Bataille rangée dans le Samnium, près de Tifernum (297)
[X, 14]
(1) Tandis que les nouveaux consuls, Quintus Fabius Maximus,
consul pour la quatrième fois, et Publius Decius Mus, consul pour la troisième,
s'occupaient entre eux de choisir pour adversaires l'un les Samnites, l'autre
les Étrusques, (2) de juger des forces suffisantes pour l'une ou pour l'autre
province, et laquelle des deux guerres chacun était plus capable de conduire,
(3) des ambassadeurs de Sutrium, de Nepete et de Faléries, en témoignant que les
peuples d'Étrurie tenaient des assemblées pour demander la paix, détournèrent
sur le Samnium tout le poids de la guerre. (4) Une fois partis, les consuls,
pour se procurer plus facilement des vivres et laisser mieux ignorer à l'ennemi
le côté d'où viendrait l'attaque, conduisent, Fabius par le territoire de Sora,
Decius par celui de Sidicinum, leurs légions dans le Samnium. (5) Arrivés en
pays ennemi, l'un et l'autre, dispersant ses troupes, s'avance en le ravageant.
Leurs éclaireurs, cependant, devancent toujours les pillards; (6) aussi ne leur
échappe-t-il pas que, près de Tifernum, les ennemis, rangés sur les flancs d'un
vallon dérobé, se préparent, quand les Romains y seront entrés, à leur tomber
dessus.
(9) Fabius, mettant à l'écart ses bagages dans un endroit
sûr, avec une petite garde, prévient ses soldats que le combat est proche, et
s'avance, formé en carré, vers l'embuscade ennemie dont nous avons parlé. (8)
Les Samnites, désespérant d'attaquer par surprise, et voyant que l'affaire
allait en venir à une lutte décisive à découvert, préférèrent, eux aussi, livrer
un combat régulier. C'est pourquoi ils descendent en terrain plat, et s'en
remettent à la fortune, avec plus de courage que d'espoir. (9) Mais, soit parce
qu'ils avaient réuni, dans tous les peuples d'Étrurie, tout ce qu'ils avaient de
solide, soit parce que cette bataille, où tout se décidait, augmentait leur
courage, ils causèrent quelque crainte, même dans cette lutte ouverte. (10)
Fabius, voyant que nulle part on ne délogeait l'ennemi, ordonne à Maximus
Fulvius et à Marcus Valérius, tribuns militaires, avec qui il avait couru en
première ligne, d'aller vers les cavaliers, et de les exhorter (11) - s'ils se
rappellent quelques cas où les forces de la cavalerie sont venues au secours de
l'État - à s'efforcer, en ce jour, de garder intacte la gloire de leur ordre:
(12) dans le combat d'infanterie, l'ennemi, immobile, résiste; il ne reste
d'espoir que dans une charge de cavalerie. Appelant par leur nom ces jeunes
officiers eux-mêmes, tous deux avec une égale bienveillance, Fabius les comble
tour à tour d'éloges et de promesses. (13) Mais pensant, de peur que cette
tentative réussît..., qu'il fallait procéder par l'habileté, si la force ne
servait à rien, (14) il ordonne au légat Scipion de retirer du combat les
hastats de la première légion, de les amener par des détours aussi dérobés que
possible aux monts les plus proches, de les leur faire gravir à l'abri des vues,
et de se montrer soudain dans le dos de l'ennemi.
(15) Les cavaliers, conduits par les tribuns, en se portant
brusquement en avant des enseignes, ne troublèrent guère moins les leurs que les
ennemis. (16) Mais, devant les escadrons au galop, la ligne samnite resta
inébranlable: nulle part on ne put la faire reculer ou la rompre; et, leur
entreprise restant vaine, les cavaliers se replièrent derrière les enseignes et
quittèrent le combat. (17) Le courage de l'ennemi s'en accrut, et le front
romain n'aurait pu soutenir une lutte si longue, ni une attaque renforcée par sa
confiance en elle-même, si, sur l'ordre du consul, la seconde ligne n'avait
remplacé la première. (18) Ces forces intactes arrêtent le Samnite, qui avançait
déjà; et la vue, fort à propos, des enseignes romaines venant des monts, le cri
poussé par ces troupes, effrayèrent les Samnites d'une crainte qui n'était pas
toute fondée: (19) en effet, non seulement Fabius s'écria que son collègue
Decius approchait, mais les soldats, chacun pour soi, murmurent que l'autre
consul est là, que les légions sont là, en frémissant de joie, (20) et cette
erreur utile aux Romains remplit de fuite et de peur les Samnites, qui
craignaient surtout d'être écrasés, étant fatigués, par la seconde armée
romaine, entière et intacte. (21) Comme ils se dispersèrent dans leur fuite, le
massacre ne fut pas en rapport avec l'importance de la victoire. Trois mille
quatre cents furent tués; on en prit environ huit cent trente; on prit
vingt-trois drapeaux.
Le Samnium est soumis au pillage. Élections consulaires (296)
[X, 15]
(1) Les Apuliens se seraient joints aux Samnites avant ce
combat, si le consul Publius Decius n'était allé, à Malévent, camper en face
d'eux, ne les avait forcés à livrer bataille et dispersés. (2) Là aussi il y eut
plus de fuyards que de tués: deux mille Apuliens furent tués. Méprisant cet
ennemi, Decius conduisit ses légions dans le Samnium. (3) Là les deux armées
consulaires, parcourant le pays en sens opposé, dévastèrent tout pendant cinq
mois. (4) En quarante-cinq endroits du Samnium Decius établit son camp, et
l'autre consul en quatre-vingt-six; (5) et il n'y resta pas seulement les traces
du parapet et des fossés des camps, mais, souvenirs bien plus remarquables, la
dévastation du pays environnant et le pillage de cette région. (6) Fabius enleva
en outre la ville de Cimetra. On prit là deux mille quatre cents soldats, on en
tua, dans la lutte, environ quatre cent trente.
(7) Puis Fabius partit pour Rome en vue des élections, et se
hâta de régler cette affaire. Comme les premières centuries appelées à voter
nommaient toutes consul Quintus Fabius, (8) le candidat Appius Claudius,
personnage consulaire, homme ardent et intrigant, désireux non seulement d'être
honoré lui-même du consulat, mais aussi de voir les patriciens reprendre les
deux places de consul, employa ses forces et celles de la noblesse entière à se
faire nommer consul avec Quintus Fabius. (9) Celui-ci, en invoquant, pour lui, à
peu près les mêmes raisons que l'année précédente, refuse d'abord le consulat.
La noblesse entoure son siège; elle le prie d'arracher le consulat à la fange
plébéienne, de rendre leur majesté première et à cette charge, et aux familles
patriciennes. (10) Fabius, le silence obtenu, calma les passions par des paroles
modérées: il aurait, dit-il, accepté les votes au nom de deux patriciens, s'il
voyait nommer consul un autre que lui; (11) mais, dans les circonstances
présentes, tenir compte lui-même des votes à son nom, alors que ce serait
illégal, voilà un déplorable exemple qu'il ne donnerait pas. (12) Ainsi Lucius
Volumnius, plébéien, fut nommé consul avec Appius Claudius; ils avaient été de
même appariés dans un premier consulat. La noblesse reprocha à Fabius de n'avoir
pas voulu comme collègue d'Appius Claudius, qui, par l'éloquence et l'habileté
dans les affaires civiles, l'emportait sur lui sans aucun doute.
Intervention d'une délégation samnite à l'assemblée des Étrusques (296)
[X, 16]
(1) Les élections achevées, les anciens consuls reçurent l'ordre de
mener la guerre dans le Samnium, leurs pouvoirs étant prorogés pour six
mois. (2) C'est pourquoi l'année suivante aussi, sous le consulat de
Lucius Volumnius et d'Appius Claudius, Publius Decius, que son collègue
avait, comme consul, laissé dans le Samnium, ne cessa, comme proconsul,
d'en ravager les terres, jusqu'au moment où l'armée samnite, qui ne se
risquait plus nulle part à combattre, finit par être chassée de son
territoire. (3) Ces Samnites chassés gagnèrent l'Étrurie; et, pensant
que le but qu'ils avaient souvent tenté en vain d'atteindre par des
ambassades, ils l'atteindraient plus efficacement avec cette grande
armée, grâce à laquelle leurs prières se mêlaient, pour les Étrusques,
de terreur, ils demandèrent une réunion des chefs de l'Étrurie. (4) Ce
conseil réuni, les Samnites y exposent depuis combien d'années ils
combattent, pour la liberté, contre les Romains: ils ont tout essayé,
disent-ils, pour voir s'ils pouvaient, avec leurs seules forces,
soutenir une guerre si lourde; (5) ils ont tenté aussi de se faire aider
par des nations voisines sans importance. Ils ont demandé là paix au
peuple romain, quand ils ne pouvaient plus supporter la guerre; ils se
sont révoltés, parce que la paix pèse plus à des esclaves, qu'à des
hommes libres la guerre. (6) Il ne leur reste d'espoir que dans les
Étrusques; ils savent que cette nation est la plus riche de l'Italie en
armes, en hommes et en argent; ses voisins sont les Gaulois, nés dans le
fer et les armes, fiers de leur nature, mais surtout contre le peuple
romain, qui, conquis par eux, s'est racheté à pris d'or: ils le
rappellent et s'en vantent avec raison; (7) il s'en faut d'un rien, si
les Étrusques ont le même courage qu'autrefois Porsenna et leurs
ancêtres, pour qu'on force les Romains, chassés de tout le territoire en
deçà du Tibre, à lutter pour leur salut, non pour une tyrannie
intolérable sur l'Italie. (8) Il vient d'arriver aux Étrusques une armée
samnite toute prête, fournie d'armes et d'argent; elle les suivra
sur-le-champ, même s'ils la conduisent à l'attaque de la ville de Rome.
Prise de Murgantia, de Romuléa et de Férentinum
[X, 17]
(1)Tandis qu'en Étrurie les Samnites faisaient cet éloge
d'eux-mêmes, et ces efforts, la guerre romaine les rongeait chez eux. En effet,
Publius Decius, en apprenant par ses éclaireurs que l'armée samnite était
partie, convoqua le conseil: (2) "Pourquoi, dit-il, nous promener dans la
campagne à porter la guerre de village en village? Que n'attaquons-nous des
villes, et des remparts? Nulle armée ne garde plus le Samnium; ses soldats ont
quitté leur territoire et se sont eux-mêmes condamnés à l'exil."
(3) Tous l'approuvant, il les mène à l'attaque de Murgantia,
ville forte; et si grande fut l'ardeur des soldats, à la fois par amour pour
leur général et par espoir d'un butin plus grand que celui retiré du pillage des
campagnes, qu'en un seul jour ils prirent la ville de force, par les armes. (4)
Là deux mille cent combattants samnites furent cernés et pris, ainsi qu'un
énorme butin. Pour ne pas en encombrer, en alourdir sa colonne, Decius fait
convoquer les soldats:
(5) "Cette seule victoire, leur dit-il, ce butin vous
contenteront-ils? Voulez-vous entretenir des espoirs en rapport avec votre
courage? Toutes les villes des Samnites, toutes les fortunes laissées dans ces
villes sont à vous, puisque les légions samnites, dispersées par tant de
combats, vous les avez enfin chassées de leur territoire. (6) Vendez ce butin,
et attirez par le gain les marchands à suivre votre colonne; je vous fournirai
aussitôt de quoi vendre encore. Partons d'ici pour Romulea, où vous attend, sans
plus de peine, un butin plus grand."
(7) Le butin vendu çà et là, ils pressent d'eux-mêmes leur
général, et se dirigent vers Romulea. Là aussi, sans travaux, sans machines,
sitôt que les enseignes se sont approchées, les soldats, nulle force ne les
écartant des murs, chacun au plus près, y appliquent rapidement des échelles et
parviennent sur les remparts. (8) La place est prise et pillée; deux mille trois
cents hommes environ turent tués, six mille pris, (9) et le soldat s'empara d'un
énorme butin, qu'il fut forcé de vendre aussitôt, comme le premier. De là on le
mène à Ferentinum, et quoiqu'on ne lui donne aucun repos, il marche avec un
entrain extrême. (10) Mais ici il y eut plus de peine et de danger: les remparts
furent défendus avec la plus grande vigueur; le lieu était fort et par art et
par nature; mais rien ne résista au soldat, habitué au pillage. On tua environ
trois mille ennemis, près des murs; le butin fut pour le soldat. (11) L'honneur
d'avoir attaqué ces places, certaines annales le rapportent, en grande partie, à
(Fabius) Maximus: Murgantia, disent-elles, fut attaquée par Decius, mais Fabius
attaqua Ferentinum et Romulea. (12) Il y a des auteurs pour donner cette gloire
aux nouveaux consuls, certains non à tous deux, mais à l'un des deux, à Lucius
Volumnius: c'était à lui qu'était échue la "province" du Samnium.
Arrivée du consul Volumnius au camp de son collègue, Appius Claudius
[X, 18]
(1) Tandis que ces faits se passent dans le Samnium (sous la
direction et les auspices de qui que ce fût), contre les Romains, en Étrurie,
des peuples nombreux soulèvent une grande guerre, à l'instigation de Gellius
Egnatius, un samnite. (2° Presque tous les Toscans avaient décidé la guerre; la
contagion avait gagné les peuples d'Ombrie les plus proches, et l'on sollicitait
à prix d'argent l'aide des Gaulois. Toute cette multitude se concentrait au camp
samnite. (3) Quand ce brusque soulèvement fut annoncé à Rome, le consul Lucius
Volumnius, avec la seconde et la troisième légion et quinze mille alliés, étant
déjà parti pour le Samnium, on décida qu'Appius Claudius irait le plus tôt
possible en Étrurie. (4) Deux légions romaines le suivirent, la première et la
quatrième, et douze mille alliés; on campa non loin de l'ennemi. (5) Mais ce fut
plutôt cette prompte arrivée qui réussit à contenir, par la crainte du nom
romain, certains peuples étrusques qui regardaient déjà du côté des armes,
qu'une opération quelconque, bien habile ou bien heureuse, menée là-bas par le
consul. (6) Beaucoup de combats furent engagés en des endroits ou à des heures
défavorables; les espoirs de l'ennemi le rendaient de jour en jour plus
pressant, et déjà l'on était près de ne voir ni les soldats se fier assez à leur
général, ni le général à ses soldats. (7) Il envoya une lettre à son collègue
pour le faire venir du Samnium: voilà ce que je trouve dans trois livres
d'annales. Il m'ennuie cependant de donner ce fait pour certain, quand ce fut là
justement un point discuté entre ces consuls du peuple romain, qui remplissaient
déjà pour la seconde fois cette même charge, Appius niant avoir envoyé une
lettre, Volumnius affirmant que c'était une lettre d'Appius qui l'avait mandé.
(8) Déjà Volumnius avait pris dans le Samnium trois places,
dans lesquelles trois mille ennemis environ avaient été tués, et la moitié, à
peu près, de ce nombre faits prisonniers; il avait réprimé les séditions des
Lucaniens, soulevées par des chefs plébéiens sans ressources, grâce aux
dispositions extrêmement favorables des grands, et en envoyant là comme
proconsul Quintus Fabius avec sa vieille armée. (9) Il laisse à Decius le
territoire ennemi à ravager; lui-même, avec ses troupes, il va rejoindre son
collègue en Étrurie. À son arrivée, tous le reçurent avec joie; (10) seul,
Appius montra - d'après la conscience qu'il avait, je pense, de sa conduite - de
l'irritation, à bon droit, s'il n'avait rien écrit, mais en usant d'une
dissimulation vile et ingrate, s'il avait eu besoin de secours. (11) À peine, en
effet, se furent-ils salués qu'Appius, qui était sorti à la rencontre de
Volumnius, lui dit: "Cela va-t-il bien, Lucius Volumnius? Où en sont les
affaires dans le Samnium? Quelle raison t'a amené à quitter ta province? " (12)
Volumnius répond que dans le Samnium la situation est favorable; que c'est la
lettre où Appius le mandait qui l'a fait venir; si elle est fausse, et qu'on
n'ait pas besoin de lui en Étrurie, il va, sur-le-champ, faire faire demi-tour à
ses troupes et s'en aller. (13) "Va-t-en, lui répond Appius, et que nul ne te
retienne; car il n'est pas du tout convenable, quand, peut-être, tu suffis à
peine à la guerre dont tu es chargé, que tu te glorifies d'être venu ici porter
secours à d'autres." (14) Hercule veuille que l'affaire tourne bien, répond
Volumnius: mieux vaut une peine inutile qu'un événement qui aurait rendu
insuffisante pour l'Étrurie une seule armée consulaire.
Victoire des armées consulaires sur les Étrusques et sur leurs alliés
samnites (296)
[X, 19]
(1) Les consuls se séparaient déjà, quand les légats et les
tribuns de l'armée d'Appius les entourent: les uns prient leur général, au
moment où le secours d'un collègue, qu'on aurait dû demander, s'offre de
lui-même, de ne pas le dédaigner; (2) plus nombreux sont ceux qui s'opposent au
départ de Volumnius; ils le conjurent de ne pas trahir l'État par ce déplorable
différend avec un collègue; quand il sera, disent-ils, arrivé quelque désastre,
on en accusera davantage le consul qui aura laissé l'autre que celui qu'il aura
laissé; (3) on en est arrivé à ce point que, pour le succès ou l'échec en
Étrurie, tout l'honneur ou le déshonneur sera attribué à Lucius Volumnius; nul
ne demandera ce qu'a dit Appius, mais quel a été le sort de l'armée; (4)
Volumnius est renvoyé par Appius, mais l'État et l'armée le retiennent: qu'il
éprouve seulement les sentiments des soldats!
(5) Parmi ces avis et ces prières, on entraîne les consuls,
presque malgré eux, à l'assemblée. On tint là des discours plus longs, à peu
prés dans le sens où l'on avait discuté en petits groupes. (6) Comme Volumnius,
dont la cause était la meilleure, ne paraissait pas non plus mauvais orateur en
face de l'éloquence remarquable de son collègue, (7) et comme Appius disait
ironiquement que tous devaient le remercier de leur avoir donné, au lieu d'un
consul muet, sans langue, un homme allant jusqu'à l'éloquence; que dans son
premier consulat, les premiers mois surtout, Volumnius ne pouvait ouvrir la
bouche, tandis que maintenant il semait les discours au peuple; (8) "Combien
j'aimerais mieux, dit Volumnius, t'avoir appris à agir avec décision, qu'avoir
appris de toi à parler savamment!" Pour finir, il lui proposa un arrangement,
propre à décider lequel des deux était, non pas le meilleur orateur - l'État
n'en avait pas besoin - mais le meilleur général:(9) il y avait deux provinces,
l'Étrurie et le Samnium; Appius pouvait choisir celle qu'il préférait; Volumnius,
avec son armée, mènerait les affaires soit en Étrurie, soit dans le Samnium.
(10) Alors les soldats crièrent que les deux consuls devaient faire ensemble la
guerre aux Étrusques. (11) Remarquant leur accord, Volumnius leur dit:
"Puisqu'en interprétant les intentions de mon collègue, je me suis trompé, je ne
m'exposerai pas à ce que les vôtres demeurent obscures: voulez-vous que je reste
ou que je parte? Manifestez-le par vos cris." (12) Un si grand cri s'éleva
alors, qu'il fit sortir les ennemis de leur camp: saisissant leurs armes, ils
descendent en bataille. Volumnius fait, lui aussi, sonner le signal et sortir
les enseignes de son camp. (13) Appius hésita, dit-on, en voyant que, soit qu'il
combattît ou restât inactif, on attribuerait la victoire à son collègue; puis,
craignant que ses propres légions ne suivissent aussi Volumnius, il donna
lui-même aux siens le signal qu'ils réclamaient.
(14) Des deux côtés, on se rangea assez mal: le général des
Samnites, Gellius Egnatius, était allé au fourrage avec quelques cohortes, et
c'était de leur propre élan, plutôt que sous la direction ou les ordres de
quelqu'un, que ses soldats entreprenaient le combat; (15) quant aux armées
romaines, elles ne furent pas amenées en ligne toutes deux en même temps, et le
temps manqua pour les ranger. Volumnius engage le combat avant qu'Appius soit
arrivé devant l'ennemi: (16) ce fut donc sur un front irrégulier qu'on lutta;
et, comme si le sort voulait changer les adversaires habitués les uns aux
autres, les Étrusques marchèrent contre Volumnius, les Samnites, un peu retardés
par l'absence de leur chef, contre Appius. (17) Au milieu du combat, au moment
décisif, Appius, dit-on, levant, en première ligne, les mains au ciel de façon à
être remarqué, pria ainsi: "Bellone, si aujourd'hui tu nous donnes victoire, je
te dédie un temple." (18) Après cette prière, comme si la déesse le poussait, il
égala lui-même le courage de son collègue et de son armée. Les généraux
accomplissent toutes les tâches du commandement, et les soldats de chaque armée,
de peur que la victoire ne vienne de l'autre, font tous leurs efforts. (19) Ils
enfoncent ainsi et mettent en fuite l'ennemi, qui ne résistait qu'avec peine à
une masse de troupes plus grande que celle avec laquelle il avait coutume d'en
venir aux mains. En le pressant dans son recul, en le poursuivant dispersé, ils
le refoulèrent vers son camp. (20) Là, l'intervention de Gellius et de cohortes
sabelliques fit reprendre un peu le combat; celles-ci mêmes bientôt dispersées,
déjà les vainqueurs attaquaient le camp; (21) et, Volumnius en personne marchant
avec un drapeau vers la porte, Appius, en répétant le nom de Bellone
Victorieuse, enflammant le courage des soldats, à travers palissades et fossés
ils y firent irruption. (22) Le camp fut pris et pillé; on y trouva beaucoup de
butin; qui fut abandonné au soldat. Sept mille huit cents ennemis furent tués,
deux mille cent vingt pris.
Le consul Volumnius arrête une colonne samnite chargée de butin (296)
[X, 20]
(1) Tandis que les deux consuls et toutes les forces romaines
préféraient se porter vers la guerre étrusque, dans le Samnium de nouvelles
armées, se levant pour ravager le territoire de l'empire romain, par le pays de
Vescia passent en Campanie et sur les terres de Falerne, et y font un immense
butin. (2) Volumnius revenait à longues étapes dans le Samnium (car déjà les
pouvoirs de Fabius et de Decius, qu'on avait prorogés, étaient près de leur
fin); les bruits concernant l'armée samnite et les pillages en territoire
campanien l'amènent, pour protéger ces alliés, à changer de direction. (3) Une
fois arrivé sur le territoire de Calès, il voit lui-même les traces récentes du
fléau, et les gens de Calès lui racontant que l'ennemi traîne déjà tant de
butin, qu'il a peine à dérouler sa colonne; (4) aussi, ajoutent-ils, ses chefs
disent déjà ouvertement qu'il faut retourner tout de suite dans le Samnium pour
y laisser le butin, et revenir en expédition, au lieu d'exposer une armée si
lourdement chargée à une bataille. (5) Quoique cela fût vraisemblable, Volumnius
pensa qu'il fallait le reconnaître plus sûrement: il envoie des cavaliers
enlever des pillards, errant, dispersés, par les champs. (6) En les
questionnant, il apprend d'eux que l'ennemi campe au bord du Vulturne, qu'il en
partira à la troisième veille, qu'il va vers le Samnium.
(7) Ces faits bien reconnus, Volumnius part, et il s'installe
à une distance telle des ennemis, qu'ils ne puissent apprendre son arrivée par
suite d'une proximité trop grande, et qu'en même temps, s'ils partent de leur
camp, il les écrase. (8) Un peu avant le jour il s'approche de leur camp, et
envoie des hommes qui savent la langue osque épier ce qu'on y fait. Mêlés aux
ennemis, ce qui était facile dans le désordre de la nuit, ils reconnaissent que
les enseignes, mal entourées, sont déjà parties, que c'est le butin qui sort
maintenant avec sa garde, colonne peu mobile, et où chacun ne s'occupe que de
soi, sans entente entre personne ni commandement bien assuré. (9) Le moment
parut très propre à une attaque; déjà le jour approchait; aussi, faisant sonner
le signal, Volumnius attaque la colonne ennemie. (10) Les Samnites, embarrassés
par leur butin, peu nombreux sous les armes, les uns pressent le pas, en
poussant leurs prises devant eux, les autres s'arrêtent, se demandant s'il est
plus sûr d'avancer ou de rentrer au camp. Pendant qu'ils hésitent, ils sont
écrasés; déjà les Romains avaient franchi le retranchement; le massacre et le
tumulte étaient au camp.
(11) La colonne samnite, outre le désordre provoqué par
l'ennemi, avait été troublée aussi par la brusque révolte des prisonniers: (12)
les uns, s'étant dégagés eux-mêmes, détachaient ceux qui étaient encore
enchaînés, les autres arrachaient les armes fixées aux bagages des soldats, et
provoquaient un tumulte plus terrible que le combat lui-même, car ils étaient
mêlés à l'armée ennemie. (13) Ils accomplirent ensuite un exploit mémorable:
comme le général Statius Minacius s'approchait des rangs et les exhortait, ils
l'attaquent; dispersant les cavaliers d'escorte, ils l'entourent, et, sur son
cheval, l'entraînent, prisonnier, vers le consul romain. (14) Ce tumulte fit
revenir la tête de la colonne samnite, et le combat, déjà prés de sa fin,
reprit; mais il ne put être soutenu bien longtemps. (15) Il y eut environ six
mille hommes tués, deux mille cinq cents prisonniers, parmi lesquels quatre
tribuns militaires; on enleva trente drapeaux; et, ce qui fut le plus agréable
aux vainqueurs, on reprit sept mille quatre cents prisonniers, et un énorme
butin fait sur les alliés. Les propriétaires en furent mandés par un édit, qui
leur fixa un jour pour reconnaître et reprendre leurs biens. (16) Les objets
dont le maître ne se présenta pas furent abandonnés aux soldats; mais ils durent
vendre ce butin, pour n'avoir pas l'esprit ailleurs qu'aux armes.
Fondation de deux colonies en Campanie. Ligue des quatre nations contre Rome
[X, 21]
(1) Cette dévastation du territoire campanien avait causé à
Rome un trouble profond; (2) et par hasard, durant ces mêmes jours, on y avait,
d'Étrurie, apporté la nouvelle qu'après le départ de l'armée de Volumnius,
l'Étrurie avait été appelée aux armes, et que Gellius Egnatius, général des
Samnites, poussait les Ombriens à la défection et offrait aux Gaulois des sommes
considérables pour les séduire. (3) Ces nouvelles épouvantèrent le sénat, qui
fit proclamer une suspension des affaires et enrôler des hommes de toutes
sortes. (4) Non seulement les hommes libres et les mobilisables durent prêter
serment, mais on forma des cohortes d'hommes âgés, et des centuries
d'affranchis. On discutait aussi des moyens de défendre la ville, et le préteur
Publius Sempronius dirigeait tout cela. (5) Le sénat fut pourtant soulagé d'une
partie de ses soucis par une lettre du consul Lucius Volumnius, apprenant que
les pillards de la Campanie avaient été massacrés ou dispersés. (6) Pour cette
victoire, on décrète des actions de grâce au nom du consul, et l'on met fin à la
suspension des affaires, qui avait duré dix-huit jours. On célébra les actions
de grâce avec beaucoup de joie. (7) Puis on commença à discuter sur la défense
de la région dévastée par les Samnites: on décida de mener deux colonies aux
environs des territoires de Vescia et de Falerne, (8) l'une à l'embouchure du
Liris, - on l'appela Minturnes, - l'autre dans le défilé de Vescia, attenant au
territoire de Falerne, où fut, dit-on, la ville grecque de Sinope, appelée
ensuite Sinuessa par les colons romains. (9) On chargea les tribuns de la plèbe
d'ordonner, par un plébiscite, au préteur Publius Sempronius de nommer des
triumvirs pour conduire ces colons. (10) Mais on ne trouvait pas facilement des
gens pour se faire inscrire: tous pensaient qu'on les envoyait monter une garde
perpétuelle, ou presque, dans une contrée ennemie, et non vivre dans leurs
terres.
(11) Le sénat fut détourné de ces soucis par la guerre
d'Étrurie, qui s'aggravait, et par les lettres fréquentes d'Appius, avertissant
de ne pas négliger les mouvements de cette région: (12) quatre nations,
disait-il, réunissaient leurs armes, Étrusques, Samnites, Ombriens et Gaulois;
déjà elles avaient établi des camps dans deux directions, un seul emplacement ne
pouvant contenir une telle multitude. (13) Pour cela, et en vue des élections
(le moment en approchait déjà), le consul Volumnius fut rappelé à Rome. Avant
d'inviter les centuries à voter, il convoqua le peuple à une assemblée et y
expliqua longuement l'importance de la guerre d'Étrurie: (14) déjà, dit-il, au
moment où lui-même menait là-bas les affaires avec son collègue, cette guerre
était telle que ni un seul général, ni une seule armée ne pouvait y suffire; et
il s'y était ajouté depuis, à ce qu'on disait, les Ombriens et une forte armée
gauloise. (15) C'étaient des généraux chargés de lutter contre quatre peuples
qu'à titre de consuls, on élisait ce jour-là: les citoyens devaient s'en
souvenir. Pour lui, ajoutait Volumnius, s'il n'était convaincu que le peuple
romain, d'accord, allait nommer consul l'homme que, sans aucun doute, on
considérait alors comme le meilleur chef, il l'aurait nommé dictateur
sur-le-champ.
Élection des consuls et du préteur pour l'année 295
[X, 22]
(1) Personne ne doutait que Quintus Fabius ne fût désigné à
l'unanimité: et ce fut lui que les centuries prérogatives et toutes les
centuries appelées à voter les premières désignèrent comme consul, avec Lucius
Volumnius. (2) Fabius fit le même discours que deux ans avant; puis, vaincu par
l'unanimité des électeurs, il en vint enfin à demander comme collègue Publius
Decius: (3) ce serait, dit-il, le soutien de sa vieillesse; par la censure et
les deux consulats qu'ils avaient gérés ensemble, il avait éprouvé que rien,
mieux que l'entente entre les collègues, n'assurait la protection de l'État. À
quelqu'un de nouveau venant partager son pouvoir, son âme de vieillard ne
pourrait s'habituer qu'avec peine; avec un homme dont il connaissait le
caractère, il se concerterait plus facilement.
(4) Le consul souscrivit à son discours et pour les éloges
mérités accordés à Publius Decius, et en rappelant quels maux, nés de la
discorde, étaient survenus dans la direction des opérations militaires, (5) en
faisant remarquer quel péril extrême, ou peu s'en fallait, les luttes entre son
collègue et lui avaient fait courir récemment. (6) Decius et Fabius vivaient
n'ayant tous deux qu'un seul coeur, qu'une seule volonté; ils étaient, en outre,
des hommes nés pour faire campagne, grands par leurs actions, inhabiles aux
combats de mots et aux coups de langue: et c'étaient là des caractères de
consuls; (7) les hommes habiles et adroits, versés dans le droit et l'éloquence,
tels qu'Appius Claudius, il fallait les garder à la tête de la ville et du
forum, les nommer préteurs pour rendre la justice.
(8) Ces discours occupèrent la journée. Le lendemain, suivant
la prescription du consul, on fit les élections consulaires et prétoriennes. (9)
On nomma consuls Quintus Fabius et Publius Decius, et Appius Claudius préteur;
tous étaient absents. Lucius Volumnius, par un sénatus-consulte et un
plébiscite, fut prorogé pour un an dans son commandement.
Le culte de la Pudeur féminine
[X, 23]
(1) Cette année-là il y eut beaucoup de prodiges; pour en
détourner les effets, le sénat ordonna deux jours de prières; (2) le trésor
fournit le vin et l'encens; un grand nombre d'hommes et de femmes allèrent
supplier les dieux. (3) Ce qui rendit ces prières remarquables, ce fut, dans la
chapelle de la Pudeur patricienne, située au marché aux boeufs, près du temple
rond d'Hercule, une querelle qui s'éleva entre les matrones. (4) Virginie, fille
d'Aulus, patricienne mariée à un plébéien, le consul Lucius Volumnius, fut
écartée de leur cérémonie religieuse par les matrones, parce qu'elle s'était
mésalliée. De là une brève altercation, qui, par suite de l'irascibilité
féminine, aboutit à une lutte ardente, (5) Virginie se glorifiant justement
d'être entrée dans le temple de la Pudeur patricienne comme étant patricienne et
pudique, mariée à un seul homme, à qui on l'avait conduite vierge, et de n'avoir
pas à se repentir de son mari, de ses charges ni de ses exploits. (6) Un acte
éclatant de sa part ajouta encore à ces fières paroles: dans la rue Longue, où
elle habitait, elle prit, sur une partie de sa maison, la place nécessaire à une
petite chapelle, y établit un autel, et, après s'être plainte aux matrones
plébéiennes, qu'elle avait convoquées, de l'outrage des patriciennes, leur dit:
(7) "Cet autel, je le dédie à la Pudeur plébéienne, et je vous exhorte, comme
les hommes de cette cité rivalisent de courage, à rivaliser de pudeur entre
matrones, (8) et à vous efforcer de faire dire que cet autel est honoré, s'il se
peut, plus saintement que l'autre, et par des femmes plus chastes." (9) Cet
autel fut honoré suivant les mêmes rites que le premier: aucune femme autre que
les matrones d'une pudeur éprouvée, et n'ayant eu qu'un seul mari, n'eut le
droit d'y sacrifier. (10) Ce culte fut ensuite prostitué à des femmes impures, -
et non seulement à des matrones, mais à des femmes de toute classe, - et il
finit par tomber dans l'oubli.
(11) La même année, Cneius et Quintus Ogulnius, édiles
curules, assignèrent quelques usuriers; (12) leurs biens furent confisqués, et,
avec ce qui revint au trésor, les édiles curules firent placer des portes de
bronze au Capitole, des vases d'argent, de quoi garnir trois tables, dans la nef
de Jupiter, une statue de Jupiter avec son quadrige sur le faîte du temple et,
près du figuier Ruminal, des images des enfants fondateurs de Rome sous les
mamelles de la louve; ils pavèrent aussi, en pierres carrées, un trottoir, de la
porte Capène au temple de Mars. (13) De même, les édiles de la plèbe, Lucius
Aelius Paetus et Caius Fulvius Curvus, avec l'argent tiré aussi des amendes,
celles qu'ils avaient infligées aux fermiers des pâturages publics condamnés,
donnèrent des jeux et placèrent des coupes d'or au temple de Cérès.
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