfuge.
(12) Il rappela alors les services rendus par Mandonius et lui aux généraux
carthaginois, et, par contre, leur avidité, leur hauteur, leurs outrages de
toute sorte envers eux deux et leurs concitoyens. (13) Aussi, ajouta-t-il, leurs
corps seuls étaient, jusqu'ici, restés chez les Carthaginois; leurs coeurs,
depuis longtemps, se trouvaient là où ils croyaient qu'on respectait le droit
humain et divin: on voit de même recourir aux dieux des suppliants qui ne
peuvent supporter la violence et les injustices des hommes; (14) pour eux, ils
priaient Scipion de ne leur faire de leur désertion ni une faute, ni un titre de
gloire, mais, selon la façon dont, à partir de ce jour, il les connaîtrait à
l'épreuve, d'estimer la valeur de leurs services.
(15) Le Romain répond qu'il agira tout à fait ainsi, et ne
tiendra pas pour transfuges des hommes qui ont jugé qu'il n'y avait point
d'alliance ratifiée, là où rien de divin, rien d'humain n'était considéré comme
sacré. (16) Puis leurs femmes, leurs enfants, amenés sous leurs yeux, leur sont
rendus, tandis qu'ils pleurent de joie. (17) On les emmena, ce jour-là, recevoir
l'hospitalité de Scipion; le lendemain, par la conclusion d'un traité, on reçut
leur parole, et on les renvoya chercher leurs troupes. Ils eurent ensuite leurs
tentes dans le même camp que les Romains, jusqu'à ce que sous leur conduite on
fût arrivé à l'ennemi.
Scipion attaque l'armée d'Hasdrubal près de Baecula
[XXVII, 18]
(1) L'armée carthaginoise la moins éloignée, celle
d'Hasdrubal, était prés de Baecula; elle avait devant son camp des postes de
cavaliers. (2) Les vélites, les troupes légères et celles de l'avant-garde, dès
leur arrivée, sans prendre le temps de choisir un emplacement pour camper, les
attaquèrent avec tant de dédain, qu'on vit facilement quels sentiments animaient
l'un et l'autre parti. (3) Les cavaliers, fuyant éperdument, furent refoulés
dans leur camp, et les enseignes romaines arrivèrent presque à ses portes. (4)
Ce jour-là, les Romains, après avoir excité seulement leur ardeur au combat,
installèrent leur camp; (5) pendant la nuit, Hasdrubal fit replier ses troupes
sur une hauteur dont le sommet s'étendait en plateau; par derrière, une rivière,
devant et sur les côtés, une sorte de bord escarpé en délimitaient le contour.
(6) Il y avait au-dessous un second plateau, un plateau inférieur, s'étendant
plus bas que le sommet, lui aussi, un rebord, non moins difficile à gravir que
celui du premier, l'entourait. (7) C'est sur ce plateau inférieur que, le
lendemain, Hasdrubal, voyant l'armée ennemie immobile devant son camp, fit
descendre les cavaliers Numides, les Baléares et les Africains armés à la
légère. (8) Scipion, passant en revue les rangs et les enseignes, montrait à ses
soldats l'ennemi qui, renonçant d'avance à l'espoir de combattre avec succès en
plaine, allant occuper les hauteurs, ne soutenait leurs regards que par
confiance dans sa position, non dans sa valeur et dans ses armes; mais
Carthagène, ajoutait-il, avait eu des murailles plus hautes, que pourtant le
soldat romain avait franchies; (8) ni collines, ni citadelle, ni la mer même
n'avaient arrêté ses armes. Les hauteurs qu'avait occupées l'ennemi, elles lui
serviraient à sauter, dans sa fuite, des précipices et des escarpements! Et
encore, cette fuite, les Romains la lui barreraient.
(10) Prenant donc deux cohortes, Scipion ordonne à l'une
d'occuper l'entrée de la vallée par où descendait la rivière, à l'autre de
s'installer sur la route qui, de la ville, descendait en lacets de la colline et
conduisait dans la campagne. Lui-même conduit les soldats alertes qui, la
veille, avaient chassé les postes ennemis, contre les troupes légères
carthaginoises rangées là où le rebord du plateau était le plus bas. (11) Ils
marchèrent d'abord par un terrain raboteux, sans autre difficulté que celles de
la route. Puis, quand ils arrivèrent à portée, d'abord une foule de traits de
tous genres fut jetée sur eux; (12) eux, en revanche, prennent les pierres que
le sol leur fournit partout, presque toutes commodes à lancer, et tous les
lancent, non seulement les soldats, mais la foule des valets mêlés aux hommes
d'armes. (13) Quoique la montée soit difficile et qu'ils soient presque accablés
de traits et de pierres, grâce à leur habitude de gravir des remparts et à leur
ténacité, les premiers montent sur le plateau. (14) Dès qu'ils ont occupé un peu
de terrain plat où se tenir serrés de pied ferme, ils délogent l'ennemi, troupe
légère, propre aux escarmouches, ne craignant rien à distance, quand, de loin, à
coups de projectiles, on évite le véritable combat, mais aussi peu solide dans
le corps à corps; et, en faisant un grand carnage, ils la rejettent vers l'armée
qui se tient sur le plateau le plus élevé. (15) Alors Scipion, ordonnant aux
soldats déjà vainqueurs de marcher contre le centre de cette armée, partage avec
Laelius le reste de ses troupes, lui dit de faire un détour par la droite de la
colline, jusqu'à ce qu'il trouve un passage en pente plus douce, et, allant
lui-même vers la gauche, après un mouvement tournant assez court, charge les
ennemis de flanc. (16) Ainsi leurs lignes se troublent d'abord, en voulant
infléchir leurs ailes et tourner leurs rangs pour faire face aux cris qui
résonnent de tous côtés. (17) Grâce à leur désordre, Laelius, lui aussi, prend
pied sur le plateau; et, tandis qu'ils reculent pour ne pas être frappés par
derrière, leurs premières lignes se relâchent et laissent surgir les assaillants
du centre, (18) qui, sur un terrain si escarpé, si les rangs carthaginois
étaient restés intacts et les éléphants devant les enseignes, n'auraient jamais
débouché. (19) Alors qu'on massacre de tous côtés, Scipion, qui avec son aile
gauche a chargé la droite des ennemis, attaque surtout leur flanc dégarni. (20)
Et il ne leur restait même plus de passage pour fuir; car de deux côtés, à
droite et à gauche, des postes romains avaient occupé les chemins, et la porte
du camp avait été fermée par suite de la fuite du général et des chefs; en
outre, les éléphants étaient affolés, et, quand ces animaux étaient furieux, les
Carthaginois les craignaient autant que des ennemis. Il y eut ainsi huit mille
tués environ.
Prise du camp carthaginois. Libération de Massiva
[XXVII, 19]
(1) Hasdrubal, qui, sans attendre le combat, avait fait
enlever son trésor et envoyé en avant des éléphants, recueillant le plus
possible de fuyards, passe le Tage et se dirige vers les Pyrénées. (2) Scipion,
maître du camp ennemi, ayant, à l'exception des hommes libres, abandonné tout le
butin aux soldats, trouva, au recensement des prisonniers, dix mille fantassins
et deux mille cavaliers. Tous ceux d'entre eux qui étaient Espagnols, il les
renvoya chez eux sans rançon; les Africains, il les fit vendre par le questeur.
(3) En conséquence, il se vit entouré d'une foule d'Espagnols - hommes qui
s'étaient rendus auparavant et prisonniers de la veille - qui, d'une voix
unanime, lui donnèrent le titre de roi. (4) Alors Scipion, faisant faire le
silence par le héraut, dit que, pour lui, le titre le plus haut était celui
d'Imperator, que lui avaient donné ses soldats; le titre de roi, ailleurs élevé,
était, à Rome, intolérable; (5) qu'il eût une âme de roi - si c'était là ce
qu'ils jugeaient le plus grand dans le caractère d'un homme, - ils pouvaient le
penser à part eux, mais ils devaient s'abstenir d'employer le mot. (6) Les
barbares mêmes sentirent la grandeur de l'âme qui, pour un titre dont le
merveilleux prestige étonnait les autres mortels, n'avait, de la hauteur où elle
se trouvait, que du mépris. (7) Puis on fit des présents aux roitelets et aux
princes espagnols, et, parmi les chevaux, très nombreux, que l'on avait pris,
Scipion dit à Indibilis d'en choisir trois cents, ceux qu'il voulait.
(8) Alors que le questeur, sur l'ordre du général en chef,
vendait les Africains, entendant dire qu'un adolescent d'une rare beauté, qui se
trouvait parmi eux, était de naissance royale, il l'envoya à Scipion. (9)
Celui-ci lui demandant qui il était, de quel pays, et pourquoi, à un tel âge, il
s'était trouvé dans un camp, il répondit qu'il était Numide, que ses
compatriotes l'appelaient Massiva; resté orphelin de père, élevé chez son
grand-père maternel Gala, roi des Numides, il était passé en Espagne avec son
oncle Masinissa, qui, récemment, avait amené aux Carthaginois un renfort de
cavalerie. (10) Jusqu'ici, Masinissa lui avait toujours défendu, à cause de son
âge, de prendre part à un combat; le jour où l'on avait livré bataille aux
Romains, prenant secrètement, à l'insu de son oncle, des armes et un cheval, il
était allé en ligne; là, son cheval, en s'abattant, l'ayant précipité à terre,
il avait été pris par les Romains. (11) Scipion, après avoir ordonné de mettre à
part ce Numide, achève ce qu'il devait accomplir à son tribunal; puis, s'étant
retiré à son quartier général, il fait appeler l'adolescent et lui demande s'il
veut retourner auprès de Masinissa. (12) À la réponse, accompagnée de larmes de
joie, que certes, il le désirait, Scipion donne à l'enfant un anneau d'or, une
tunique laticlave, avec un sayon espagnol et une agrafe d'or, un cheval tout
harnaché, et, disant à des cavaliers de l'accompagner jusqu'où il voudrait, il
le renvoya.
Discussion d'état-major sur la poursuite de la guerre
[XXVII, 20]
(1) Puis on tint conseil sur la conduite de la guerre. Malgré
l'avis, donné par certains, de poursuivre aussitôt Hasdrubal, (2) Scipion,
jugeant le succès de ce projet douteux, car il craignait de voir Magon et
l'autre Hasdrubal joindre leurs forces à celles du premier, envoya seulement des
troupes s'installer dans les Pyrénées, et passa lui-même le reste de l'été à
recevoir la soumission des peuples de l'Espagne. (3) Peu de jours après la
bataille de Baecula, alors que Scipion, retournant déjà à Tarragone, était sorti
des monts de Castulo, les généraux Hasdrubal fils de Gisgon et Magon arrivèrent,
de l'Espagne ultérieure, auprès d'Hasdrubal: secours tardif après la défaite,
mais conseillers fort opportuns pour l'exécution du reste de la campagne. (4)
Là, comme ils conféraient sur les sentiments des Espagnols dans la zone
d'opérations de chacun d'eux, seul Hasdrubal fils de Gisgon fut d'avis que la
côte de l'Espagne la plus éloignée, celle qui donne sur l'Océan, vers Gadès,
ignorait encore les Romains, et, pour cela, restait bien fidèle aux
Carthaginois; (5) l'autre Hasdrubal et Magon considéraient tous deux comme
certain que les bienfaits de Scipion avaient conquis le coeur de tous, peuples
et particuliers; et que les défections n'auraient pas de fin avant que tous les
soldats espagnols eussent été envoyés à l'extrémité de l'Espagne ou emmenés en
Gaule. (6) C'est pourquoi, même si ce n'avait pas été l'avis du sénat de
Carthage, Hasdrubal devait aller en Italie, et parce que là se trouvaient la
tête de la guerre et la partie essentielle des affaires, et pour emmener tous
les Espagnols loin du nom de Scipion, hors d'Espagne. (7) Son armée, diminuée
par les défections, et surtout par la défaite, serait reconstituée avec des
soldats espagnols. Magon, lui, laissant ses troupes à Hasdrubal fils de Gisgon,
passerait avec une grosse somme d'argent dans les Baléares pour y enrôler des
mercenaires; (8) Hasdrubal fils de Gisgon s'enfoncerait avec son armée en
Lusitanie, sans en venir aux mains avec les Romains; à Masinissa, en prenant
dans toute la cavalerie ce qu'elle avait de meilleur, on arriverait à donner
trois mille cavaliers: circulant partout dans l'Espagne citérieure, il porterait
secours aux alliés, ravagerait les villes et les champs des ennemis. Ces
décisions prises, les généraux se séparèrent pour les exécuter. Voilà ce qu'on
fit cette année-là en Espagne.
(9) À Rome, la réputation de Scipion grandissait chaque jour;
pour Fabius, la prise de Tarente, quoique due à l'astuce plus qu'à la valeur,
était cependant un titre de gloire; la renommée de Fulvius faiblissait; (10)
quant à Marcellus, on en venait à dire du mal de lui, non seulement à cause de
son premier échec, mais parce que, alors qu'Hannibal circulait en Italie, il
avait, disait-on, au milieu de la campagne d'été, emmené ses soldats cantonner à
Vénouse. (11) Il avait un ennemi personnel, Caius Publicius Bibulus, tribun de
la plèbe. Celui-ci, dès le premier échec de Claudius, l'avait, par des harangues
incessantes, fait mal juger et haïr de la plèbe, et maintenant il faisait
campagne pour qu'on abrogeât son commandement; (12) les amis de Claudius
obtinrent cependant que, laissant un lieutenant à Vénouse, il revînt à Rome pour
se laver des accusations que ses adversaires portaient contre lui, et qu'on ne
discutât pas de l'abrogation de son commandement en son absence. (13) Ce fut,
par hasard, à peu près au même moment qu'arrivèrent à Rome Marcellus, pour
s'efforcer d'écarter la honte dont on le menaçait, et le consul Quintus Fulvius,
pour présider les élections.
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