Nouveau dispositif de guerre (printemps 212)
[XXV, 32]
(1) Depuis deux ans il ne s'était rien passé de mémorable en
Espagne, et la politique avait plus de part que les armes aux opérations
militaires. Mais dans ce même été, les généraux romains, au sortir de leurs
quartiers d'hiver, réunirent leurs troupes (2) et tinrent un conseil, où il fut
arrêté, d'une voix unanime, qu'après s'être contentés jusque-là d'empêcher
Hasdrubal de passer en Italie, il était temps de terminer la guerre en Espagne.
(3) On pensait être assez fort pour cela avec le concours des vingt mille
Celtibères soulevés pendant l'hiver.
Les Carthaginois avaient trois armées: (4) Hasdrubal, fils de
Gisgon, et Magon ayant opéré leur jonction, avaient leurs camps environ à cinq
journées de marche des Romains. (5) Plus près d'eux était Hasdrubal, fils
d'Hamilcar, vieux capitaine, qui faisait depuis longtemps la guerre en Espagne,
et dont l'armée était sous les murs de la ville d'Amtorgis. (6) Les généraux
romains voulaient l'accabler d'abord et ils se croyaient pour cela assez et trop
en force. Toute leur crainte était que sa défaite ne frappât l'autre Hasdrubal
ainsi que Magon, et que, réfugiés dans des gorges et des montagnes
inaccessibles, ils ne traînassent la guerre en longueur.
(7) On jugea donc que le meilleur parti était de diviser les
troupes en deux corps et d'embrasser à la fois la conquête de toute l'Espagne.
On effectua le partage de cette manière: P. Cornélius dut marcher contre Magon
et Hasdrubal avec les deux tiers de l'armée romaine et des alliés; (8) Cn.
Cornélius, avec le tiers des vieilles troupes, jointes aux Celtibères, contre
Hasdrubal de la famille Barca. (9) Les deux généraux et les deux armées
partirent en même temps, les Celtibères formant l'avant-garde, et vinrent camper
près de la ville d'Amtorgis, en présence des ennemis, dont ils n'étaient séparés
que par le fleuve. (10) Là, Cn. Scipion s'arrêta avec la division dont il a été
parlé plus haut, et P. Scipion continua sa route pour sa destination
particulière.
Désertion des Celtibères
[XXV, 33]
(1) Hasdrubal ne tarda pas à s'apercevoir qu'il y avait peu
de Romains dans l'armée ennemie, et que son unique ressource était le secours
des Celtibères. (2) Il connaissait toute la perfidie naturelle aux barbares, et
principalement à toutes les nations parmi lesquelles il faisait la guerre depuis
tant d'années. (3) Les communications étaient faciles, les deux camps étant
remplis d'Espagnols: en conséquence, il traite secrètement avec les chefs des
Celtibères, et les engage, par l'appât d'une forte récompense, à emmener leurs
troupes. (4) La proposition ne leur parut point odieuse, car il ne s'agissait
pas de tourner leurs armes contre les Romains. On leur offrait d'ailleurs, pour
ne pas faire la guerre, une somme aussi forte que pour la faire. Enfin l'idée du
repos, le plaisir de revoir leurs foyers, leur famille et tout ce qui leur était
cher, flattaient les soldats. (5) Aussi la multitude fut-elle aussi facilement
gagnée que les chefs, outre qu'ils ne craignaient pas que les Romains, en si
petit nombre, les retinssent par la violence. (6) Cet exemple devra inspirer à
jamais la défiance aux généraux romains: c'est une leçon mémorable qui leur
apprendra à ne compter sur les secours étrangers que lorsqu'ils auront dans leur
camp plus de forces et plus de troupes en propre.
(7) Tout à coup les Celtibères enlèvent leurs étendards et se
retirent, sans répondre autre chose aux questions des Romains qui les
suppliaient de rester, si ce n'est qu'ils sont rappelés par la nécessité de
défendre leurs foyers. (8) Scipion, qui n'avait pu retenir ses alliés ni par les
prières ni par la force, qui se voyait ainsi hors d'état de tenir tête aux
Carthaginois et dans l'impossibilité de rejoindre son frère, (9) jugea que le
parti le plus sage était de rétrograder autant que possible, et d'éviter avec le
plus grand soin tout engagement en plaine avec les ennemis, qui avaient passé le
fleuve et serraient déjà de près sa retraite.
Mort de Publius Scipion
[XXV, 34]
(1) Dans le même temps, P. Scipion éprouvait les mêmes
frayeurs, et se voyait exposé à de plus grands dangers devant un nouvel ennemi.
(2) C'était le jeune Masinissa, alors allié des Carthaginois, et qui dut à son
alliance avec Rome tant de célébrité et de puissance. (3) À la tête de la
cavalerie numide, il se présenta d'abord à P. Scipion, au moment de son arrivée,
et ne cessa ensuite de le harceler jour et nuit, (4) non seulement surprenant
ceux des soldats qui s'écartaient du camp pour aller au bois ou au fourrage,
mais venant caracoler jusque devant les lignes, s'élançant au milieu des postes,
et jetant partout le trouble et l'épouvante. (5) Souvent, pendant la nuit, une
irruption soudaine porta la terreur jusqu'aux portes du camp et au-delà des
retranchements; point de lieu ni de temps où les Romains fussent exempts de
crainte et de sollicitude. (6) Ainsi resserrés dans leurs lignes, privés de
tout, ils étaient réduits à soutenir une sorte de siège, qu'allait bientôt
rendre plus rigoureux encore l'arrivée d'Indibilis, s'il parvenait, avec sept
mille cinq cents Suessétans, à se joindre aux Carthaginois.
(7) Scipion, ce chef si prudent et si prévoyant, cédant à la
nécessité, prit alors la résolution téméraire de marcher la nuit au-devant d'Indibilis
et de le combattre en quelque lieu qu'il le rencontrât. (8) Laissant son camp
sous la garde d'un faible détachement, commandé par Ti. Fontéius, son
lieutenant, il partit au milieu de la nuit, rencontra les ennemis et en vint aux
mains avec eux. (9) On combattait par pelotons plutôt qu'en ligne. Dans le
désordre de cette action, les Romains avaient cependant l'avantage. Tout à coup
les cavaliers numides auxquels le général croyait avoir dérobé sa marche,
paraissent sur les flancs et causent de vives alarmes. (10) Comme on engageait
un second combat, avec les Numides survient un troisième ennemi: c'étaient les
généraux carthaginois qui venaient d'atteindre les Romains, et les attaquaient
par derrière.
Ainsi, pressés de toutes parts, ils ne savaient à quel ennemi
faire face, ni de quel côté s'ouvrir un passage. (11) Le général les anime de
son exemple et de ses exhortations, et se précipite partout où le danger est le
plus grand. Un coup de lance lui perce le côté droit: alors le bataillon ennemi,
qui s'était jeté sur les Romains serrés autour de leur chef, voyant Scipion
tomber expirant de son cheval, court de rang en rang répandre, avec des cris de
joie, la nouvelle que le commandant romain n'est plus. (12) Ces mots répétés
dans toute l'armée, décidèrent la victoire des Carthaginois et la défaite des
Romains. (13) La mort du général entraîna aussitôt la déroute des soldats. Il ne
leur fut pas difficile de se faire jour au travers des Numides et des
auxiliaires armés à la légère; (14) mais ils purent à peine échapper à tant de
cavaliers et de fantassins dont la vitesse égalait celle des chevaux. On en tua
peut-être un plus grand nombre dans la fuite que dans le combat, et pas un
n'aurait survécu à ce désastre si, le jour étant à son déclin, la nuit ne fût
survenue.
L'armée carthaginoise à la poursuite de Gnaeus Scipion
[XXV, 35]
(1) Les généraux carthaginois se hâtèrent de profiter de leur
victoire; après la bataille, ils donnèrent à peine à leurs soldats le repos
nécessaire, et les conduisirent en toute hâte vers Hasdrubal, fils d'Hamilcar,
dans l'espérance certaine de terminer la guerre par cette jonction. (2) À leur
arrivée, soldats et généraux, joyeux d'une victoire récente, se félicitèrent de
la mort d'un si grand capitaine et de la destruction de toute son armée, et ils
se flattèrent d'obtenir bientôt un triomphe aussi éclatant que le premier.
(3) Les Romains n'avaient pas encore reçu la nouvelle d'un
tel désastre; mais il régnait parmi eux un morne silence et le pressentiment qui
accablait les esprits en était comme le présage assuré. (4) Le général lui-même,
outre la désertion de ses alliés et l'augmentation des forces ennemies, trouvait
dans ses conjectures et dans les circonstances plus de raisons de soupçonner une
défaite que de concevoir d'heureuses espérances. (5) Le moyen, en effet,
qu'Hasdrubal et Magon, s'ils n'avaient terminé la guerre qui les regardait,
eussent pu amener leurs troupes sans livrer de combat? (6) Comment son frère ne
s'était-il pas opposé à leur marche, ou ne les avait-il pas suivis? S'il n'avait
pu empêcher ces chefs d'opérer la jonction de leurs armées, pourquoi n'était-il
pas venu réunir ses troupes à celles de son frère?
(7) Agité de ces inquiétudes, il crut que, pour le moment, le
parti le plus sage était de s'éloigner autant que possible; aussi, la nuit
suivante, à l'insu des ennemis, qui dès lors ne purent l'inquiéter, il parcourut
un espace assez considérable. (8) Au point du jour, dès que son départ fut
connu, les généraux carthaginois envoyèrent les Numides en avant, et les
suivirent en toute hâte avec le reste de l'armée; avant la nuit, les Numides
atteignirent les Romains et les harcelèrent, tantôt en queue, tantôt sur les
flancs. Ceux-ci firent halte pour repousser ces attaques; (9) cependant Scipion
les exhortait à se battre et à marcher tout à la fois, tandis qu'ils le
pouvaient sûrement avant l'arrivée de l'infanterie ennemie.
Prise du camp romain; mort de Gnaeus Scipion
[XXV, 36]
(1) Mais obligée de se défendre tout en avançant, l'armée ne
put faire beaucoup de chemin. Déjà la nuit approchait; (2) Scipion rappelle les
siens du combat, et gagne avec eux une hauteur, position peu sûre, il est vrai,
surtout pour une armée frappée d'épouvante, mais plus élevée au moins que tous
les alentours. (3) Là, les bagages et les chevaux furent placés au centre, et
l'infanterie qui les environnait repoussa d'abord sans peine le choc des
Numides; (4) lorsque trois généraux, trois armées régulières s'avancèrent avec
leurs forces réunies, Scipion, reconnaissant l'impossibilité de la résistance,
s'il n'avait des retranchements à leur opposer, (5) chercha aux environs de quoi
se faire un rempart.
Mais la hauteur était si nue et le sol si âpre, qu'il ne put
trouver ni bois à couper pour former une palissade, ni terre qui fournît du
gazon, la possibilité d'un fossé ou les matériaux du moindre ouvrage. (6) Il n'y
avait d'ailleurs aucune partie assez rude ou assez escarpée pour rendre l'accès
difficile aux ennemis; de tous côtés la pente était douce et insensible. (7)
Néanmoins pour élever contre eux une sorte de rempart, on prit les harnais des
bêtes de somme, on les attacha aux ballots qu'on fit monter à la hauteur
ordinaire, et les vides furent remplis avec les bagages.
(8) L'armée carthaginoise, à son arrivée, gagna très
facilement la hauteur; mais l'aspect de cette nouvelle espèce de retranchement
l'arrêta d'abord comme l'eût fait un prodige. (9) Partout leurs chefs
s'écriaient: "Pourquoi rester immobiles? Pourquoi ce faible épouvantail, à peine
capable d'intimider des femmes et des enfants, n'était-il pas déjà renversé sous
leurs coups? L'ennemi était pris, ils le tenaient caché derrière ses bagages."
(10) Ainsi s'exprimaient les chefs dans leur dédain; toutefois, franchir ce
rempart, déplacer les fardeaux entassés, couper les bâts entrelacés et
surchargés du poids énorme des bagages, n'était pas chose facile. (11) Après de
longs efforts, les Carthaginois se firent jour par différentes brèches, le camp
fut forcé de tous côtés, (12) et le massacre d'une poignée d'hommes, dispersés
et déjà glacés de terreur, fut aisé à des ennemis supérieurs en nombre et
victorieux.
Cependant une grande partie des soldats qui s'étaient
réfugiés dans les forêts voisines regagnèrent le camp de P. Scipion, où
commandait le lieutenant Ti. Fontéius. (13) Pour Cn. Scipion, il périt, suivant
les uns, sur l'éminence même, au premier choc des ennemis; selon d'autres, il se
sauva avec un petit nombre des siens, dans une tour voisine du camp. Les ennemis
n'ayant pu en briser les portes, y mirent le feu, y pénétrèrent par ce moyen, et
massacrèrent le général romain avec tous ceux qui s'y étaient enfermés. (14) Cn.
Scipion fut tué la huitième année de son arrivée en Espagne, et vingt-neuf jours
après son frère. La douleur que causa leur mort ne fut pas plus vive à Rome que
dans l'Espagne entière. (15) À Rome, on déplorait en même temps la perte de deux
armées, la défection d'une province et les malheurs de la république, (16)
tandis qu'en Espagne on donnait des larmes et des regrets aux généraux
eux-mêmes, à Cnéius surtout, parce qu'il avait commandé plus longtemps dans ces
contrées et qu'il y avait le premier conquis la faveur publique, en donnant les
premières preuves de la justice et de la modération des Romains.
Un nouveau général: Lucius Marcius
[XXV, 37]
(1) L'armée semblait anéantie, et l'Espagne perdue pour les
Romains: un seul homme y rétablit leurs affaires désespérées. (2) II y avait
dans l'armée un chevalier romain, L. Marcius, fils de Septimus, jeune homme
plein d'activité, et dont le coeur et le génie étaient au-dessus de sa
condition. (3) Un si heureux naturel s'était perfectionné encore à l'école de Cn.
Scipion, sous les ordres duquel il avait, depuis tant d'années, appris tous les
secrets de l'art de la guerre. (4) Ce jeune homme, après avoir recueilli les
débris de l'armée en déroute et les avoir renforcés de tout ce qu'il put tirer
des garnisons, en forma un corps assez considérable, à la tête duquel il se
réunit à T. Pontéius, lieutenant de P. Scipion.
(5) Le simple chevalier romain eut alors parmi les soldats
assez de crédit et de faveur pour que, lorsqu'on se fut retranché au-delà de
l'Èbre et qu'il fallut nommer un général dans les comices militaires, (6) les
soldats, qui allaient voter en se relevant les uns les autres dans la garde des
retranchements et dans les postes, d'un consentement unanime lui déférassent le
commandement en chef. (7) Tout le temps (et il fut court) qui précéda l'arrivée
des ennemis fut employé à fortifier le camp, à y transporter des provisions; les
ordres furent exécutés avec autant de zèle que d'intrépidité.
(8) Mais à la nouvelle qu'Hasdrubal, fils de Gisgon, venait,
après avoir passé l'Èbre, pour écraser les restes de l'armée et qu'il s'avançait
à grands pas, à la vue du signal de la bataille donné par leur nouveau chef, (9)
les soldats, se rappelant quels généraux ils avaient naguère, sous quels chefs
et avec quels soldats ils étaient accoutumés à marcher au combat, se mirent tous
à verser des larmes et à se frapper la tête; les uns levaient les mains au ciel,
comme pour accuser les dieux; les autres, étendus à terre, invoquaient chacun
son ancien général. (10) La désolation ne pouvait être calmée ni par les
exhortations des centurions, ni par les paroles douces ou sévères de Marcius.
"Pourquoi s'épuisaient-ils, comme des femmes, en pleurs inutiles, plutôt que
d'aiguiser leur courage pour se défendre eux et la république et de songer à
venger la mort de leurs généraux? "
(11) Tout à coup le son des trompettes et le cri des ennemis
qui approchaient des remparts se font entendre; la colère succède sur-le-champ
au désespoir; on court aux armes; les Romains, dans un accès de rage, se
précipitent vers les portes et fondent sur les Carthaginois qui s'avançaient
négligemment et sans ordre. (12) Cette brusque sortie jette aussitôt la terreur
dans leurs rangs; ils sont surpris de voir tant d'ennemis se lever si
inopinément contre eux, après la perte d'une armée presque entière. D'où venait
tant d'audace et tant de confiance à des vaincus, à des fuyards? Quel général
avait remplacé les deux Scipions qu'on avait tués? qui commandait dans ce camp?
qui avait donné le signal du combat? (13) Après ces réflexions sur tant de faits
imprévus, ils restent d'abord dans l'incertitude et dans la stupeur, et lâchent
pied; ensuite, chargés avec une grande vigueur, ils tournent le dos.
(14) Les Romains en eussent fait un affreux massacre ou se
seraient laissés emporter à une poursuite téméraire et dangereuse si Marcius ne
se fût hâté de faire sonner la retraite et si, placé devant les enseignes des
premiers rangs et retenant lui-même quelques-uns de ses soldats, il n'eût mis un
terme à la lutte et ramené dans le camp ses troupes encore avides de carnage et
de sang. (15) Les Carthaginois, d'abord repoussés en désordre loin des
retranchements, voyant que personne ne les poursuivait, attribuèrent à la
crainte la retraite des Romains et regagnèrent leur camp avec la lenteur
qu'inspire le mépris.
(16) Ils mirent une égale négligence à le garder; car bien
que l'ennemi fût près, ce n'étaient cependant que les débris de deux années
taillées en pièces peu de jours auparavant. (17) Informé que l'insouciance des
Carthaginois s'étendait à tout, Marcius, après y avoir bien réfléchi, forma un
projet qui, au premier abord, paraissait plus téméraire que hardi; c'était
d'aller les attaquer dans leurs retranchements: (18) il crut qu'il lui serait
plus facile d'emporter le camp d'Hasdrubal seul que de défendre le sien contre
les trois armées et les trois chefs réunis de nouveau; (19) d'ailleurs le succès
de cette entreprise rétablirait les affaires; et fût-il repoussé, l'attaque
qu'il allait faire prouverait du moins qu'il n'était pas un ennemi méprisable.
Discours de Lucius Marcius
[XXV, 38]
(1) Cependant, pour empêcher que la surprise et la terreur
causées par les ténèbres ne fissent avorter un dessein que semblait condamner sa
position, il crut nécessaire de haranguer et d'exhorter ses soldats; il les
assembla donc, et leur parla ainsi:
(2) "Soldats, l'affection que je portais à nos généraux
pendant leur vie et que je leur conserve après leur mort, ainsi que notre
situation présente, peuvent faire sentir à chacun de vous que si le commandement
vous paraît être pour moi une dignité glorieuse, ce n'est en réalité qu'un
fardeau pesant et une source d'inquiétudes. (3) Dans un temps où, sans la
crainte qui fait taire mon affliction, je serais à peine assez maître de moi
pour trouver à ma douleur quelque consolation, je me vois obligé de pourvoir
seul à votre conservation, tâche bien difficile au milieu du chagrin.
(4) Et lorsqu'il faut penser aux moyens de conserver à la
patrie les débris de deux armées, il ne m'est pas possible d'écarter de mon âme
la tristesse continuelle qui l'accable. (5) Sans cesse un souvenir douloureux
m'accompagne; jour et nuit les deux Scipions m'occupent et troublent mon repos;
souvent même, pendant mon sommeil, (6) ils m'excitent à ne laisser sans
vengeance ni eux ni leurs soldats, vos anciens compagnons d'armes qui furent
pendant huit ans victorieux dans ce pays, ni enfin la république. Ils
m'ordonnent de suivre leurs principes et leurs leçons; (7) et, puisque personne
ne fut plus soumis que moi à leurs ordres, de regarder, après leur mort, comme
le parti le meilleur, celui que, dans chaque occasion, j'imagine qu'ils auraient
pris eux-mêmes.
(8) Pour vous, soldats, ce ne sont point des gémissements et
des larmes qu'il faut leur donner comme s'ils n'étaient plus; leurs exploits les
ont rendus à jamais immortels; mais toutes les fois que leur souvenir viendra
s'offrir à votre esprit, croyez qu'ils vous exhortent au combat, qu'ils vous en
donnent le signal, et marchez à l'ennemi. (9) C'est sans doute leur image,
présente hier à vos regards et à votre pensée, qui a inspiré cette bataille
mémorable, où vous avez appris aux ennemis que le nom romain n'est pas éteint
avec les Scipions, (10) et qu'un peuple dont le courage et la fermeté n'ont pu
être accablés par la défaite de Cannes peut sortir triomphant de toutes les
rigueurs de la fortune.
(11) Si, ne prenant conseil que de vous-mêmes, vous avez
montré tant d'audace, je veux maintenant voir ce que vous oserez sous la
conduite de votre chef. Hier, en donnant le signal de la retraite, lorsque vous
poursuiviez avec tant d'ardeur l'ennemi en déroute, mon dessein n'était point de
réprimer votre audace, mais de la réserver pour une occasion plus glorieuse et
plus favorable; (12) par exemple, lorsque, bien préparés, vous pourrez
surprendre un ennemi sans défiance, bien armés, l'attaquer avant qu'il ait pris
ses armes et encore dans le sommeil. Cet espoir, soldats, n'est point conçu
témérairement et au hasard; mais il est fondé sur des assurances.
(13) Si l'on vous demandait comment vous avez pu, vaincus et
en petit nombre, défendre votre camp contre des ennemis nombreux et vainqueurs,
vous répondriez seulement que dans la crainte de cette attaque, vous avez mis
tous vos soins à vous retrancher, et que vous vous êtes tenus sous les armes et
prêts à combattre: (14) et c'est là ce que vous deviez faire. Mais quand la
fortune affranchit les hommes de toute crainte, il n'y a plus pour eux aucune
sûreté, et la négligence les laisse sans appui exposés à toutes les chances.
(15) Ainsi les ennemis sont bien loin d'appréhender que nous-mêmes, naguère
investis et assiégés par eux, nous les attaquions dans leur camp.
Osons ce que l'on ne peut nous croire capables d'oser; la
difficulté même de l'entreprise la rendra plus facile. (16) À la troisième
veille de la nuit, je vous conduirai en silence. Je me suis assuré qu'il n'y a
ni vedettes ni garde régulière. (17) Le premier cri qu'ils vous entendront
pousser à leurs portes; le premier choc vous rendra maîtres du camp. C'est alors
que, les trouvant engourdis de sommeil, saisis de frayeur à une attaque si
imprévue, et sans défense dans leurs lits, vous pourrez recommencer le carnage
dont je vous ai bien malgré vous rappelés hier.
(18) Je sais que ce dessein paraît audacieux; mais c'est dans
les circonstances critiques et qui laissent peu d'espoir que les partis les plus
hasardeux sont les plus sûrs. Pour peu qu'on hésite à saisir l'occasion, elle
s'échappe, s'envole, et c'est en vain qu'on veut la ressaisir. (19) Nous n'avons
devant nous qu'une armée; il y en a deux autres à peu de distance; en attaquant
maintenant, nous avons quelque espérance; déjà vous avez fait l'épreuve de vos
forces et des leurs. (20) Si nous différons un seul jour, et que le succès de
notre sortie d'hier venant à se répandre, on cesse de nous dédaigner, il est à
craindre que tous les chefs et toutes les troupes des Carthaginois ne se
réunissent contre nous. Pourrons-nous alors résister à trois généraux, à trois
armées, lorsque Cn. Scipion n'a pu le faire avec toutes ses légions?
(21) Si nos capitaines ont péri parce qu'ils ont divisé leurs
forces, les ennemis séparés et divisés peuvent aussi être accablés. Il n'est pas
d'autre moyen de leur faire la guerre. N'attendons donc rien après l'occasion
que nous offre la nuit prochaine. (22) Allez, avec la protection des dieux,
prendre de la nourriture et du repos; pour fondre sur le camp ennemi avec autant
de force, de vigueur et de courage que vous en avez mis à défendre le vôtre."
(23) On accueillit avec joie ce nouveau projet d'un nouveau
général; plus il était hardi, plus il plaisait aux soldats. On passa le reste du
jour à apprêter ses armes et à prendre de la nourriture; la plus grande partie
de la nuit fut donnée au repos; à la quatrième veille, on se mit en marche.
Prise des deux camps carthaginois
[XXV, 39]
(1) À six milles du camp le plus proche était un autre corps
de troupes carthaginoises. Une vallée profonde et couverte d'arbres le séparait.
À peu près au milieu de cette forêt, par une ruse toute punique, s'embusque une
cohorte romaine avec quelques cavaliers. (2) La communication ainsi interceptée,
le reste des troupes est conduit en silence vers le camp le plus voisin et, ne
rencontrant ni postes devant les portes, ni sentinelles sur les retranchements,
elles y pénètrent comme dans leurs propres lignes, sans aucun obstacle. (3) Tout
à coup les trompettes sonnent, et les Romains poussent un cri. Une partie égorge
les ennemis à demi endormis; une autre met le feu aux baraques couvertes de
chaume; d'autres s'emparent des portes pour couper la retraite. (4) L'ennemi,
qu'étourdissent à la fois le feu, les cris, le carnage, plongé dans une sorte
d'égarement, n'entend plus et ne peut prendre aucune mesure de salut; (5) il
tombe sans armes au milieu de bataillons bien armés. Ceux-ci se précipitent vers
les portes; ceux-là, ne trouvant point d'issue, s'élancent par dessus les
retranchements. (6) Ceux qui sont parvenus à s'échapper s'enfuient en toute hâte
vers l'autre camp; mais, entourés par la cohorte et par la cavalerie qui sortent
de leur embuscade, ils sont massacrés jusqu'au dernier.
(7) Quand même un seul Carthaginois se fût dérobé au carnage,
les Romains se portèrent si rapidement de la prise d'un camp à l'attaque de
l'autre, que personne n'aurait pu annoncer avant eux la nouvelle de ce désastre.
(8) Là, comme on était plus éloigné de l'ennemi et que dès le point du jour une
partie des soldats s'était dispersée pour aller au fourrage, au bois, en
maraude, on trouva encore plus de négligence et de désordre: les armes étaient
au piquet, les soldats désarmés, assis ou couchés par terre; d'autres se
promenaient devant les remparts et les portes. (9) Ce fut dans cet état de
sécurité et d'indolence qu'ils furent surpris et attaqués par les Romains,
encore échauffés du carnage et fiers de leur victoire; aussi leur fut-il
impossible de défendre l'entrée de leur camp. À l'intérieur, on accourt de
toutes parts aux premiers cris, au premier tumulte: une lutte opiniâtre
s'engage, (10) qui eût duré longtemps si la vue des boucliers romains couverts
de sang, indice d'une autre défaite des Carthaginois, n'eût jeté la terreur dans
les rangs des ennemis. (11) L'épouvante rendit la déroute générale; ils
s'enfuirent de leur camp, au hasard, après avoir perdu beaucoup des leurs.
Ainsi, dans l'espace d'une nuit et d'un jour, L. Marcius
força deux camps carthaginois. (12) Environ trente-sept mille hommes furent
tués, au rapport de Claudius, qui a traduit du grec en latin les annales d'Acilius;
mille huit cent trente furent faits prisonniers; on conquit un butin immense,
(13) et, parmi les dépouilles, un bouclier d'argent du poids de cent trente-huit
livres, où l'on voyait le portrait d'Hasdrubal, de la famille Barca. (14)
Valérius Antias dit qu'il n'y eut de pris que le camp de Magon et que l'on y tua
sept mille hommes; mais qu'Hasdrubal sortit du sien; que dans ce second combat
on lui tua dix mille hommes, et qu'on lui en prit quatre mille trois cent
trente. (15) Suivant Pison, Magon, s'étant acharné à la poursuite des nôtres qui
lâchaient pied, tomba dans une embuscade où il perdit cinq mille hommes.
(16) Tous ces écrivains s'accordent à donner de grands éloges
au chef Marcius. À sa gloire réelle ils ajoutent encore des prodiges: pendant
qu'il haranguait, il jaillit, dit-on, de sa tête une flamme qui, sans lui faire
aucun mal, causa une grande frayeur aux soldats qui l'environnaient. (17)
Jusqu'à l'incendie du Capitole, on conserva dans ce temple, comme monument de sa
victoire sur les Carthaginois, un bouclier qu'on appelait le bouclier de Marcius:
c'était celui qui portait l'image d'Hasdrubal.
(18) L'Espagne jouit quelque temps d'une assez grande
tranquillité; les deux partis, après les pertes considérables éprouvées de part
et d'autre, craignaient d'en venir à une action décisive.
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