Abrégé de l'histoire universelle depuis Charlemagne jusques à
Charlequint
Chapitre XXV : De l'Espagne et des Mahométans de ce Royaume,
jusqu'au commencement du XIIe Siècle. |
L'Espagne était toujours partagée entre les Mahométans et les
Chrétiens, mais les Chrétiens n'en avaient pas la quatrième partie, et ce coin
de terre était la Contrée la plus stérile. L'Asturie dont les Princes prenaient
le titre de "Roi de Leon", une partie de la vieille Castille gouvernée par des
Comtes, Barcelone et la moitié de la Catalogne aussi sous un Comte, la Navarre
qui avait un Roi, une partie de l'Aragon unis quelque temps à la Navarre, voilà
ce qui composait les États des Chrétiens. Les Arabes possédaient le Portugal, la
Murcie, l'Andalousie, Valence, Grenade, Tortose, et s'étendaient au milieu des
terres par-delà les montagnes de la Castille et de Saragosse. Le séjour des Rois
Mahométans était toujours à Cordoue. Ils y avaient bâti cette grande Mosquée,
dont la voûte est soutenue de 365 Colonnes de marbre précieux, et qui porte
encore parmi les Chrétiens le nom de la "Mosqueta", Mosquée, quoiqu'elle soit
devenue Cathédrale.
Les Arts y fleurissaient, les plaisirs recherchés, la magnificence, la
galanterie régnaient à la Cour des Rois Maures. Les Tournois, les Combats à la
barrière sont peut-être de l'invention de ces Arabes. Ils avaient des
Spectacles, des Théâtres, qui tout grossiers qu'ils étaient, montraient du-moins
que les autres Peuples étaient moins polis que ces Mahométans. Cordoue était le
seul Pays de l'Occident où la Géométrie, l'Astronomie, la Chimie, la Médecine
fussent cultivées. Sanche le Gros, Roi de Leon, fut obligé de s'aller mettre à
Cordoue en 956 entre les mains de ce fameux Médecin Arabe, qui invité par le Roi
voulut que le Roi vînt à lui.
Cordoue est un Pays de délices arrosé par le Guadalquivir, où des forêts de
citronniers, d'orangers, de grenadiers parfument l'air, et où tout invite à la
mollesse.
Le luxe et le plaisir corrompirent enfin les Rois Musulmans. Leur domination fut
au Xe Siècle, comme celle de presque tous les Princes Chrétiens, partagée en
petits États. Tolède, Murcie, Valence, Huelca même, eurent leurs Rois. C'était
le temps d'accabler cette puissance divisée, mais les Chrétiens d'Espagne
étaient plus divisés encore. Ils se faisaient une guerre continuelle, se
réunissaient pour se trahir, et s'alliaient souvent avec les Musulmans. Alphonse
V Roi de Leon, donna même l'année 1000 sa soeur Thérèse en mariage au Sultan
Abdala Roi de Tolède.
Les jalousies produisent plus de crimes entre les petits Princes qu'entre les
grands Souverains. La guerre seule peut décider du sort des vastes États; mais
les surprises, les perfidies, les assassinats, les empoisonnements sont plus
communs entre des rivaux voisins, qui ayant beaucoup d'ambition et peu de
ressources, mettent en oeuvre tout ce qui peut suppléer à la force. C'est ainsi
qu'un Sancho Garcias Comte de Castille empoisonna sa mère à la fin du Xe Siècle,
et que son fils Don Garcie fut poignardé par trois Seigneurs du Pays dans le
temps qu'il allait se marier.
Enfin en 1035 Ferdinand, fils de Sanche Roi de Navarre et d'Aragon, réunit sous
sa puissance la vieille Castille, dont la famille avait hérité par le meurtre de
ce Don Garcie, et le Royaume de Leon dont il dépouilla son beau-frère, qu'il tua
dans une bataille (1036).
Alors la Castille devint un Royaume, et Leon en fut une Province. Ce Ferdinand,
non content d'avoir ôté la couronne de Leon et la vie à son beau-frère, enleva
aussi la Navarre à son propre frère, qu'il fit assassiner dans une bataille
qu'il lui livra. C'est ce Ferdinand à qui les Espagnols ont prodigué le nom de
"grand", apparemment pour déshonorer ce titre trop prodigué aux usurpateurs.
Son père Don Sanche, surnommé aussi le Grand pour avoir succédé aux Comtes de
Castille, et pour avoir marié un de ses fils à la Princesse des Asturies,
s'était fait proclamer Empereur, et Don Ferdinand voulut aussi prendre ce titre.
Il est sûr qu'il n'y a, ni ne peut y avoir de titre affecté aux Souverains, que
ceux qu'ils veulent prendre, et que l'usage leur donne. Le nom d'Empereur
signifiait partout l'héritier des Césars et le maître de l'Empire Romain, ou
du-moins celui qui prétendait l'être. Il n'y a pas d'apparence que cette
appellation pût être le titre distinctif d'un Prince mal affermi, qui gouvernait
la quatrième partie de l'Espagne.
L'Empereur Henri III et non Henri II comme le disent tant d'Auteurs, mortifia la
fierté Espagnole, en demandant à Ferdinand l'hommage de ses petits États comme
d'un Fief de l'Empire. Il est difficile de dire quelle était la plus mauvaise
prétention, celle de l'Empereur Allemand, ou celle de l'Espagnol. Ces idées
vaines n'eurent aucun effet, et l'État de Ferdinand resta un petit Royaume
libre.
C'est sous le règne de ce Ferdinand que vivait Rodrigue surnommé le Cid, qui en
effet épousa depuis Chimène, dont il avait tué le père. Tous ceux qui ne
connaissent cette histoire que par la tragédie si célèbre dans le Siècle passé,
croient que le Roi Don Ferdinand possédait l'Andalousie.
Les fameux exploits du Cid furent d'abord d'aider Don Sanche fils aîné de
Ferdinand à dépouiller ses frères et ses soeurs de l'héritage que leur avait
laissé leur père. Mais Don Sanche ayant été assassiné dans une de ces
expéditions injustes, ses frères rentrèrent dans leurs États. (1073)
Ce fut alors qu'il y eut près de vingt Rois en Espagne soit Chrétiens soit
Musulmans, et outre ces vingt Rois un nombre considérable de Seigneurs
indépendants, qui venaient à cheval, armés de toutes pièces, et suivis de
quelques Écuyers offrir leurs services aux Princes ou aux Princesses qui étaient
en guerre. Cette coutume, déjà répandue en Europe, ne fut nulle part plus
accréditée qu'en Espagne. Les Princes à qui ces Chevaliers s'engageaient, leur
ceignaient le baudrier, et leur faisaient présent d'une épée, dont ils leur
donnaient un coup léger sur l'épaule. Les Chevaliers Chrétiens ajoutèrent
d'autres cérémonies à l'accolade. Ils faisaient la veille des armes devant un
autel de la Vierge. Les Musulmans se contentaient de se faire ceindre un
cimeterre. Ce fut-là l'origine des Chevaliers errants, et de tant de combats
particuliers. Le plus célèbre fut celui qui se fit après la mort du Roi Don
Sanche, assassiné en assiégeant sa soeur Ouraca dans la Ville de Zamore. Trois
Chevaliers soutinrent l'innocence de l'Infante contre Don Diègue de Lare qui
l'accusait. Ils combattirent l'un après l'autre en champ clos, en présence des
Juges nommés de part et d'autre. Don Diègue renversa et tua deux des Chevaliers
de l'Infante, et le cheval du troisième ayant les rênes coupées et emportant son
Maître hors des barrières, le combat fut jugé indécis.
Parmi tant de Chevaliers le Cid fut celui qui se distingua le plus contre les
Musulmans. Plusieurs Chevaliers se rangèrent sous sa bannière, et tous ensemble
avec leurs Écuyers et leurs Gendarmes composaient une armée couverte de fer,
montée sur les plus beaux chevaux du Pays. Le Cid vainquit plus d'un petit Roi
Maure, et s'étant ensuite fortifié dans la Ville d'Alcosar, il s'y forma une
Souveraineté.
Enfin il persuada à son Maître Alfonse VI Roi de la vieille Castille d'assiéger
la Ville de Tolède, et lui offrit tous ses Chevaliers pour cette entreprise. Le
bruit de ce siège et la réputation du Cid, appelèrent de l'Italie et de la
France beaucoup de Chevaliers et de Princes. Raimond Comte de Toulouse, et deux
Princes du sang de France de la branche de Bourgogne, vinrent à ce siège. Le Roi
Mahométan nommé Hiaja, était fils d'un des plus généreux Princes dont l'Histoire
ait conservé le nom. Almamon son père avait donné dans Tolède un asile à ce même
Roi Alfonse que son frère Sanche persécutait alors. Ils avaient vécu longtemps
ensemble dans une amitié peu commune, et Almamon loin de le retenir, quand après
la mort de Sanche il devint Roi et par conséquent à craindre, lui avait fait
part de ses trésors. On dit même qu'ils s'étaient séparés en pleurant. Plus d'un
Chevalier Mahométan sortirent des murs pour reprocher au Roi Alfonse son
ingratitude envers son bienfaiteur, et il y eut plus d'un combat singulier sous
les murs de Tolède.
Le siège dura une année. Enfin Tolède capitula, mais à condition que l'on
traiterait les Musulmans comme ils en avaient usé avec les Chrétiens; qu'on leur
laisserait leur Religion et leurs Lois. Promesse qu'on tint d'abord, et que le
temps fit violer. Toute la Castille neuve se rendit ensuite au Cid, qui en prit
possession au nom d'Alfonse; et Madrid, petite Place qui devait un Jour être la
Capitale de l'Espagne, fut pour la première fois au pouvoir des Chrétiens.
Plusieurs familles vinrent de France s'établir dans Tolède. On leur donna des
privilèges qu'on appelle même encore en Espagne "fransches". Le Roi Alfonse fit
aussitôt une assemblée d'Évêques, laquelle sans le concours du peuple autrefois
nécessaire, élut pour Évêque de Tolède un Prêtre nommé Bernard, à qui le Pape
Grégoire VII conféra la Primatie d'Espagne à la prière du Roi. La conquête fut
presque toute pour l'Église, mais le premier soin du Primat fut d'en abuser, en
violant les conditions que le Roi avait jurées aux Maures. La grande Mosquée
devait rester aux Mahométans. L'Archevêque pendant l'absence du Roi, en fit une
Église, et excita contre lui une sédition. Alfonse revint à Tolède, irrité
contre l'indiscrétion du Prélat. Il allait même le punir, et il fallut que les
Mahométans à qui le Roi eut la sagesse de rendre la Mosquée, demandassent la
grâce de l'Archevêque.
Alfonse augmenta encore par un mariage les États qu'il gagnait par l'épée du
Cid. Soit politique, soit goût, il épousa Zaïd fille de Benabat nouveau Roi
Maure d'Andalousie, et reçut en dot plusieurs Villes.
On lui reproche d'avoir conjointement avec son beau-père appelé en Espagne
d'autres Mahométans d'Afrique. Il est difficile de croire qu'il ait fait une si
étrange faute contre la politique, mais tous les Rois se conduisent quelquefois
contre la vraisemblance. Quoi qu'il en soit, une armée de Maures vient fondre
d'Afrique, en Espagne, et augmenter la confusion où tout était alors. Le
Miramolin qui régnait à Maroc, et dont la race y règne encore, envoie son
Général Abénana au secours du Roi d'Andalousie. Ce Général trahit non seulement
ce Roi même à qui il était envoyé, mais encore le Miramolin au nom duquel il
venait. Enfin le Miramolin irrité vient lui-même combattre son Général perfide,
qui faisait la guerre aux autres Mahométans, tandis que les Chrétiens étaient
aussi divisés entre eux.
L'Espagne était déchirée par tant de Nations Mahométanes et Chrétiennes, lorsque
le Cid Don Rodrigue à la tête de sa Chevalerie subjugua le Royaume de Valence.
Il y avait en Espagne peu de Rois plus puissants que lui, mais il n'en prit pas
le nom, soit qu'il préférât le titre de Cid, soit que l'esprit de Chevalerie le
rendît fidèle au Roi Alfonse son Maître. Cependant il gouverna Valence avec
l'autorité d'un Souverain, recevant des Ambassadeurs, et respecté de toutes les
Nations. Après sa mort, arrivée l'an 1096, les Rois de Castille et d'Aragon
continuèrent toujours leurs guerres contre les Maures. L'Espagne ne fut jamais
plus sanglante et plus désolée. Triste effet de l'ancienne conspiration de
l'Archevêque Opas et du Comte Julien, qui faisait au bout de 400 ans et fit
encore longtemps après les malheurs de l'Espagne.
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