Entrée en charge des consuls (ides de mars)
[XXVII, 36]
(1) L'arrivée d'Hasdrubal en Italie causait de jour en jour
plus de souci. Des ambassadeurs de Marseille avaient d'abord annoncé qu'il était
passé en Gaule, (2) et que son arrivée avait excité l'intérêt des Gaulois, car
il apportait, disait-on, une grande quantité d'or pour enrôler des mercenaires.
(3) Envoyés ensuite avec les députés de Marseille pour observer la situation,
des ambassadeurs de Rome, Sextus Antistius et Marcus Raecius, avaient rapporté
qu'ils avaient dépêché des émissaires, guidés par des Marseillais, et chargés de
rapporter tout ce qu'ils auraient appris des hôtes de ceux-ci, qui étaient des
chefs gaulois: (4) ils tenaient pour reconnu qu'Hasdrubal, avec la grande armée
qu'il avait déjà rassemblée, passerait les Alpes au printemps suivant, et que la
seule chose qui l'arrêtait pour le moment, c'était que l'hiver fermait les
routes des Alpes.
(5) À la place de Marcus Marcellus, Publius Aelius Paetus fut
nommé augure et inauguré; de même Cneius Cornelius Dolabella fut inauguré comme
roi des sacrifices à la place de Marcus Marcius, mort deux ans avant. (6) Cette
même année, le lustre fut renouvelé par les censeurs Publius Sempronius
Tuditanus et Marcus Cornelius Cethegus. (7) On recensa comme citoyens cent
trente-sept mille cent huit têtes, nombre sensiblement inférieur à celui d'avant
la guerre. (8) Cette année-là, pour la première fois depuis l'arrivée d'Hannibal
en Italie, on couvrit, nous dit-on, la place des comices, et les Jeux Romains
furent recommencés, pour un seul jour, par les édiles curules Quintus Metellus
et Caius Servilius; (9) aux Jeux Plébéiens aussi, deux journées furent
recommencées par les édiles de la plèbe Caius Mamilius et Marcus Caecilius
Metellus; les mêmes personnages donnèrent trois statues au temple de Cérès; et
il y eut un banquet de Jupiter, à l'occasion des Jeux.
(10) Puis entrent en charge comme consuls Caius Claudius
Néron et Marcus Livius, consul pour la seconde fois. Ayant déjà, comme consuls
désignés, tiré au sort leurs "provinces", ils firent tirer les leurs aux
préteurs. (11) À Caius Hostilius échut la juridiction urbaine; on y ajouta la
pérégrine, pour que trois préteurs pussent partir pour des "provinces"; à Aulus
Hostilius échut la Sardaigne, à Caius Mamilius la Sicile, à Lucius Porcius la
Gaule. (12) Les légions, vingt-trois au total, furent ainsi réparties par
"province": deux à chacun des consuls, quatre en Espagne, deux à chacun des
trois préteurs, en Sicile, en Sardaigne et en Gaule; (13) deux à Caius Terentius
en Étrurie, deux à Quintus Fulvius chez les Bruttii, deux à Quintus Claudius
dans la région de Tarente et des Sallentini, une à Caius Hostilius Tubulus à
Capoue. (14) On enrôlerait deux légions urbaines. Pour les quatre premières
légions le peuple nomma les tribuns; les consuls en envoyèrent aux autres.
Conjuration des prodiges. Sacrifices en l'honneur de Junon
Reine
[XXVII, 37]
(1) Avant le départ des consuls, on fit une neuvaine, parce
qu'à Véies il avait plu des pierres. (2) Dès qu'on eut parlé de ce prodige, on
en annonça - comme d'habitude - d'autres encore: à Minturnes le temple de
Jupiter et le bois sacré de Marica, à Atella, de même, le rempart et une porte
avaient été frappés de la foudre; (3) chose plus propre à inspirer la terreur,
les gens de Minturnes ajoutaient qu'un ruisseau de sang avait coulé sous leur
porte. À Capoue, de même, un loup, la nuit, avait franchi une porte et mis en
pièces une sentinelle. (4) On conjura l'effet de ces prodiges par le sacrifice
de victimes adultes, et il y eut, sur un décret des pontifes, un jour de prières
publiques. Puis on recommença une neuvaine, parce qu'on crut qu'il avait plu des
pierres sur l'Armilustrum. (5) Les esprits délivrés de scrupules religieux
furent troublés de nouveau par la nouvelle qu'à Frusino était né un enfant aussi
gros qu'un enfant de quatre ans, et moins étonnant encore par sa grosseur que
parce qu'on ne savait (comme pour l'enfant né à Sinuessa deux ans avant) s'il
était garçon ou fille. (6) Cette fois, les haruspices mandés d'Étrurie dirent
que c'était un prodige funeste et honteux: hors du territoire romain, loin de
tout contact avec la terre, il fallait noyer cet enfant en haute mer. On
l'enferma vivant dans une caisse, on l'emporta en mer et on le jeta dans les
flots.
(7) Les pontifes décidèrent aussi que trois groupes de neuf
jeunes filles parcourraient la ville en chantant un hymne. Tandis qu'elles
apprenaient, dans le temple de Jupiter Stator, cet hymne, composé par le poète
Livius, la foudre frappa, sur l'Aventin, le temple de Junon Reine; (8) comme les
haruspices répondaient que ce prodige concernait les matrones, et qu'il fallait
apaiser la déesse par une offrande, (9) un décret des édiles curules ayant
convoqué au Capitole les femmes domiciliées à Rome et dans un rayon de dix
milles autour de la ville, elles choisirent vingt-cinq d'entre elles, pour leur
apporter une somme prise sur leur dot. (10) Avec cet argent, on fit faire une
offrande, un bassin en or, qui fut porté sur l'Aventin, et les matrones, dans
l'état rituel de pureté physique et morale, accomplirent un sacrifice. (11)
Aussitôt après, les décemvirs fixèrent un jour pour un autre sacrifice à la même
déesse. Voici quel fut l'ordre de la cérémonie: du temple d'Apollon, deux vaches
blanches furent amenées en ville par la porte Carmentale; (12) derrière elles,
on portait deux statues en bois de cyprès de Junon Reine; ensuite vingt-sept
jeunes filles, vêtues de longues robes, marchaient en chantant, en l'honneur de
Junon Reine, un hymne (13) digne peut- être, à l'époque, des éloges d'esprits
grossiers, mais qui paraîtrait maintenant rude à l'oreille et informe, si on le
rapportait. Après ces rangs de jeunes filles venaient les décemvirs, couronnés
de laurier et portant la robe prétexte. (14) De la porte, par la rue des Jougs,
on arriva au forum. Au forum la procession s'arrêta, et, faisant passer une
corde par leurs mains, les jeunes filles, rythmant leur chant du battement de
leurs pieds, dansèrent. (15) Puis, par la rue des Toscans et le Vélabre, en
traversant le marché aux boeufs, on arriva à la montée Publicius et au temple de
Junon Reine. Là les décemvirs immolèrent les deux victimes, et l'on porta dans
le temple les statues en bois de cyprès.
Début d'une nouvelle année de campagne (printemps 207)
[XXVII, 38]
(1) Les dieux apaisés suivant les rites, les consuls firent
la levée des troupes avec plus de rigueur et d'attention qu'on ne se rappelait
l'avoir vu faire les années précédentes. (2) C'est que les craintes inspirées
par la guerre redoublaient devant l'arrivée en Italie d'un nouvel ennemi, et
qu'il y avait moins de jeunes gens à enrôler comme soldats. (3) Aussi les
consuls forçaient-ils même les colons des villes côtières, qui tenaient,
disait-on, leur exemption de service d'une convention garantie par serment, à
fournir des soldats. Sur leur refus, ils décrétèrent qu'à un jour fixé, chaque
colonie exposerait au sénat de quel droit elle tenait son exemption. (4) Ce
jour-là, il se présenta au sénat les représentants des peuples d'Ostie, d'Alsium,
d'Antium, d'Anxur, de Minturnes, de Sinuessa et (sur l'Adriatique) de Sena. (5)
Quoique chaque peuple présentât ses titres d'exemption, aucun, alors que
l'ennemi était en Italie, ne les vit déclarer valables, sauf ceux d'Ostie et d'Antium;
encore les mobilisables de ces deux colonies durent-ils jurer qu'ils ne
coucheraient pas plus de trente jours hors des murs de leur ville, tant que
l'ennemi était en Italie.
(6) Alors que tous pensaient que les consuls devaient partir
au plus tôt pour la guerre - il fallait marcher au devant d'Hasdrubal dès sa
descente des Alpes, de peur qu'il ne gagnât les Gaulois Cisalpins et l'Étrurie,
dressée vers l'espoir d'une révolution; (7) il fallait aussi occuper Hannibal
par la guerre où il était engagé, pour qu'il ne pût sortir du Bruttium et aller
à la rencontre de son frère -, Livius hésitait, faute de confiance dans les
armées de ses "provinces": (8) son collègue, lui, avait, disait-il, le choix
entre deux armées consulaires excellentes et une troisième, que commandait à
Tarente Quintus Claudius. Aussi Livius avait-il proposé au sénat de rappeler
sous les drapeaux les esclaves publics volontaires. (9) Le sénat laissa les
consuls libres de tirer des renforts d'où ils voudraient, de choisir entre
toutes les armées les troupes qu'ils voudraient et de les faire permuter, de les
amener de leurs "provinces" là où ils le jugeraient utile à l'état. (10) Les
consuls prirent toutes ces dispositions en parfait accord. Les volontaires
esclaves furent enrôlés dans les dix-neuvième et vingtième légions. (11) Des
renforts très solides furent même envoyés d'Espagne, pour cette guerre - si j'en
crois certains auteurs - à Marcus Livius par Publius Scipion: huit mille
Espagnols et Gaulois, deux mille légionnaires, mille cavaliers, Numides et
Espagnols mélangés; (12) Marcus Lucretius amena ces troupes par bateaux; de plus
trois mille archers et frondeurs environ furent envoyés de Sicile par Caius
Mamilius.
Arrivée d'Hasdrubal en Italie (printemps 207)
[XXVII, 39]
(1) À Rome, l'alarme grandit au reçu d'une lettre de Gaule
qu'envoyait le préteur Lucius Porcius (2) Hasdrubal, disait-il, avait quitté ses
quartiers d'hiver et passait déjà les Alpes; huit mille Ligures, enrôlés et
armés, se joindraient à lui quand il arriverait en Italie, si l'on n'envoyait
contre les Ligures un homme capable de les occuper par la guerre qu'il leur
ferait; pour, lui, Porcius, il s'avancerait, avec sa faible armée, aussi loin
qu'il le jugerait sûr.
(3) Cette lettre obligea les consuls, leurs levées de troupes
précipitamment achevées, à partir pour leurs "provinces" plus tôt qu'ils ne
l'avaient décidé, dans l'intention de contenir, l'un et l'autre, l'ennemi dans
leur "province" et de ne pas laisser les deux généraux carthaginois se joindre
ni réunir leurs forces. (4) Ce qui les aida le plus pour cela, ce fut une erreur
de jugement d'Hannibal qui, s'il pensait bien que son frère parviendrait cet
été-là en Italie, en revanche, se rappelant quelles difficultés innombrables il
avait lui-même éprouvées, au passage du Rhône, puis des Alpes, à lutter contre
les hommes et contre le terrain pendant cinq mois, (5) ne s'attendait nullement
à une traversée aussi facile et aussi rapide que fut celle d'Hasdrubal; c'est
pourquoi il quitta trop tard ses quartiers d'hiver. (6) Mais, pour Hasdrubal,
tout fut plus prompt et plus aisé que lui-même et les autres ne l'espéraient.
Non seulement, en effet, les Arvernes, puis tour à tour, les autres peuplades
gauloises et alpines le reçurent bien, mais encore elles le suivirent à la
guerre. (7) De plus, il conduisait ses troupes par des endroits frayés, le plus
souvent, par le passage de son frère, mais auparavant sans chemin; et surtout
l'habitude de voir franchir, depuis douze ans, les Alpes, devenues accessibles,
avait adouci le naturel des gens parmi lesquels il passait. (8) Auparavant, en
effet, hors de la vue des étrangers et inaccoutumés eux-mêmes à en voir sur leur
terre, ils n'avaient aucune relation avec le genre humain; et d'abord, ne
sachant où allait le Carthaginois, ils avaient cru qu'il venait prendre leurs
rochers, leurs bourgs et un butin de troupeaux et d'esclaves. (9) Puis le bruit
de la guerre Punique, qui, pour la douzième année, mettait à feu l'Italie, leur
avait bien appris que les Alpes n'étaient qu'un passage; que deux villes très
fortes, séparées par de grandes étendues de terre et de mer, se disputaient
l'empire et ses richesses. (10) Voilà les raisons qui avaient ouvert les Alpes à
Hasdrubal.
11. Mais l'avantage que lui avait donné la rapidité de sa
marche, le retard qu'il prit devant Plaisance, à assiéger vainement plutôt qu'à
attaquer cette ville, le rendit inutile. (12) Il avait cru facile de prendre
cette place située en plaine, et la célébrité de cette colonie l'avait poussé à
l'attaquer, dans l'idée que, par la ruine de cette ville, il inspirerait aux
autres une grande terreur. (13) Et il ne fut pas seul à être arrêté par cette
attaque: Hannibal, qui, au bruit de son arrivée, bien plus rapide qu'il ne
l'espérait, quittait déjà ses quartiers d'hiver, s'en trouva aussi retenu, (14)
en se rappelant non seulement combien étaient lentes les attaques de villes,
mais encore avec quel insuccès il avait, lui-même, tenté d'attaquer cette même
colonie quand il revenait, vainqueur, de la Trébie.
Départ des consuls. Mouvements de troupes dans le Bruttium
[XXVII, 40]
(1) Les consuls, en partant de Rome par des chemins opposés,
avaient, pour ainsi dire, attiré aussi en sens opposé, vers deux guerres
simultanées, l'attention inquiète des gens (2) qui se rappelaient quelles
défaites avait, dès l'abord, apportées à l'Italie l'arrivée d'Hannibal, et, en
même temps, se demandaient avec angoisse quels dieux seraient assez propices à
la ville et à l'empire pour que Rome triomphât en même temps sur deux fronts.
Jusqu'ici, en compensant les revers par des succès, on avait - jusqu'au moment
présent - traîné les choses en longueur: (3) alors qu'en Italie, à Trasimène et
à Cannes, Rome s'était abattue, les victoires d'Espagne l'avaient relevée de sa
chute; (4) puis, alors qu'en Espagne défaite sur défaite, et la perte de deux
généraux éminents, avaient en partie détruit deux armées, maint succès en Italie
et en Sicile avait soutenu l'état ébranlé; (5) la distance même qui sépare
l'Italie de l'Espagne - l'une des deux guerres ayant lieu au bord extrême des
terres - avait donné le temps de respirer. (6) Maintenant on subissait deux
guerres en Italie; deux généraux très renommés entouraient Rome; sur ce seul
endroit portaient la masse entière du danger et tout son poids; celui des
Carthaginois qui serait vainqueur le premier joindrait, en quelques jours, son
camp au camp de l'autre. (7) On s'effrayait aussi au souvenir de l'année
précédente, qu'avaient rendue lugubre les funérailles des deux consuls.
C'est dans l'anxiété causée par ces soucis qu'on accompagna
les consuls partapour leurs "provinces". (8) On rapporte qu'encore plein de
colère contre ses concitoyens, Marcus Livius, à son départ pour la guerre,
répondit à Quintus Fabius, qui lui conseillait de bien reconnaître la nature de
l'ennemi, au lieu de s'engager tout de suite à la légère, que dès qu'il verrait
l'armée ennemie, il livrerait bataille; (9) et comme on lui demandait la raison
de cette hâte: "Ou la défaite des ennemis me donnera, répondit-il, une gloire
éclatante, ou la défaite de mes concitoyens une joie bien légitime, à coup sûr,
sinon honorable."
(10) Sans attendre l'arrivée du consul Claudius dans sa
province, Caius Hostilius Tubulus, tandis qu'Hannibal, par les confins du
territoire de Larinum, menait son armée chez les Salentini, l'aborda avec des
cohortes sans bagages et jeta dans sa colonne mal disposée un désordre terrible;
(11) il lui tua environ quatre mille hommes, lui prit neuf drapeaux. Au bruit de
l'arrivée de l'ennemi, Quintus Claudius avait quitté ses quartiers d'hiver: il
avait des camps dans les diverses villes du territoire de Salente. (12) Pour ne
pas entrer en lutte contre deux armées à la fois, Hannibal décampa de nuit du
territoire tarentin et se retira chez les Bruttii. (13) Claudius retourna chez
les Salentini. Hostilius, gagnant Capoue, rencontra prés de Vénouse le consul
Claudius. (14) Là on choisit dans les deux armées quarante mille fantassins,
deux mille cinq cents cavaliers, pour qu'avec ces troupes le consul fît campagne
contre Hannibal; le reste des troupes, Hostilius reçut l'ordre de le conduire à
Capoue, pour l'y remettre au proconsul Quintus Fulvius.
Manoeuvres d'intimidation près de Grumentum
[XXVII, 41]
(1) Hannibal, ayant rassemblé de tous côtés l'armée qu'il
avait tenue dans les quartiers d'hiver ou les garnisons du Bruttium, arriva chez
les Lucani, près de Grumentum, dans l'espoir de reprendre les villes que la
crainte avait fait passer aux Romains; (2) vers le même endroit, le consul
romain, venant de Vénouse, se dirige en faisant éclairer sa marche, et il campe
à quinze cents pas environ de l'ennemi. (3) Les retranchements des Carthaginois
semblaient presque toucher les remparts de Grumentum; ils en étaient à cinq
cents pas. (4) Entre les camps punique et romain s'étendait une plaine; des
collines nues dominaient le flanc gauche des Carthaginois, le flanc droit des
Romains, sans être suspectes, aux uns ni aux autres, car elles n'avaient ni
bois, ni couverts propices à des embûches. (5) Au milieu de la plaine, des
soldats, sortant des avant-postes, engageaient des escarmouches qui ne méritent
pas qu'on les raconte. Le Romain cherchait seulement, on le voyait, à ne pas
laisser l'ennemi s'éloigner; Hannibal, désirant sortir de là, descendait en
lignes avec toutes ses forces. (6) Alors le consul, usant d'autant plus
volontiers des ruses habituelles à son ennemi, que ces collines découvertes
pouvaient moins faire craindre d'embuscades, ordonne à cinq cohortes (alliées)
renforcées par cinq manipules (romains) de franchir de nuit cette chaîne de
collines et de s'établir à contre-pente; (7) le moment de sortir de cette
embuscade et d'attaquer l'ennemi, il l'indique à Tiberius Claudius Asellus,
tribun militaire, et à Publius Claudius, commandant de troupes alliées, qu'il
envoie avec ce détachement; (8) lui-même, dès l'aube, mène en lignes toutes ses
troupes d'infanterie et de cavalerie. Peu après Hannibal arbora aussi le signal
du combat, et, dans son camp, les soldats crièrent en courant aux armes. Puis
cavaliers et fantassins se ruèrent à l'envi par les portes, et, se répandant à
travers la plaine, se hâtèrent vers l'ennemi. (9) Quand le consul les voit
dispersés, il ordonne à un tribun militaire de la troisième légion, Caius
Aurunculeius, de lancer les cavaliers de cette légion, avec tout l'élan
possible, contre les ennemis: (10) ils se sont, dit le consul, répandus, çà et
là, comme un troupeau, par toute la plaine, dans un tel désordre, qu'on peut les
abattre et les écraser avant qu'ils soient en rangs.
Hannibal subit une sévère défaite (printemps 207)
[XXVII, 42]
(1) Hannibal n'était pas encore sorti de son camp, lorsqu'il
entendit le cri des combattants. Appelé au dehors par ce tumulte, il se hâte de
pousser ses troupes vers l'ennemi. (2) Déjà la peur de la cavalerie s'était
emparée des éléments puniques les plus avancés; comme infanterie, la première
légion et l'aile droite alliée engageaient aussi le combat; les Carthaginois, en
désordre, en viennent chacun aux mains avec celui que le hasard leur offre,
fantassin ou cavalier. (3) La bataille grandit par l'arrivée de renforts; le
nombre d'hommes qui courent vers la mêlée la fait s'étendre; et, en plein
combat, chose bien difficile, sauf pour de vieilles troupes et pour un vieux
général, dans le tumulte et la peur, Hannibal aurait rangé ses soldats, (4) si
les cohortes et les manipules embusqués par le consul, descendant au pas de
charge des collines, et criant derrière les Carthaginois, ne leur avaient
inspiré la crainte d'être coupés de leur camp. (5) C'est ainsi que, frappés de
panique, ils commencèrent à fuir çà et là. Ce qui réduisit le carnage, ce fut la
proximité du camp, qui abrégea la fuite des ennemis enfoncés; (6) car les
cavaliers les talonnaient, et ils avaient été pris de flanc par les cohortes
descendant au pas de charge la pente découverte et facile des collines. (7)
Cependant plus de huit mille hommes furent tués, plus de sept cents pris, neuf
drapeaux enlevés. Pour les éléphants même, dont on ne s'était pas servi du tout
dans ce combat soudain et désordonné, on en tua quatre, on en prit deux. (8) Il
tomba cinq cents hommes environ, Romains et alliés, chez les vainqueurs.
Le lendemain, le Carthaginois resta tranquille. Le Romain,
ayant amené ses troupes en lignes, et ne voyant personne marcher contre lui,
ordonna de dépouiller les cadavres ennemis et de réunir et d'ensevelir les corps
des siens. (9) Puis, tous les jours, pendant un certain temps, il s'approcha des
portes du camp ennemi de façon à paraître près d'y faire entrer ses troupes,
(10) jusqu'à ce qu'Hannibal, une nuit, à la troisième veille, laissant un grand
nombre de feux et de tentes du côté de son camp tourné vers les Romains, avec
quelques Numides chargés de se montrer sur le retranchement et aux portes,
partit pour se diriger vers l'Apulie. (11) Au point du jour, les lignes romaines
marchèrent vers le camp; les Numides, à dessein, vinrent quelque temps, à
plusieurs reprises, se montrer aux portes et sur le retranchement; puis, ayant
trompé l'ennemi quelques heures, ils rejoignent au galop la colonne des leurs.
(12) Quand le consul eut remarqué le silence de ce camp, et ne vit plus nulle
part même les quelques hommes qui y circulaient à l'aube, deux cavaliers,
envoyés en éclaireurs dans le camp, ayant reconnu que tout y était sûr, il
ordonna d'y pénétrer; (13) mais, n'y laissant ses soldats que le temps voulu
pour courir en quête du butin, il fit sonner la retraite et ramena ses troupes
bien avant la nuit.
(14) Le lendemain il partit à l'aube, et, poursuivant à
marches forcées la colonne carthaginoise d'après les dires des gens du pays et
les traces, il rejoint l'ennemi non loin de Vénouse. (15) Là aussi il y eut un
combat désordonné; plus de deux mille Carthaginois y furent tués. Alors, de
nuit, par des chemins de montagne, pour ne donner lieu à aucun engagement,
Hannibal gagna Métaponte. (16) De là Hannon, qui avait commandé la garnison de
cette ville, fut envoyé dans le Bruttium, avec quelques hommes, pour y former
une nouvelle armée; Hannibal, ajoutant ses troupes aux siennes, regagne Vénouse
par les chemins par lesquels il était venu, puis s'avance jusqu'à Canusium. (17)
Néron n'avait jamais lâché ses traces, et, en partant lui-même pour Métaponte,
avait fait aller Quintus Fulvius en Lucanie, pour ne pas laisser cette région
sans défense.
Le consul Claudius Néron décide de marcher contre Hasdrubal
[XXVII, 43]
(1) Cependant, envoyés par Hasdrubal (qui venait de quitter
le siège de Plaisance) pour porter une lettre à Hannibal, quatre cavaliers
gaulois et deux Numides, après avoir, au milieu des ennemis, arpenté l'Italie
dans presque toute sa longueur, (2) voulant suivre Hannibal dans sa retraite
vers Métaponte, sont entraînés par des chemins qu'ils connaissaient mal vers
Tarente, et conduits, par des fourrageurs romains répandus dans les champs, au
propréteur Quintus Claudius. (3) Après avoir cherché à l'embrouiller par des
réponses équivoques, quand la peur de la torture les força d'avouer la vérité,
ils révélèrent qu'ils portaient une lettre d'Hasdrubal à Hannibal. (4) Alors,
avec leur lettre telle qu'elle était, toute cachetée, on les confie à Lucius
Verginius, tribun militaire, pour les conduire au consul Claudius; (5) on envoie
en même temps, pour les escorter, deux escadrons samnites.
Quand ils sont arrivés auprès du consul, qu'on a lu la
lettre, grâce à un interprète, et interrogé les prisonniers, (6) Claudius,
pensant que, pour l'État, les circonstances ne sont pas de celles où, suivant un
plan réglé d'avance, chacun, dans les limites de sa province, avec son armée,
fait campagne contre l'ennemi à lui désigné par le sénat; (7) qu'il faut oser
inventer quelque manoeuvre imprévue, inopinée, dont l'entreprise n'inspirera pas
moins de crainte aux citoyens romains qu'aux ennemis, mais dont l'achèvement les
fera passer d'une grande crainte à une grande joie, (8) envoie la lettre
d'Hasdrubal à Rome, au sénat, et apprend en même temps aux Pères Conscrits ce
qu'il prépare lui-même; puisque Hasdrubal écrit à son frère qu'il va aller à sa
rencontre en Ombrie, (9) ils doivent, eux, mander à Rome la légion de Capoue,
faire une levée à Rome, opposer près de Narnia l'armée urbaine à l'ennemi. (10)
Voilà ce qu'il écrit au sénat; il envoie dire de même à tous dans les
territoires de Larina, de Marrucinum, des Frentani et des Praetutiani, par où il
veut faire passer son armée, d'apporter, de la campagne et des villes, sur la
route, des vivres tout prêts pour la nourriture des soldats, d'y amener les
chevaux et autres bêtes de somme, afin d'avoir des voitures en abondance pour
les hommes fatigués. (11) Il choisit lui-même, dans l'armée entière, ce qu'il y
a de plus solide comme citoyens et comme alliés, six mille fantassins, mille
cavaliers; il leur dit qu'il veut prendre la ville de Lucanie la plus proche,
avec sa garnison punique; qu'ils soient tous prêts à marcher. (12) Partant de
nuit, il se détourne en direction du Picenum.
Ainsi le consul, par étapes aussi longues que possible,
amenait des troupes à son collègue, laissant le lieutenant Quintus Catius
commander son camp.
Anxiété à Rome
[XXVII, 44]
(1) À Rome, il n'y avait pas moins de frayeur et de trouble
que deux ans auparavant, lorsque le camp carthaginois avait été placé devant les
murs et les portes de Rome. Les gens ne savaient trop s'ils louaient ou
blâmaient la marche si audacieuse du consul; (2) il était clair - et rien n'est
plus injuste - qu'on la jugerait sur ses résultats: un camp, près d'un ennemi
comme Hannibal, était, disait-on, laissé sans général, avec une armée dont on
avait ôté toute l'élite, toute la fleur; et le consul avait fait semblant de
marcher vers la Lucanie, alors qu'il gagnait le Picenum et la Gaule, (3)
laissant son camp avec, comme meilleure sauvegarde, l'erreur de l'ennemi, qui
ignorait le départ du général et d'une partie des troupes. (4) Qu'arriverait-il
si cela se découvrait, si Hannibal voulait, avec toute son armée, ou poursuivre
Néron, parti avec six mille soldats, ou envahir un camp laissé comme une proie,
sans forces, sans commandement, sans auspices? (5) Les anciennes défaites de
cette guerre, la mort - l'année précédente - des deux consuls, épouvantaient; et
tout cela - disait-on encore - était arrivé alors qu'un seul général, une seule
armée ennemie étaient en Italie; maintenant on faisait deux guerres puniques;
deux armées immenses, deux Hannibals, ou presque, étaient en Italie. (6) Car
Hasdrubal, lui aussi, était un fils du même Hamilcar, un chef également actif,
entraîné, par tant d'années passées en Espagne, à la guerre contre les Romains,
et célèbre par une double victoire, où deux armées, avec les généraux les plus
illustres, avaient été anéanties. (7) Bien plus! Au moins pour la rapidité de sa
marche depuis l'Espagne et la façon dont il avait poussé aux armes les peuples
gaulois, il pouvait se glorifier beaucoup plus qu'Hannibal lui-même: (8) car il
avait levé une armée dans la contrée ou l'autre avait perdu la plupart de ses
soldats par la faim et le froid, le genre de mort le plus lamentable. (9) Les
gens au courant des affaires d'Espagne ajoutaient même qu'il allait avoir à
combattre, en Caius Néron, un général qui n'était pas du tout un inconnu pour
lui, mais que, dans un défilé où le hasard l'avait embarrassé et surpris, il
avait joué comme un enfant, en l'abusant par la rédaction de conditions de paix
trompeuses. (10) Ils exagéraient toutes les forces de l'ennemi, diminuaient les
leurs, la crainte, quand on la prend pour guide, penchant toujours vers le pire.
Claudius Néron rejoint son collègue en Ombrie
[XXVII, 45]
(1) Quand Néron a mis entre l'ennemi et lui assez de distance
pour pouvoir dévoiler son dessein en toute sûreté, il adresse quelques mots à
ses soldats: (2) il déclare qu'aucun général n'a conçu un plan en apparence plus
audacieux, en réalité plus sûr que le sien; qu'il est certain de les mener à la
victoire; (3) car, dans une campagne pour laquelle son collègue n'est parti
qu'après avoir obtenu, jusqu'à entière satisfaction, infanterie et cavalerie en
plus grand nombre, et mieux équipées, que s'il marchait contre Hannibal
lui-même, dans une telle campagne, s'ils ajoutent eux-mêmes le poids de leurs
forces, même peu important, ils feront pencher toute l'affaire en leur faveur.
(4) La seule nouvelle, apportée en pleine bataille - il prendra soin qu'on ne
l'apporte pas avant - de l'arrivée de l'autre consul et de l'autre armée, rendra
la victoire non douteuse. (5) Ce sont les bruits qui décident des guerres, de
légères influences qui poussent les esprits à espérer ou à craindre. Et la
gloire de la victoire, eux, soldats de Néron, ils en auront presque tout le
fruit: (6) c'est toujours ce qu'on ajoute en dernier lieu qui semble avoir
entraîné l'affaire entière. Ils voient eux-mêmes en quelle foule, avec quelle
admiration étonnée, quelle faveur on se presse sur leur chemin.
(7) En effet, c'était partout entre des rangs d'hommes et de
femmes venus de tous côtés des champs, au milieu des voeux et des prières, des
éloges aussi, qu'ils marchaient où les appelait la défense de l'État, les
protecteurs de la ville et de l'empire de Rome; dans les armes, dans les bras de
ces soldats reposaient, disaient les paysans, leur salut, leur liberté et ceux
de leurs enfants. (8) Ils priaient tous les dieux, toutes les déesses, de leur
donner une route favorable, un combat heureux, une victoire rapide, et d'exaucer
le voeu, qu'ils avaient fait pour eux (9) de pouvoir, comme aujourd'hui ils les
accompagnaient avec inquiétude, aller bientôt joyeusement à leur rencontre,
quand, vainqueurs, ils triompheraient. (10) Puis chacun disait aux soldats, leur
offrait, les priait instamment de lui prendre, à lui plutôt qu'à un autre, ce
dont ils avaient besoin pour eux et pour leurs chevaux; on leur donnait tout
généreusement, surabondamment; (11) les soldats répondaient par leur modération,
attentifs à ne prendre que le strict nécessaire; ils ne s'attardaient pas, ne
s'éloignaient pas des enseignes, ne s'arrêtaient pas pour prendre les vivres;
ils marchaient jour et nuit; ils s'accordaient à peine le repos suffisant au
besoin naturel de leur corps. (12) Le consul avait aussi envoyé des courriers à
son collègue pour lui annoncer son arrivée, lui demander s'il voulait le voir
venir secrètement ou ouvertement, de jour ou de nuit, et s'installer dans le
même camp ou dans un autre. On préféra une arrivée secrète, de nuit.
Jonction des deux armées consulaires
[XXVII, 46]
(1) Livius avait donné le mot d'ordre pour que, dans son
camp, chaque tribun reçût un tribun de Claudius, chaque centurion un centurion,
chaque cavalier un cavalier, chaque fantassin, un fantassin: (2) et, en effet,
il ne fallait pas, disait-il, agrandir le camp, de peur que l'ennemi ne
s'aperçût de l'arrivée de l'autre consul. D'ailleurs, le fait de resserrer un
plus grand nombre d'hommes dans l'espace étroit où ils dressaient leurs tentes,
allait être plus facile du fait que l'armée de Claudius, dans son expédition,
n'avait guère emporté que ses armes. (3) Mais sa colonne s'était, en route,
augmentée de volontaires qui étaient venus s'offrir, vieux soldats ayant déjà
accompli leur service, ou jeunes gens qui rivalisaient pour donner leur nom et
dont il avait enrôlé ceux qui, par leur aspect physique et leur vigueur,
paraissaient aptes au service militaire. (4) Le camp de Livius était près de
Séna, cinq cents pas environ le séparaient d'Hasdrubal. C'est pourquoi
(Claudius) Néron, en approchant, s'arrêta derrière des collines, pour ne pas
entrer dans le camp avant la nuit. (5) Il y entra en silence, chacun de ses
hommes étant emmené par des hommes du même rang dans leur tente, et reçu comme
un hôte, à la grande joie de tous.
Le lendemain on tint un conseil, auquel assista aussi le
préteur Lucius Porcius Licinus. (6) Son camp touchait celui des consuls; et,
avant leur arrivée, en conduisant son armée par la montagne, tantôt s'installant
dans des gorges pour en fermer le passage, tantôt harcelant de flanc ou de dos,
la colonne des ennemis, il s'était joué d'eux en usant de toutes les ruses de
guerre. Voilà l'homme qui assistait alors au conseil. (7) Beaucoup inclinaient
(pour laisser à Néron le temps de reposer ses soldats, fatigués de marches et de
veilles, et de prendre ainsi quelques jours pour reconnaître l'ennemi) à
retarder le combat; (8) Néron s'appliqua non seulement à les persuader, mais à
les supplier de tout son pouvoir de ne pas rendre son plan, que sa rapidité
avait fait sûr, téméraire par leurs retards: (9) par suite d'une erreur qui ne
durerait pas longtemps, Hannibal, comme engourdi, n'avait, dit-il, ni attaqué
son camp, laissé sans général, ni marché à sa poursuite. Avant qu'il se mît en
mouvement, on pouvait détruire l'armée d'Hasdrubal et retourner en Apulie; (10)
celui qui, en ajournant la bataille, donnait un délai à l'ennemi, livrait ce
camp à Hannibal et lui ouvrait le chemin de la Gaule, pour rejoindre Hasdrubal,
à loisir, où il le voudrait: (11) il fallait donc, sur-le-champ, donner le
signal du combat et sortir en lignes, exploiter à fond l'erreur des ennemis
absents et présents, tandis qu'ils ne savaient avoir affaire ni, ceux-là, à des
adversaires moins nombreux, ni, ceux-ci, à des adversaires plus nombreux et plus
forts. (12) Le conseil levé, on arbore le signal du combat, et aussitôt on
s'avance en lignes.
Hasdrubal refuse le combat
[XXVII, 47]
(1) Déjà les Carthaginois se tenaient rangés devant leur
camp; le retard apporté au combat vint de ce qu'Hasdrubal, étant venu en avant
des enseignes avec quelques cavaliers, remarqua chez ses ennemis des boucliers
rouillés, qu'il n'avait pas vus auparavant, des chevaux plus efflanqués; les
troupes lui semblèrent aussi plus nombreuses que d'ordinaire. (2) Soupçonnant ce
qu'il en était réellement, il fit vite sonner la retraite, et envoya des
patrouilles au fleuve d'où l'on tirait l'eau; on pouvait là enlever quelques
adversaires, et remarquer si par hasard il n'y en avait pas ayant un teint plus
bronzé, comme quand on vient de faire une marche; (3) en même temps, il ordonne
à des cavaliers de faire à distance le tour des camps, d'observer si quelque
part on a, pour les agrandir, avancé le retranchement, et d'écouter
attentivement si les sonneries y sont faites une ou deux fois. (4) Tous ces
renseignements furent rapportés en détail, et les camps n'ayant pas été
agrandis, cela trompait les Carthaginois: il y en avait deux - comme avant
l'arrivée du second consul - celui de Marcus Livius et celui de Lucius Porcius;
ni dans l'un, ni dans l'autre, on n'avait allongé nulle part le retranchement,
pour agrandir la place réservée aux tentes.
(5) Mais une chose frappa le vieux général Carthaginois,
habitué à avoir des Romains comme ennemis: on lui rapporta que les sonneries se
faisaient une fois dans le camp du préteur, deux fois dans celui des consuls. Il
y avait donc là certainement deux consuls; comment l'un d'eux s'était-il éloigné
d'Hannibal? Voilà le souci qui étreignait Hasdrubal. (6) Le dernier soupçon
qu'il pût former était la réalité: Hannibal joué et trompé sur un point si
important qu'il ignorât où se trouvaient le général, l'armée dont le camp était
à côté du sien! (7) Sans doute, démoralisé par une défaite qui n'avait pas été
petite, n'avait-il pas osé suivre le consul. Et Hasdrubal craignait bien d'être
venu trop tard lui-même au secours d'une situation déjà perdue, de voir les
Romains connaître désormais la même fortune en Italie qu'en Espagne. (8) De
temps en temps, il pensait que sa lettre n'était pas parvenue à Hannibal, et que
le consul, l'ayant interceptée, était accouru pour l'écraser.
Étreint par ces soucis, tous feux éteints, à la première
veille, après avoir dit à ses soldats de ramasser en silence les ustensiles de
campement, il ordonne le départ. (9) Dans la hâte et le désordre de cette nuit,
les guides, mal gardés, vont l'un se cacher dans le refuge où il avait projeté
de le faire, l'autre, par un passage connu de lui, traverser à la nage le
Métaure. Ainsi abandonnée de ses guides, la colonne carthaginoise erre d'abord
dans la campagne; un certain nombre de soldats, fatigués par l'insomnie et les
veilles, se couchent çà et là et laissent trop peu d'hommes autour des
enseignes. (10) Hasdrubal ordonne, en attendant que le jour montre la route, de
suivre le bord du fleuve; et comme, en déroulant sa marche pleine de détours par
les boucles et les méandres de son cours sinueux, il n'avait guère avancé, dès
que le jour lui aurait montré un endroit propice, il voulait traverser. (11)
Mais, à mesure qu'on s'éloignait de la mer, les rives, de plus en plus hautes,
resserrant toujours davantage le fleuve et empêchant Hasdrubal de trouver un
gué, il perdit un jour qui donna à l'ennemi le temps de l'atteindre.
La bataille du Métaure (23 juin 207)
[XXVII, 48]
(1) Néron arriva d'abord avec toute la cavalerie; Porcius le
suivit avec les troupes légères. (2) Tandis qu'ils harcelaient de tous côtés et
chargeaient la colonne ennemie fatiguée, et que déjà, renonçant à une marche
semblable à une fuite, le Carthaginois voulait piqueter un camp sur une hauteur
dominant la rive du fleuve, (3) arrive Livius avec toute l'infanterie, rangée et
armée non pour une marche, mais pour engager sur-le-champ le combat. (4)
Toutefois, quand toutes les troupes romaines furent réunies et le front aligné,
Claudius (Néron) dirigea le combat à l'aile droite, Livius à gauche, et l'on
chargea le préteur de veiller au centre. (5) Hasdrubal, cessant de fortifier un
camp lorsqu'il vit qu'il fallait livrer bataille, plaça en première ligne,
devant les enseignes, ses éléphants; pour les encadrer, il mit à l'aile gauche,
contre Claudius, les Gaulois, auxquels il se fiait moins qu'il ne les croyait
craints de l'ennemi; (6) l'aile droite, contre Marcus Livius, il la prit pour
lui-même et pour ses Espagnols - c'était là, en ces vieux soldats, qu'il mettait
le plus d'espoir -; (7) les Ligures, il les plaça au centre, derrière les
éléphants. Mais cette armée se trouvait rangée ainsi en profondeur plus qu'en
largeur; une colline qui s'avançait couvrait les Gaulois.
(8) La partie du front qu'occupaient les Espagnols et l'aile
gauche romaine se chargèrent; toute la droite romaine, débordant le combat,
n'avait rien à faire: la colline située devant elle lui interdisait toute
attaque, de front ou de flanc. (9) Entre Livius et Hasdrubal, au contraire,
s'était engagée une grande lutte; il s'y faisait, de part et d'autre, un affreux
carnage. Là se trouvaient les deux généraux, là se trouvaient la plupart des
fantassins et des cavaliers romains, (10) là aussi les Espagnols, vieux soldats
connaissant la façon de combattre des Romains, et les Ligures, race endurcie aux
armes. De ce même côté, s'étaient tournés les éléphants, qui, au premier choc,
avaient mis en désordre les troupes placées devant les enseignes, et fait
reculer déjà les enseignes; (11) puis, la mêlée et les cris grandissant, ils
devenaient moins dociles à diriger, et roulaient entre les deux armées comme
s'ils ne savaient à qui ils étaient, errant à peu près comme des navires sans
gouvernail. (12) Claudius, qui criait à ses soldats: "Pourquoi donc avons-nous
arpenté à la hâte tant de chemin? ", s'était efforcé en vain de gravir la
colline en face de lui; (13) puis, constatant qu'on ne pouvait de ce côté
arriver à l'ennemi, il retire quelques cohortes de l'aile droite, où il voyait
qu'on monterait une garde oisive plutôt qu'on ne se battrait, (14) les amène
derrière les lignes romaines pour faire un mouvement tournant, et, à la surprise
non seulement de l'ennemi, mais des siens, charge le flanc droit des ennemis; et
il alla si vite que s'étant montré sur leur flanc, bientôt ses hommes les
attaquaient déjà de dos. (15) Ainsi de tous côtés, de face, de flanc, de dos, on
massacre Espagnols et Ligures; et maintenant le carnage était arrivé aux
Gaulois. (16) Ce fut là qu'il y eut le moins de lutte: car beaucoup étaient loin
de leurs drapeaux, s'étant échappés pendant la nuit et couchés pour dormir, çà
et là, dans les champs; et ceux qui étaient présents, accablés par la marche et
les veilles - leur corps n'ayant aucune résistance à la fatigue - avaient peine
à porter leurs armes sur leurs épaules; (17) de plus, on était déjà au milieu du
jour, et la soif et la chaleur les offraient tous, la bouche ouverte, à qui
voulait les tuer ou les prendre.
Défaite carthaginoise et mort d'Hasdrubal
[XXVII, 49]
(1) Il y eut plus d'éléphants tués par leurs conducteurs
mêmes que par l'ennemi. Ces conducteurs avaient un ciseau et un marteau; quand
les bêtes commençaient à s'emporter et à se ruer contre leurs propres troupes,
leur maître, appliquant le ciseau entre des oreilles, juste sur l'articulation
qui joint la tête à la nuque, l'y enfonçait du coup le plus fort possible. (2)
C'était le moyen le plus rapide qu'on eût trouvé pour tuer de telles masses,
quand elles avaient ôté l'espoir de les diriger; et il avait été institué par
Hasdrubal, ce général digne de mémoire pour bien des exploits, mais surtout pour
cette bataille. (3) Il soutint les combattants carthaginois en les encourageant
et en affrontant comme eux le danger; il ralluma l'ardeur des soldats harassés
et renonçant, par dégoût et fatigue, à la lutte, soit en les suppliant, soit en
les blâmant; il rappela les fuyards, et, en plusieurs endroits, rétablit le
combat déjà abandonné; (4) enfin, voyant que la chance était, sans aucun doute,
du côté des Romains, pour ne pas survivre à l'armée si grande qui avait suivi
son nom, il éperonna son cheval et se jeta sur une cohorte romaine. Là, d'une
façon digne de son père Hamilcar et de son frère Hannibal, il tomba en
combattant.
(5) Jamais pendant cette guerre on n'avait, en une seule
bataille, tué tant d'ennemis; c'était, semblait-il, la revanche de la défaite de
Cannes, égale à celle-ci par le massacre et du général et de l'armée ennemie.(
6) Cinquante-six mille Carthaginois furent tués; on en prit cinq mille quatre
cents; il y eut beaucoup d'autre butin en tout genre, et surtout en or et en
argent. (7) Bien mieux, des citoyens romains, qui se trouvaient prisonniers chez
l'ennemi, furent recouvrés au nombre de plus de quatre mille; ce fut une
consolation pour les soldats perdus dans ce combat. Car la victoire fut loin de
ne pas coûter de sang: il y eut environ huit mille Romains et alliés de tués;
(8) et les vainqueurs eux-mêmes étaient si rassasiés de sang et de carnage, que,
le lendemain, comme on annonçait au consul Livius que des Gaulois Cisalpins et
des Ligures, absents du combat ou échappés au massacre, se retiraient en une
colonne sans général reconnu, sans enseignes, sans ordre ni commandement aucun,
(9) qu'on pouvait, en lançant sur eux une aile de cavalerie, les anéantir, il
répondit: "Qu'il reste quelques hommes pour faire connaître la défaite des
ennemis et notre valeur".
Annonce de la victoire à Rome
[XXVII, 50]
(1) Néron, partant la nuit qui suivit, la bataille, en
poussant sa colonne plus vite encore qu'à l'aller revint, cinq jours après, à
son campement et à son ennemi propre. (2) Son passage provoqua une affluence
moins grande, parce que, cette fois, nul messager ne l'avait précédé, mais une
telle allégresse, que les gens déliraient presque de joie. (3) Quant à Rome, on
ne peut bien dire, ni dépeindre, aucun des deux sentiments qu'elle éprouva ni
quand la cité, incertaine, attendait le résultat, ni quand elle reçut la
nouvelle de la victoire. (4) Pas un seul jour, depuis qu'on apprit le départ du
consul Claudius, du lever au coucher du soleil, aucun sénateur ne s'éloigna de
la curie et des magistrats, ni le peuple du forum: (5) les matrones, ne pouvant
rendre aucun service, s'étaient tournées du côté des prières et des adjurations,
et, répandues par tous les sanctuaires, fatiguaient les dieux de leurs
supplications et de leurs voeux.
(6) Dans la cité si inquiète et si anxieuse parvint d'abord
le bruit, peu sûr, que deux cavaliers de Narnia, arrivés au camp qui barrait le
défilé de l'Ombrie, disaient sortir d'une bataille où les ennemis avaient été
taillés en pièces. (7) D'abord les oreilles seules, plutôt que les esprits,
s'ouvrirent à cette nouvelle, trop importante, en effet, et trop heureuse pour
qu'on pût la concevoir ou y croire fermement; sa rapidité même empêchait d'y
ajouter foi: c'était deux jours avant, disait-on, que la bataille s'était
livrée.( 8) Puis on apporte une lettre, envoyée du camp par Lucius Manlius
Acidinus, sur l'arrivée de ces cavaliers de Narnia. (9) Cette lettre, portée, à
travers le forum, au tribunal du préteur, fit sortir les sénateurs de la curie.
Il y eut alors une telle bousculade, un tel tumulte du peuple accourant aux
portes de la curie, que le courrier ne pouvait y arriver, étant tiré par les
gens qui l'interrogeaient et demandaient à grands cris qu'on lût la lettre à la
tribune avant de le faire au sénat. (10) Enfin la foule fut écartée et contenue
par les magistrats, et l'on put dispenser la joie aux esprits, qui en
déliraient. (11) On lut la lettre au sénat d'abord, puis à l'assemblée publique;
et, suivant le naturel de chacun, les uns éprouvaient déjà une allégresse
assurée, les autres ne voulaient pas croire à leur bonheur avant d'avoir entendu
les envoyés ou une lettre des consuls.
Conséquences de la victoire du Métaure
[XXVII, 51]
(1) On annonça ensuite que ces envoyés eux-mêmes
approchaient. Cette fois, les gens de tout âge courent à leur rencontre, chacun
voulant être le premier à boire de ses yeux et de ses oreilles une si grande
joie.( 2) Leur colonne ininterrompue arriva jusqu'au pont Mulvius. (3) Les
envoyés - c'étaient Lucius Veturius Philo, Publius Licinius Varus, Quintus
Caecilius Metellus - entourés d'une foule de personnes de toute sorte,
parvinrent au forum, tandis que les uns leur demandaient à eux-mêmes, les autres
à leur suite, ce qui s'était passé. (4) À mesure que chacun apprenait que
l'armée et le général ennemi avaient été massacrés, que les légions Romaines
étaient intactes, les consuls saufs, aussitôt il communiquait à d'autres et
propageait sa joie. (5) Après être arrivés avec peine à la curie, et avoir, avec
plus de peine encore, écarté la foule, pour qu'elle ne se mêlât pas aux
sénateurs, on lut au sénat la lettre (des consuls). Puis on conduisit les
envoyés à l'assemblée publique. (6) Lucius Veturius y lut la lettre, puis
raconta lui-même avec plus de détails tout ce qui s'était passé, soulevant
l'approbation générale, et même, à la fin, les acclamations de toute
l'assemblée, qui avait peine à contenir sa joie. (7) Puis on courut de tous
côtés les uns faire le tour des temples, afin de rendre grâces aux dieux, les
autres chez eux, pour annoncer à leurs femmes et à leurs enfants une nouvelle si
heureuse.
(8) "Parce que les consuls Marcus Livius et Caius Claudius
avaient, en gardant leur armée intacte, massacré le général et les légions
ennemies", le sénat décida trois jours de prières publiques. Le préteur Caius
Hostilius lut ce décret à l'assemblée, et une foule d'hommes et de femmes
participa à ces prières; (9) tous les temples, ces trois jours durant, reçurent
une foule égale, les femmes en grande toilette, accompagnées de leurs enfants et
délivrées, comme si la guerre était terminée, de toute crainte, remerciant les
Immortels. (10) Cette victoire changea aussi la situation économique de la cité,
car dès lors, comme en temps de paix, on osa conclure des affaires en vendant,
en achetant, en prêtant de l'argent, en remboursant les prêts.
(11) Le consul Caius Claudius, revenu dans son camp, ordonna
de jeter la tête d'Hasdrubal, - qu'il avait apportée, conservée avec soin -
devant les postes ennemis, de leur montrer les prisonniers africains enchaînés,
comme ils étaient, et même d'envoyer deux d'entre eux délivrés, à Hannibal, pour
lui dire ce qui s'était passé. (12) Hannibal, frappé en même temps de deux si
grands chagrins, public et privé, déclara, dit-on, qu'il reconnaissait la
mauvaise fortune de Carthage; (13) et, quittant cet endroit pour réunir tous ses
auxiliaires, qu'il ne pouvait plus protéger s'ils restaient répandus sur un trop
large espace, dans l'angle extrême de l'Italie, dans le Bruttium, il y fit
passer et tous les citoyens métapontins, qui abandonnèrent leurs demeures, et,
parmi les Lucani, ceux qui étaient sous ses ordres.
|