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Abrégé de l'histoire universelle depuis Charlemagne jusques à
Charlequint
Chapitre XXVI : De la Religion et de la
Superstition de ces temps-là. |
Les hérésies semblent être le fruit d'un peu de science et de
loisir. On a vu que l'état où était l'Église au Xe Siècle, ne permettait guère
le loisir ni l'étude. Tout le monde était armé, et on ne se disputait que des
richesses. Cependant en France, du temps du Roi Robert, il y eut quelques
Prêtres, et entre autres un nommé Étienne, Confesseur de la Reine Constance,
accusés d'hérésie. On les appela Manichéens, pour leur donner un nom plus
odieux; car ils n'enseignaient rien des dogmes de Manès.
C'était probablement des enthousiastes, qui tendaient à une perfection outrée,
pour dominer sur les esprits. C'est le caractère de tous les Chefs de Sectes. On
leur imputa des crimes horribles et des sentiments dénaturés, dont on charge
toujours ceux dont on ne connaît pas les dogmes.
En 1028, ils furent juridiquement accusés de réciter les Litanies à l'honneur
des Diables, d'éteindre ensuite les lumières, de se mêler indifféremment, et de
brûler le premier des enfants qui naissaient de ces incestes, pour en avaler les
cendres. Ce sont à peu près les reproches qu'on faisait aux premiers Chrétiens.
Je crois que cette calomnie des Païens contre eux, était fondée sur ce que les
Chrétiens faisaient quelquefois la Cène, en mangeant d'un pain fait en forme de
petits enfants pour représenter Jésus Christ, comme il se pratique encore dans
quelques Églises Grecques. Ce qu'on peut recueillir de certain concernant les
opinions des Hérétiques dont je parle, c'est qu'ils enseignaient que Dieu
n'était point en effet venu sur la Terre, n'était ni mort ni ressuscité, et que
du pain et du vin ne pouvaient devenir son corps et son sang. Le Roi Robert et
sa femme Constance se transportèrent à Orléans, où se tenaient quelques
assemblées de ceux qu'on appelait Manichéens. Les Évêques firent brûler treize
de ces malheureux. Le Roi, la Reine, assistèrent à ce spectacle indigne de leur
majesté. Jamais avant cette exécution on n'avait en France livré au supplice
aucun de ceux qui dogmatisent sur ce qu'ils n'entendent point. Il est vrai que
Priscillien au IVe Siècle avait été condamné à la mort dans Trêves avec sept de
ses disciples. Mais la Ville de Trêves qui était alors dans les Gaules, n'est
plus annexée à la France depuis la décadence de la famille de Charlemagne. Ce
qu'il faut observer, c'est que Saint Martin de Tours ne voulut point communiquer
avec les Évêques qui avaient demandé le sang de Priscillien. Il disait hautement
qu'il était horrible de condamner des hommes à la mort, parce qu'ils se
trompent. Il ne se trouva point de Saint Martin du temps du Roi Robert.
Il s'élevait alors quelques légers nuages sur l'Eucharistie, mais ils ne
formaient point encore d'orages. Je ne sais comment ce sujet de querelle avait
échappé à l'imagination ardente des Chrétiens Grecs. Il fut probablement
négligé, parce qu'il ne laissait nulle prise à cette métaphysique cultivée par
les Docteurs depuis qu'ils eurent adopté les idées de Platon. Ils avaient trouvé
de quoi exercer cette philosophie dans l'explication de la Trinité, dans la
consubstantialité du Verbe, dans l'union des deux Natures et des deux Volontés,
enfin dans l'abîme de la Prédestination. La question, Si du pain et du vin sont
changés en la seconde personne de la Trinité, et par conséquent en Dieu? Si on
mange et on boit cette seconde personne par la foi seulement? cette question,
dis-je, était d'un autre genre, qui ne paraissait pas soumis à la philosophie de
ces temps. Aussi on se contenta de faire la Cène le soir dans les premiers âges
du Christianisme, et de communier à la Messe sous les deux espèces au temps dont
je parle, sans avoir une idée fixe et déterminée sur ce mystère. Il paraît que
dans beaucoup d'Églises, et surtout en Angleterre, on croyait qu'on ne mangeait
et qu'on ne buvait Jésus Christ que spirituellement. On trouve dans la
Bibliothèque Bodléienne une Homélie du Xe Siècle, dans laquelle sont ces propres
mots, «C'est véritablement par la consécration le corps et le sang de Jésus
Christ, non corporellement, mais spirituellement. Le corps dans lequel Jésus
Christ souffrit et le corps Eucharistique sont entièrement différents. Le
premier était composé de chair et d'os animés par une âme raisonnable; mais ce
que nous nommons Eucharistie n'a ni sang, ni os, ni âme. Nous devons donc
l'entendre dans un sens spirituel.»
Jean Scot, surnommé Eugène parce qu'il était d'Irlande, avait longtemps
auparavant sous le règne de Charles le Chauve, et même, à ce qu'il dit par ordre
de cet Empereur, soutenu la même opinion.
Du temps de Jean Scot, Ratram Moine de Corbie et d'autres avaient écrit sur ce
mystère d'une manière à laisser au moins douter s'ils croyaient ce qu'on appela
depuis la "Présence réelle". Car Ratram dans son écrit adressé à l'Empereur
Charles le Chauve, dit en termes exprès «C'est le corps de Jésus Christ qui est
vu, reçu, et mangé non par les sens corporels, mais par les yeux de l'esprit
fidèle».
On avait écrit contre eux, et le sentiment le plus commun était sans-doute qu'on
mangeait le véritable corps de Jésus Christ, puisqu'on disputait pour savoir, si
on le digérait et si on le rendait avec les excréments.
Enfin Bérenger, Archidiacre de Tours, enseigna vers 1050 par écrit et dans la
chaire, que le corps véritable de Jésus-Christ n'est point et ne peut être dans
du pain et dans du vin. Cette proposition révolta d'autant plus alors, que
Bérenger ayant une très-grande réputation avait d'autant plus d'ennemis. Celui
qui se distingua le plus contre lui, fut Lanfranc de race Lombarde, né à Pavie,
qui était venu chercher une fortune en France. Il balançait la réputation de
Bérenger. Voici comme il s'y prenait pour le confondre dans son Traité "de
corpore Domini".
«On peut dire avec vérité que le Corps de Notre Seigneur dans l'Eucharistie est
le même qui est sorti de la Vierge, et que ce n'est pas le même. C'est le même
quant à l'essence et aux propriétés de la véritable nature, et ce n'est pas le
même quant aux espèces du pain et du vin; de sorte qu'il est le même quant à la
substance, et qu'il n'est pas le même quant à la forme.»
Ce sentiment de Lanfranc parut être celui de toute l'Église. Bérenger fut
condamné au Concile de Paris en 1050, condamné encore à Rome en 1079, et obligé
de prononcer sa rétractation; mais cette rétractation forcée ne fit que graver
plus avant ces sentiments dans son coeur. Il mourut dans son opinion, qui ne fit
alors ni schisme ni guerre civile. Le temporel seul était le grand objet qui
occupait l'ambition des hommes. L'autre source qui devait faire verser tant de
sang, n'était pas encore ouverte.
On croit bien que l'ignorance de ces temps affermissait les superstitions
populaires. J'en rapporterai quelques exemples, qui ont longtemps exercé la
crédulité humaine. On prétend que l'Empereur Othon III fit périr sa femme Marie
d'Aragon pour cause d'adultère. Il est très possible qu'un Prince cruel et
dévot, tel qu'on peint Othon III envoie au supplice sa femme moins débauchée que
lui. Mais vingt Auteurs ont écrit, et Maimbourg a répété après eux, et d'autres
ont répété après Maimbourg, que l'Impératrice ayant fait des avances à un jeune
Comte Italien, qui les refusa par vertu, elle accusa ce Comte auprès de
l'Empereur de l'avoir voulu séduire, et que le Comte fut puni de mort. La veuve
du Comte, dit-on, vint la tête de son mari à la main demander justice et prouver
son innocence. Cette veuve demanda d'être admise à l'épreuve du fer ardent. Elle
tint tant qu'on voulut une barre de fer toute rouge dans ses mains sans se
brûler; et ce prodige servant de preuve juridique, l'Impératrice fut condamnée à
être brûlée vive.
Maimbourg aurait dû faire réflexion que cette fable est rapportée par des
Auteurs qui ont écrit très-longtemps après le règne d'Othon III qu'on ne nomme
pas seulement les noms de ce Comte Italien, et de cette veuve qui maniait si
impunément des barres de fer rouge. Enfin quand même des Auteurs contemporains
auraient authentiquement rendu compte d'un tel événement, ils ne mériteraient
pas plus de croyance que les Sorciers qui déposent en justice qu'ils ont assisté
au Sabbat.
L'aventure de la barre de fer doit faire révoquer en doute le supplice de
l'Impératrice Marie d'Aragon rapporté dans tant de Dictionnaires, d'Histoires,
où dans chaque page le mensonge est joint à la vérité.
Le second événement est du même genre. On prétend que Henri II successeur
d'Othon III éprouva la fidélité de sa femme Cunegunde, en la faisant marcher
pieds nus sur neuf socs de charrue rougis au feu. Cette histoire rapportée dans
tant de Martyrologes, mérite la même réponse que celle de la femme d'Othon.
Didier Abbé du Mont Cassin et plusieurs autres Écrivains rapportent un fait à
peu près semblable. En 1063 des Moines de Florence, mécontents de leur Évêque,
allèrent crier à la Ville et à la Campagne «Notre Évêque est un simoniaque et un
scélérat». Et ils eurent, dit-on, la hardiesse de promettre qu'ils prouveraient
cette accusation par l'épreuve du feu. On prit donc jour pour cette cérémonie,
et ce fut le mercredi de la première semaine du Carême. Deux bûchers furent
dressés, chacun de dix pieds de long sur cinq de large, séparés par un sentier
d'un pied et demi de largeur, rempli de bois sec. Les deux bûchers ayant été
allumés et cet espace réduit en charbons, un Moine Minime, nommé Aldobrandin,
passe à travers sur ce sentier à pas graves et mesurés, et revient même prendre
au milieu des flammes son manipule qu'il avait laissé tomber. Voilà ce que
plusieurs Historiens disent, qu'on ne peut nier qu'en renversant tous les
fondements de l'Histoire; mais il est sûr qu'on ne peut le croire sans renverser
tous les fondements de la Raison.
Il se peut faire sans-doute qu'un homme passe très-rapidement entre deux bûchers
et même sur des charbons, sans être tout-à-fait brûlé; mais y passer et y
repasser d'un pas grave pour reprendre son manipule, c'est une de ces aventures
de la "Légende Dorée", dont il n'est plus permis de parler à des hommes
raisonnables.
La dernière épreuve que je rapporterai, est celle dont on se servit pour décider
en Espagne après la prise de Tolède, si on devait réciter l'Office Romain, ou
celui qu'on appelait Mozarabique. On convint d'abord unanimement de terminer la
querelle par le duel. Deux champions armés de toutes pièces combattirent dans
toutes les règles de la Chevalerie. Don Ruis de Montania, Chevalier du Missel
Mozarabique, fit perdre les arçons à son adversaire, et le renversa mourant.
Mais la Reine qui avait beaucoup d'inclination pour le Missel Romain, voulut
qu'on tentât l'épreuve du feu. Toutes les Lois de la Chevalerie s'y opposaient.
Cependant on jeta au feu les deux Missels, qui probablement furent brûlés; et le
Roi pour ne mécontenter personne, fit en sorte que quelques Églises prieraient
Dieu selon le Rituel Romain, et que d'autres garderaient le Mozarabique. Dans la
plupart des choses que je viens de rapporter, on croirait lire une relation des
Hottentots ou de Nègres; et il faut l'avouer, nous leur ressemblons encore en
quelque chose.
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