Entrée en charge des consuls (15 mars 203)
[XXX, 1]
(1) Gnaeus Servilius Caepio et Gaius Servius Géminus, promus
au consulat, la seizième année de la guerre punique, consultèrent le sénat sur
les affaires publiques, la guerre et le partage des provinces. (2) On fut d'avis
que les consuls s'entendraient ou tireraient au sort, pour savoir lequel irait
chez les Bruttiens tenir tête à Hannibal, lequel aurait l'Étrurie et les
Ligures: (3) celui qui serait désigné pour le Bruttium devait prendre l'armée de
Publius Sempronius Tuditanus. Publius Sempronius, continué pour un an dans son
commandement proconsulaire, remplacerait Publius Licinius Crassus, (4) lequel
reviendrait à Rome.
Licinius s'était montré habile général, indépendamment de
toutes les autres qualités qui le plaçaient au-dessus de tous ses concitoyens;
la nature et la fortune l'avaient comblé de leurs dons. (5) Noble et riche tout
à la fois, il était d'une force et d'une beauté remarquables; il passait pour
très éloquent, soit qu'il fallût plaider une cause, soit qu'il fallût soutenir
ou combattre un avis dans le sénat et devant le peuple; il connaissait à fond le
droit pontifical. (6) À tant de gloire l'exercice du consulat vint ajouter la
gloire militaire.
(7) Les dispositions prises pour le Bruttium furent
appliquées à l'Étrurie et aux Ligures. Marcus Cornélius Céthégus eut ordre de
remettre son armée au nouveau consul: continué lui-même dans son commandement,
il occuperait la province de Gaule avec les légions qui avaient, l'année
précédente, obéi au préteur Lucius Scribonius.
(8) Puis on tira au sort les provinces: Gnaeus Servilus
Caepio eut le Bruttium; Gaius Servilius Géminus l'Étrurie. Les provinces des
préteurs furent également soumises au tirage, et le sort donna (9) la
juridiction de la ville à Publius Aelius Paetus, la Sardaigne à Publius
Cornélius Lentulus, la Sicile à Publius Villius Tapulus, Ariminum et les deux
légions de Spurius Lucrétius à Publius Quinctilius Varus. (10) Lucrétius fut
également continué dans son commandement, avec la mission de rebâtir Gênes,
détruite par le Carthaginois Magon. Scipion fut prorogé, sans qu'on fixât
d'autre terme à son commandement que l'achèvement de son œuvre, c'est-à-dire la
fin de la guerre d'Afrique. (11) On décréta une supplication à l'occasion de son
passage en Afrique, afin que son entreprise tournât à l'avantage du peuple
romain, du général et de son armée.
Préparatifs en vue d'une nouvelle année de campagne
[XXX, 2]
(1) On fit, pour la Sicile, une levée de trois mille hommes;
l'élite des troupes de cette province avait été transportée en Afrique. Dans la
crainte qu'une flotte carthaginoise ne vînt y faire une descente, on avait
affecté quarante vaisseaux à la garde de ses côtes. (2) Treize vaisseaux neufs y
furent conduits par Villius Tappulus; les autres, qui étaient vieux, furent
radoubés dans le pays.(3) Cette flotte fut mise sous les ordres de Marcus
Pomponius Matho, préteur de l'année précédente qui fut continué dans son
commandement; il embarqua les recrues arrivées d'Italie. (4) Pareil nombre de
vaisseaux fut confié, par décret du sénat, à Gnaeus Octavius, qui était aussi
préteur de l'année précédente, et qui fut investi des mêmes pouvoirs: on le
chargea de défendre les côtes de Sardaigne. Le préteur Cornélius Lentulus eut
ordre de lui fournir deux mille hommes d'embarcation.
(5) Pour la côte d'Italie, comme on ne savait sur quel point
les Carthaginois dirigeraient leur flotte, et qu'on était porté à craindre pour
tous les points qui resteraient dégarnis de troupes, on désigna Marcus Marcius,
préteur de l'année précédente, pour la protéger avec le même nombre de
vaisseaux. (6) D'après un décret du sénat, les consuls levèrent trois mille
hommes pour l'armement de cette flotte, et deux légions urbaines pour les cas
imprévus. Les Espagnes furent conservées avec les mêmes armées et le même
commandement aux anciens généraux, Lucius Cornélius Lentulus et Lucius Manlius
Acidinus.
(8) Ainsi vingt légions et cent soixante vaisseaux longs
formèrent cette année le montant des forces romaines. Les préteurs reçurent
l'ordre de se rendre dans leurs provinces. On enjoignit aux consuls de faire
célébrer, avant leur départ de la ville, les grands jeux dont Titus Manlius
Torquatus, pendant sa dictature, avait voué la célébration au bout de cinq ans,
si la république se maintenait dans le même état.
(9) On était tourmenté de nouveaux scrupules religieux à
l'occasion de prodiges arrivés en divers lieux. On prétendait que, dans le
Capitole, des corbeaux avaient non seulement déchiré de leur bec, mais mangé de
l'or; à Antium, des rats avaient rongé une couronne d'or; (10) aux environs de
Capoue, une nuée de sauterelles s'était abattue sur la campagne sans qu'on pût
déterminer d'où elles étaient venues; (11) à Réate, il était né un poulain avec
cinq jambes; à Anagni, on avait vu dans le ciel des feux d'abord épars qui
s'étaient réunis ensuite en un météore immense; (12) à Frusino, ce fut d'abord
un arc qui avait décrit autour du soleil un cercle peu étendu, puis ce cercle
lui-même avait été enfermé dans l'orbe agrandi de cet astre; à Arpinum, la terre
s'était affaissée au milieu d'une plaine et avait ouvert un vaste gouffre. (13)
L'un des deux consuls, à la première victime qu'il avait immolée, avait trouvé
un foie sans tête. Pour expier ces prodiges on sacrifia les grandes victimes: le
collège des pontifes désigna les dieux auxquels on les devait offrir.
Activité militaire et diplomatique de Scipion en Afrique
(hiver 203-202)
[XXX, 3]
(1) Toutes ces mesures arrêtées, les consuls et les préteurs
partirent pour leurs provinces: tous néanmoins s'occupaient de l'Afrique, comme
si elle eût été leur partage, soit parce qu'ils voyaient les intérêts publics et
la guerre se concentrer sur ce point, soit pour faire leur cour à Scipion, sur
qui tous les regards étaient alors tournés.
(2) Ainsi ce n'était pas uniquement de Sardaigne, comme on
l'a déjà dit, mais de Sicile aussi et d'Espagne qu'on lui expédiait des
habillements, des grains (des armes même lui furent envoyées de Sicile), enfin
des approvisionnements de toute espèce.
(3) Scipion, de son côté, n'avait pas interrompu un seul
instant pendant l'hiver les opérations militaires qu'il avait commencées sur
plusieurs points à la fois autour de lui. Il assiégeait Utique; il avait devant
lui le camp d'Hasdrubal. (4) Les Carthaginois avaient mis leurs vaisseaux en
mer; leur flotte était tout équipée, toute préparée pour intercepter ses
convois.
Au milieu de ces embarras, il n'avait pas renoncé à l'espoir
de regagner l'amitié de Syphax, au cas où une longue possession l'aurait blasé
sur la tendresse qu'il portait à sa femme.
(5) Syphax offrait sa médiation pour la paix, en prenant pour
base l'évacuation de l'Afrique par les Romains, de l'Italie par les
Carthaginois; mais on ne pouvait compter sur sa défection en cas de guerre. (6)
Je serais disposé à croire que cette intrigue fut menée par correspondance (et
c'est le sentiment de la plupart des auteurs), au lieu d'admettre, avec Valérius
Antias, que Syphax se soit rendu en personne au camp romain pour une entrevue.
(7) D'abord, le général romain voulut à peine entendre
l'exposé de ces conditions. Ensuite, pour ménager à ses soldats un prétexte
plausible de communication avec le camp des Carthaginois, il se montra moins
intraitable, et laissa entrevoir l'espérance qu'après bien des démarches de part
et d'autre on finirait par s'entendre.
(8) Les quartiers d'hiver des Carthaginois, construits de
matériaux ramassés sans choix dans les campagnes, étaient presque entièrement en
bois. (9) Les Numides surtout, sans autre abri, pour la plupart, que des cabanes
de jonc et de nattes, s'étaient logés çà et là en désordre, quelques-uns même en
dehors du fossé et du retranchement, comme s'ils n'avaient reçu aucun ordre pour
le choix des lieux.
(10) Scipion, informé de ces circonstances, avait conçu
l'espoir d'incendier à la première occasion les quartiers de l'ennemi.
Rupture de la trêve conclue entre Scipion et Syphax (début
du printemps)
[XXX, 4]
(1) Avec les agents qu'il dépêchait à Syphax, Scipion
envoyait aussi, comme gens à la suite, et sous le déguisement d'esclaves, ceux
de ses principaux officiers dont il connaissait la valeur et la prudence; (2)
ils profitaient du temps de l'entrevue pour se répandre dans le camp de côté et
d'autre et pour examiner les entrées et les issues, l'assiette et la
configuration du camp dans ses détails aussi bien que dans son ensemble, les
quartiers des Carthaginois et ceux des Numides, l'intervalle qui séparait le
camp d'Hasdrubal de celui du roi, (3) la manière d'être des postes et des
sentinelles, pour s'assurer enfin si la nuit ou le jour serait plus convenable
pour une surprise. Grâce à la fréquence des entrevues, c'était, à dessein,
tantôt l'un, tantôt l'autre qu'il envoyait, afin de donner à un plus grand
nombre de Romains la connaissance de tous ces détails.
(4) Quand, après bien des pourparlers, Syphax et, par son
entremise, les Carthaginois eurent été amenés à croire de plus en plus à la
paix, les envoyés romains déclarent "qu'ils ont ordre de ne revenir auprès de
leur général qu'avec une réponse définitive. (5) Soit donc que le roi eût pris
son parti, soit qu'il eût encore à consulter Hasdrubal et les Carthaginois, il
fallait se hâter. Le temps était venu, ou de conclure la paix, ou de continuer
la guerre à outrance."
(6) Tandis que Syphax consultait Hasdrubal et Hasdrubal les
Carthaginois, les espions eurent le temps de tout voir, et Scipion de faire tous
les préparatifs que ses projets exigeaient. (7) D'ailleurs on parlait tant de la
paix et on l'espérait si bien, que les Carthaginois et le Numide négligeaient
toute précaution contre les entreprises de l'ennemi. (8) Enfin la réponse
arriva; mais, comme on croyait le général romain très impatient d'obtenir la
paix, on y avait introduit des clauses rigoureuses, qui vinrent fort à propos
fournir à Scipion le prétexte qu'il cherchait pour rompre la trêve.
(9) Il fit savoir à l'envoyé du roi qu'il en référerait au
conseil, et le lendemain il lui répondit "que lui seul avait été pour la paix,
et que, malgré ses efforts, tous les autres l'avaient repoussée. L'envoyé
pouvait donc annoncer qu'il n'y avait de paix à, espérer pour Syphax avec les
Romains que s'il se séparait des Carthaginois."
(10) Il rompit ainsi la trêve, afin de pouvoir sans scrupule
poursuivre l'exécution de ses projets. Le printemps commençant, il remit ses
vaisseaux à flot, embarqua ses machines et ses équipages de siège, comme s'il
allait donner l'assaut à Utique du côté de la mer, (11) et envoya deux mille
hommes s'emparer d'une hauteur qui dominait la place, et qu'il avait déjà
occupée: il voulait, d'une part, détourner, en la portant ailleurs, l'attention
de l'ennemi de l'opération qu'il méditait, (12) et, d'autre part, prévenir toute
sortie, toute attaque qui pourrait, pendant sa marche contre Syphax et
Hasdrubal, être dirigée de la ville sur son camp dont il laissait la garde à un
faible corps de troupes.
Incendie du camp de Syphax
[XXX, 5]
(1) Ces mesures prises, Scipion assembla son conseil,
recueillit les renseignements des éclaireurs et ceux de Masinissa, qui
connaissait le fort et le faible des ennemis, puis il annonça lui-même son
dessein pour la nuit suivante. (2) Les tribuns devaient, au premier signal donné
à l'issue du conseil, faire sortir les légions du camp. (3) Conformément à cet
ordre, on commença, vers le coucher du soleil, à lever les enseignes; vers la
première veille, les colonnes étaient déployées; on arriva vers minuit au camp
ennemi, sans avoir forcé la marche, car on n'avait que sept milles à faire.
(4) Scipion plaça sous les ordres de Laelius une partie des
troupes et Masinissa avec ses Numides, et leur enjoignit d'assaillir le camp de
Syphax et d'y mettre le feu. (5) Puis, prenant à part Laelius et Masinissa,
chacun séparément, il les conjura "de suppléer par leur zèle et leur activité
aux mesures de prudence que la nuit rendait impossibles. Il se chargeait, lui,
d'attaquer Hasdrubal et le camp des Carthaginois. Mais il ne commencerait que
quand il aurait vu celui du roi en feu."
(7) Il n'attendit pas longtemps: à peine la flamme eut-elle
pris aux premières cabanes, qu'elle gagna bientôt les suivantes, et, se
communiquant de proche en proche, étendit ses ravages dans tout le camp. (8) Ce
fut une alarme telle que devait la produire un incendie nocturne se répandant
sur un si vaste espace; les barbares crurent qu'il était l'effet du hasard et
non d'une attaque de l'ennemi; ils sortirent sans armes pour l'éteindre, et se
trouvèrent en face d'ennemis armés, (9) surtout des Numides que Masinissa, grâce
à la connaissance qu'il avait des lieux, avait postés habilement aux issues des
chemins. (10) Les uns, surpris dans leurs lits au milieu de leur sommeil, furent
dévorés par les flammes; les autres, dans la précipitation de la fuite,
tombèrent les uns sur les autres au passage trop étroit des portes et y furent
écrasés.
Incendie du camp d'Hasdrubal
[XXX, 6]
(1) À l'aspect de la flamme qui brillait, les sentinelles
carthaginoises d'abord, puis leurs compagnons, réveillés par cette alerte
nocturne, partagèrent l'erreur des Numides et crurent que le feu avait pris de
lui-même. (2) Les cris que poussaient les blessés et. les mourants avaient-ils
pour cause un assaut de nuit: on l'ignorait, et cette incertitude empêchait de
s'assurer de la vérité.
(3) Les Carthaginois se précipitèrent donc sans armes, ne
songeant pas à rencontrer l'ennemi et sortirent chacun de son côté par la porte
la plus voisine, n'emportant que les objets propres à éteindre un incendie; ils
vinrent se heurter contre les troupes romaines.
(4) On les tua tous par haine nationale, et plus encore par
crainte de laisser échapper quelqu'un qui répandît l'alarme. Scipion se rendit
aussitôt maître des portes, qui n'étaient point gardées, tant le découragement
avait été grand, (5) et fit mettre le feu aux cabanes les plus rapprochées. La
flamme dispersée, d'abord, brilla çà et là sur plusieurs points; puis elle
s'étendit de cabane en cabane, et bientôt tout le camp devint la proie d'un seul
et vaste incendie. (6) Les hommes, les animaux à demi brûlés s'enfuirent
pêle-mêle, et leurs cadavres entassés encombrèrent les portes. Ceux que le feu
n'avait pas consumés tombèrent sous le fer, et le même désastre anéantit les
deux camps.
(7) Cependant les deux chefs parvinrent à s'échapper, n'ayant
plus avec eux, de tant de milliers de combattants, que deux mille hommes
d'infanterie et cinq cents de cavalerie, presque désarmés et pour la plupart
blessés et mutilés par la flamme. (8) Quarante mille hommes furent massacrés ou
brûlés; plus de cinq mille faits prisonniers; de ce nombre furent plusieurs
nobles Carthaginois et onze sénateurs; (9) cent soixante-quatorze étendards,
plus de deux mille sept cents chevaux numides et six éléphants furent pris; huit
furent tués ou brûlés; une grande quantité d'armes tombèrent en possession des
vainqueurs. Le général en fit une offrande à Vulcain et les brûla toutes.
Le sénat de Carthage décide de poursuivre la lutte
[XXX, 7]
(1) Hasdrubal, fuyant avec une poignée d'Africains, avait
gagné la ville la plus voisine, et tous les débris de son armée, suivant les
traces de leur général, l'y avaient rejoint; mais la crainte que la ville ne fût
livrée à Scipion le détermina à en sortir. (2) Aussitôt les portes s'ouvrirent,
les Romains furent reçus par les habitants, et ne les traitèrent pas en ennemis,
la soumission ayant été volontaire. Deux autres villes furent ensuite prises et
pillées; on en abandonna le butin aux soldats avec celui qu'on avait sauvé de
l'embrasement des deux camps.
(3) Syphax trouva à huit milles de là un fort où il
s'enferma. Hasdrubal se rendit à Carthage, afin d'empêcher que l'effroi de ce
récent désastre ne fît prendre que des mesures peu énergiques. (4) La
consternation y fut en effet si grande d'abord, qu'on se persuada que Scipion
laisserait Utique pour venir sur-le-champ mettre le siège devant Carthage. (5)
Le sénat fut convoqué par les suffètes, qui avaient à Carthage la même autorité
que nos consuls. (6) Trois avis y furent ouverts: l'un proposait une ambassade à
Scipion pour traiter de la paix; l'autre rappelait Hannibal pour sauver la
patrie de cette guerre d'extermination; le troisième, digne de la constance de
Rome dans l'adversité, (7) voulait qu'on formât une nouvelle armée et qu'on
pressât Syphax de ne point renoncer à combattre. Grâce à la présence d'Hasdrubal
et à la préférence de toute la faction Barca pour la guerre, ce fut ce dernier
avis qui l'emporta.
(8) On commença donc des levées dans la ville et dans la
campagne, et on envoya des députés à Syphax, qui faisait lui-même les plus
actives dispositions pour recommencer la guerre. Sa femme l'avait gagné, non
plus seulement par des caresses, armes déjà si puissantes sur le coeur d'un
époux passionné, mais en le suppliant et en excitant sa pitié. Elle l'avait
conjuré, les yeux pleins de larmes, (9) de ne pas trahir son père et sa patrie,
et de ne point souffrir que les flammes, qui avaient dévoré son camp,
anéantissent aussi Carthage.
(10) Les envoyés firent aussi valoir un secours que la
fortune leur offrait à propos: ils avaient rencontré près de la ville d'Obba
quatre mille Celtibères, soudoyés en Espagne par leurs recruteurs, et qui
étaient d'excellentes troupes; au premier jour, ajoutaient-ils, Hasdrubal
lui-même allait arriver avec des forces assez imposantes. (11) Syphax ne se
borna point à recevoir les envoyés avec bienveillance: il leur montra une
multitude de paysans numides, auxquels il avait donné naguère des armes et des
chevaux, et il leur assura qu'il mettrait sur pied toute la jeunesse de son
royaume. (12) "C'était au feu et non à l'ennemi qu'ils devaient leur désastre:
on n'avait le dessous à la guerre que quand on était vaincu en combattant."
Telle fut sa réponse aux envoyés.
(13) Peu de jours après, Hasdrubal et Syphax firent leur
jonction: ils eurent ainsi une armée d'environ trente mille hommes.
Victoire romaine aux Grandes-Plaines (printemps 203)
[XXX, 8]
(1) Scipion, qui croyait en avoir fini avec Syphax et les
Carthaginois, s'occupait du siège d'Utique, et approchait déjà les machines des
murs, lorsqu'il en fut détourné par la nouvelle que la guerre recommençait. (2)
Il laissa donc quelques troupes pour continuer seulement les apparences d'un
siège sur terre et sur mer, et marcha lui-même contre les ennemis avec l'élite
de son armée.
(3) Il prit d'abord position sur une hauteur à quatre milles
environ du camp de Syphax; le lendemain, il descendit, avec sa cavalerie, dans
les Grandes-Plaines (c'est ainsi qu'on nomme la campagne située au pied de cette
éminence), et il passa la journée à courir jusqu'aux postes des ennemis et à le
provoquer par ses escarmouches. (4) Les deux jours suivants on se chargea de
part et d'autre, sans que ces mêlées produisissent rien de remarquable; le
quatrième jour, les deux armées se présentèrent en bataille.
(5) Le général romain plaça les principes derrière les
hastats, qui formaient le premier rang, et les triaires à la réserve: il mit la
cavalerie italienne à l'aile droite, à la gauche Masinissa et ses Numides. (6)
Syphax et Hasdrubal opposèrent leurs Numides à la cavalerie italienne, les
Carthaginois à Masinissa, et ils appelèrent les Celtibères au centre, vis-à-vis
des légions. (7) Ce fut dans cet ordre qu'ils en vinrent aux mains. Le premier
choc suffit pour mettre en déroute les deux ailes de l'ennemi, Numides et
Carthaginois; ces Numides, pour la plupart tirés de la charrue, ne purent
résister à la cavalerie romaine, ni les Carthaginois, tout nouvellement enrôlés
aussi, à Masinissa, que le souvenir de sa récente victoire rendait encore plus
terrible.
(8) Restait, mais dégarnie de ses deux ailes, la colonne
celtibère: la fuite ne leur offrait aucune chance de salut dans ce pays qu'ils
ne connaissaient pas; et ils n'avaient pas de grâce à espérer de Scipion,
l'ayant si mal récompensé de ses bienfaits envers eux et leur nation, en venant,
à titre de mercenaires, l'attaquer en Afrique. (9) Enveloppés de tous côtés par
l'ennemi, ils tombèrent les uns sur les autres et se firent tuer tous à leur
poste. En attirant ainsi sur eux les efforts de toute l'armée, ils assurèrent la
fuite de Syphax et d'Hasdrubal, et leur donnèrent le temps de prendre l'avance.
Les vainqueurs étaient plus las de tuer que de se battre quand la nuit les
surprit.
Le sénat de Carthage décide de rappeler Hannibal. Attaque de
la flotte romaine
[XXX, 9]
(1) Le lendemain Scipion envoya Laelius et Masinissa, avec
toute la cavalerie romaine et numide et les troupes légères, à la poursuite de
Syphax et d'Hasdrubal. (2) Lui-même, avec le gros de l'armée, se présenta devant
les villes voisines qui obéissaient toutes aux Carthaginois, et les soumit, soit
par des promesses, soit par la crainte, soit enfin par la force.
(3) Carthage était en proie à de vives terreurs; cette
promenade triomphante de Scipion et la soumission rapide de tout le pays
d'alentour faisaient croire qu'il paraîtrait tout à coup devant Carthage
elle-même. (4) On répara donc ses murs, on y ajouta des fortifications, et
chacun à l'envi fit venir des champs les provisions nécessaires pour soutenir un
long siège.
(5) Rarement on parlait de la paix, souvent il était question
d'envoyer une ambassade pour rappeler Hannibal. (6) La plupart voulaient que la
flotte, armée dans le but d'intercepter les convois, fût envoyée pour surprendre
l'escadre qui stationnait à Utique et n'était point sur ses gardes; peut-être
même détruirait-on le camp naval, où l'on n'avait laissé qu'un petit nombre de
défenseurs. (7) Ce fut le parti qu'on adopta de préférence; mais on décida aussi
d'envoyer une ambassade à Hannibal. (8) Car la flotte, eût-elle le plus beau
succès, ne pourrait que faire lever en partie le siège d'Utique; pour la défense
de Carthage elle-même, il ne restait plus d'autre capitaine qu'Hannibal, d'autre
armée que celle d'Hannibal.
(9) Le lendemain donc, on mit les vaisseaux à flot, et les
envoyés partirent pour l'Italie; la situation critique où l'on se trouvait
faisait agir avec précipitation, et chaque citoyen croyait, par la moindre
lenteur, compromettre le salut de la patrie.
(10) Scipion, qui traînait une armée déjà embarrassée des
dépouilles de plusieurs villes, envoya les prisonniers et le reste du butin à
son ancien camp d'Utique, et tournant toutes ses vues sur Carthage, se rendit
maître de Tunis, dont la garnison avait pris la fuite. (11) C'est une place, à
quinze milles environ de Carthage, que les travaux de l'homme et la main de la
nature ont également fortifiée; on la voit de Carthage, et de ses remparts on
aperçoit aussi Carthage et toute la mer qui l'environne.
Bataille navale dans la rade de Tunis
[XXX, 10]
(1) Ce fut de là que les Romains, au moment où ils
établissaient leurs retranchements, aperçurent la flotte ennemie qui se
dirigeait de Carthage sur Utique. (2) Aussitôt le travail fut interrompu,
l'ordre fut donné de se mettre en marche, et l'on enleva les enseignes à la
hâte: les vaisseaux tournés du côté de terre et occupés du siège, tout à fait
impropres, d'ailleurs, à un combat naval, pouvaient être anéantis. (3) Comment,
en effet, eût-on résisté à une flotte agile, pourvue de tous ses agrès et armée
en guerre, avec des vaisseaux chargés de machines et de catapultes, ou
transformés en bâtiments de transport, ou bien mouillés assez près des murs pour
servir de ponts et de chaussée en cas d'escalade?
(4) Scipion dérogea donc à l'usage adopté pour les combats de
mer; les vaisseaux éperonnés, qui pouvaient protéger les autres, furent placés à
l'arrière-garde près de terre; (5) les vaisseaux de charge sur quatre rangs
formèrent un rempart en face de l'ennemi; et, pour qu'au milieu de la mêlée leur
ordre de bataille ne fût point rompu, il les unit au moyen de mâts et de vergues
qui traversaient de l'un à l'autre, et de gros câbles qui en formaient comme un
tout indissoluble. Puis il les couvrit d'un plancher, (6) afin d'établir les
communications sur toute la ligne; sous ces ponts il ménagea des intervalles
pour permettre aux barques d'éclaireurs de s'avancer vers l'ennemi et pour
assurer leur retraite. (7) Ces dispositions faites à la hâte, comme la
circonstance l'exigeait, il choisit environ mille hommes qu'il fit transporter
sur les bâtiments de transport; on entassa à bord des armes, surtout des
projectiles, en quantité suffisante pour qu'on n'en manquât point, quelle que
fût la durée du combat. (8) Ainsi préparés et sur leurs gardes, les Romains
attendirent l'arrivée de l'ennemi.
Les Carthaginois, en usant de célérité, auraient pu
surprendre la flotte romaine dans le désordre et la confusion et l'écraser du
premier choc; (9) mais, tout effrayés encore de leurs défaites sur terre, ils
avaient même perdu toute leur confiance dans leur marine, qui faisait leur
force; ils perdirent un jour entier par la lenteur de leur mouvement, et
n'abordèrent que vers le coucher du soleil au port appelé Ruscumon par les
Africains. (10) Le lendemain, au lever du soleil, ils allèrent se mettre en
bataille en pleine mer, comme s'ils s'attendaient à soutenir un combat en règle
et à voir les Romains s'avancer à leur rencontre. (11) Après avoir longtemps
conservé leur position, voyant que l'ennemi ne faisait aucun mouvement, ils se
décidèrent à attaquer les bâtiments de transport.
(12) Ce ne fut pas comme un combat naval; on eût dit plutôt
un assaut livré à des murs par une flotte. Les bâtiments de transport étaient un
peu plus élevés que les vaisseaux éperonnés des Carthaginois; (13) ceux-ci
visaient de haut en bas, et la plupart de leurs traits ne pouvaient atteindre
au-dessus d'eux; ceux des Romains, lancés du haut de leurs bâtiments de
transport, tombaient plus lourdement et avaient, par leur poids même, plus de
force. (14) Cependant les barques d'éclaireurs et les esquifs légers qui
s'échappaient par les intervalles ménagés sous les ponts, furent d'abord écrasés
par le choc seul et la vaste dimension des navires éperonnés; (15) ils gênèrent
même les soldats romains et les obligèrent souvent, en se mêlant aux vaisseaux
ennemis, à retenir leurs coups, dans la crainte de frapper leurs compagnons au
lieu des Carthaginois.
(16) Enfin ceux-ci lancèrent de leurs vaisseaux sur ceux des
Romains des madriers garnis de crochets en fer qu'on appelle harpons. (17) Comme
les Romains ne pouvaient couper les harpons ni les chaînes auxquelles on les
avait suspendus pour les lancer, (18) on voyait chaque navire éperonné, qui
s'accrochait par l'arrière à un bâtiment de transport, l'entraîner à la remorque
et, rompant les liens qui les unissaient entre eux, emporter en même temps une
file de plusieurs vaisseaux. (19) Par ce moyen tous les ponts furent mis en
pièces, et les soldats eurent à peine le temps de sauter sur le second rang de
navires.
(20) Soixante bâtiments de transport à peu près furent
remorqués jusqu'à Carthage. Cette capture y causa plus de joie qu'elle ne
méritait; mais on y fut d'autant plus sensible, qu'au milieu d'une continuité
d'échecs et de désastres, c'était la seule lueur inespérée de bonheur qu'on eût
vu briller. (21) Cet événement prouvait d'ailleurs que la flotte romaine aurait
pu être détruite, si les amiraux de Carthage n'avaient pas montré trop de
lenteur, et que Scipion n'eût pas à temps secouru sa flotte.
Syphax subit une sévère défaite (printemps 203)
[XXX, 11]
(1) Vers le même temps, Laelius et Masinissa étaient arrivés
en Numidie après environ quinze jours de marche; les Mésules, sujets naturels de
Masinissa, rentrèrent avec joie sous l'obéissance d'un roi qu'ils avaient
longtemps regretté.
(2) Syphax, dont les lieutenants et les garnisons furent
chassés, se renferma dans ses anciens états, non toutefois pour s'y tenir en
repos. (3) Sa femme et son beau-père l'excitaient en s'adressant à son amour: il
avait d'ailleurs tant d'hommes et de chevaux, que le tableau de cette puissance
si longtemps florissante eût inspiré de la confiance à un prince moins barbare
et moins présomptueux. (4) Il rassembla donc tout ce qu'il avait d'hommes
propres au service, leur distribua des chevaux, des armes, des traits, partagea
sa cavalerie en escadrons, son infanterie en cohortes, comme le lui avaient
appris autrefois des centurions romains.
(5) Avec cette armée, aussi nombreuse que celle qu'il avait
eue précédemment, mais presque tout entière neuve et indisciplinée, il marcha
aux ennemis (6) et alla camper tout près d'eux. II y eut d'abord quelques
cavaliers qui s'avancèrent hors des lignes avec précaution pour faire une
reconnaissance. Repoussés à coups de flèches, ils se replièrent vers leurs
compagnons; puis les sorties eurent lieu des deux côtés. Ceux qui avaient le
dessous sentaient l'indignation s'allumer en eux et revenaient plus nombreux.
(7) C'est là ce qui rend les combats de cavalerie si animés: l'espérance grossit
le nombre des vainqueurs et le ressentiment celui des vaincus.
(8) Une poignée d'hommes avait commencé l'action; bientôt
toute la cavalerie des deux armées se trouva à la fois emportée par son ardeur.
Tant que ce fut une simple mêlée de cavalerie, cette multitude de Masésyles, que
Syphax faisait avancer par masses, fut presque irrésistible. (9) Mais quand
l'infanterie romaine, accourant tout à coup par les passages que lui ménageaient
les escadrons, eut rétabli le combat et repoussé l'ennemi qui chargeait en
désordre, les Barbares hésitèrent à lancer leurs chevaux; (10) puis ils
s'arrêtèrent, déconcertés par cette tactique nouvelle pour eux; enfin ils
plièrent devant l'infanterie, et ne tinrent même pas devant la cavalerie, que
l'appui des fantassins enhardissait. (11) Déjà s'approchaient les enseignes des
légions; les Masésyles ne purent soutenir ni le premier choc, ni même la simple
vue des enseignes et des armes romaines: tant le souvenir de leurs précédentes
défaites ou leur frayeur présente faisaient impression sur leur esprit !
Capture de Syphax. Masinissa rencontre Sophonisbe
[XXX, 12]
(1) Syphax courut alors sur les escadrons ennemis, dans
l'espoir que la honte ou son propre danger arrêterait la fuite; mais son cheval
fut grièvement blessé et le jeta à terre. On entoura le roi, on se rendit maître
de sa personne et (2) on le conduisit vivant à Laelius: spectacle plus doux pour
Masinissa que pour tout autre.
(3) Cirta était la capitale des états de Syphax: ce fut là
que se réunirent un grand nombre de ses soldats. (4) Dans ce combat, le carnage
ne répondit pas à la victoire, parce que la cavalerie seule avait donné; (5) il
n'y eut pas plus de cinq mille hommes tués; et l'on ne porte pas à la moitié de
ce nombre celui des prisonniers faits à l'attaque du camp, où les vaincus
s'étaient jetés en foule, dans l'effroi que causait la perte du roi.
(6) Masinissa déclara "qu'il n'y aurait en ce moment rien de
plus beau pour lui que de revoir en vainqueur ses états héréditaires qu'il
venait de recouvrer après un si long exil; mais que la bonne comme la mauvaise
fortune ne permettait point de perdre un seul instant. (7) Il pouvait, si
Laelius lui laissait prendre les devants avec sa cavalerie, et Syphax chargé de
fers, surprendre Cirta et l'écraser dans son trouble et son désordre. Laelius le
suivrait avec son infanterie à petites journées."
(8) Laelius y consentit; et Masinissa, ayant paru sous les
murs de Cirta, fit demander une entrevue aux principaux habitants. Ils
ignoraient le sort du roi; aussi le récit de ce qui s'était passé, les menaces,
la persuasion, tout fut sans effet, jusqu'au moment où on amena devant eux le
roi chargé de chaînes. (9) À cet affreux spectacle, des pleurs coulèrent de tous
les yeux, et, tandis que les uns désertaient la place dans leur frayeur, les
autres, avec cet empressement unanime de gens qui cherchent à fléchir leur
vainqueur, se hâtèrent d'ouvrir les portes.
(10) Masinissa envoya des détachements aux portes et sur les
points importants des remparts, pour fermer toute issue à ceux qui voudraient
fuir, et courut au galop de son cheval s'emparer du palais. (11) Comme il
entrait sous le vestibule, il rencontra sur le seuil même Sophonisbe, femme de
Syphax et fille du Carthaginois Hasdrubal. Quand elle aperçut au milieu de
l'escorte Masinissa, qu'il était facile de reconnaître, soit à son armure, soit
à l'ensemble de son extérieur, présumant avec raison que c'était le roi, elle se
jeta à ses genoux:
(12) "Nous sommes, lui dit-elle, entièrement à votre
discrétion; les Dieux, votre valeur et votre heureuse fortune en ont ainsi
décidé. Mais s'il est permis à une captive d'élever une voix suppliante devant
celui qui peut lui donner la vie ou la mort, s'il lui est permis d'embrasser ses
genoux et de toucher sa main victorieuse, (13) je vous prie et vous conjure au
nom de cette majesté royale qui naguère nous entourait aussi, au nom de ce titre
de Numide que vous partagez avec Syphax, au nom des dieux de ce palais, (14)
dont je souhaite que la protection ne vous manque pas en y entrant comme elle a
manqué à Syphax lorsqu'il s'en est éloigné; accordez à mes supplications la
grâce de décider vous-même du sort de votre captive, selon les inspirations de
votre âme, et de m'épargner les superbes et cruels dédains d'un maître romain.
(15) Quand je ne serais que la femme de Syphax, c'en serait
assez pour que j'aimasse mieux m'abandonner à la discrétion d'un Numide, d'un
prince africain comme moi, qu'à celle d'un étranger et d'un inconnu. Mais que ne
doit pas craindre d'un Romain une femme carthaginoise, la fille d'Hasdrubal?
(16) Vous le savez. Si vous n'avez pas en votre pouvoir d'autre moyen que la
mort pour me soustraire à la dépendance des Romains, tuez-moi, je vous en
supplie et vous en conjure."
(17) Sophonisbe était d'une rare beauté; elle avait tout
l'éclat de la jeunesse. Elle baisait la main du roi, et en lui demandant sa
parole qu'il ne la livrerait pas à un Romain, son langage ressemblait plus à des
caresses qu'à des prières. (18) Aussi l'âme du prince se laissa-t-elle aller à
un autre sentiment que la compassion: avec cet emportement de la passion naturel
aux Numides, le vainqueur s'éprit d'amour pour sa captive, lui donna sa main
comme gage de la promesse qu'elle réclamait de lui, et entra dans le palais.
(19) Resté seul avec lui-même, il s'occupa des moyens de
tenir sa parole, et, ne sachant décider, il n'écouta que son amour et prit une
résolution aussi téméraire qu'imprudente. (20) Il ordonna sur-le-champ de faire
les préparatifs de son mariage pour le jour même, afin de ne laisser ni à
Laelius ni à Scipion le droit de traiter comme captive une princesse qui serait
l'épouse de Masinissa. (21) Le mariage était accompli lorsque Laelius arriva.
Loin de lui dissimuler son mécontentement, Laelius voulut d'abord arracher
Sophonisbe du lit nuptial, pour l'envoyer à Scipion avec Syphax, et les autres
prisonniers; (22) puis il se laissa fléchir par les prières de Masinissa, qui le
conjurait de ne pas décider quel serait celui des deux rois dont Sophonisbe
suivrait la fortune, et d'en faire Scipion arbitre. II fit donc partir Syphax et
les prisonniers, et, secondé par Masinissa, il reprit les autres villes de
Numidie occupées encore par les garnisons de Syphax.
Syphax est amené au camp romain
[XXX, 13]
(1) À la nouvelle qu'on amenait Syphax au camp, les soldats
sortirent tous en foule, comme s'ils allaient assister à une pompe triomphale.
(2) C'était lui qui marchait en tête, chargé de fers; il était suivi de la
troupe des nobles numides. Alors ce fut à qui grandirait le plus la puissance de
Syphax et la renommée de son peuple, pour relever l'importance de la victoire:
(3) "C'était là le roi dont la majesté avait paru si imposante aux deux peuples
les plus puissants du monde, aux Romains et aux Carthaginois, (4) que le général
romain, Scipion, avait quitté sa province d'Espagne et son armée, pour aller
solliciter son amitié, et s'était transporté en Afrique avec deux quinquérèmes,
(5) tandis qu'Hasdrubal, général des Carthaginois, ne s'était pas contenté
d'aller le trouver dans ses états, et lui avait donné sa fille en mariage: il
avait eu à la fois en son pouvoir les deux généraux, celui de Carthage et celui
de Rome. (6) Si les deux partis avaient, en immolant des victimes, cherché à
obtenir la protection des dieux immortels, tous deux avaient également cherché à
obtenir l'amitié de Syphax. (7) Telle avait été sa puissance que Masinissa,
chassé de son royaume, s'était vu réduit à semer le bruit de sa mort et à se
cacher pour sauver ses jours, vivant, comme les bêtes, dans les profondeurs des
bois, du fruit de ses rapines."
(8) Ce fut au milieu de ces pompeux éloges de la foule que le
roi fut amené au prétoire devant Scipion. Ce ne fut pas non plus sans émotion
que Scipion compara la fortune, naguère brillante, de ce prince à sa fortune
présente, et qu'il se rappela son hospitalité, la foi qu'ils s'étaient donnée,
l'alliance publique et privée qui les avait unis. (9) Les mêmes souvenirs
donnèrent du courage à Syphax pour adresser la parole à son vainqueur. Scipion
lui demandait "quels motifs l'avaient déterminé à repousser l'alliance de Rome
et même à lui déclarer la guerre sans avoir été provoqué."
(10) Syphax avouait qu'il avait fait une faute et commis un
acte de démence, mais que ce n'avait pas été en prenant les armes contre Rome:
c'était là le terme et non le début de sa folie. (11) Son égarement, son oubli
de toutes les lois de l'hospitalité, de tous les traités d'alliance, avaient
commencé le jour où il avait introduit dans son palais une femme de Carthage.
(12) Le flambeau de cet hymen avait embrasé sa cour; c'était là cette furie, ce
démon fatal, dont les charmes avaient séduit son coeur et perverti sa raison;
cette femme n'avait eu de repos que lorsqu'elle avait mis elle-même entre les
mains de son époux des armes criminelles pour attaquer un hôte et un ami. (13)
Dans sa détresse, dans cet abîme de malheurs où il était plongé, il avait au
moins la consolation de voir son plus cruel ennemi introduire au sein de sa
demeure et de ses pénates ce même démon, cette même furie. (14) Masinissa ne
serait pas plus sage ni plus fidèle que Syphax; sa jeunesse le rendait même plus
imprudent. II y avait, à coup sûr, plus d'irréflexion et de folie dans la
manière dont il avait épousé Sophonisbe."
Scène de dépit amoureux
[XXX, 14]
(1) Ce discours où perçait non seulement la haine d'un
ennemi, mais la jalousie d'un amant qui voit sa maîtresse au pouvoir de son
rival, fit une grande impression sur l'esprit de Scipion. (2) Ce qui donnait du
poids aux accusations de Syphax, c'était ce mariage conclu à la hâte et pour
ainsi dire au milieu des combats, sans qu'on eût consulté ni attendu Laelius;
cet empressement précipité d'un homme qui, le jour même où il avait vu son
ennemie entre ses mains, s'unissait à elle par les noeuds de l'hymen et
célébrait les fêtes nuptiales devant les pénates d'un rival.(3) Cette conduite
paraissait d'autant plus coupable à Scipion, que lui-même, jeune encore, en
Espagne, s'était montré insensible aux charmes de toutes ses captives.
Ces pensées l'occupaient, lorsque Laelius et Masinissa
arrivèrent en sa présence. Après les avoir reçus tous deux pareillement avec les
mêmes démonstrations d'amitié et les avoir comblés d'éloges en plein prétoire,
(4) il tira Masinissa à l'écart et lui dit:
"C'est sans doute parce que vous m'avez reconnu quelques
qualités, Masinissa, que vous êtes venu d'abord en Espagne rechercher mon
amitié, et que vous avez ensuite, en Afrique, confié et votre personne et toutes
vos espérances à ma loyauté. (5) Eh ! bien, de toutes les vertus qui vous ont
fait attacher du prix à mon amitié, la continence et la retenue sont celles dont
je m'honore le plus. (6) Ce sont aussi celles que je voudrais vous voir ajouter
à toutes vos autres excellentes qualités, Masinissa. Non, croyez-moi, non, nous
n'avons pas tant à redouter à notre âge un ennemi armé que les voluptés qui nous
assiégent de toutes parts. (7) Quand on sait mettre un frein à ses passions et
les dompter par sa tempérance, on se fait plus d'honneur, on remporte une plus
belle victoire que celle qui nous a livré la personne de Syphax. (8) L'activité
et la valeur que vous avez déployées loin de mes regards, je les ai citées, je
me les rappelle avec plaisir; quant à vos autres actions, je les livre à vos
réflexions particulières et je vous épargne une explication qui vous ferait
rougir. Syphax a été vaincu et fait prisonnier sous les auspices du peuple
romain. (9) Ainsi sa personne, sa femme, ses états, ses places, leur population,
enfin tout ce qui était à Syphax, est devenu la proie du peuple romain. (10) Le
roi et sa femme, ne fût-elle pas Carthaginoise et fille du général que nous
voyons à la tête des ennemis, devraient être envoyés à Rome pour que le sénat et
le peuple décidassent et prononçassent sur le sort d'une femme qui passe pour
avoir détaché un roi de notre alliance et l'avoir poussé à la guerre tête
baissée.
(11) Faites taire votre passion; n'allez pas souiller tant de
vertus par un seul vice, ni perdre le mérite de tant de services par une faute
plus grave encore que le motif qui vous l'a fait commettre."
La mort de Sophonisbe
[XXX, 15]
(1) Masinissa, en écoutant ce discours, sentait la rougeur
lui monter au front, et même les larmes s'échapper de ses yeux: "il se mettait,
dit-il, à la discrétion du général; il le priait d'avoir égard, autant que le
permettait la circonstance, à l'engagement téméraire qu'il avait contracté, lui,
Masinissa, (2) en promettant à la captive de ne la livrer à qui que ce fût;" et,
sortant du prétoire, il se retira tout confus dans sa tente. (3) Là, sans
témoin, il poussa pendant quelque temps des soupirs et des gémissements qu'il
était facile d'entendre en dehors de sa tente; (4) enfin un dernier sanglot lui
échappant et comme un cri de douleur, il appela son esclave affidé, chargé de la
garde du poison que les rois barbares ont l'usage de se réserver en cas de
malheur, et lui ordonna d'en préparer une coupe, de la porter à Sophonisbe (5)
et de lui dire: "que Masinissa aurait voulu remplir ses premiers engagements,
comme une femme a droit de l'attendre d'un époux. Mais dépouillé par une
autorité supérieure du droit de disposer de son sort, il lui tenait sa seconde
parole et lui épargnait le malheur de tomber vivante au pouvoir des Romains. (6)
Elle saurait en pensant au général son père, à sa patrie, aux deux rois qu'elle
avait épousés, prendre une noble résolution."
Sophonisbe écouta ce message et prit le poison des mains de
l'esclave: (7) "J'accepte, dit-elle, ce présent de noces; et je l'accepte avec
reconnaissance, si c'est là tout ce que mon époux peut faire pour sa femme.
Dis-lui pourtant que la mort m'eût été plus douce, si le jour de mon hymen
n'avait pas été le jour de mes funérailles." (8) La fierté de ce langage ne fut
pas démentie par la fermeté avec laquelle elle prit la coupe fatale et la vida
sans donner aucun signe d'effroi.
(9) Quand Scipion l'apprit, il craignit que le jeune et fier
Masinissa, égaré par son désespoir, ne se portât à quelque résolution violente;
il le fit venir sur-le-champ et le consola; (10) mais en même temps il lui
reprocha avec douceur d'avoir réparé une imprudence par une autre imprudence et
donné à cette affaire un dénouement tragique que rien ne nécessitait.
(11) Le lendemain, pour distraire l'âme du prince des
émotions qui la préoccupaient, il monta sur son tribunal et fit convoquer
l'assemblée. Là il donna pour la première fois à Masinissa le nom de roi, le
combla d'éloges, et lui fit présent d'une couronne et d'une coupe d'or, d'une
chaise curule, d'un bâton d'ivoire, d'une toge brodée et d'une tunique à palmes.
(12) Pour rehausser l'éclat de ces dons, il ajouta: "que les Romains n'avaient
point d'honneur plus grand que le triomphe, ni les triomphateurs d'ornements
plus beaux que ceux dont Masinissa seul parmi tous les étrangers avait été jugé
digne par le peuple romain. (13) II paya ensuite un tribut d'éloges à Laelius et
lui donna aussi une couronne d'or; il récompensa enfin d'autres officiers,
chacun selon son mérite. (14) Ces honneurs calmèrent l'irritation du roi et
firent naître dans son coeur l'espoir prochain de s'élever sur les ruines de
Syphax et de commander à toute la Numidie.
Arrivée d'une délégation carthaginoise au camp de Scipion
[XXX, 16]
(1) Scipion envoya Laelius à Rome avec Syphax et les autres
prisonniers et fit partir en même temps les députés de Masinissa; puis il revint
camper devant Tunis, et acheva les fortifications qu'il avait commencées. (2)
Les Carthaginois avaient eu un moment de fausse joie en apprenant le succès
passager de leur attaque contre la flotte romaine. À la nouvelle de la prise de
Syphax, sur qui ils fondaient plus d'espoir, pour ainsi dire, que sur Hasdrubal
et sur leur armée, ils furent frappés de terreur; (3) et, sans écouter davantage
ceux qui conseillaient la guerre, ils envoyèrent pour demander la paix une
ambassade composée des trente principaux vieillards. C'était le plus révéré de
leurs conseils, et son influence était grande sur la direction du sénat
lui-même. (4) Arrivés au camp romain et au prétoire, ces députés, par manière de
flatterie, et pour se conformer sans doute aux usages de leur mère patrie, se
prosternèrent à terre. (5) Leurs paroles furent aussi humbles que leur hommage
était servile; ils ne se justifiaient pas; ils rejetaient les premiers torts sur
Hannibal et sur les partisans de cet ambitieux capitaine. (6) Ils demandaient
grâce pour leur cité, que la témérité de ses habitants avaient déjà deux fois
conduite à sa perte, et qui devrait son salut à la générosité de ses ennemis.
(7) "Le peuple romain voulait commander à ses ennemis vaincus, et non les
anéantir. Ils étaient prêts à obéir en esclaves: Scipion n'avait qu'à leur faire
connaître ses ordres."
(8) Scipion leur répondit "qu'il était venu en Afrique avec
l'espoir de vaincre, et que ses succès lui donnaient presque la certitude de
rapporter à Rome la victoire, et non la paix. (9) Cependant, quoiqu'il eût pour
ainsi dire la victoire entre les mains, il ne repoussait pas la paix; il voulait
faire savoir à toutes les nations que le peuple romain n'entreprenait la guerre
qu'avec justice et la terminait toujours de même. (10) II exigeait pour
condition de paix que Carthage restituât les prisonniers, les transfuges et les
déserteurs; qu'elle retirât ses armées de l'Italie et de la Gaule; qu'elle
renonçât à l'Espagne; qu'elle évacuât toutes les îles qui sont entre l'Italie et
l'Afrique; (11) qu'elle livrât tous ses vaisseaux longs, à l'exception de vingt;
plus cinq cent mille boisseaux de blé et trois cents mille d'orge." (12) Quant à
la contribution en argent qu'il imposa aux vaincus, on n'est pas d'accord sur ce
point; je trouve chez quelques historiens cinq mille talents, chez d'autres cinq
mille livres pesant d'argent, chez d'autres enfin une double paie pour les
soldats de Scipion. (13) "Voilà, mes conditions, dit-il; décidez si vous voulez
de la paix à ce prix; je vous accorde trois jours pour délibérer. Si vous
acceptez, faites avec moi une trêve, et envoyez à Rome une ambassade pour le
sénat."
(14) Les députés furent ainsi congédiés. À Carthage on fut
d'avis de ne refuser aucune des conditions de la paix. On cherchait à gagner du
temps pour qu'Hannibal pût repasser en Afrique. (15) On envoya donc une nouvelle
ambassade à Scipion pour conclure la trêve, et une autre à Rome pour demander la
paix: celle-ci menait avec elle, pour la forme, un petit nombre de prisonniers,
de transfuges et de déserteurs, afin d'avoir moins de peine à obtenir la paix.
Déclaration de Laelius au sénat. Réception des envoyés de
Masinissa
[XXX, 17]
(1) Plusieurs jours auparavant, Laelius arriva à Rome avec
Syphax et les principaux des prisonniers numides; il rendit aux sénateurs un
compte détaillé de tout ce qui s'était fait en Afrique; et son récit fut un
grand sujet de joie pour le présent et d'espoir pour l'avenir. (2) Après en
avoir délibéré, les sénateurs furent d'avis d'envoyer le roi dans la prison
d'Albe, et de retenir Laelius jusqu'à l'arrivée des envoyés de Carthage. (3) On
décréta quatre jours de supplications.
Le préteur Publius Aelius congédia le sénat, réunit
l'assemblée du peuple, et monta aux Rostres avec Laelius. (4) Quand on apprit
que les armées de Carthage avaient été mises en déroute, qu'un roi d'illustre
nom avait été vaincu et fait prisonnier, que la Numidie tout entière avait été
parcourue comme en triomphe, (5) la multitude ne put contenir la joie secrète
qui l'enivrait; elle en fit éclater les transports par des cris et par toutes
les autres démonstrations de l'allégresse populaire. (6) Aussi le préteur
ordonna-t-il sur-le-champ "que les gardiens des temples les ouvriraient tous
dans toute la ville, afin que pendant la journée entière le peuple fût maître de
les visiter, d'honorer les dieux et de leur rendre des actions de grâces."
(7) Le lendemain Laelius introduisit les députés de Masinissa
dans le sénat. Ils commencèrent par féliciter l'assemblée des succès de Scipion
en Afrique. (8) Puis ils témoignèrent leur reconnaissance de ce que le général
avait donné à Masinissa le titre et le pouvoir de roi, en le rétablissant sur le
trône de ses pères; "la ruine de Syphax permettrait à leur maître, sauf le bon
plaisir du sénat, de régner sans crainte et sans contestations." (9) Ils
remercièrent ensuite les sénateurs des éloges publics et des magnifiques
récompenses décernées aussi par Scipion à Masinissa." Ce prince avait mis tous
ses soins et les mettrait encore à n'en pas être indigne. (10) Il demandait que
le titre de roi et les autres récompenses et bienfaits de Scipion lui fussent
confirmés par un décret du sénat; (11) il osait en outre, si toutefois sa prière
n'était pas indiscrète, solliciter le renvoi des Numides qu'on gardait
prisonniers à Rome; cette faveur lui servirait utilement dans l'esprit de ses
concitoyens."
(12) On répondit aux députés que "le roi devait avoir sa part
dans les félicitations que méritaient les succès obtenus en Afrique; que Scipion
n'avait pas outrepassé ses pouvoirs en lui décernant le titre de roi; que tout
ce qu'il avait fait pour être agréable à Masinissa avait l'approbation et
l'assentiment du sénat." (13) On régla ensuite les présents que les députés
emporteraient pour le roi. C'étaient deux saies de pourpre avec une agrafe d'or
et des tuniques à laticlave, deux chevaux caparaçonnés, deux armures de cavalier
avec cuirasses, des tentes et l'équipage militaire qu'il est d'usage de fournir
aux consuls. (14) Ce fut le préteur qu'on chargea de les envoyer au roi. On
donna aux députés environ cinq mille as par tête, et mille aux gens de leur
suite; plus deux habillements complets par député, et un à chacun des gens de
leur suite et des Numides qu'on mettait en liberté pour les renvoyer au roi. Le
même décret accordait aux députés des places d'honneur et tous les privilèges
d'une généreuse hospitalité.
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