Syphax épouse la fille d'Hasdrubal (fin de l'année 205)
[XIX, 23]
(1) Tandis que cela avait lieu à Rome, les Carthaginois, de
leur côté, ayant établi des postes d'observation sur tous leurs promontoires, et
passé, à s'informer et à s'effrayer de chaque nouvelle, l'hiver dans
l'inquiétude, (2) se renforcèrent, eux aussi, pour défendre l'Afrique, par une
aide d'importance, une alliance avec le roi Syphax, après avoir cru que c'était
surtout en se fiant à lui que le Romain se proposait de passer en Afrique. (3)
Hasdrubal fils de Gisgon avait avec Syphax non seulement les liens d'hospitalité
dont on a déjà parlé, quand, venant d'Espagne, Scipion et Hasdrubal arrivèrent
par hasard chez lui tous deux en même temps, mais un projet d'alliance qui
ferait épouser au roi une fille d'Hasdrubal. (4) Parti pour conclure cette
affaire et fixer la date des noces (car déjà la jeune fille était nubile),
Hasdrubal, quand il s'aperçut que Syphax brûlait de désir (et les Numides, plus
que tous les barbares, s'abandonnent au pouvoir de Vénus) fait venir la jeune
fille de Carthage et hâte les noces; (5) et, entre autres sujets de
félicitations, pour ajouter au lien privé un lien public, une alliance entre le
peuple de Carthage et le roi, se promettant mutuellement d'avoir désormais mêmes
amis; mêmes ennemis, est sanctionnée par un serment.
(6) Mais Hasdrubal, qui se rappelait l'alliance du roi et de
Scipion, et combien le naturel des barbares est frivole et changeant, craignant
que, si Scipion passait en Afrique, ce mariage ne fût un lien bien faible, (7)
profite de ce qu'il tient alors le Numide, brûlant de son nouvel amour, et
l'amène, en se faisant même aider par les caresses de la jeune femme, à envoyer
à Scipion, en Sicile, des députés, qui l'avertissent de ne pas compter sur ses
promesses antérieures pour passer en Afrique: (8) lié, dit-il, et par son
mariage avec une Carthaginoise, fille d'Hasdrubal que Scipion a vu chez lui
comme hôte, et même par un traité officiel avec le peuple carthaginois, (9) il
souhaite d'abord que les Romains, comme ils l'ont fait jusqu'ici, mènent hors de
l'Afrique leur guerre contre les Carthaginois, pour qu'il ne soit pas obligé de
prendre part à leur lutte, et de suivre les armes de ceux-ci ou de ceux-là, en
dénonçant son alliance avec l'autre parti; (10) mais, si Scipion ne reste pas en
dehors de l'Afrique, et amène son armée devant Carthage, il devra, lui aussi,
combattre et pour la terre d'Afrique, sur laquelle il est né comme les
Carthaginois, et pour la patrie de sa femme, pour son père et pour ses pénates.
Scipion s'apprête à passer en Afrique (courant de l'été 204)
[XIX, 24]
(1) Les députés du roi, envoyés à Scipion avec ces
instructions, le rencontrent à Syracuse. (2) Quoique privé d'un secours
d'importance pour sa campagne d'Afrique, et d'un grand espoir, Scipion,
renvoyant en hâte, sans attendre que la nouvelle se répande, ces députés en
Afrique, leur remet, pour leur roi, une lettre, (3) par laquelle il l'avertit à
plusieurs reprises de ne manquer ni aux lois de l'hospitalité qui l'unissent à
lui, ni à celles de l'alliance qui l'unissent au peuple romain, ni au droit
religieux, ni à la bonne foi, ni aux poignées de mains échangées, ni aux dieux,
témoins et arbitres des conventions.
(4) Mais, comme on ne pouvait cacher l'arrivée des députés
numides - car ils s'étaient promenés en ville et avaient stationné devant le
quartier général -; comme, si l'on taisait ce qu'ils étaient venus demander, on
pouvait craindre que la vérité, du seul fait qu'on la cacherait, ne s'en
répandît que mieux toute seule, et que l'armée ne fût frappée de la peur d'avoir
à combattre en même temps le roi et les Carthaginois, Scipion détourna les
esprits de la vérité en les occupant d'abord d'une fausse nouvelle, (5) et,
convoquant les soldats à l'assemblée, leur dit qu'il ne fallait pas tarder
davantage; les rois, ses alliés, le pressaient de passer en Afrique le plus tôt
possible; Masinissa, d'abord, était venu en personne trouver Laelius, en se
plaignant de ce qu'on perdait le temps à hésiter; (6) maintenant Syphax envoyait
des députés, en s'étonnant d'un retard si long dont il se demandait la cause, et
en réclamant ou que l'armée passât enfin en Afrique, ou que, si l'on avait
changé de plan, on le lui fît savoir, pour qu'il pût, lui aussi, veiller sur
lui-même et sur son royaume. (7) C'est pourquoi, conclut Scipion, tout étant
déjà réglé et préparé, et l'affaire n'admettant plus de retard, il avait
l'intention, après avoir amené la flotte à Lilybée et concentré au même endroit
toutes les troupes d'infanterie et de cavalerie, au premier jour favorable pour
le départ, avec l'aide des dieux, de passer en Afrique.
(8) À Marcus Pomponius, Scipion écrit de venir, s'il lui
plaît, à Lilybée, afin d'y délibérer avec lui sur les légions et le nombre de
soldats qu'il emmènera de préférence en Afrique. (9) Il fait faire aussi le tour
de toute la côte, pour qu'on saisisse et amène à Lilybée tous les bateaux de
charge. (10) Alors que tout ce qu'il y avait de soldats et de navires en Sicile
était réuni à Lilybée, et que ni la ville ne pouvait contenir cette foule
d'hommes, ni le port tous ces bateaux,( 11) si générale était l'ardeur pour
passer en Afrique, que ces hommes ne semblaient pas conduits à la guerre, mais
au pillage assuré du butin après une victoire. En particulier, les survivants de
l'armée de Cannes croyaient que c'était sous ce chef, non sous un autre,
qu'ayant bien servi l'État, ils pouvaient en finir avec leur maintien infamant
sous les drapeaux. (12). Et Scipion ne méprisait nullement cette catégorie de
soldats, en homme qui savait bien et que ce n'était pas leur lâcheté qui avait
causé le désastre de Cannes, et qu'il n'y avait point dans l'armée romaine
d'aussi vieux soldats, ni d'aussi éprouvés non seulement dans les divers
combats, mais dans l'attaque des villes. (13) C'étaient les cinquième et sixième
légions qui étaient formées d'anciens soldats de Cannes; après avoir annoncé
qu'il les emmènerait en Afrique, Scipion en examina les soldats un à un, et,
laissant ceux qu'il jugeait inaptes, il les remplaça par des hommes qu'il avait
amenés d'Italie; (14) il compléta ces légions de façon à leur donner à chacune
six mille deux cents fantassins, et trois cents cavaliers. De même, parmi les
alliés latins, il choisit des fantassins et des cavaliers venant de l'armée de
Cannes.
Embarquement de l'armée romaine
[XIX, 25]
(1) Le nombre des soldats transportés en Afrique ne varie pas
peu suivant les auteurs consultés: (2) ici, je trouve dix mille fantassins et
deux mille deux cents cavaliers; là, seize mille fantassins et seize cents
cavaliers: ailleurs on augmente de plus de moitié, et ce sont trente-cinq mille
fantassins et cavaliers qu'on fait monter sur les navires. (3) Certains n'ont
pas donné de chiffre dans leur récit, et moi-même, sur ce point incertain, je
préférerai me ranger parmi eux. Coelius, s'il s'abstient de donner un chiffre,
étend à l'infini l'aspect de la foule de ces soldats: (4) il dit que leur cri
fit tomber les oiseaux à terre, et qu'il s'embarqua une telle multitude, qu'il
semblait ne rester aucun mortel en Italie ni en Sicile.
(5) Pour les soldats, Scipion se chargea lui-même de les
faire embarquer en bon ordre et sans trouble; les matelots, Caïus Laelius,
commandant de la flotte, les retint sur les navires, après les y avoir fait
monter les premiers; (6) l'embarquement des vivres fut confié au préteur Marcus
Pomponius: on chargea quarante-cinq jours de blé, dont quinze jours de pain cuit
d'avance. (7) Quand tous étaient déjà embarqués, Scipion envoya des canots faire
le tour des vaisseaux, et amener, de chacun d'eux, le pilote, le capitaine et
deux soldats jusqu'au forum, pour prendre ses ordres. (8) Quand ils y furent, il
leur demanda d'abord s'ils avaient embarqué l'eau nécessaire aux hommes et aux
animaux pour aussi longtemps que du blé. (9) Quand ils eurent répondu qu'il y
avait de l'eau pour quarante-cinq jours sur les navires, il ordonna aux soldats
de laisser avec discipline, en silence, tranquillement, les matelots, sans se
disputer avec eux, faire leur service. (10) Avec vingt bateaux de guerre, Lucius
Scipion et lui, à l'aile droite, à l'aile gauche, avec le même nombre de
bateaux, Caïus Laelius, commandant de la flotte, et Marcus Porcius Caton - alors
questeur - veilleraient, dit-il, sur les transports; (11) il y aurait un feu sur
les bateaux de guerre, deux sur les bateaux de charge; le bateau amiral aurait,
pour se distinguer pendant la nuit, trois feux. (12) Scipion dit aux pilotes de
se diriger sur Emporia. Le territoire en est très fertile; par suite, la région
abonde en ressources de toute sorte; les barbares y sont peu guerriers, comme il
arrive le plus souvent sur un riche terroir, et l'on aurait, semblait-il, le
temps, avant qu'on vînt à leur secours de Carthage, de les écraser. (13) Ces
ordres donnés, on dit à tous de regagner leur bateau, et le lendemain, avec
l'aide des dieux, au signal donné, de lever l'ancre.
Le départ de l'armée
[XIX, 26]
(1) Beaucoup de flottes romaines étaient parties de Sicile, et de ce
port même; mais non seulement dans cette guerre, - et ce n'est pas
étonnant, car la plupart de ces flottes n'étaient parties que pour
piller - mais même dans la guerre précédente, aucun départ n'avait
offert un spectacle aussi imposant. (2) Pourtant si l'on jugeait de ces
flottes par leur importance, deux consuls avec leurs deux armées
consulaires avaient fait plusieurs fois cette traversée, et il y avait
dans leurs flottes presque autant de bateaux de guerre que Scipion
emmenait de bateaux de charge; (3) car, outre ses quarante vaisseaux
longs, il avait quatre cents transports environ pour faire passer son
armée. (4) Mais la, seconde guerre punique paraissait aux Romains plus
affreuse que la première, depuis qu'on se battait en Italie, et surtout
après les grands massacres de tant d'armées, accompagnés de la mort de
leurs généraux; (5) et un chef comme Scipion, partie par ses exploits,
partie par sa chance personnelle, vraiment puissante pour accroître sa
gloire, avait obtenu des éloges qui avaient attiré l'attention, (6)
comme le faisait son idée de passer en Afrique (ce qu'aucun général
n'avait encore tenté dans cette guerre), parce qu'il avait répandu le
bruit qu'il allait là-bas afin d'attirer Hannibal hors de l'Italie, de
porter et terminer la guerre en Afrique. (7) Pour assister à ce départ
était accourue au port la foule non seulement des habitants de Lilybée,
mais de toutes les députations de Sicile qui étaient venues escorter
Scipion pour lui rendre leurs devoirs, et avaient suivi le préteur de la
province, Marcus Pomponius. (8) En outre, les légions qu'on laissait en
Sicile s'étaient avancées pour accompagner leurs camarades; ainsi, non
seulement la flotte, pour ceux qui la regardaient de la terre, mais
toute la terre environnante, couverte de foule, pour ceux qui partaient
sur les bateaux, formaient un beau spectacle.
La traversée
[XIX, 27]
(1) Alors, ayant fait faire le silence par le héraut, Scipion
dit: "Dieux, Déesses qui habitez les mers et les terres, je vous en prie, je
vous le demande, (2) que tout ce qui s'est fait, se fait et se fera durant mon
commandement, pour moi, pour le patriciat et la plèbe de Rome, pour les alliés
et les Latins, pour ceux qui suivent le parti du peuple romain et le mien, mes
ordres et mes auspices, sur la terre, sur la mer et sur les fleuves que cela
tourne bien; tout cela, puissiez-vous l'aider, le faire prospérer par un
développement prospère; (3) puissiez-vous dans nos maisons ramener mes soldats
et moi sains et saufs, ayant vaincu les ennemis, en vainqueurs, ornés de leurs
dépouilles, chargés de butin, et triomphants; rendez-nous possible la vengeance
contre ceux qui nous veulent du mal et ceux qui nous font la guerre; (4) et tout
le mal que le peuple de Carthage s'est efforcé de faire à notre État,
donnez-nous, au peuple romain et à moi, le pouvoir de le faire, de façon
exemplaire, à l'État carthaginois". (5) Après cette prière, il jeta à la mer,
selon l'usage, les entrailles crues de la victime que l'on avait sacrifiée, et
fit donner par la trompette le signal du départ.
(6) Partis par un vent favorable, assez fort, ils furent
bientôt emportés hors de la vue de la terre. À partir de midi, il commença à y
avoir un tel brouillard que les navires avaient peine à s'éviter; le vent devint
plus faible en pleine mer. (7) Pendant la nuit suivante, la même brume persista;
le soleil levant la dissipa, et le vent gagna en force. Déjà on distinguait la
terre. (8) Peu après, le pilote dit à Scipion que l'Afrique n'était pas à plus
de cinq milles, qu'il distinguait le promontoire de Mercure; s'il ordonnait de
se diriger sur ce point, bientôt toute la flotte serait au port. (9) Scipion
ayant, quand la terre fut en vue, demandé aux dieux que ce fût pour le bien de
l'État et pour le sien qu'il voyait l'Afrique, ordonne de larguer les voiles et
de chercher plus bas un autre point pour faire aborder les vaisseaux. (10) Le
même vent les poussait toujours; mais le brouillard, se levant à peu près à la
même heure que la veille, ôta la vue de la terre, et le vent, étouffé par ce
brouillard, tomba. (11) Ensuite, la nuit augmenta encore l'incertitude en toutes
choses. Aussi jeta-t-on les ancres, de peur que les navires ne se heurtent entre
eux ou ne soient portés contre la côte. (12) Au jour, le même vent, s'étant
levé, dispersa le brouillard, et découvrit toute la côte d'Afrique. Scipion,
ayant demandé quel était le promontoire le plus proche et appris qu'on
l'appelait "promontoire du Beau", déclara: "Ce présage me plaît, dirigez vers ce
point les navires". (13) La flotte y alla rapidement, et l'on débarqua toutes
les troupes.
Si j'ai rapporté que la traversée fut heureuse, sans crainte
ni désordre, c'est sur la foi de très nombreux auteurs grecs et latins. (14)
Coelius expose qu'à cela près que les navires ne furent pas engloutis par les
flots, ils connurent toutes les terreurs qui peuvent venir du ciel et de la mer;
qu'enfin la flotte fut emportée, par la tempête, de l'Afrique à l'île d'Aegimure;
(15) que, de là, elle eut de la peine à rectifier sa course, et que, les navires
étant près d'être engloutis, les soldats, sans ordre du général, sur les canots,
comme des naufragés, gagnèrent sans armes la terre au milieu d'un grand
désordre.
Établissement du camp romain. Panique à Carthage
[XIX, 28]
(1) Leurs troupes débarquées, les Romains jalonnent leur camp sur les
hauteurs les plus proches. (2) Déjà ce n'était pas seulement dans les
campagnes de la côte que, d'abord, la vue de la flotte, puis l'irruption
des hommes descendus à terre avaient répandu la peur et l'effroi, mais
dans les villes mêmes. (3) Non seulement en effet une foule d'hommes,
mêlée à des files de femmes et d'enfants, avait couvert çà et là tous
les chemins, mais les paysans poussaient devant eux leurs troupeaux de
sorte qu'on eût dit qu'on abandonnait soudain l'Afrique. (4) Dans les
villes mêmes, ces fuyards provoquaient un effroi plus grand que celui
qu'ils y avaient eux-mêmes apporté; à Carthage, en particulier, l'émoi
fut presque aussi grand que si la ville avait été prise. (5) C'est que,
depuis les consuls Marcus Atilius Regulus et Lucius Manlius, soit près
de cinquante ans, ses habitants n'avaient pas vu d'armée romaine,
excepté les flottes qui, venues pour piller, faisaient des débarquements
dans les campagnes côtières, (6) d'où, ayant enlevé ce que le hasard
leur avait offert, les soldats revenaient toujours à leurs navires sans
attendre que les cris d'alarme eussent rassemblé les paysans. D'autant
plus grandes furent alors la fuite et la peur dans la ville. (7) Et, ma
foi, les Carthaginois n'avaient chez eux ni armée solide, ni général à
opposer aux Romains. Hasdrubal fils de Gisgon, par sa naissance, son
renom, sa fortune, et maintenant, en outre, son alliance avec un roi,
était de loin le premier personnage de l'État; (8) mais on se rappelait
que le Scipion qui venait de débarquer l'avait, en plusieurs batailles,
battu et repoussé en Espagne, et que le général des Carthaginois ne
valait pas plus le général romain que leur armée improvisée l'armée
romaine. (9) C'est pourquoi, comme si Scipion allait attaquer la ville
sur le champ, on cria aux armes, on ferma à la hâte les portes, des
troupes, des sentinelles et des postes furent disposés sur les murs, et
l'on veilla pendant la nuit suivante. (10) Le lendemain, cinq cents
cavaliers, envoyés du côté de la mer en observation et pour gêner le
débarquement, tombèrent sur des postes romains. (11) Déjà en effet
Scipion, ayant envoyé sa flotte à Utique, avait lui-même, sans s'avancer
beaucoup loin du rivage, occupé les hauteurs les plus voisines, et
employé sa cavalerie soit en la plaçant à des endroits favorables pour
établir des postes, soit en l'envoyant piller la campagne.
L'arrivée de Masinissa (fin de l'été 204)
[XIX, 29]
(1) Ces derniers cavaliers, ayant engagé le combat avec les
cavaliers carthaginois, tuèrent quelques-uns d'entre eux dans la lutte même, et
la plupart des autres dans la fuite où ils les poursuivirent, entre autres leur
commandant Hannon, un jeune noble. (2) Non content de piller la campagne à
l'entour, Scipion enleva une ville indigène toute proche et assez importante,
(3) où, en dehors de tout le butin embarqué aussitôt sur des transports, et
envoyé en Sicile, il prit huit mille têtes d'hommes libres et d'esclaves. (4)
Cependant le fait le plus heureux pour les Romains, au début de leur expédition,
fut l'arrivée de Masinissa; certains disent qu'il arriva avec deux cents
cavaliers au plus, la plupart avec une cavalerie forte de deux mille hommes. (5)
Au reste, comme il fut de beaucoup le plus grand de tous les rois de son temps,
et celui qui aida le plus Rome, il vaut la peine, me semble-t-il, de faire une
digression, pour raconter par quelles vicissitudes de la fortune il perdit et
recouvra le royaume paternel.
(6) Il combattait pour les Carthaginois en Espagne quand son
père mourut (il s'appelait Gala). Le pouvoir passa suivant l'usage des Numides,
au frère du roi, Oezalcès, qui était très âgé. (7) Peu de temps après, Oezalcès
étant mort aussi, l'aîné de ses deux fils, Capussa - l'autre étant un enfant en
bas âge - reçut le pouvoir paternel. (8) Mais, comme il l'obtenait à cause des
lois de son peuple plus que par son autorité parmi les siens ou sa puissance
matérielle, il se leva un certain Mazaetullus, qui était non étranger au sang de
ces rois, mais d'une branche qui leur avait toujours été hostile et avait
disputé, avec des fortunes diverses, le pouvoir à ceux qui le détenaient. (9)
Cet homme, ayant soulevé ses compatriotes, auprès desquels il avait beaucoup
d'autorité parce qu'ils détestaient leurs rois, établit ouvertement un camp et
força ainsi le roi Capussa à descendre en ligne et à combattre pour son trône.
(10) Dans cette bataille, Capussa tomba, ainsi que beaucoup de grands; tout le
peuple des Maesulii passa sous les ordres et l'autorité de Mazaetullus. (11) Il
s'abstient cependant de prendre le nom de roi, et, se contentant du titre
modeste de tuteur, il nomme roi le jeune Lacumazès, survivant de la famille
royale. (12) Il épouse une noble carthaginoise, fille d'une soeur d'Hannibal
mariée dernièrement au roi Oezalcès, dans l'espoir de devenir l'allié des
Carthaginois, (13) et il rajeunit les liens d'hospitalité qui l'unissaient
depuis longtemps à Syphax en lui envoyant des députés; il se préparait en tout
cela autant d'aides contre Masinissa.
Masinissa part à la reconquête de son royaume (206)
[XIX, 30]
(1) Masinissa, de son côté, en apprenant que son oncle était
mort, puis que son cousin germain avait été tué, passa d'Espagne en Maurétanie.
Le roi des Maures était alors Baga. (2) En le suppliant, en lui adressant les
prières les plus humbles, il obtint de lui, pour l'escorter sur la route - faute
de pouvoir en obtenir pour combattre - quatre mille Maures. (3) Avec eux, après
avoir envoyé un message aux amis de son père et aux siens, il arriva aux
frontières de son royaume, où cinq cents Numides environ vinrent à lui. (4)
Renvoyant alors les Maures, comme c'était convenu, à leur roi, quoique la troupe
qui était venue se grouper autour de lui fût sensiblement plus faible qu'il ne
l'avait espéré, et insuffisante pour oser sans hésiter une si grande entreprise,
(5) pensant que par son action et ses efforts pour augmenter ses forces il
réunirait encore quelques troupes, il court du côté de Thapsus au devant du
petit roi Lacumazès, qui partait pour se rendre auprès de Syphax. 6. L'escorte
de Lacumazès s'étant réfugiée en tremblant dans la ville, Masinissa l'enlève au
premier assaut, et, parmi les gens du roi, accueille les uns, qui se livrent à
lui, massacre les autres qui préparent la résistance; mais la plupart, avec le
jeune roi lui-même, au milieu du désordre, parviennent jusque chez Syphax, où
ils voulaient aller.
(7) Le bruit de ce succès, modeste, mais remporté au début
d'une campagne, tourna les Numides du côté de Masinissa; de tous côtés
affluaient, venant des campagnes et des bourgs, les vieux soldats de Gala, et
ils poussaient le jeune homme à reconquérir le royaume de son père. (8) Par le
nombre de ses troupes, Mazaetullus l'emportait sensiblement: car il avait, par
lui-même, et l'armée avec laquelle il avait vaincu Capussa, et quelques
détachements qu'il avait accueillis après la mort du roi; et le jeune Lacumazès
lui avait amené de chez Syphax de gros renforts. (9) Mazaetullus disposait ainsi
de quinze mille fantassins et de dix mille cavaliers; Masinissa leur livra
bataille, quoique étant loin d'avoir autant d'infanterie et de cavalerie. La
victoire alla cependant à la valeur des vieux soldats et à l'habileté d'un
général exercé au milieu des luttes entre Romains et Carthaginois. (10) Le jeune
roi, avec son tuteur et une petite troupe de Masaesulii, se réfugia sur le
territoire de Carthage.
Ayant ainsi recouvré le royaume de son père, Masinissa, qui
voyait bien qu'il lui restait encore à soutenir contre Syphax une lutte qui, par
son importance, ne l'emportait pas de peu sur la première, jugea que le mieux
était de se réconcilier avec son cousin germain; (11) il envoya des députés
chargés de faire espérer au jeune roi, que, s'il se confiait à la loyauté de
Masinissa, il aurait les mêmes honneurs qu'avait eus Oezalcès auprès de Gala,
(12) et de promettre à Mazaetullus, outre l'impunité, la restitution loyale de
tous ses biens; et tous deux, préférant à l'exil une fortune modeste dans leur
patrie, malgré tous les efforts concertés des Carthaginois pour empêcher cette
entente, se laissèrent gagner par Masinissa.
Hasdrubal pousse Syphax à combattre Masinissa (fin de 205)
[XIX, 31]
(1) Lors de ces événements, Hasdrubal se trouvait par hasard
auprès de Syphax. Le Numide ne se jugeant pas très intéressé à ce que le royaume
des Maesulii appartînt à Lacumazès ou à Masinissa, Hasdrubal lui dit qu'il se
trompait beaucoup (2) s'il croyait que Masinissa se contenterait du même pouvoir
que son père Gala ou son oncle Oezalcès: il était, dit-il, doué de courage et de
talent plus qu'aucun homme de sa nation ne l'avait jamais été; (3) souvent, en
Espagne, il avait donné l'exemple d'une valeur rare à ses alliés comme à ses
ennemis. Et Syphax et les Carthaginois, s'ils n'étouffaient pas ce feu naissant,
seraient bientôt embrasés par un énorme incendie, alors qu'il n'y aurait plus
aucun moyen de lui résister; (4) au contraire, ses forces étaient encore tendres
et frêles, tandis qu'il pansait les blessures de son royaume qui se
cicatrisaient à peine.
Par ces instances et ces excitations, Hasdrubal obtint que
Syphax amenât son armée aux frontières des Maesulii, (5) et allât camper sur un
territoire à propos duquel, avec Gala, on s'était souvent non seulement disputé,
mais battu, comme s'il lui appartenait incontestablement; si quelqu'un voulait
le repousser - chose souhaitable entre toutes - Syphax livrerait bataille; (6)
si au contraire, par crainte, on lui cédait ce territoire, il devait s'avancer
jusqu'au centre du royaume: ou les Maesulii se soumettraient à lui sans combat,
ou, dans la lutte, ils lui seraient fort inférieurs.
(7) Poussé par ces paroles, Syphax porte la guerre chez
Masinissa. Dans la première bataille, il disperse et met en fuite les Maesulii;
Masinissa, avec quelques cavaliers, s'enfuit du champ de bataille sur un massif
montagneux que les habitants du pays nomment mont Bellus. (8) Quelques familles
y suivent leur roi avec leurs tentes et leurs troupeaux - c'est là leur fortune
-; le reste du peuple des Maesulii se soumit à Syphax. (9) Sur le massif
qu'avaient occupé les exilés il y avait de l'herbe et de l'eau; étant propre à
nourrir des troupeaux, il suffisait aussi largement à l'alimentation de gens qui
se nourrissaient de viande et de lait. (10) De là partirent d'abord des
incursions nocturnes et furtives, puis un brigandage qui ne se cachait plus;
tous les environs en furent désolés; les gens de Masinissa portaient surtout la
flamme sur les territoires carthaginois, parce qu'il y avait là plus de butin
que chez les Numides, et que le brigandage y était moins dangereux. (11) Et déjà
ils se moquaient de leurs ennemis si impudemment, qu'apportant leur butin
jusqu'à la côte, ils le vendaient à des marchands qui accostaient pour cela, et
que les Carthaginois tués ou pris étaient plus nombreux qu'il n'arrive souvent
dans une guerre régulière. (12) Les Carthaginois s'en plaignaient auprès de
Syphax; déjà irrité par lui-même, il se voyait poussé par eux à poursuivre ces
restes de la guerre. Mais il avait peine à juger digne d'un roi de poursuivre un
brigand errant dans les montagnes.
Masinissa échappe de justesse à la mort
[XIX, 32]
(1) Parmi les généraux du roi, ce fut Bucar, homme ardent et
actif, qu'on choisit pour cette tâche; on lui donna quatre mille fantassins et
deux mille cavaliers; et on lui fit espérer qu'on le comblerait des plus grandes
récompenses, s'il rapportait la tête de Masinissa, ou si - joie inestimable! -
il le prenait vivant. (2) Bucar, trouvant dispersés sans défiance les partisans
de Masinissa, les attaque par surprise, et, coupant de leurs défenseurs une
quantité de troupeaux et de gens, rejette Masinissa lui-même, avec quelques
hommes, vers le sommet du massif. (3) Puis, comme si déjà la guerre était
presque finie, ayant envoyé à Syphax non seulement le butin - troupeaux et
prisonniers - mais une partie de ses troupes, trop nombreuses, à son jugement,
pour la campagne qu'il restait à faire, (4) avec cinq cents fantassins au plus
et deux cents cavaliers, il poursuit Masinissa descendu de sa crête, et
l'enferme, en occupant les défilés qui la terminent de part et d'autre, dans une
vallée étroite où l'on fait un grand massacre de Maesulii. (5) Masinissa, avec
cinquante cavaliers tout au plus, passant par des sinuosités de la montagne
inconnues de ceux qui le poursuivaient, se tira de là; (6) cependant Bucar resta
sur ses traces, et, l'ayant rejoint dans les plaines qui s'étendent près de
Clupea, le cerna si bien qu'excepté quatre cavaliers, il tua tous les autres
jusqu'au dernier. Mais, avec les premiers, il laissa encore Masinissa, blessé,
lui échapper presque des mains dans le tumulte. Ces fuyards étaient en vue; (7)
toute une division de cavalerie, dispersée dans la vaste plaine, certains de ces
hommes galopant en oblique pour couper la route aux fuyards, poursuivait cinq
ennemis. (8) Un grand cours d'eau les reçut - car sans hésiter, en hommes que
pressait une crainte plus grande, ils y lancèrent leurs chevaux; - et, emportés
par le courant, ils furent entraînés en biais. 9. Deux d'entre eux, sous les
yeux de l'ennemi, furent engloutis par le courant très violent; mais Masinissa
lui-même, que l'on crut mort, et, avec lui, les deux cavaliers qui lui
restaient, prirent pied dans les buissons de l'autre rive. Là s'arrêta la
poursuite de Bucar, qui n'osa pas entrer dans le fleuve, ne croyant plus,
d'ailleurs, avoir à poursuivre personne qui en valût la peine. (10) Il s'en
retourna donc affirmer, par erreur, au roi que Masinissa avait été englouti; on
envoya des courriers porter ce grand sujet de joie à Carthage; et la diffusion
dans toute l'Afrique du bruit de la mort de Masinissa y affecta diversement les
esprits.
(11) Masinissa, qui, dans une caverne cachée, soignait sa
blessure avec des herbes, y vécut quelques jours de ce que volaient ses deux
cavaliers. (12) Dès que la cicatrice se fut formée et parut capable de supporter
les secousses de la route, il entreprit, avec une grande audace, d'aller
reconquérir son royaume; il réunit sur sa route quarante cavaliers tout au plus;
mais, étant arrivé chez les Maesulii en proclamant désormais ouvertement qui il
était, (13) l'attachement qu'on avait eu pour lui, et surtout la joie inespérée
de le voir sain et sauf après l'avoir cru mort, provoquèrent un tel mouvement en
sa faveur, qu'en quelques jours six mille fantassins, quatre mille cavaliers
vinrent le rejoindre, (14) et que non seulement il se trouva, désormais, en
possession du royaume de son père, mais qu'il attaqua les peuples alliés de
Carthage et le territoire des Masaesulii, c'est-à-dire le royaume de Syphax. De
là, après avoir amené Syphax à la guerre, il alla s'établir entre Cirta et
Hippone, sur une chaîne de montagnes satisfaisant à tous les besoins de la
guerre.
Victoire de Syphax. Masinissa part en exil (début de 204?)
[XIX, 33]
(1) Donc Syphax, jugeant l'affaire trop importante pour la
faire mener par des lieutenants, envoie une partie de son armée avec son jeune
fils, nommé Vermina, et lui ordonne de faire un mouvement tournant, et, quand
l'ennemi sera occupé par lui, Syphax, de l'attaquer de dos. (2) Vermina partit
de nuit, car il devait attaquer sans avoir été vu; Syphax, lui, quitta son camp
de jour, par un chemin découvert, en homme qui devait combattre en bataille
rangée. (3) Le moment venu où l'on jugea que les troupes envoyées pour le
mouvement tournant pouvaient avoir atteint leur poste, Syphax lui-même, par une
pente douce menant à l'ennemi, confiant dans le nombre de ses troupes et surtout
dans l'embuscade préparée, fait gravir à son armée le mont qui lui fait face.
(4) Masinissa, confiant surtout dans le terrain, qui allait lui permettre de
lutter beaucoup plus favorablement, aligne lui aussi les siens.
La lutte fut terrible et longtemps incertaine, l'avantage du
terrain et de la valeur des soldats étant pour Masinissa, celui du nombre -
vraiment trop considérable - pour Syphax. (5) Ces troupes nombreuses, divisées
en deux corps, l'un pressant Masinissa de front, l'autre déployé dans son dos
par un mouvement tournant, donnèrent à Syphax une victoire incontestable; et
même aucun refuge ne s'ouvrait à ses ennemis, enfermés de front et de dos. (6)
Aussi tous, fantassins et cavaliers, furent-ils massacrés ou pris; seuls deux
cents cavaliers environ, que Masinissa avait groupés autour de lui et divisés,
par escadrons, en trois corps, reçurent de lui l'ordre de se frayer un passage,
après qu'il leur eut indiqué un point où se réunir à la suite de leur fuite en
ordre dispersé. (7) Masinissa lui-même, par le chemin qu'il s'était fixé,
s'échappa au milieu des javelots ennemis; les deux autres escadrons furent
arrêtés: l'un, ayant peur, se rendit à l'ennemi; le plus acharné à résister fut
écrasé, criblé de traits. (8) Vermina le serrant de prés, comme à la trace,
Masinissa, se jouant de lui par des détours incessants d'une route à l'autre, le
dégoûta, le lassa en lui ôtant tout espoir, et le força enfin à abandonner sa
poursuite; avec soixante cavaliers, il arriva à la petite Syrte. (9) Là, avec la
conscience fière et rare d'avoir plusieurs fois essayé de reconquérir le royaume
de ses pères, il passa, entre les Empories carthaginoises et la nation des
Garamantes, tout le temps qui s'écoula jusqu'à l'arrivée en Afrique de Caïus
Laelius et de la flotte romaine. (10) C'est ce qui me porte à croire que
Masinissa vint trouver Scipion, par la suite, avec une troupe de cavaliers
plutôt modeste qu'importante: car les troupes nombreuses dont on parle
conviennent à qui règne, la petite escorte, à la fortune d'un exilé.
Scipion, avec l'aide de Masinissa, remporte une victoire
décisive près d'Utique (fin de 204)
[XIX, 34]
(1) Les Carthaginois, ayant perdu une division de cavaliers
avec son chef, réunissent d'autres cavaliers par une nouvelle levée et mettent à
leur tête Hannon fils d'Hamilcar. (2) Ils mandent à plusieurs reprises Hasdrubal
et Syphax par des lettres et des courriers, à la fin même par des ambassadeurs;
à Hasdrubal, ils ordonnent de porter secours à sa patrie presque assiégée; quant
à Syphax, ils le prient de venir à l'aide de Carthage, de l'Afrique entière.
(3) Scipion campait alors près d'Utique, à mille pas environ
de cette ville, ayant transporté là, de la côte, le campement qu'il y avait
occupé quelques jours en liaison avec sa flotte. (4) Hannon, ayant reçu une
cavalerie qui était loin d'être assez forte non seulement pour harceler
l'ennemi, mais même pour défendre les campagnes du pillage, s'occupa avant tout
d'augmenter par le racolement le nombre de ses cavaliers. (5) Sans dédaigner
ceux des autres nations, il enrôla surtout des Numides: ce sont de loin les
meilleurs cavaliers de l'Afrique. (6) Il avait déjà quatre mille cavaliers
environ, quand il occupa une ville nommée Salaeca, à quinze mille pas environ du
camp romain.
(7) Quand on l'annonça à Scipion: "Des cavaliers cantonnés
l'été dans des maisons!" s'écria-t-il, "qu'ils soient encore plus nombreux,
pourvu qu'ils gardent un tel chef!" (8) Et pensant qu'il devait d'autant moins
rester inactif que ses adversaires menaient l'affaire avec plus d'indolence, il
envoie en avant Masinissa avec sa cavalerie, en lui ordonnant de chevaucher
devant les portes de Salaeca et d'attirer les ennemis au combat quand toute leur
foule se sera répandue hors de la ville, et qu'il trouvera la lutte trop pénible
pour pouvoir la soutenir facilement, il n'aura qu'à se replier peu à peu
lui-même, Scipion, marchera au combat au moment opportun. (9) Après avoir
attendu le temps qui parut nécessaire pour permettre à Masinissa d'attirer
l'ennemi, Scipion, le suivant avec la cavalerie romaine, couvert par des
hauteurs qui, très à propos, se trouvaient entre l'ennemi et lui aux tournants
de la route, s'avança sans être vu.
(10) Masinissa, selon le plan prévu, jouant tantôt l'homme
qui inspire l'effroi, tantôt celui qui a peur, ou galopait vers les portes mêmes
de la ville, ou, en se retirant, en donnant, par une peur feinte, de la
hardiesse aux ennemis, cherchait à les amener à le poursuivre sans précaution.
(11) Tous n'étaient pas encore sortis, et leur chef se fatiguait de diverses
façons, forçant les uns, lourds de vin et de sommeil, à prendre les armes et à
brider leurs chevaux, s'opposant à ce que les autres, dispersés, sans ordre,
sans rangs, sans enseignes, ne courussent au dehors par toutes les portes. (12)
D'abord, tant qu'ils s'élançaient sans prendre garde à rien, Masinissa les
recevait; bientôt, un plus grand nombre d'entre eux, passant la porte ensemble
en groupe serré, avaient rendu la lutte égale; à la fin, toute la cavalerie
étant engagée, Masinissa ne put soutenir plus longtemps l'attaque. (13) Ce n'est
pas cependant en fuyant éperdument, mais en reculant peu à peu qu'il recevait
les charges de l'ennemi, jusqu'au moment où il l'attira vers les hauteurs qui
cachaient la cavalerie romaine. (14) Ces cavaliers, sortant de là avec des
forces intactes, des chevaux frais, enveloppèrent Hannon et ses Africains,
fatigués de leur combat et de leur poursuite; et Masinissa, tournant brusquement
ses chevaux, revint à la lutte. (15) Mille ennemis environ - l'avant-garde de la
colonne - pour lesquels la retraite se trouva difficile, furent, avec le général
Hannon lui-même, coupés des autres et massacrés; (16) les autres, effrayés
surtout par la mort de leur chef, fuyant en désordre, les vainqueurs les
poursuivirent l'espace de trente mille pas, et les prirent ou les massacrèrent
au nombre d'environ deux mille (sans compter les premiers). (17) Parmi eux, il
fut reconnu qu'il n'y avait pas moins de deux cents chevaliers carthaginois,
dont certains étaient notables par leur fortune et par leur naissance.
Scipion assiège vainement Utique pendant quarante jours.
L'armée se retire pour l'hiver (fin de l'automne 204)
[XIX, 35]
(1) Par hasard, le jour même de ce combat, les navires qui
avaient transporté le butin en Sicile revinrent avec un chargement de vivres,
comme s'ils avaient présagé qu'ils venaient rechercher un second butin.
(2) Que deux généraux carthaginois portant le même nom aient
été tués dans deux combats équestres, tous les historiens ne le rapportent pas,
de crainte, je crois, de se tromper en racontant deux fois la même chose;
Coelius et Valerius disent même que le seul Hannon dont ils parlent fut pris.
(3) Scipion accorda aux chefs et aux cavaliers, selon leur
mérite, et avant tous à Masinissa, des récompenses remarquables; (4) puis,
laissant à Salaeca une garnison solide, il part avec le reste de l'armée, non
seulement pillant la campagne partout où il passe, mais prenant même certaines
villes et certains bourgs, (5) et répandant au loin la terreur de la guerre; et
six jours après son départ, traînant une quantité d'hommes, de troupeaux et de
butin de toute sorte, il revient à son camp, et renvoie ses navires, chargés à
nouveau des dépouilles de l'ennemi.
(6) Alors, abandonnant les petites expéditions et les
pillages, il applique toutes ses forces à l'attaque d'Utique, dans l'intention,
s'il prenait cette ville, d'en faire sa base pour poursuivre ses autres
entreprises. (7) En même temps les équipages, partant de la flotte du côté où la
ville est baignée par la mer, et l'armée de terre, du côté d'une hauteur qui
domine presque les remparts eux-mêmes, s'approchent de la ville.( 8) Des
machines de jet et de siège, Scipion en avait apporté avec lui et reçu de Sicile
avec ses approvisionnements, et il en faisait faire de nouvelles dans un
arsenal, où il avait enfermé à dessein beaucoup d'ouvriers propres à de tels
travaux. (9) Les habitants d'Utique, complètement bloqués par une telle masse de
forces, mettaient tout leur espoir dans le peuple carthaginois, les Carthaginois
dans Hasdrubal, à condition qu'il décidât Syphax à marcher. Mais on apportait
plus de lenteur que ne le désiraient ceux qui avaient besoin de secours à mettre
tout en branle.
(10) Hasdrubal, quoique ayant obtenu par un racolement très
rigoureux environ trente mille fantassins et trois mille cavaliers, n'osa pas,
avant l'arrivée de Syphax, approcher son camp de l'ennemi. (11) Syphax, avec
cinquante mille fantassins et dix mille cavaliers, arrive, et, éloignant
aussitôt son camp de Carthage, s'établit non loin d'Utique et des retranchements
romains. (12) L'arrivée de ces troupes eut au moins pour effet que Scipion,
après avoir assiégé Utique pendant près de quarante jours, en essayant en vain
de tous les moyens pour la prendre, se retira, renonçant à son entreprise. (13)
Et - l'hiver approchant déjà - il fortifie des quartiers d'hiver sur un
promontoire qui, tenant à la terre par une crête étroite, s'avance assez loin
dans la mer. (14) Le même retranchement y enferme également le campement de la
flotte. Les légions campent sur la crête au milieu de l'isthme; le côté qui
regarde le nord est occupé par les vaisseaux tirés à sec et les équipages, la
vallée, exposée au midi, qui descend vers la côte opposée, par la cavalerie.
(15) Voilà ce qu'on fit en Afrique jusqu'à la fin de l'automne.
Activité des consuls en Italie (courant de 204)
[XIX, 36]
(1) Outre le blé rassemblé de tous côtés grâce au pillage des
campagnes environnantes, outre les vivres apportés de Sicile et d'Italie, le
propréteur Cneius Octavius apporta de Sardaigne, de la part du préteur Tiberius
Claudius, qui avait cette province, une grande quantité de froment. (2) Non
seulement les greniers déjà faits se trouvèrent remplis, mais on en construisit
de nouveaux. L'armée manquait de vêtements; on chargea Octavius de voir avec le
préteur ce qu'on pouvait en réunir et en envoyer de cette province. Cette
affaire aussi fut traitée activement: (3) en peu de temps, on envoya douze cents
toges et douze mille tuniques.
(4) Pendant l'été où l'on agit ainsi en Afrique, le consul
Publius Sempronius, qui avait pour province le Bruttium, rencontra Hannibal, sur
le territoire de Crotone, en pleine marche, dans un combat livré à l'improviste.
(5) Ce furent deux colonnes plutôt que deux fronts de bataille qui se
heurtèrent; les Romains furent repoussés, et dans cette affaire, rencontre
désordonnée plutôt que combat, il tomba environ douze cents hommes de l'armée du
consul. (6) Elle rentra précipitamment dans son camp, que, cependant, les
ennemis n'osèrent attaquer. Mais le consul, partant dans le silence de la nuit
suivante, après avoir fait dire au proconsul Publius Licinius d'amener ses
légions, joignit ses troupes aux siennes. Ce furent ainsi deux généraux, deux
armées qui revinrent contre Hannibal; (7) et l'on ne mit aucun retard à
combattre, les forces doublées du consul, la victoire récente du Carthaginois
remplissant d'ardeur l'un et l'autre. (8) Sempronius conduisit ses légions en
première ligne, et plaça en réserve celles de Publius Licinius. Le consul, au
début de la lutte, voua un temple à la Fortune Primigénie, pour le cas où, ce
jour-là, il battrait l'ennemi; et son voeu se réalisa. (9) On battit et l'on mit
en fuite les Carthaginois, on leur tua plus de quatre mille hommes; on en prit
vivants un peu moins de trois cents, avec quarante chevaux et onze drapeaux.
Abattu par cette défaite, Hannibal ramena son armée à Crotone.
(10) En même temps, le consul Marcus Cornelius, de l'autre
côté de l'Italie, contenait, moins par ses armes que par la terreur
qu'inspiraient ses jugements, l'Étrurie, qui se tournait presque tout entière du
côté de Magon, et de l'espoir d'une révolution amenée par lui. (11) Il fit ces
enquêtes, conformément à un sénatus-consulte, sans la moindre complaisance; et
beaucoup de nobles Étrusques, qui étaient allés eux-mêmes ou avaient envoyé
parler à Magon de la défection de leurs peuples, d'abord furent condamnés en
personne; (12) puis, ayant conscience de leur faute et s'exilant d'eux-mêmes,
ces nobles furent condamnés par contumace, et, ayant mis leur corps à l'abri,
offrirent seulement leurs biens, qu'on pouvait confisquer, comme gages au
châtiment.
Fin de l'exercice des censeurs. Rivalité de Marcus Livius et
de Claudius Néron
[XIX, 37]
(1) Tandis que les consuls agissaient ainsi dans des
directions opposées, à Rome les censeurs Marcus Livius et Caius Claudius lurent
la liste des sénateurs. Ils choisirent pour la première place Quintus Fabius
Maximus, prince du sénat pour la seconde fois; ils notèrent d'infamie sept
sénateurs, dont aucun, toutefois, ne s'était assis sur un siège curule. (2) Ils
inspectèrent avec une clairvoyance et une conscience très grandes les bâtiments
réparés; ils adjugèrent la construction d'une rue allant du Marché aux boeufs au
Temple de Vénus, en faisant le tour des loges du cirque, et celle d'un temple de
la Grande Mère sur le Palatin. (3) Ils décidèrent aussi de tirer un nouveau
revenu pour l'État du cours du sel. Le sel coûtait un sextant à Rome comme dans
l'Italie entière. Ils en affermèrent la vente, à Rome, au même prix, mais à un
prix plus élevé dans les marchés et les lieux de réunion des paysans, ce prix
variant d'ailleurs suivant l'endroit. (4) On croyait fermement que cette
augmentation de prix avait été inventée par l'un des censeurs, irrité contre le
peuple parce qu'il avait (disait-il) porté jadis contre lui un jugement injuste;
on croyait qu'elle pesait surtout sur les tribus dont le vote l'avait fait
condamner. D'où le surnom de Salinator (saulnier) donné à Livius.
(5) Le "lustre" fut accompli plus tard que d'habitude, parce
que les censeurs envoyèrent demander dans les provinces le nombre de citoyens
romains qu'il y avait dans chaque armée. (6) On recensa, ceux-ci compris, deux
cent quatorze mille personnes. Le lustre fut accompli par Caius Claudius Néron.
(7) Ensuite les censeurs reçurent - ce qu'on n'avait jamais fait avant - le
recensement des douze colonies, apporté par les censeurs de ces colonies mêmes,
afin qu'une trace durable de leurs moyens, d'après le nombre de leurs soldats et
leur fortune, restât dans les registres publics. (8) Puis on commença le
recensement des chevaliers; or il se trouvait par hasard que les deux censeurs
avaient un cheval de l'État. Quand on arriva à la tribu Pollia, dans laquelle
était inscrit Marcus Livius, comme le héraut hésitait à citer le censeur
lui-même: (9) "Cite, lui dit Néron, Marcus Livius!" Et soit par un reste de
vieux dissentiment, soit qu'il fût plein d'une vantardise de sévérité peu
opportune, Néron ordonna à Marcus Livius, puisqu'il avait été condamné par un
jugement du peuple, de vendre son cheval. (10) De même Marcus Livius, quand on
en vint à la tribu de l'Arno et au nom de son collègue, ordonna à Caius Claudius
(Néron) de vendre son cheval, pour deux raisons: d'abord, pour avoir porté un
faux témoignage contre lui, puis, pour ne pas s'être réconcilié avec lui de
bonne foi. (11) Tout aussi scandaleuse fut la lutte que ces censeurs se
livrèrent pour flétrir, chacun, la réputation de l'autre, au détriment de sa
propre réputation, à l'issue de leur censure. (12) Caius Claudius, après avoir
juré qu'il avait agi selon les lois et être monté au trésor, donna, parmi les
noms des hommes qu'il laissait soumis à la capitation, celui de son collègue.
(13) Ensuite Marcus Livius vint au trésor, et, excepté la tribu Maecia, qui ne
l'avait ni condamné, ni, une fois condamné, nommé consul ou censeur, il laissa
tout le peuple romain - trente-quatre tribus! - soumis à la capitation, (14)
parce que, dit-il, elles l'avaient à la fois condamné innocent, et, après
l'avoir condamné, nommé consul et censeur, et qu'ainsi elles ne pouvaient nier
qu'elles avaient été en faute ou une fois, dans leur jugement, ou deux fois,
dans leurs élections. (15) Au milieu de ces trente-quatre tribus, ajouta-t-il,
Caius Claudius, lui aussi, serait soumis à la capitation: mais s'il avait, lui,
Marcus Livius, un exemple d'un même homme deux fois soumis à la capitation, il
aurait encore laissé Caius Claudius soumis nommément à cet impôt déshonorant.
(16) Fâcheuse rivalité de flétrissures entre censeurs; mais blâme de
l'inconstance du peuple vraiment digne d'un censeur, et de la gravité de ces
temps-là!
(17) Les censeurs étant impopulaires, Cneius Baebius, tribun
de la plèbe, voyant là une occasion de grandir à leurs dépens, les cita l'un et
l'autre devant le peuple. Mais le sénat, d'accord, écarta cette affaire, pour
éviter que la censure ne fût, par la suite, exposée au vent des jugements
populaires.
Élections à Rome (pour l'année 203)
[XIX, 38]
(1) Pendant le même été, dans le Bruttium, Clampetia fut
enlevée de force par le consul; Consentia, Pandosia et d'autres cités peu
connues se soumirent volontairement. (2) Comme l'époque des élections approchait
déjà, on décida de mander de préférence à Rome Cornelius, qui était en Étrurie,
où il n'y avait pas de guerre. (3) Il proclama consuls Cneius Servilius Caepio
et Caius Servilius Geminus. (4) Puis on élut les préteurs. On proclama élus
Publius Cornélius Lentulus, Publius Quintilius Varus, Publius Aelius Paetus, et
Publius Villius Tappulus, ces deux derniers étant nommés préteurs alors qu'ils
étaient édiles de la plèbe. (5) Le consul, les élections achevées, retourne à
son armée d'Étrurie.
(6) Quelques prêtres moururent cette année-là et furent
remplacés: Tiberius Veturius Philo fut nommé et consacré flamine de Mars à la
place de Marcus Aemilius Regillus, mort l'année précédente; (7) à la place de
Marcus Pomponius Matho, augure et décemvir, on nomma comme décemvir Marcus
Aurelius Cotta, comme augure Tiberius Sempronius Gracchus, un tout jeune homme,
chose très rare alors dans l'attribution des sacerdoces.
(8) Cette année-là, des quadriges dorés furent placés au
Capitole par les édiles curules Caius Livius et Marcus Servilius Geminus. On
recommença deux jours des Jeux Romains; deux jours des Jeux Plébéiens furent
aussi recommencés par les édiles Publius Aelius et Publius Villius; et l'on
offrit un festin à Jupiter, à cause des jeux.
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