Conjuration des bannis syracusains (printemps 212)
[XXV, 23]
(1) Pendant que les Romains pressaient le plus vivement le
siège de Capoue, celui de Syracuse fut terminé par la constance et le courage du
général et de l'armée, que seconda la trahison de quelques habitants.
(2) En effet, au commencement du printemps, Marcellus avait
hésité s'il tournerait ses armes contre Agrigente où commandaient Himilcon et
Hippocrate, ou s'il continuerait le siège de Syracuse. (3) Il voyait bien que
cette ville était imprenable par la force, à cause de sa situation sur terre et
sur mer, et par la famine, parce qu'elle tirait presque sans obstacle ses
convois de Carthage. (4) Cependant, pour ne rien négliger, il s'adressa, parmi
les transfuges syracusains qui étaient dans son camp, aux personnages du plus
haut rang, que leur éloignement pour les idées nouvelles avait fait bannir de
leur patrie au moment de la défection; il les engagea à sonder les dispositions
de leurs partisans et à leur promettre, s'ils lui livraient Syracuse, la
conservation de leur liberté et de leurs lois.
(5) Il n'était pas facile d'avoir des conférences, parce que
le grand nombre des suspects tenait tous les yeux ouverts, toute l'attention
fixée sur eux, et que l'on était en garde contre toute tentative de cette
nature. (6) Un esclave des exilés parvint à s'introduire dans la ville comme
transfuge, s'aboucha avec quelques partisans des Romains, et entama ainsi la
négociation. Ensuite, plusieurs d'entre ces derniers, cachés sous des filets,
dans des barques de pêcheurs, se rendirent au camp et eurent des entretiens avec
les transfuges; d'autres les imitèrent, puis d'autres encore; enfin ils se
trouvèrent au nombre de quatre-vingts. (7) Déjà toutes les mesures étaient
prises pour la trahison, lorsque le projet fut révélé à Épicyde par un certain
Attalus, de dépit de n'avoir pas été mis dans le secret. On les fit tous expirer
dans d'horribles tortures.
(8) Une nouvelle espérance succéda bientôt à celle qui venait
de s'évanouir. Un Lacédémonien, nommé Damippus, député par Syracuse au roi
Philippe, avait été pris par la flotte romaine. (9) Épicyde mettait un grand
intérêt à le racheter; Marcellus ne s'y refusa point; la politique des Romains
étant dès lors de rechercher l'amitié des Étoliens, alliés de Lacédémone. (10)
On choisit, pour traiter de ce rachat, un lieu qui, à mi-chemin de la ville et
du camp, était, de part et d'autre, le plus favorable: c'était le port de
Trogile, auprès d'une tour appelée Géléagre. (11) Dans une de ces fréquentes
entrevues, un Romain, ayant observé le mur de près, compta les pierres, mesura
de l'oeil l'élévation de chacune d'elles, (12) et au moyen d'un calcul qui lui
donna la hauteur totale, il reconnut qu'en cet endroit la muraille était moins
élevée que les assiégeants et lui-même ne l'avaient pensé, et qu'on pouvait en
atteindre le sommet avec des échelles de médiocre grandeur. Il fit part de ses
observations à Marcellus, (13) qui ne crut pas devoir négliger cet avis; mais
comme il n'était pas possible d'arriver à cet endroit des remparts, que sa
faiblesse même faisait garder avec plus de soin, on attendait une occasion
favorable.
(14) Elle fut offerte par un transfuge qui vint annoncer que
Syracuse allait, pendant trois jours, célébrer la fête de Diane, et qu'à défaut
des autres provisions qui manquent dans un siège, le vin ne serait pas épargné
dans les festins, Épicyde en ayant fait distribuer à toute la ville, et les
grands à chaque tribu.
(15) À cette nouvelle, Marcellus tient conseil avec un petit
nombre de tribuns, fait choix avec eux des centurions et des soldats les plus
capables d'exécuter une entreprise si hardie, se munit secrètement d'échelles,
et ordonne au reste de l'armée de prendre de bonne heure la nourriture et le
repos nécessaires, afin d'être prêts à marcher la nuit pour une expédition. (16)
Lorsqu'il juge que l'intempérance de la journée a plongé les assiégés dans le
premier sommeil, sur un signal, il commande aux soldats d'un même manipule de
porter des échelles, et conduit environ mille hommes à la file et en silence
jusqu'à l'endroit indiqué. (17) Les premiers gagnent sans tumulte et sans bruit
le sommet de la muraille, et sont imités par les autres; car l'audace des
premiers inspire du courage aux moins résolus.
L'entrée des Romains dans Syracuse
[XXV, 24]
(1) Déjà les mille soldats étaient maîtres d'une partie des
remparts. On fit approcher le reste des troupes, et, à l'aide d'un plus grand
nombre d'échelles, elles escaladèrent le mur. Le signal leur était donné de l'Hexapyle,
(2) où les premiers assaillants étaient parvenus au milieu d'une profonde
solitude, la plupart des gardes, après s'être livrés à la débauche sur les
tours, étant assoupis par le vin, ou achevant de s'enivrer. Quelques-uns
cependant furent surpris et égorgés dans leurs lits. (3) Près de l'Hexapyle
était une petite porte que l'on se mit à rompre avec violence.
Et en même temps la trompette donna du haut des murs le
signal convenu. Déjà de toutes parts ce n'était plus une surprise, mais une
attaque à force ouverte; (4) car on était arrivé au quartier des Épipoles, où
les postes étaient nombreux. Il restait alors à effrayer plutôt qu'à tromper
l'ennemi, et on y réussit. (5) En effet, au premier son des trompettes, aux cris
des Romains, qui occupaient les murailles et une partie de la ville, les
sentinelles crurent que tout était au pouvoir de l'ennemi. Les uns s'enfuirent
le long des murs, les autres sautèrent dans les fossés, ou y furent précipités
par la foule des fuyards. (6) Toutefois une grande partie des habitants
ignoraient leur malheur, parce que tous étaient appesantis par le vin et par le
sommeil, et que dans une ville aussi vaste, le désastre d'un quartier ne pouvait
être aussitôt connu des autres.
(7) Au point du jour, quand l'Hexapyle fut forcé, l'entrée de
Marcellus avec toutes ses troupes réveilla les assiégés, qui coururent aux armes
pour secourir, s'il était possible, une ville à moitié prise.
(8) Épicyde sort de l'île appelée Nasos et se porte
rapidement à la rencontre des assaillants, qu'il suppose avoir franchi les murs
en petit nombre grâce à la négligence des gardes et qu'il espère repousser sans
peine. (9) Il reproche aux fuyards qu'il trouve sur son chemin d'augmenter les
alarmes, de grossir les objets et d'exagérer le péril; mais quand il voit le
quartier des Épipoles rempli d'ennemis, il se hâte, après avoir fait lancer sur
eux quelques traits, de retourner vers l'Achradine, (10) moins dans la crainte
de ne pouvoir soutenir les efforts d'ennemis nombreux que dans le but de
prévenir à l'intérieur une trahison qui pourrait naître de la circonstance, et
lui fermer, au milieu du tumulte, les portes de l'Achradine et de l'île.
(11) Marcellus, entré dans Syracuse, et, d'une hauteur,
contemplant à ses pieds cette ville, la plus belle peut-être qui fût alors,
versa, dit-on, des larmes, moitié de joie d'avoir mis fin à une si grande
entreprise, moitié ému par le souvenir de l'antique gloire de cette cité. (12)
Il se rappelait deux flottes athéniennes coulées à fond, deux armées formidables
détruites avec deux généraux illustres, tant de guerres hasardeuses soutenues
contre Carthage, (13) tant de tyrans et de rois si puissants, et avant tous,
Hiéron, dont la mémoire était encore si récente, et qui s'était signalé par son
courage, par des succès, surtout par les services qu'il avait rendus au peuple
romain. (14) Tout plein de ces souvenirs et de la pensée que tout ce qu'il
voyait allait dans une heure devenir la proie des flammes et être réduit en
cendres, (15) il voulut, avant d'attaquer l'Achradine, se faire précéder des
Syracusains qui, comme on l'a dit, s'étaient réfugiés dans le camp romain, dans
l'espoir qu'ils pourraient déterminer, par la persuasion, les ennemis à rendre
la ville.
Pillage de la ville
[XXV, 25]
(1) Les portes et les murailles de l'Achradine étaient
gardées principalement par les transfuges, qui, dans le cas d'une capitulation,
n'avaient aucun espoir de pardon. Ils ne permirent ni d'approcher des remparts,
ni d'entamer de conférence. (2) Aussi Marcellus, ayant échoué dans cette
tentative, fit tourner les enseignes vers l'Euryale. C'était un fort placé sur
une éminence, à l'extrémité de la ville la plus éloignée de la mer, dominant la
route qui mène dans la campagne et dans l'intérieur de l'île, et très
favorablement situé pour recevoir des convois. (3) Épicyde en avait confié la
défense à Philodème d'Argos. Marcellus lui députa Sosis, un des meurtriers du
tyran, qui, après un long pourparler sans résultat, revint dire au général que
ce commandant avait demandé du temps pour délibérer. (4) Il différait de jour en
jour, attendant qu'Hippocrate et Himilcon fissent approcher leur camp et leurs
légions; il ne doutait pas qu'une fois introduits dans la citadelle, il ne leur
fût aisé d'exterminer l'armée romaine, enfermée entre des murailles.
(5) Marcellus, voyant l'impossibilité de réduire l'Euryale
par composition ou par force, alla camper entre Néapolis et Tycha (deux
quartiers de Syracuse aussi grands que des villes), craignant que s'il pénétrait
dans des quartiers plus peuplés, il ne lui fût impossible de retenir le soldat
avide de butin. (6) Là se rendirent les députés de Néapolis et de Tycha, portant
des bandelettes et des rameaux d'olivier, pour le supplier de les préserver du
carnage et de l'incendie. (7) Marcellus ayant mis en délibération leur demande
moins que leur prière, fit publier, d'après l'avis unanime du conseil, la
défense d'exercer aucune violence sur les personnes libres; que tout le reste
serait abandonné à la discrétion du soldat. (8) Il adossa son camp à des maisons
qui lui servirent de remparts; il plaça des postes et des sentinelles aux portes
qui ouvraient sur les places publiques, de peur que la dispersion des troupes ne
fît entreprendre quelque attaque. (9) Ensuite, à un signal donné, les soldats se
répandirent çà et là, brisèrent les portes des maisons, semèrent partout la
terreur et le tumulte, épargnant toutefois la vie des habitants: le pillage ne
cessa qu'après qu'on eut enlevé toutes les richesses qu'une longue prospérité
avait accumulées dans Syracuse. (10) Cependant Philodème, qui n'avait plus
aucune espérance de secours, obtint de se rendre en toute sûreté vers Épicyde,
évacua le fort et le livra aux Romains.
(11) Tandis que l'attention générale se portait vers la
partie de la ville dont la prise causait tout ce tumulte, Bomilcar, profitant,
la nuit, d'une tempête qui ne permettait pas à la flotte romaine de rester à
l'ancre dans la rade, (12) s'échappa du port de Syracuse avec trente-cinq
vaisseaux, en laissa cinquante-cinq à Épicyde et aux Syracusains, cingla vers
Carthage, (13) qu'il informa du péril extrême où était Syracuse, et revint, peu
de jours après, avec cent navires, ayant reçu, dit-on, d'Épicyde des sommes
considérables tirées par celui-ci du trésor d'Hiéron.
L'épidémie (automne 212)
[XXV, 26]
(1) Marcellus, maître du fort Euryale, y mit garnison et
n'eut plus à craindre qu'une troupe nombreuse introduite dans la citadelle ne
surprît ses soldats par derrière, et ne les attaquât dans une enceinte de murs,
qui ne leur permettait pas de se développer. (2) Ensuite il investit l'Achradine
au moyen de trois camps favorablement placés, espérant réduire les assiégés par
une disette absolue. (3) Pendant quelques jours on se tint en repos de part et
d'autre; mais l'arrivée d'Hippocrate et d'Himilcon fit que les Romains furent
brusquement assaillis de tous côtés. (4) Hippocrate était venu camper près du
grand port; et de là, donnant le signal à la garnison qui occupait l'Achradine,
il attaqua l'ancien camp des Romains, où commandait Crispinus, tandis qu'Épicyde
faisait une sortie contre les postes avancés de Marcellus; la flotte
carthaginoise s'approchait aussi du rivage, entre la ville et le camp romain,
pour mettre Marcellus dans l'impossibilité d'envoyer du secours à Crispinus. (5)
Cependant l'alarme donnée par les ennemis fut plus vive que le combat; Crispinus
ne repoussa pas seulement l'attaque d'Hippocrate, il le mit en fuite et le
poursuivit. Quant à Marcellus, il refoula Épicyde dans la ville, (6) et il parut
être désormais à l'abri d'une excursion soudaine.
(7) Aux maux de la guerre vint se joindre une maladie
contagieuse qui, frappant les deux partis, les obligea de suspendre les
hostilités. Les chaleurs excessives de l'automne et l'insalubrité du pays
avaient, dans les deux camps, mais beaucoup plus encore au-dehors qu'au-dedans
de la ville, causé une épidémie presque générale. (8) D'abord l'intempérie de
l'automne et le mauvais air amenèrent des maladies mortelles; bientôt les soins
mêmes donnés aux malades et leur contact propagèrent la contagion: il fallait ou
les laisser périr sans secours et sans consolation, ou respirer, en veillant
près d'eux, des vapeurs pestilentielles. (9) On n'avait chaque jour sous les
yeux que la mort et des funérailles, on n'entendait le jour et la nuit que des
gémissements. (10) Enfin l'habitude du mal y avait rendu tellement insensible,
que non seulement on ne payait plus aux morts un juste tribut de larmes et de
douleur, mais qu'on négligea même de les enlever et de les ensevelir. La terre
était jonchée de cadavres gisant sous les yeux de ceux qui attendaient le même
sort; (11) la crainte, l'odeur fétide des morts et des mourants hâtaient la fin
des malades et infectaient ceux qui ne l'étaient pas. Quelques-uns, aimant mieux
mourir par le fer, allaient seuls attaquer les postes ennemis.
(12) Toutefois, la peste fit plus de ravages dans le camp des
Carthaginois que dans celui des Romains, qu'un long siège avait acclimatés. (13)
Les Siciliens qui servaient dans l'armée ennemie, voyant que cette contagion
provenait de l'insalubrité des lieux, se hâtèrent de regagner leurs villes,
assez voisines de Syracuse; (14) mais les Carthaginois, qui n'avaient point
d'autre asile, périrent tous jusqu'au dernier, avec leurs chefs Hippocrate et
Himilcon. (15) Le fléau redoublant de fureur, Marcellus fit passer ses soldats
dans la ville, où le couvert et l'ombre donnèrent quelque soulagement à leurs
corps débiles. Cependant ce mal enleva beaucoup de monde dans l'armée romaine.
Organisation de la résistance en Sicile
[XXV, 27]
(1) L'armée de terre des Carthaginois ainsi détruite, ceux
des Siciliens qui avaient été soldats d'Hippocrate se retirèrent dans deux
villes peu considérables, mais assez fortes par leur situation et par leurs
retranchements, dont l'une est à trois, l'autre à quinze milles de Syracuse. Là,
ils firent passer les vivres et les secours qu'ils tiraient de leur pays.
(2) Cependant Bomilcar, parti de nouveau pour Carthage avec
sa flotte, y présenta la position des alliés de façon à faire espérer qu'on
pourrait leur porter un secours efficace, et même prendre les Romains dans la
ville qu'ils semblaient avoir prise. (3) Il détermina les Carthaginois à
renvoyer, sous sa conduite, en Sicile, un grand nombre de bâtiments chargés de
toutes sortes de provisions, et à renforcer sa flotte. (4) Étant parti de
Carthage avec cent trente vaisseaux longs et sept cents navires de charge, il
eut le vent assez favorable pour passer en Sicile; mais le même vent l'empêcha
de doubler le cap Pachynum.
(5) D'abord le bruit de l'arrivée de Bomilcar, puis celui de
son retard survenu contre toute attente, livrèrent les Romains et les
Syracusains aux alternatives de la frayeur et de la joie. (6) Épicyde, craignant
que, si les vents d'est qui régnaient alors continuaient pendant plusieurs jours
encore à souffler dès le lever du soleil, la flotte carthaginoise ne reprît la
route de l'Afrique, (7) laissa la garde de l'Achradine aux chefs des troupes
mercenaires, et se rendit par mer auprès de Bomilcar. (8) Il le trouva la proue
déjà tournée vers l'Afrique et craignant un combat naval, non pas qu'il fût
inférieur en forces, car sa flotte était plus nombreuse, mais parce que les
Romains avaient sur lui l'avantage du vent. Épicyde sut cependant le déterminer
à risquer une bataille.
(9) De son côté, Marcellus, voyant que toute la Sicile
mettait sur pied une armée formidable et que la flotte carthaginoise allait
aborder avec des convois considérables, craignit de se trouver enfermé par terre
et par mer dans une ville ennemie, et, malgré l'infériorité du nombre de ses
vaisseaux, il résolut d'empêcher Bomilcar d'entrer à Syracuse. (10) Deux flottes
opposées bordaient le promontoire de Pachynum, prêtes à profiter pour combattre
du premier calme qui permettrait de gagner le large.
(11) Dès que le vent d'est, qui depuis plusieurs jours
soufflait avec violence, fut un peu tombé, Bomilcar s'ébranla le premier, et son
avant-garde sembla prendre la haute mer pour doubler plus aisément le cap; (12)
mais lorsqu'il vit la flotte romaine s'avancer contre lui, frappé de je ne sais
quelle terreur subite, il fit voile vers la pleine mer, envoya des messagers à
Héraclée pour donner l'ordre aux vaisseaux de charge de retourner en Afrique,
côtoya lui-même la Sicile, et gagna le port de Tarente. (13) Épicyde, frustré
tout à coup d'une si belle espérance et renonçant à soutenir le siège d'une
ville à moitié prise, fit voile vers Agrigente, plutôt pour y attendre
l'événement que pour tenter la moindre entreprise.
Pourparlers de paix
[XXV, 28]
(1) Dès que l'on eut appris, dans le camp des Siciliens, qu'Épicyde
s'était éloigné de Syracuse, que les Carthaginois avaient abandonné la Sicile,
et l'avaient en quelque sorte livrée une seconde fois aux Romains, (2) après
avoir, au préalable, fait sonder les dispositions des assiégés, on envoya des
députés à Marcellus pour régler les conditions auxquelles la ville serait
rendue. (3) On était assez d'accord pour abandonner aux Romains tout ce qui
avait appartenu aux rois, et pour laisser aux Siciliens le reste de l'île, avec
leur liberté et leurs lois. Les députés font demander une entrevue à ceux qu'Épicyde
avait chargés de la conduite des affaires; (4) ils annoncent que l'armée les a
chargés de traiter à la fois avec Marcellus et avec eux, afin que la fortune fût
égale pour tous, pour les assiégés comme pour ceux qui étaient au dehors, et
qu'il n'y eût aucune stipulation particulière et exclusive. (5) Introduits
ensuite dans la ville pour conférer avec leurs hôtes et leurs amis, ils leur
font connaître les conditions arrêtées avec Marcellus, leur promettent la vie et
les décident ainsi à se joindre à eux pour attaquer les lieutenants d'Épicyde,
Polyclite, Philistion, et Épicyde surnommé Sindon.
(6) Ceux-ci ayant été tués, ils convoquèrent une assemblée
générale et, après avoir déploré la famine qui causait dans la ville même tant
de murmures secrets, ils représentèrent que malgré tous les maux dont on était
accablé, il ne fallait point accuser la fortune, puisqu'il était au pouvoir des
Syracusains d'y mettre un terme. (7) C'était par affection et non par haine que
les Romains avaient entrepris le siège de Syracuse. Ils n'avaient, en effet,
pris les armes que quand ils avaient vu la Sicile au pouvoir d'Hippocrate et d'Épicyde,
ces satellites d'Hannibal et ensuite d'Hiéronyme; ils avaient investi la ville,
plutôt pour en chasser ses cruels tyrans que pour la réduire elle-même. (8)
Maintenant qu'Hippocrate n'était plus, qu'Épicyde était retenu loin de Syracuse
et ses lieutenants mis à mort, que les Carthaginois, vaincus sur terre et sur
mer, étaient contraints de renoncer à l'entière possession de la Sicile, quel
motif resterait aux Romains de ne pas désirer la conservation de Syracuse, comme
au temps d'Hiéron, le plus fidèle de leurs amis? (9) La ville et ses habitants
n'avaient donc rien à craindre que d'eux-mêmes, s'ils laissaient échapper
l'occasion de se réconcilier avec les Romains. Il ne s'en présenterait peut-être
jamais d'aussi favorable que le moment même où la mort de leurs tyrans leur
avait rendu leur liberté.
Envoi d'une délégation à Marcellus
[XXV, 29]
(1) Un assentiment général accueillit ce discours. Toutefois
on crut devoir créer des préteurs avant de nommer les députés, qui furent
choisis parmi ces magistrats. La députation arrivée près de Marcellus, (2) le
chef s'exprima ainsi:
"Ce n'est point aux Syracusains qu'il faut imputer la
défection de Syracuse, mais à Hiéronyme, moins impie envers vous qu'envers
nous-mêmes. (3) Depuis, lorsque le meurtre du tyran a rétabli la paix entre les
deux peuples, elle n'a pas été troublée par un Syracusain, mais par des
satellites de la tyrannie, Hippocrate et Épicyde, lesquels nous ont opprimés par
la terreur et par la trahison. Jamais nous n'avons été libres, sans être en même
temps en paix avec vous. (4) Aujourd'hui que la mort de nos oppresseurs nous
laisse maîtres de nos volontés, nous venons sans retard vous remettre nos armes,
vous livrer nos personnes, nos villes, nos remparts, nous soumettre enfin à
toutes les conditions qu'il vous plaira de nous imposer.
(5) La gloire d'avoir pris la plus illustre et la plus belle
des villes grecques, les dieux vous l'ont réservée, Marcellus; tout ce que nous
avons jamais fait de mémorable sur terre et sur mer va rehausser l'éclat de
votre triomphe. (6) Aimeriez-vous mieux qu'on ne sût que par la renommée quelle
fut la grandeur de cette ville devenue votre conquête que d'en laisser le
spectacle à nos descendants, que de permettre que l'étranger, de quelque partie
de l'univers qu'il y vienne, puisse contempler les trophées de nos victoires sur
les Athéniens et sur les Carthaginois, et les vôtres sur nous-mêmes? Souffrez
que les Syracusains deviennent les clients de votre famille, et vivent sous la
protection du nom des Marcellus. (7) Que le souvenir d'Hiéronyme ne soit pas à
vos yeux plus puissant que celui d'Hiéron. Celui-ci fut votre ami plus longtemps
que celui-là ne fut votre ennemi; vous avez reçu des bienfaits de l'un; le
délire de l'autre n'a servi qu'à le perdre."
(8) Toutes ces demandes devaient être très favorablement
écoutées par les Romains. C'est au milieu d'eux-mêmes que les Syracusains
couraient le plus de chances et de dangers. En effet, les transfuges, persuadés
qu'on voulait les livrer aux Romains, inspirèrent la même crainte aux soldats
mercenaires; (9) ils courent aux armes, égorgent d'abord les préteurs, puis se
répandent dans la ville pour massacrer les habitants. Furieux, ils immolent ceux
que le hasard leur présente et pillent tout ce qui tombe sous leurs mains. (10)
Ensuite, pour ne pas rester sans chefs, ils nomment six commandants, trois pour
l'Achradine et trois pour l'île. Le tumulte est enfin apaisé, et les
mercenaires, en s'informant de ce qu'on avait fait avec les Romains,
reconnaissent alors que leur cause est tout autre que celle des transfuges.
Chute de la forteresse de Syracuse
[XXV, 30]
(1) En ce moment, les députés envoyés à Marcellus revinrent à
Syracuse, et leur assurèrent que leurs soupçons n'étaient point fondés, et que
les Romains n'avaient aucun motif d'exercer sur eux des vengeances. (2) Au
nombre des trois officiers qui commandaient dans l'Achradine était un Espagnol,
appelé Moericus. Dans le cortège des députés on comprit à dessein un des
auxiliaires espagnols. Cet homme, trouvant Moericus sans témoins, commença par
lui exposer la situation de l'Espagne, d'où il était récemment arrivé. "Là tout
était au pouvoir des armes romaines; (3) Moericus pouvait, en leur rendant un
service signalé, obtenir le premier rang parmi ses concitoyens, soit qu'il
voulût servir sous les Romains ou retourner dans sa patrie. Si, au contraire, il
s'obstinait à soutenir un siège, quel espoir lui restait-il, investi par terre
et par mer?" (4) Moericus, touché par ces raisons, fit adjoindre son frère à
l'ambassade que l'on était convenu d'envoyer à Marcellus. À ce frère de Moericus
le même Espagnol ménagea une audience secrète du général, dont celui-ci reçut la
parole, et lorsque le plan fut bien arrêté, il revint dans l'Achradine.
(5) Alors Moericus, pour écarter tout soupçon de trahison,
assure que ces allées et venues d'ambassadeurs lui déplaisent; il ne faut plus
ni recevoir ni envoyer personne; et, pour que les postes soient mieux gardés, il
est nécessaire d'en partager les plus importants entre les commandants; de cette
manière chacun sera responsable de celui dont la défense lui aura été confiée.
Tous approuvèrent la proposition, (6) et, dans le partage, le sort fit échoir à
Moericus la garde du quartier qui s'étendait de la fontaine Aréthuse à l'entrée
du grand port: il eut soin d'en instruire les Romains. (7) Sur cet avis
Marcellus fit remorquer la nuit par une quadrirème un bâtiment de transport
chargé de soldats, jusqu'à la hauteur de l'Achradine; ils avaient ordre de
débarquer en face de la porte voisine de la fontaine Aréthuse. (8) Le
débarquement s'exécuta à la quatrième veille; Moericus introduisit les Romains,
comme il en était convenu. Au point du jour, Marcellus fait donner à l'Achradine
un assaut général (9) de manière non seulement à attirer de son côté la garnison
de cette place, mais à obliger celle de l'île d'abandonner son poste pour
repousser le choc impétueux des Romains.
(10) Au milieu de ce tumulte, des bâtiments de transport,
qu'on tenait tout équipés d'avance, prêts à faire le tour de l'île, y débarquent
des hommes armés; ceux-ci trouvant les postes dégarnis et les portes laissées
ouvertes par ceux qui venaient de se porter au secours de l'Achradine,
s'emparent, presque sans obstacle, de 1'île que le désordre et la fuite de ses
gardes ont laissée sans défenseurs. (11) Personne n'opposa une résistance moins
courageuse que les transfuges, parce qu'ils se défiaient de leurs compagnons
mêmes; ils prirent la fuite au milieu de l'action. (12) Marcellus, à la nouvelle
que l'île était prise, qu'un quartier de l'Achradine était en son pouvoir, et
que Moericus, avec sa garnison, s'était joint à ses troupes, fit sonner la
retraite, afin de prévenir le pillage du trésor royal, qu'on disait plus riche
qu'il ne l'était en effet.
Pillage de l'Achradine; mort d'Archimède
[XXV, 31]
(1) L'impétuosité du soldat ainsi arrêtée donna aux
transfuges qui étaient dans l'Achradine le temps et les moyens de s'échapper;
(2) et les Syracusains, délivrés enfin de toute crainte, en ouvrirent les portes
et envoyèrent à Marcellus des députés qui ne demandèrent que la vie pour eux et
pour leurs enfants. (3) Marcellus, après avoir tenu un conseil où furent admis
ceux des Syracusains que les troubles avaient forcés de chercher un asile dans
le camp romain, répondit (4) que pendant cinquante années Rome avait reçu moins
de services d'Hiéron qu'elle n'avait, en trois ans, subi d'outrages de la part
des tyrans de Syracuse: qu'au reste, la plupart de ces maux étaient retombés sur
les coupables, et que ceux qui avaient violé les traités s'étaient punis
eux-mêmes plus cruellement que n'eût pu l'exiger le peuple romain. (5) S'il
avait, pendant trois ans, tenu Syracuse assiégée, ce n'était pas pour que les
Romains eussent une cité esclave, mais pour la délivrer du joug et de
l'oppression des chefs des transfuges. (6) Syracuse aurait pu apprendre son
devoir dans l'exemple de ceux de ses habitants qui s'étaient réfugiés au milieu
de l'armée romaine; dans celui du chef espagnol Moericus, qui avait livré le
poste où il commandait; enfin dans la résolution tardive, mais forte des
Syracusains eux-mêmes. (7) Tous les travaux et tous les dangers qu'une si longue
résistance lui avait fait supporter autour des remparts de Syracuse, sur terre
et sur mer, n'étaient que faiblement compensés par la prise de cette ville.
(8) Ensuite il envoya son questeur dans l'île pour s'emparer
du trésor des rois, et le garantir de toute violence. La ville fut abandonnée au
pillage; mais on eut soin de placer des sauvegardes aux portes de ceux des
Syracusains qui avaient passé du côté des Romains. (9) Au milieu de tous les
excès que faisaient commettre la fureur, l'avarice et la cruauté, on raconte
qu'Archimède, malgré le tumulte d'une ville prise d'assaut et le bruit des
soldats qui se dispersaient pour piller, fut trouvé les yeux fixés sur des
figures qu'il avait tracées sur le sable, et tué par un soldat qui ne le
connaissait pas. (10) Marcellus donna des regrets à cette mort, prit soin de ses
funérailles, et fit chercher ses parents, à qui son nom et son souvenir valurent
la sûreté et des honneurs. (11) Tels furent les principaux événements de la
prise de Syracuse. Le butin qu'on y fit égala presque celui qu'on eût pu trouver
à Carthage, contre laquelle on combattait à forces égales.
(12) Peu de jours avant la soumission de cette ville, T.
Otacilius, à la tête de quatre-vingts quinquérèmes, fit voile de Lilybée vers
Utique, (13) entra dans le port avant le jour, y captura des bâtiments de
transport remplis de blé, fit une descente pour ravager le territoire aux
environs d'Utique, et se rembarqua après avoir enlevé un immense butin. (14) Il
revint à Lilybée, trois jours après en être parti, avec cent trente vaisseaux de
transport chargés de blé et de provisions. Il envoya aussitôt ces secours à
Syracuse, (15) où ils arrivèrent fort à propos, les vainqueurs et les vaincus
étant également menacés des horreurs de la famine.
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